Notes
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[1]
Pour une présentation de la problématique à partir d’un terrain de recherche allemand, voir UTE DANIEL, Kompendium Kulturgeschichte. Theorien, Praxis, Schlüsselwörter, Francfort, Suhrkamp, 2001.
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[2]
La littérature sur ce sujet est florissante. Pour une présentation récente, on peut se reporter au dossier « Une histoire à l’échelle globale » des Annales HSS, 56-1,2001, pp. 3-123. Pour une étude de cas exemplaire, voir DANIEL DUBUISSON, L’Occident et la religion. Mythes, science et idéologie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998.
-
[3]
Sur ce type d’usage, voir notamment MICHAEL WERNER, « Le prisme franco-allemand : à propos d’une histoire croisée des disciplines littéraires », in H. MANFRED BOCK, R. MEYER-KALKUS et M. TREBITSCH (dir.), Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris, CNRS Éditions, 1993, t. I, pp. 303-316; BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, CLAUDE DIDRY et PETER WAGNER (dir.), Le travail et la nation. Histoire croisée de la France et de l’Allemagne, Paris, Éditions de la MSH, 1999. Pour une présentation plus complète du concept d’histoire croisée appliqué aux problèmes de l’histoire transnationale, voir MICHAEL WERNER et BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, « Vergleich, Transfer, Verflechtung. Der Ansatz der Histoire croisée und die Herausforderung des Transnationalen », Geschichte und Gesellschaft, 28,2002, pp. 607-636.
-
[4]
Notre intérêt pour l’histoire croisée s’est d’abord développé à travers notre propre pratique de la comparaison et de l’étude des transferts. Les limites auxquelles a pu se heurter cette pratique pour certains objets a été le point de départ de notre réflexion. C’est la raison pour laquelle cet article privilégiera le positionnement de l’histoire croisée par rapport à la comparaison et à l’étude des transferts, considérant davantage les Connected, Shared ou Entangled histories comme des alternatives à ces deux premières approches, au même titre que l’histoire croisée, bien qu’elles présentent chacune des spécificités que nous évoquerons au fil du texte. À propos de la Connected history, cf. ROBERT W. STRAYER (dir.), The Making of the Modern World. Connected Histories, Divergent Paths. 1500 to the Present, New York, St. Martins Press, 1989; SANJAY SUBRAHMANYAM, « Connected Histories : Toward a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », in V.B. LIEBERMAN (dir.), Beyond Binary Histories : Re-imagining Eurasia to c. 1830, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, pp. 289-315; SERGE GRUZINSKI, « Les mondes mêlés de la Monarchie catholique et autres “connected histories” », Annales HSS, 56-1,2001, pp. 85-117. L’expression de Shared history a été, au départ, utilisée pour l’histoire partagée de groupes ethniques différents et a ensuite été étendue à l’histoire des genres, avant d’être mobilisée dans la discussion sur les Post-Colonial studies; cf. ANN LAURA STOLER et FREDERIC COOPER, « Between Metropole and Colony. Rethinking a Research Agenda », in ID. (dir.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 1-56, ainsi que STUART HALL, « When was the Post-Colonial ? Thinking at the Limit », in I. CHAMBERS et L. CURTI (dir.), The Post-Colonial Question. Common Skies, Divided Horizons, Londres, Routledge, 1996, pp. 242-260. Pour le concept de Entangled history, voir SEBASTIAN CONRAD et SHALINI RANDERIA (dir.), Jenseits des Eurozentrismus. Postkoloniale Perspektiven in den Geschichts- und Kulturwissenschaften, Francfort, Campus, 2002.
-
[5]
Voir notamment MICHEL ESPAGNE, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, 17,1994, pp. 112-121; HEINZ-GERHARD HAUPT et JÜ RGEN KOCKA, Geschichte und Vergleich. Ansätze und Ergebnisse international vergleichender Geschichtsschreibung, Francfort, Campus, 1996; CHRISTOPHE CHARLE, « L’histoire comparée des intellectuels en Europe. Quelques points de méthode et propositions de recherche », in M. TREBITSCH et M.-C. GRANJON (dir.), Pour une histoire comparée des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998, pp. 39-59; MICHEL TREBITSCH, « L’histoire comparée des intellectuels comme histoire expérimentale », in Ibid., pp. 61-78; JOHANNES PAULMANN, « Internationaler Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei Forschungsansätze zur europäischen Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts », Historische Zeitschrift, 3,1998, pp. 649-685; HARTMUT KAELBLE, Der historische Vergleich. Eine Einführung zum 19. und 20. Jahrhundert, Francfort, Campus, 1999; MATTHIAS MIDDELL, « Kulturtransfer und historische Komparatistik, Thesen zu ihrem Verhältnis », Comparativ, 10, 2000, pp. 7-41; MICHAEL WERNER, « Comparaison et raison », Cahiers d’études germaniques, 41,2001, pp. 9-18. Dernière prise de position : GABRIELE LINGELBACH, « Erträge und Grenzen zweier Ansätze. Kulturtransfer und Vergleich am Beispiel der französischen und amerikanischen Geschichtswissenschaft während des 19. Jahrhunderts », in C. CONRAD et S. CONRAD (dir.), Die Nation schreiben. Geschichtswissenschaft im internationalen Vergleich, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 2002, pp. 333-359.
-
[6]
Sur la complémentarité entre comparaison et histoire croisée, voir JÜ RGEN KOCKA, « Comparison and Beyond », History and Theory, 42,2003, pp. 39-44, ici pp. 42-44.
-
[7]
L’histoire croisée s’inscrit dans un débat déjà ancien sur les rapports entre histoire et sciences sociales. Ce débat a été lancé au début du siècle dernier en France par FRANÇOIS SIMIAND, « Méthode historique et science sociale », Revue de synthèse historique, 1903, pp. 1-22 et 129-157. En Allemagne, il a été animé par Simmel et Weber, notamment à travers les travaux de ce dernier sur l’économie historique; travaux qui, tout en s’attachant à des études de cas, raisonnent à partir de considérations épistémologiques. Pour des étapes plus récentes du débat, voir le dossier « Histoire et sciences sociales » des Annales ESC, 38-6,1983, le numéro consacré au Tournant critique (Annales ESC, « Histoire et sciences sociales : un tournant critique », 44-6,1989); JEAN-CLAUDE PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991; de même que PASCALE LABORIER et DANNY TROM (dir.), L’historicité de l’action publique, Paris, PUF, à paraître.
-
[8]
Sur les débats français récents relatifs à la comparaison, voir notamment MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000; le dossier des Annales introduit par LUCETTE VALENSI, « L’exercice de la comparaison au plus proche, à distance : le cas des sociétés plurielles », Annales HSS, 57-1,2002, pp. 27-30, et pp. 31-157 pour les articles du dossier; le travail collectif franco-américain sur les répertoires d’évaluation coordonné par MICHÈLE LAMONT et LAURENT THÉVENOT (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; de même que PATRICK HASSENTEUFEL, « Deux ou trois choses que je sais d’elle. Remarques à propos d’expériences de comparaisons européennes », in ID., Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF, 2000, pp. 105-124.
-
[9]
Sur la comparaison des civilisations, voir HARTMUT KAELBLE, Der historische Vergleich, op. cit., pp. 79-92, ainsi que JÜ RGEN OSTERHAMMEL, Geschichtswissenschaft jenseits des Nationalstaats. Studien zu Beziehungsgeschichte und Zivilisationsvergleich, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 2001. Des observations analogues peuvent bien entendu être faites pour les niveaux de la nation et de la région.
-
[10]
Rappelons que déjà Marc Bloch, dans sa conférence programmatique du congrès d’Oslo, a insisté sur la nécessité d’historiciser les catégories d’analyse. Les différences induites, dans les recherches sur la féodalité, par l’usage des termes français de tenancier et allemand de Höriger offrent au comparatiste un terrain d’étude riche d’enseignements (MARC BLOCH, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse historique, 4,1928, repris dans ID., Mélanges historiques, I, Paris, Éditions de l’EHESS, 1963, pp. 16-40, ici pp. 33-38).
-
[11]
Dans son texte fondateur en introduction à Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Bergen-Oslo, Universitetsforlaget, 1969, pp. 9-38, Fredrik Barth insistait déjà sur la nécessité de prendre en compte l’interaction aux frontières, à partir de laquelle se définissent les traits distinctifs des entités en présence – ici des « groupes ethniques ». Mais tout en leur assignant un rôle déterminant, Barth limite les effets transformationnels de l’interaction aux processus de définition et aux caractéristiques des groupes, ne mettant nullement en question la cohésion du groupe et maintenant la frontière dans une fonction dichotomisante. Si l’ethnicité est définie aux frontières, elle est, pour Barth, toujours structurée par les principes de l’homogénéité et de la différence.
-
[12]
Elles ont déjà été exposées, en tant que difficultés propres au « raisonnement socio-logique » pris entre les deux pôles de l’expérimentation et de l’historicisation, par J.-C. PASSERON, Le raisonnement sociologique..., op. cit., pp. 57-88.
-
[13]
Pour une présentation de l’approche des transferts, voir MICHEL ESPAGNE et MICHAEL WERNER, « La construction d’une référence culturelle allemande en France, genèse et histoire », Annales ESC, 42-4,1987, pp. 969-992, et ID., « Deutsch-französischer Kulturtransfer als Forschungsgegenstand », in M. ESPAGNE et M. WERNER, Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand ( XVIIIe - XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1988, pp. 11-34. Pour des compléments apportés à travers l’étude des transferts germano-britanniques, voir RUDOLF MUHS, JOHANNES PAULMANN et WILLIBALD STEINMETZ (dir.), Aneignung und Abwehr. Interkultureller Transfer zwischen Deutschland und Grobbritannien im 19. Jahrhundert, Bodenheim, Philo, 1998; pour les relations entre l’Amérique et l’Europe, voir LAURIER TURGEON, DENYS DELÂGE et RÉAL OUELLET (dir.), Transferts culturels et métissages. Amérique/Europe ( XVIe -XXe siècles), Laval, Presses universitaires, 1996.
-
[14]
Pour ces différents exemples, voir, dans l’ordre d’énumération, JEAN-YVES GRENIER et BERNARD LEPETIT, « L’expérience historique. À propos de C.-E. Labrousse », Annales ESC, 44-6,1989, pp. 1337-1360; ÉLISABETH DÉCULTOT et CHRISTIAN HELMREICH (dir.), « Le paysage en France et en Allemagne autour de 1800 », Revue germanique internationale, 7,1997; le dossier dirigé par FRÉDÉRIC BARBIER en collaboration avec MICHAEL WERNER, « Le commerce culturel des nations : France-Allemagne, XVIIIe - XIXe siècle », Revue de synthèse, 113-1/2,1992, pp. 5-14 et 41-53, ainsi que HELGA JEANBLANC, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris, CNRS Éditions, 1994; enfin SIDNEY WILFRED MINTZ, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking, 1985.
-
[15]
Cf. KATIA DMITRIEVA et MICHEL ESPAGNE (dir.), Philologiques IV. Transferts triangulaires France-Allemagne-Russie, Paris, Éditions de la MSH, 1996.
-
[16]
Des cas de ce type ont fait partie de l’agenda de recherche sur les transferts : MICHEL ESPAGNE et MICHAEL WERNER, « Deutsch-französischer Kulturtransfer... », art. cit., p. 34, mais ils n’ont guère été suivis d’études empiriques.
-
[17]
Ce n’est que par extension que le terme prend le sens de « passer à côté de, en allant en sens contraire ». Le Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1988, p. 427.
-
[18]
Sur les fondements philosophiques d’une discussion des transformations induites par la mise en relation avec l’Autre, voir notamment MICHAEL THEUNISSEN, Der Andere. Studien zur Sozialontologie der Gegenwart, Berlin-New York, Walter de Gruyter, [1965] 1981.
-
[19]
Sur le métissage, voir SERGE GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, plus particulièrement pp. 33-57.
-
[20]
En ce qu’elle s’intéresse aux phénomènes de transformation, l’étude des transferts aborde assurément certains aspects du changement, mais se limiter aux seuls transferts ne permet pas de rendre compte du changement radical lorsque de nouvelles choses, catégories, pratiques ou institutions voient le jour. En d’autres termes, les transferts participent dans bien des cas du changement, mais la compréhension de ce dernier ne s’épuise généralement pas dans les premiers. Il en va de même de la Connected history qui, certes, prend en considération certains aspects du changement, mais ne permet guère de le penser en tant que tel.
-
[21]
SEBASTIAN CONRAD, « La constitution de l’histoire japonaise. Histoire comparée, histoire des transferts et interactions transnationales », in M. WERNER et B. ZIMMERMANN (dir.), Histoire croisée..., op. cit., à paraître. Par ailleurs, les historiographies « nationales » générées pendant le colonialisme peuvent également être analysées en termes de croisement.
-
[22]
KAPIL RAJ, « Histoire européenne ou histoire transcontinentale ? Les débuts de la cartographie britannique extensive, XVIIIe - XIXe siècle », in Ibid.
-
[23]
CHRISTINE LEBEAU, « Éloge de l’homme imaginaire : la construction de la figure de l’administrateur au XVIIIe siècle », in Ibid.
-
[24]
L’expression « point de vue » est utilisée ici non pas dans un sens subjectif, mais au sens littéral de point d’observation qui détermine un certain angle de vue (MAX WEBER, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p. 172).
-
[25]
Pierre Bourdieu a beaucoup insisté sur ce point dans l’ensemble de son oeuvre. Voir, notamment, PIERRE BOURDIEU, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 155 sq.
-
[26]
Au sens d’ANTHONY GIDDENS, New Rules of Sociological Method, Londres, Hutchingson, 1974.
-
[27]
Cette question a notamment été abordée par JOCELYNE DAKHLIA, « “La culture nébuleuse” ou l’Islam à l’épreuve de la comparaison », Annales HSS, 56-6,2001, pp. 1177-1199, ici p. 1186 sq.
-
[28]
Nous savons la complexité de ce type de désignation, notamment à partir du moment où les parcours de formation commencent à être de plus en plus imbriqués et prévoient des formes d’intégration qui brouillent les différentes assignations à des registres d’appartenance.
-
[29]
Ce problème est particulièrement aigu dans les sciences sociales, dont les enquêtes sont soumises à une tension permanente entre, d’une part, des procédures définies pour être objectives et constatatives et, d’autre part, une dimension normative et prescriptive, résultant du fait que le chercheur est aussi un être social. Mais de nombreuses études ont montré qu’il se posait également dans les sciences dures : cf. BRUNO LATOUR et STEVE WOOLGAR, Laboratory Life. The Social Construction of Scientific Facts, Londres, Sage, 1979; BARRY BARNES, DAVID BLOOR et JOHN HENRY, Scientific Knowledge. A Sociological Analysis, Chicago, University of Chicago Press, 1996; DOMINIQUE PESTRE, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, 50-3,1995, pp. 487-522, avec un état de la recherche et des indications bibliographiques nombreuses.
-
[30]
Pour le positionnement de l’approche multiscopique par rapport à la microstoria, voir notamment PAUL-ANDRÉ ROSENTAL « Construire le macro par le micro : Fredrik Barth et la microstoria », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, pp.141-159.
-
[31]
Voir notamment CARLO GINZBURG et CARLO PONI, « La micro-histoire », Le Débat, 17,1989, pp. 133-136; GIOVANNI LEVI, Le pouvoir au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, [1985] 1989.
-
[32]
MAURIZIO GRIBAUDI, « Échelle, pertinence, configuration », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 113-139.
-
[33]
JACQUES REVEL, « Micro-analyse et construction du social », in ID., Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 15-36, ici p. 26.
-
[34]
ALF LÜ TDKE (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la MSH, [1989] 1994; WINFRIED SCHULZE (dir.), Sozialgeschichte, Alltagsgeschichte, Mikro-Historie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994; JÜ RGEN SCHLUMBOHM (dir.), Mikrogeschichte – Makrogeschichte : komplementär oder inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein, 1999.
-
[35]
BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, La constitution du chômage en Allemagne. Entre professions et territoires, Paris, Éditions de la MSH, 2001.
-
[36]
Martina Löw insiste, dans sa sociologie de l’espace, sur cette dimension relationnelle et labile des espaces composés d’objets et d’individus qui se déplacent par-delà les systèmes de coordonnées géographiques, institutionnelles, politiques, économiques ou sociales qui visent à stabiliser les espaces par l’instauration de frontières (MARTINA LÖ W, Raumsoziologie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001).
-
[37]
Pour de plus amples développements concernant les relations entre l’histoire croisée et le transnational, voir M. WERNER et B. ZIMMERMANN, « Vergleich, Transfer, Verflechtung... », art. cit., p. 628 sq.
-
[38]
Pour une discussion récente de la question, voir HILARY PUTNAM, Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
-
[39]
NICOLAS MARIOT et JAY ROWELL, « Visites de souveraineté et construction nationale en France et en Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale : une comparaison asymétrique », in M. WERNER et B. ZIMMERMANN (dir.), Histoire croisée..., op. cit.
-
[40]
Pour faire écho à une critique formulée par J. REVEL, « Micro-analyse et construction du social », art. cit., p. 25.
-
[41]
J.-C. PASSERON, Le raisonnement sociologique..., op. cit., ici pp. 85-88 et 368-370, est allé le plus loin dans l’analyse du défi posé par la construction du contexte, notamment pour la démarche comparative, sans pour autant avancer des propositions méthodologiques concrètes. L’histoire croisée invite, quant à elle, à lier deux niveaux de construction du contexte, celui des opérations analytiques effectuées par le chercheur et celui des situations d’action analysées.
-
[42]
ERVING GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991, notamment pp. 19,35 et 37. Pour une approche plus large de la notion de situation et de ses usages, se reporter à MICHEL DE FORNEL et LOUIS QUÉRÉ (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-10 », 1999.
-
[43]
Sur la théorie de l’action, nous nous référons notamment ici aux travaux suivants : LUC BOLTANSKI et LAURENT THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991; PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ (dir.), Les formes de l’action, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-1 », 1990; PAUL LADRIÈRE, PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ, La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, Éditions du CNRS, 1993; BERNARD LEPETIT, « Le présent de l’histoire », in ID. (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 273-298.
-
[44]
Selon un procédé proche de l’ethnographie combinatoire fondée par ISABELLE BASZANGER et NICOLAS DODIER sur la constitution d’une « jurisprudence ethnographique » : « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue française de sociologie, 38,1997, pp. 37-66. Pour une tentative de transposition en histoire, voir B. ZIMMERMANN, La constitution du chômage..., op. cit.
-
[45]
Voir HANS-ERICH BÖ DEKER, PATRICE VEIT et MICHAEL WERNER (dir.), Concerts et publics. Mutations de la vie musicale 1789-1914 : France, Allemagne, Grande-Bretagne, Paris, Éditions de la MSH, 2002.
-
[46]
Se reporter, sur ce point, à ANTHONY GIDDENS, La constitution de la société, Paris, PUF, [1984] 1987.
-
[47]
Pour une réinterprétation de la notion de structure en termes de schèmes et de ressources, et une réflexion sur son intégration dans une théorie de l’action et une problèmatique du changement, voir WILLIAM H. SEWELL, « A Theory of Structure : Duality, Agency and Transformation », American Journal of Sociology, 98-1,1992, pp. 1-29.
-
[48]
Pour une illustration de cette double inscription, voir PAUL-ANDRÉ ROSENTAL, L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003 (à paraître).
-
[49]
Pour le XIXe siècle, la référence reste l’Historik de Droysen, ainsi que le grand projet d’une critique de la raison historique de Dilthey. Pour les débats plus récents sur la réflexivité dans les sciences sociales et sa relation avec les théories de la modernité, voir notamment ANTHONY GIDDENS, Consequences of Modernity, Oxford, Polity Press, 1990; ULRICH BECK, ANTHONY GIDDENS et SCOTT LASH, Reflexive Modernization, Oxford, Polity Press, 1994.
-
[50]
Pour une présentation à partir d’une discussion allemande, voir OTTO GERHARD OEXLE, Geschichtswissenschaft im Zeichen des Historismus, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1996. Certains chapitres de ce livre sont maintenant accessibles en français : ID., L’historisme en débat. De Nietzsche à Kantorowicz, Paris, Aubier, 2001.
-
[51]
EDWARD SAID, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, [1978] 1980.
-
[52]
ID., « Between Worlds », London Review of Books, 20-9,7 mai 1998.
-
[53]
Représentation qui, sur le plan politique, s’accompagne pour E. Said d’une entreprise de colonialisme culturel.
-
[54]
JAMES G. CARRIER (dir.), Occidentalism. Images of the West, Oxford, Oxford University Press, 1995. Il est clair cependant que cet « occidentalisme » diagnostiqué par des anthropologues britanniques – s’il existe pour de bon – ne se situe pas au même niveau que l’orientalisme analysé par E. Said.
-
[55]
REINHART KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, [1979] 1990, pp. 191-232. Pour une récente mise en perspective de l’histoire des concepts, voir HANS-ERICK BÖ DEKER (dir.), Begriffsgeschichte, Diskursgeschichte, Metapherngeschichte, Göttingen, Wallstein, 2002.
-
[56]
Pour un tel travail sur les catégories, voir notamment BERNARD FRADIN, LOUIS QUÉRÉ et JEAN WIDMER (dir.), L’enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-5 », 1994; voir également le dossier « Hommage à Bernard Lepetit. L’usage des catégories », Annales, 52-5,1997, pp. 963-1038.
-
[57]
Ce constat vaut également pour les recherches pluridisciplinaires.
-
[58]
Voir DANNY TROM, La production politique du paysage. Éléments pour une interprétation des pratiques ordinaires de patrimonialisation de la nature en Allemagne et en France, thèse de doctorat, Institut d’études politiques, Paris, 1996.
-
[59]
Alain Desrosières rend compte de ces procédures de généralisation pour ce qui est de la catégorisation statistique (ALAIN DESROSIÈRES, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, Éditions La Découverte, 1993). Pour une étude de cas, voir également DANNY TROM et BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, « Cadres et institution des problèmes publics : les cas du chômage et du paysage », in D. CEFAÏ et D. TROM (éd.), Les formes de l’action collective. Mobilisation dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-12 », 2001, pp. 281-315.
-
[60]
Voir IAN HACKING, Representing and Intervening. Introductory Topics in the Philosophy of Natural Sciences, Cambridge, Harvard University Press, 1983; LORRAINE DASTON et PETER GALISON, « The Image of Objectivity », Representations, 40,1992, pp. 81-128; pour les sciences de la culture, voir MICHAEL LACKNER et MICHAEL WERNER, Der Cultural Turn in den Humanwissenschaften. Area Studies im Auf- oder Abwind des Kulturalismus ?, Bad Homburg, Werner Reimers Stiftung, 1999.
-
[61]
Voir ALBAN BENSA, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 37-70; EBERHARD BERG et MARTIN FUCHS (dir.), Kultur, soziale Praxis, Text. Die Krise der ethnographischen Repräsentation, Francfort, Suhrkamp, 1993; DANNY TROM, « Situationnisme méthodologique et histoire : une approche par induction trangulaire », in P. LABORIER et D. TROM (dir.), L’historicité de l’action publique, op. cit.
-
[62]
Voir le plaidoyer convaincant en ce sens de J. REVEL, « Micro-analyse et construction du social », art. cit., pp. 32-36.
-
[63]
Pour des études qui vont dans ce sens, voir OTTO GERHARD OEXLE (dir.), Das Problem der Problemgeschichte 1880-1932, Göttingen, Wallstein, 2001, ainsi que l’introduction, placée sous le signe de l’histoire-problème, à ID., Geschichtswissenschaft..., op. cit., pp. 9-15.
-
[64]
Pour un premier jalon dans cette direction : OTTO GERHARD OEXLE, « Was deutsche Mediävisten an der französischen Mittelalterforschung interessieren muβ », in M. BORGOLTE (dir.), Mittelalterforschung nach der Wende 1989, Supplément à la Historische Zeitschrift, 20, Munich, Oldenbourg, 1995, pp. 89-127. Par ailleurs, S. CONRAD, « La constitution de l’histoire japonaise... », art. cit., montre que cette question n’est pas limitée à la seule Europe, mais intervient aussi dans les rapports entre historiographies européennes et non européennes.
-
[65]
Sur la problématique du relativisme historique par rapport au relativisme cognitiviste, voir HILARY PUTNAM, Reason, Truth, and History, Cambridge, Harvard University Press, 1982; ALASDAIR MAC INTYRE, Quelle justice, quelle rationalité ?, Paris, PUF, [1988] 1993, pp. 375-396. Enfin, sur l’histoire de l’idée de relativité historique, voir REINHART KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997, pp. 75-81.
-
[66]
L’ancrage dans la dynamique des activités sociales permet de situer l’histoire croisée dans le débat sur le constructionnisme. D’une part, tous les objets de l’histoire croisée, de même que les catégories susceptibles de les décrire et les problématiques auxquelles ils renvoient, sont supposés être socialement construits. Mais, d’autre part, ceci ne signifie pas qu’ils se placent tous sur un même plan ou que leur position respective soit indifférente. Au contraire, nous formulons l’hypothèse que la configuration du croisement et l’opération intellectuelle qui lui correspond font apparaître une logique qui fait sens, précisément à partir des interactions sémantiques entre positions situées. Pris sous cet angle, le croisement fait partie des constructions sociales produisant des savoirs spécifiques; cf. IAN HACKING, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi, Paris, Éditions La Découverte, [1999] 2001, pp. 57-86.
-
[67]
HEIDRUN FRIESE, « Unité et histoires croisées de l’espace méditerranéen », in M. WERNER et B. ZIMMERMAN (dir.), Histoire croisée..., op. cit.
-
[68]
THOMAS NIPPERDEY, « Historismus und Historismuskritik heute », in Id., Gesellschaft, Kultur, Theorie. Gesammelte Aufsätze zur neueren Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1976, pp. 59-73; HORST WALTER BLANKE, Historiographiegeschichte als Historik, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1991; ULRICH MUHLACK, Geschichtswissenschaft im Humanismus und in der Aufklärung. Die Vorgeschichte des Historismus, Munich, C. H. Beck, 1991; JÖ RN RÜ SEN, Konfigurationen des Historismus. Studien zur deutschen Wissenschaftskultur, Francfort, Suhrkamp, 1993; OTTO GERHARD OEXLE et JÖ RN RÜ SEN (dir.), Historismus in den Kulturwissenschaften, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 1996; O.G. OEXLE, Geschichtswissenschaft..., op. cit.
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[69]
On pourra même avancer que la radicalité d’une historicisation à l’infini va à l’encontre de son propre objectif, puisqu’elle finit par dissoudre le concept même d’histoire. Pour une critique du relativisme ontologique, voir HILARY PUTNAM, Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1995, ainsi que IAN HACKING, Historical Ontology, Cambridge, Harvard University Press, 2002.
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On ne reviendra pas, ici, sur les données fondamentales de cette question. Pour le domaine de la linguistique, où le problème des rapports entre perspectives synchronique (renvoyant à une linguistique structuraliste) et diachronique (renvoyant à une linguistique historique) a été traité de manière approfondie, on consultera SIMONE DELASSALLE et JEAN-CLAUDE CHEVALIER, La linguistique, la grammaire, l’école, 1750-1914, Paris, Albin Michel, 1986.
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[71]
R. KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, op. cit., pp. 46-49, ainsi que ID., « Fortschritt », in O. BRUNNER, W. CONZE et R. KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Klett-Cotta, t. II, 1975, pp. 351-423, ici pp. 390-393. Pour R. Koselleck, cette expérience est contemporaine de la découverte, autour de 1800, du caractère réflexif du concept d’histoire.
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Il est possible de rapprocher de cette problématique le courant historiographique qui, déclenché par les changements intervenus, depuis les années 1970, dans la représentation des rapports entre passé, présent et avenir et les différentes manières de transcrire cette expérience du temps dans des formulations savantes, se propose d’étudier les phénomènes de temporalités différentielles en termes de « régimes d’historicité » (pour le concept de « régime d’historicité », avancé par François Hartog, Jacques Revel et Gérard Lenclud, voir en particulier FRANÇOIS HARTOG, « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France” ? », Annales HSS, 50-6,1995, pp. 1219-1236. Il a été repris par MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 61-80, et sera développé par FRANÇOIS HARTOG, Régimes d’historicité. Expériences du temps et histoire, Paris, Le Seuil, 2003. Toutefois, l’idée même de « régime » a induit que ces études se sont davantage intéressées, d’une part, à la cohérence des représentations et pratiques concernées, et, de l’autre, aux changements de régime, aux basculements des grands paramètres de base, et donc à repérer et décrire des phénomènes de rupture. En revanche, les croisements et interactions entre des ensembles historiques aux temporalités différenciées ne faisaient pas vraiment partie de l’agenda et ont été, par conséquent, peu explorés.
1La réflexion sur les conditions et les modalités de production d’une connaissance socio-historique a connu, au cours des vingt dernières années, des infléchissements significatifs. Deux séries de facteurs, qui relèvent à la fois du mouvement interne des sciences sociales et du contexte politique plus général, ont conjointement produit leurs effets. Sur un plan politique, les changements intervenus depuis 1989, couplés à un processus d’élargissement et de démultiplication des espaces de référence et d’action – la « mondialisation », pour reprendre un terme aujourd’hui consacré –, ont marqué les paradigmes de recherche, donnant notamment une actualité nouvelle à l’exigence de réflexivité. Sur un plan intellectuel, le « tournant culturaliste », en mettant l’accent sur la spécificité, voire le caractère irréductible du local, a contribué à affiner les connaissances sur le fonctionnement différencié des sociétés et des cultures, tout en entraînant une fragmentation des savoirs et, par là même, leur relativisation [1]. Les interrogations consécutives à l’effondrement du colonialisme ont, par ailleurs, affecté la position jusqu’alors dominante des sciences sociales « occidentales ». Désormais soupçonnées d’impérialisme intellectuel et de stratégies de domination politique, elles voient leur ambition universaliste affaiblie [2]. De ces développements résultent des recompositions internes à chaque discipline, de même que de nouveaux positionnements concernant la place des sciences sociales dans le dispositif de production général des savoirs.
2Mais ces déplacements soulèvent aussi des questions qui touchent directement les pratiques de recherche, les manières d’aborder les sources et les terrains. La proposition d’histoire croisée, que nous développons ici, s’inscrit dans ce mouvement général. Employée depuis près de dix ans en sciences humaines et sociales, cette notion a donné lieu à des usages variés. Dans la plupart des cas, elle renvoie, de manière floue, à une ou un ensemble d’histoires, associées à l’idée d’un croisement non spécifié. Elle pointe alors simplement vers une configuration événementielle plus ou moins structurée par la métaphore du croisement. Très souvent d’ailleurs, ces usages évoquent des histoires croisées, au pluriel. Cet emploi courant, relativement indifférencié, est à distinguer des pratiques de recherche qui visent une approche plus spécifique. Dans ce cas, l’histoire croisée met en rapport, souvent à l’échelle nationale, des formations sociales, culturelles et politiques, dont on suppose qu’elles entretiennent des relations [3]. Elle engage par ailleurs une réflexion sur l’opération qui consiste à « croiser », aussi bien sur un plan pratique qu’intellectuel. Mais ces usages commencent à peine à se fixer. Cet article vise à les préciser, en inscrivant la notion dans les débats théoriques et méthodologiques actuels. Ainsi spécifiée sur un plan empirique et théorique, l’histoire croisée peut utilement venir compléter l’outillage de la plupart des disciplines de sciences humaines et sociales.
3Trois remarques liminaires situeront notre propos. D’abord, l’histoire croisée appartient àla famille des démarches « relationnelles » qui, à l’instar de lacomparaison, des études de transfert et, plus récemment, de la Connected et de la Shared history, interrogent des liens, matérialisés dans la sphère sociale ou simplement projetés, entre différentes formations historiquement constituées. À ce titre, elle reprend, à nouveaux frais, les discussions menées, au cours des dernières années, sur la comparaison, les transferts et, plus généralement, les interactions socio-culturelles [4]. Elle offre en particulier des pistes nouvelles pour sortir de l’impasse des débats entre comparatistes et spécialistes des transferts [5], sans pour autant minorer les apports de ces deux approches sur lesquelles elle s’appuie largement. Mais l’histoire croisée ambitionne aussi de traiter d’objets et de problématiques spécifiques qui échappent aux méthodologies comparatives et aux études de transferts [6]. Elle permet ainsi d’appréhender des phénomènes inédits à partir de cadres d’analyse renouvelés. Ce faisant, elle fournit l’occasion de sonder, par un biais particulier, des questions générales telles que celle des échelles, des catégories d’analyse, du rapport entre diachronie et synchronie, des régimes d’historicité et de la réflexivité. Enfin, elle pose le problème de sa propre historicité à partir d’une triple procédure d’historicisation : de l’objet, des catégories d’analyse et des rapports entre le chercheur et l’objet. Elle offre ainsi une « boîte à outils » qui, par-delà les sciences historiques, peut être opérationnelle dans de nombreuses autres disciplines qui croisent des perspectives du passé et du présent [7].
La comparaison face à l’historicité de ses objets
4Ceux qui pratiquent la comparaison et tentent d’en contrôler les effets, qu’ils travaillent sur des matériaux du passé ou sur du contemporain, sont conscients d’une série de difficultés qui, si elles se font sentir dans des situations variées, concernent toutes l’articulation de la méthode et de l’objet. En simplifiant, on dira qu’elles sont dues au fait que, d’un côté, la comparaison est une opération cognitive qui, à la base, fonctionne selon un principe d’opposition binaire entre différences et similitudes, et que, de l’autre, elle s’applique en sciences sociales à des objets empiriques qui sont historiquement situés et constitués de multiples dimensions, imbriquées les unes dans les autres. En eux-mêmes, les problèmes d’auto-contrôle et de réajustement permanent de la démarche qui en résultent n’ont rien d’insurmontable. Ils font partie du pain quotidien du comparatiste, et chacun s’en accommode à sa manière [8]. Il n’en reste pas moins que les questions de fond demeurent. Pour la clarté de l’exposé, nous résumerons brièvement celles qui alimentent la problématique de l’histoire croisée.
5La première concerne la position de l’observateur. Si l’on s’en tient au schéma de base de l’opération cognitive, la comparaison suppose un point de vue extérieur aux objets qui sont comparés. En outre, pour voir juste et limiter les effets d’optique, il faudrait en toute rigueur que le point de vue soit idéalement placé à équidistance des objets, de façon à produire une vision symétrique. Enfin, le principe de cohérence de la comparaison implique que le point d’observation soit stabilisé dans l’espace et le temps. Or, nous savons pertinemment qu’en matière d’observation des faits de société et de culture, ce point de vue, s’il paraît théoriquement pensable, est inaccessible dans la pratique de la recherche. Le chercheur est toujours, d’une manière ou d’une autre, partie prenante du champ d’observation; il a investi son objet, ne serait-ce que par sa langue, par les catégories et les concepts qu’il utilise, par son expérience historique, par les savoirs préalables auxquels il se réfère, etc. Sa position est donc décentrée. Mais elle estaussi soumise à des variations dans le temps et n’est jamais parfaitement fixée. La question du positionnement invite ainsi à explorer des procédures correctives permettant de rendre compte de ces dynamiques.
6La deuxième difficulté est liée à la précédente. Elle tient au choix du niveau de la comparaison. Qu’il s’agisse, pour ne s’en tenir qu’à quelques exemples, de la région, de l’État-nation ou de la civilisation, aucune de ces échelles n’est rigoureusement univoque ou généralisable. Elles sont toutes historiquement constituées et situées, chargées de contenus spécifiques et donc difficiles à transposer dans des cadres différents. Il suffit de penser, par exemple, aux problèmes que pose le concept de civilisation, développé dans des conditions historiques particulières, dès lors que l’on veut l’instituer en niveau générique de comparaison [9]. En pratique, on peut certes contourner l’obstacle, en intégrant dans la grille comparative une marge d’écart, adaptée à chaque cas étudié. Mais ces écarts risquent d’affaiblir la pertinence des résultats, notamment dans le cas de comparaisons multilatérales qui obligent à tenir compte d’un nombre élevé de paramètres.
7En outre, la question des échelles exerce des effets directs sur la définition de l’objet de la comparaison. Son choix n’est jamais neutre, mais toujours déjà empreint d’une représentation particulière qui mobilise des catégories spécifiques historiquement constituées. Qu’il s’agisse d’objets d’apparence simple et donc dotés d’une certaine évidence comme le chômeur, l’étudiant ou les relations de parenté, ou bien d’ensembles plus complexes comme le système d’enseignement ou les rapports entre espaces public et privé, on peut facilement montrer que les grilles d’analyse divergent non seulement selon l’échelle choisie, mais aussi en fonction de la particularité des terrains, des désignations et des traditions de recherche auxquelles le chercheur se réfère. Il peut en résulter des distorsions considérables : d’abord dans le cas où, pour un même objet d’étude, l’échelle choisie pour l’une des entités de la comparaison ne s’avère pas forcément pertinente pour l’autre; ensuite au niveau de l’identification même des entités, à laquelle concourent des filiations catégorielles et des perspectives scientifiques distinctes. C’est soulever là le problème de la constitution historique et située des objets de la comparaison. Afin d’éviter l’écueil de la « naturalité » présumée de ceux-ci, il s’avère souvent indispensable d’interroger leur historicité, de même que les marques laissées par cette dernière sur leurs caractéristiques et leurs usages contemporains [10].
8Mais l’historicisation des objets et des problématiques peut susciter des conflits entre logiques synchronique et diachronique. La comparaison suppose une coupe synchronique, ou tout au moins un point d’arrêt dans le déroulement temporel, même si le comparatiste traite aussi de processus de transformations ou peut opérer des comparaisons dans le temps. Y compris dans ces cas, il est amené à fixer son objet, à l’arrêter dans le temps et donc, en quelque sorte, à le suspendre. S’il s’aventure trop dans la description d’enchaînements chronologiques qui débouchent sur des changements spécifiques, il lui sera difficile de justifier pourquoi, dans sa grille comparative – qu’elle soit explicite ou implicite –, il s’appuie sur tel élément du processus et en néglige tel autre. Il en résulte une quête d’équilibre qui, dans la pratique, se révèle souvent fragile et instable.
9Une difficulté supplémentaire réside dans l’interaction entre les objets de la comparaison. Quand on étudie des sociétés en contact, on constate fréquemment que les objets et les pratiques sont non seulement en situation d’interrelation, mais encore se modifient réciproquement sous l’effet de leur mise en relation. C’est souvent le cas, par exemple, en sciences humaines et sociales, où les disciplines et les écoles évoluent à travers des échanges croisés, dans des activités culturelles comme la littérature, la musique et les arts, ou dans des domaines pratiques comme la publicité, les techniques de marketing, les cultures d’organisation ou encore les politiques sociales. L’étude comparée de ces zones de contact, qui se transforment en interagissant, invite le chercheur à réorganiser son cadre conceptuel et à repenser ses outils analytiques [11].
10Les différents points que nous venons de relever renvoient tous au problème de l’articulation entre une logique d’analyse essentiellement synchronique et des objets historiquement constitués [12]. Les défis qu’ils soulèvent pour le chercheur incitent d’abord à une plus grande prise en considération de la dimension historique. Les études de transferts, qui partent précisément de processus historiques, répondent à cette exigence, tout en posant, cependant, d’autres problèmes.
Les transferts et la question du référentiel
11Si la comparaison tend à privilégier la synchronie, l’enquête sur les transferts se place clairement dans une perspective diachronique [13]. Quelle que soit l’échelle temporelle retenue, une telle enquête présuppose un processus qui se déroule dans le temps. Analysant des phénomènes de déplacement et d’appropriation, elle restitue des enchaînements événementiels. En conséquence, elle ne se fonde pas sur l’hypothèse d’unités d’analyse stables, mais sur l’étude de processus de transformation. Comme pour la comparaison, les apports de ce courant de recherche ont été évidents et les chantiers mis en oeuvre se sont révélés féconds, non seulement à l’échelle des transferts entre cultures nationales et régionales, mais aussi dans des champs spécifiques, par exemple les rapports entre disciplines, les pratiques artistiques, l’histoire du livre ou l’histoire économique [14]. Mais tout en apportant des réponses à des questions léguées par le comparatisme, les études de transferts présentent elles aussi des angles morts. Pour simplifier le propos, nous nous limiterons ici aux transferts entre ensembles nationaux, tout en sachant qu’il s’agit de problèmes structurels qui touchent tous les domaines de recherche sur les transferts.
12Le premier problème concerne les cadres de référence. Tout en se concentrant sur des transactions entre deux pôles, le transfert implique un cadre fixe comportant des points de départ et d’arrivée. Toute description, toute analyse de transfert présuppose un début et une fin, à partir desquels le processus étudié devient intelligible et interprétable. Dans le cas de transferts transnationaux, ces points de départ et d’arrivée se situent généralement à l’intérieur des sociétés et cultures nationales mises en relation. En conséquence, les situations d’origine et celles qui résultent du transfert sont saisies à travers des références nationales stables et présupposées connues : par exemple l’historiographie « allemande » ou « française », les conceptions urbanistiques propres à laGrande-Bretagne, àla Russie, etc.
13La fixité des points de départ et d’arrivée se répercute sur l’invariance des catégories d’analyse. On constate en effet que, tout comme les cadres de référence, les catégories utilisées pour analyser le transfert appartiennent aux différents registres nationaux. C’est dire que non seulement l’objet du transfert, mais également les activités qui lui sont associées – de traduction par exemple – sont appréhendés à travers des concepts élaborés au sein de traditions disciplinaires nationales. Même s’il s’agit de mesurer des écarts, des phénomènes d’acculturation et/ou de résistance à l’acculturation, ceux-ci sont évalués en fonction de modèles stables. La signification de l’écart est déterminée à l’aide de catégories dont l’historicité et la labilité sont mises entre parenthèses.
14Plus généralement, les deux difficultés précédentes font apparaître un déficit de réflexivité dû à un insuffisant contrôle des boucles auto-référentielles. En effet, si au niveau des relations entre ensembles nationaux les études de transfert avaient initialement pour objectif de rendre les frontières plus perméables et de casser le mythe de l’homogénéité des unités nationales, il s’avère que les catégories d’analyse utilisées réintroduisent, en quelque sorte par la bande, les références nationales qu’il s’agissait de relativiser. L’étude des échanges produit, certes, une approche plus riche de la culture de réception; elle met en évidence les apports étrangers et contribue à historiciser le concept de culture nationale. Mais la représentation même de cette culture n’est pas vraiment mise en question. Ainsi, plutôt que d’assouplir l’ancrage national des historiographies etdes disciplines de sciences humaines et sociales, la recherche sur les transferts court le risque de le consolider. Plus généralement, dans la mesure où les référentiels de l’analyse ne sont pas questionnés en tant que tels, les études de transfert s’exposent au risque de toute démarche qui néglige sa dimension auto-référentielle : elles ne font que conforter les a priori qu’elles véhiculent.
15Enfin, se pose la question de la réciprocité et de la réversibilité. Bien que le programme relatif aux transferts n’ait pas fixé, au départ, de règle sur ce point, les enquêtes empiriques ont généralement porté sur des processus linéaires simples, d’une culture ou d’une discipline à une autre, selon la logique de l’introduction, la diffusion et la réception. Même dans le cas, relativement rare, de configurations triangulaires, l’objet se limite à des transferts successifs [15]. Or, bien souvent, les situations sont plus complexes, mettant en jeu des mouvements entre différents points, dans au moins deux, voire plusieurs directions. Ces opérations peuvent se succéder dans le temps – dans certains cas on parle alors de re-transfert [16] – mais aussi se recouper, partiellement ou entièrement, étant entendu qu’une simultanéité parfaite n’est pas possible. Elles peuvent également se croiser et engendrer, à travers différents types d’interrelations, des dynamiques spécifiques. Tous ces cas échappent à une analyse qui établit simplement une relation entre un point de départ et un point d’arrivée. Étudier ces différentes configurations invite à concevoir des cadres théoriques et des outils méthodologiques permettant d’aborder des phénomènes d’interaction, impliquant une pluralité de directions et une multiplicité d’effets. La figure du croisement offre, nous semble-t-il, la possibilité de penser de telles configurations.
L’enquête sur les croisements
16Au sens littéral, croiser signifie « disposer deux choses l’une sur l’autre en forme de croix [17] ». Il en résulte un point d’intersection où peuvent se produire des événements susceptibles d’affecter à des degrés divers les éléments en présence, en fonction de leur résistance, perméabilité ou malléabilité, et de leur environnement. Cette idée d’intersection est au principe même de l’histoire croisée telle que nous proposons de la développer. Il en découle une série de conséquences :
- La notion d’intersection exclut tout d’abord de raisonner à partir d’entités individuelles, exclusivement considérées pour elles-mêmes, sans point de référence extérieur. Elle rompt avec une perspective unidimensionnelle, simplificatrice et homogénéisante, au profit d’une approche multidimensionnelle, donnant droit de cité à la pluralité et aux configurations complexes qui en découlent. Dès lors, les entités ou les objets de recherche ne sont pas seulement considérés les uns par rapport aux autres, mais également les uns à travers les autres, en termes de relations, d’interactions, de circulation. Le principe actif et dynamique du croisement est ici primordial, par contraste avec le cadre statique de la comparaison qui tend à figer les objets.
- Référer l’histoire croisée à des configurations relationnelles et des principes actifs suppose ensuite de prêter une attention particulière aux conséquences du croisement. Considérer qu’il se passe quelque chose à l’occasion du croisement est une hypothèse forte de l’histoire croisée. Cette dernière porte autant sur les croisements proprement dits que sur leurs incidences et répercussions. Elle ne se limite pas à l’analyse d’un point d’intersection ou d’un moment de rencontre, mais prend plus largement en compte les processus susceptibles d’en résulter, comme le suggère, d’ailleurs, le terme « histoire » dans la dénomination « histoire croisée ».
- Croiser c’est aussi entrecroiser, entrelacer, c’est-à-dire croiser à plusieurs reprises, selon des temporalités éventuellement décalées. Ce caractère au moins partiellement processuel est le troisième aspect constitutif d’une problématique des croisements. Il renvoie à l’analyse des résistances, des inerties, des modifications – de trajectoires, de formes, de contenus –, ou des combinaisons nouvelles qui peuvent à la fois résulter du et se déployer dans le croisement. Ces transformations ne se limitent d’ailleurs pas nécessairement aux éléments en contact; elles peuvent toucher aussi leur environnement proche ou lointain et se manifester selon des temporalités différées.
- Ce qui nous amène au quatrième point : les entités, personnes, pratiques ou objets croisés ou affectés par le croisement ne restent pas forcément intacts et identiques à eux-mêmes [18]. Leurs transformations sont liées au caractère non seulement actif, mais encore interactif de leur mise en relation. Ces transformations sont le plus souvent basées sur la réciprocité (les deux éléments sont affectés par la mise en relation), mais aussi par l’asymétrie (les éléments ne sont pas affectés de la même manière). Sur ce point, la problématique du croisement se distingue de celle du métissage. Cette dernière place l’accent sur la spécificité du produit d’une hybridation (le métissé) et incite au dépassement des unités de départ, entités constitutives de la rencontre préalablement identifiées [19]. L’histoire croisée en revanche s’intéresse autant à ce que le croisement peut produire de neuf et d’inédit qu’à la manière dont il affecte chacune des parties « croisées », dont on présuppose qu’elles restent identifiables, mêmes altérées. C’est là un autre marqueur de la problématique du croisement.
18Penser des configurations relationnelles actives et dissymétriques, de même que lecaractère labile etévolutifdes choses et des situations, penser non seulement la nouveauté, mais également le changement, telle est une des ambitions de l’histoire croisée. Plutôt qu’un modèle analytique – qui reviendrait à figer les choses, là où nous voudrions au contraire les articuler et les mettre en mouvement –, elle offre la possibilité d’élaborer une boîte à outils qui, tout en intégrant les apports méthodologiques déjà éprouvés de la comparaison et de l’étude des transferts, permet d’appréhender de manière plus satisfaisante la complexité d’un monde composite et pluriel en mouvement, et par là même la question fondamentale du changement, point critique, sinon aveugle, de la comparaison et dans une certaine mesure des transferts [20].
19Cette acception relationnelle, interactive et processuelle de l’histoire croisée ouvre sur une multiplicité de croisements possibles. Nous ne chercherons pas à en dresser la liste, ni à en proposer une typologie. Nous nous contenterons d’en distinguer quatre grandes familles, en fonction de l’objet du croisement et de son opérateur. Le croisement auquel on pense sans doute le plus spontanément est celui qui est intrinsèquement lié à l’objet de recherche (1). Mais il peut aussi être celui des points de vue et des regards portés sur l’objet (2). Il peut également être envisagé en termes de rapports entre l’observateur et l’objet, et engager ainsi une problématique de la réflexivité (3). Si nous les distinguons à des fins heuristiques, ces dimensions empiriques et réflexives, de même que les différents types de croisements qui en découlent, sont cependant imbriquées. Le croisement ne se présente jamais comme un « déjà donné là » qu’il suffirait de relever et d’enregistrer. Il requiert un observateur actif pour le construire, et c’est dans un mouvement d’aller-retour entre le chercheur et son objet que se dessinent conjointement les dimensions empiriques et réflexives de l’histoire croisée. Le croisement se donne ainsi comme une activité cognitive structurante qui, par diverses opérations de cadrage, construit un espace de compréhension. À travers lui, c’est un processus cognitif articulant objet, observateur et environnement qui se déploie. Le croisement des échelles spatiales et temporelles, qui peut à la fois être intrinsèque à l’objet et le résultat d’un choix théorique ou méthodologique, est un exemple particulièrement révélateur de cette imbrication entre dimensions empirique et réflexive (4).
Les croisements intrinsèques à l’objet
20Les croisements ont ici un ancrage empirique et sont constitutifs de l’objet de recherche. Ce dernier se confond alors, en partie ou en totalité, avec un croisement particulier, avec l’étude de ses composantes et la manière dont il s’opère, de ses résultantes et conséquences. Dans la pratique, il est souvent extrêmement difficile de dissocier ces différents aspects et de les informer avec précision, parce que les croisements et les entrecroisements ne se laissent jamais réduire à des schémas linéaires ou à des causalités simples. Selon les cas, l’un ou l’autre de ces aspects est placé au centre de l’analyse, en fonction de l’entrée choisie dans le processus de croisement. L’accent peut porter sur la dimension historique constitutive des éléments croisés et sur l’histoire du croisement lui-même, comme dans larecherche menée par Sebastian Conrad sur la constitution de l’histoire japonaise à la confluence entre tradition locale et importation d’une historiographie nationale européenne [21]. L’enquête vise alors les moments et les phénomènes en amont du croisement, de même que les modalités de ce dernier. Mais il est également possible de s’intéresser à ce qui se passe en aval, aux produits et aux processus que le croisement génère plus ou moins directement. C’est le cas d’une étude réalisée par Kapil Raj sur les effets du croisemententre méthodes indiennes et anglaises dans lanaissance d’une cartographie britannique au début du XIXe siècle [22]. Celle-ci n’apparaît plus alors comme une réalisation authentiquement « anglaise », mais comme le résultat d’un va-et-vient entre deux traditions distinctes qui se sont fécondées. De la même manière, Christine Lebeau montredans ses recherches sur la figurede l’administrateur au XVIIIe siècle, comment les savoirs administratifs se sont constitués de manière croisée par la circulation, à travers toute l’Europe, de mémoires et de documents de provenances diverses, conservés dans les papiers privés des gestionnaires des finances publiques de l’époque [23]. Quel que soit le point de départ choisi, le croisement fait office, dans ces études, de matrice de base pour la construction de l’objet qui, selon les cas, sera arrimée plus ou moins fortement à l’analyse des moments antérieurs ou postérieurs aux points d’intersection proprement dits. À ce titre, il s’agit d’objets de recherche inédits, le plus souvent inaccessibles aux problématiques de la comparaison et des transferts.
Le croisement des points de vue
21On se situe ici dans le domaine des croisements entre des terrains, des objets, des échelles, c’est-à-dire dans le domaine des choses que le chercheur croise, alors que les croisements précédents se produisent sans son intervention directe – même si le seul fait d’identifier un objet comme relevant de l’histoire croisée est déjà une intervention forte de sa part. Pour la clarté de l’exposition, tenons-nous en pour le moment à cette distinction. Par contraste avec le précédent type de croisement que le chercheur peut essayer de décrire, de comprendre, mais dont il ne connaît pas forcément les ressorts et dont une part échappera toujours à son emprise, ce deuxième type de croisement engage une action intellectuelle structurante et volontariste, à travers laquelle se dessinent les contours non seulement d’un objet, mais également d’une problématique de recherche. C’est soulever là la question de la constitution de l’objet, tant d’un point de vue empirique qu’épistémologique. Ainsi, une étude de la réception de la Germanie de Tacite en Europe entre le XVe et le XXe siècle peut révéler des phénomènes de croisements historiques – la circulation des arguments et leur réinterprétation selon des contextes nationaux –, mais elle peut aussi mettre l’accent sur la nécessité de croiser différentes réceptions nationales pour constituer une problématique de recherche de dimension européenne.
22En somme, la construction de l’objet, que l’on peut envisager dans une perspective weberienne comme l’adoption d’un ou plusieurs points de vue particuliers sur l’objet [24], est déjà le résultat de différentes opérations de croisement. Et, dans la mesure où il est susceptible d’évoluer au cours de l’enquête, le point de vue retenu engage de nouveaux croisements. Le chercheur est en effet amené à rendrecompte dela manière dontson proprechoixintègre ou non d’autres perspectives, à effectuer des croisements entre différents regards possibles et à réaliser, le cas échéant, une opération de traduction ou d’adéquation entre des approches résultant de regards spécifiques. Ces différents points de vue sont aussi socialement structurés, reflétant des positions particulières dans des rapports de force ou de pouvoir [25]. En conséquence, leur variation signifie aussi, sur un plan empirique, la prise en compte par le chercheur de différents points de vue sociaux : des gouvernants et des gouvernés, des salariés et des employeurs, etc. Ce qui importe ici, ce n’est pas tant le caractère réflexif inhérent à tout travail de positionnement intellectuel que l’ensemble des opérations techniques d’entrecroisement qui le composent. Par là il faut entendre, par exemple, les manières de gérer l’articulation entre la pluralité des regards possibles ainsi que les liens, nombreux, entre ces points de vue dès que l’on considère qu’ils sont historiquement constitués. À ce titre, le cadrage de l’objet et le positionnement du chercheur relèvent d’une « double herméneutique [26] », où objets et points de vue se constituent en interaction croisée.
Les rapports entre l’observateur et l’objet
23Dès lors que l’on raisonne en termes de démarche cognitive, la question du rapport entre chercheur et objet s’avère incontournable et devient d’une certaine manière constitutive des deux précédents types de croisement. Cette question porte, avant tout, sur la manière dont les préalables de l’enquête façonnent l’objet et, inversement, sur celle dont des caractéristiques de l’objet influent sur les paramètres de l’enquête. Sous-jacente à toute démarche intellectuelle, la question des rapports croisés entre l’observateur et son objet est particulièrement sensible lorsque le chercheur est amené à travailler avec une langue, des concepts et des catégories qui ne relèvent pas de son univers de socialisation [27]. Dans le cas des comparaisons et des transferts, il en résulte une asymétrie des rapports entre le chercheur et ses différents terrains ou sources. En toute vraisemblance, un chercheur formé en France [28] qui s’engage dans une recherche franco-allemande, ne pourra traiter de manière symétrique les deux côtés, ne serait-ce qu’en raison des effets induits par la maîtrise des subtilités de la langue et des catégories qu’elle véhicule, plus généralement en raison de sa propre insertion dans la société française. Il serait vain etnaïf de chercher àse défaire, une fois pour toutes, de ce problème constitutif de toute enquête scientifique [29]. On peut cependant essayer d’en contrôler les incidences à partir d’un travail d’objectivation des rapports multiformes à l’objet – tout en sachant que cette objectivation restera toujours partielle –, afin de mieux maîtriser les biais qu’ils sont susceptibles d’introduire dans les résultats de l’enquête. Les modalités d’appropriation de l’objet par le chercheur, les résistances de l’objet, les préalables posés par son choix ou encore la manière dont peuvent se modifier dans le cours de l’enquête les rapports entre le chercheur et l’objet, par exemple à travers la redéfinition de celui-ci ou le réajustement des problématiques etdes catégories analytiques, sontautantd’aspects d’une démarche réflexive dans laquelle la position du chercheur et la définition de l’objet sont évolutives et leurs déplacements respectifs le produit d’interactions spécifiques. L’espace de compréhension dressé par l’enquête n’existe pas a priori, mais il est constitué de façon dynamique à travers les relations croisées de l’un et de l’autre. Se trouvent ainsi simultanément configurées dimensions empiriques et réflexives.
Le croisement des échelles
24La question des échelles permet d’illustrer la manière dont empirie et réflexivité peuvent s’articuler dans une perspective d’histoire croisée. Elle soulève le problème des unités spatiales et temporelles d’analyse, de leur choix raisonné en fonction de l’objet, du ou des points de vue adoptés. Aborder les questions d’échelle à la fois comme dimension intrinsèque à l’objet et comme option cognitive ou méthodologique choisie par le chercheur implique une rupture avec une logique d’échelles préconstituées, mobilisées « clés en main », comme c’est souventle cas pour le national ou pour les grandes dates de la chronologie politique qui s’imposent comme des cadres naturels d’analyse, définis indépendamment de l’objet.
25Ce problème des échelles a déjà fait l’objet d’innombrables développements. Il a notamment été posé en termes de rapports entre le micro et le macro, et exploré en particulier par la microstoria italienne, l’approche « multiscopique » française ou encore l’Alltagsgeschichte allemande. En dépit de leurs spécificités [30], ces trois approches ont pour dénominateur commun d’aborder la question des échelles principalement comme un problème de choix du niveau d’analyse par le chercheur. Ainsi la microstoria fait-elle le choix du micro pour montrer en quoi il peut enrichir et faire évoluer les catégories utilisées traditionnellement par l’analyse macro [31]. Ses adeptes les plus radicaux vont jusqu’à ramener l’ensemble des phénomènes à une échelle micro en vertu d’un parti pris sous-jacent selon lequel le micro engendrerait le macro [32]. Les propositions d’approches multiscopiques développées en France cherchent, quant à elles, à échapper à une telle perspective dichotomique, en envisageant les « jeux d’échelles » comme un changement de focale pour varier les points de vue sur le passé. À travers ce principe, le local apparaît comme une « modulation particulière » du global et, en même temps, comme une version « différente » des réalités macro-sociales [33]. Enfin, l’Alltagsgeschichte fonde le choix du micro et la critique du macro sur une anthropologie des rapports sociaux [34]. Mais en ramenant trop exclusivement la question des échelles à un choix théorique ou méthodologique, la microstoria, l’approche multiscopique et l’Alltagsgeschichte ne posent pas vraiment le problème de l’articulation empirique et du couplage de différentes échelles au niveau de l’objet lui-même. Or les échelles sont autant affaire de choix intellectuel qu’elles sont induites par les situations concrètes d’action propres aux objets étudiés.
26En règle générale, les objets empiriques relèvent de plusieurs échelles à la fois et échappent à des approches à focale unique. C’est le cas, par exemple, de la constitution de la catégorie de chômage en Allemagne entre 1890 et 1927 [35]. Ses protagonistes agissent, simultanément ou successivement, à différents niveaux : municipal, national, voire international, de telle sorte que ces différentes échelles s’y constituent en partie les unes à travers les autres. Les échelles ne sauraient ici êtreréduites à un facteur explicatif externe, mais sontpartie intégrantede l’analyse. Ainsi, d’un point de vue spatial, elles renvoient à la pluralité des scènes, des logiques et des interactions dont relève l’objet d’analyse [36]. D’un point de vue temporel, elles soulèvent la question des temporalités à la fois de l’observateur, de l’objet et de leurs interférences à la confluence entre empirie et méthodologie. L’attention portée à leurs couplages et articulations permet de rendre compte d’interactions constitutives de phénomènes complexes, non réductibles à des modèles linéaires.
27Le transnational offre une bonne illustration de ce double enjeu. Dans une perspective d’histoire croisée, le transnational ne peut pas simplement être considéré comme un niveau d’analyse supplémentaire qui viendrait s’ajouter au local, régional ou national, selon une logique de changementdefocale. Il est, au contraire, appréhendé en tant que niveau qui se constitue en interaction avec les précédents et qui génère des logiques propres, avec des effets en retour sur les autres logiques de structuration de l’espace. Loin de se limiter à un effet de réduction macroscopique, l’étude du transnational fait apparaître un réseau d’interrelations dynamiques, dont les composantes sont en partie définies à travers les liens qu’elles entretiennent et les articulations qui structurent leurs positions [37]. Envisagée sous cet angle, l’histoire croisée peut ouvrir des pistes prometteuses pour l’écriture d’une histoire de l’Europe qui ne se réduise pas à la somme des histoires des États membres ou de leurs relations politiques, mais prenne en compte la diversité des transactions, négociations et réinterprétations qui se jouent sur différentes scènes autour d’une grande variété d’objets et dont la combinaison contribue à façonner une histoire européenne à géométrie variable.
28L’approche en termes de croisements plaide ainsi en faveur du dépassement des raisonnements opposant micro et macro, pour insister au contraire sur leur inextricable imbrication. La notion d’échelle n’y renvoie pas au micro ou au macro, mais aux différents espaces au sein desquels s’inscrivent les interactions constitutives du processus analysé. En d’autres termes, les échelles dont il est question sont celles construites ou mobilisées dans les situations étudiées, elles sont aussi bien spatiales que temporelles, et leurs variations n’y sont pas l’apanage exclusif du chercheur mais également le fait des protagonistes des situations étudiées. On voit donc que le croisement appartient à la fois au registre de l’objet d’étude et à celui des procédures de recherche liées aux choix du chercheur. Dans sa version la plus exigeante, l’histoire croisée vise à établir des connexions entre les deux registres et à mailler ainsi empirie et réflexivité.
Une induction pragmatique...
29Mais comment étudier, objectiver ces diverses formes de croisement ? L’exemple des échelles a permis de formuler quelques propositions qu’il convient maintenant d’approfondir. Insister sur la nécessité de partir de l’objet de recherche et des situations concrètes d’action débouche sur une démarche inductive et pragmatique. D’un point de vue épistémologique, toute production de connaissance socio-historique associe certes procédures inductives et déductives, mais dans des proportions variables [38]. Dans le cas de la comparaison, où la part déductive est souvent importante, les problématiques nationales préalablement données et cristallisées dans une langue et des catégories d’analyse particulières risquent alors de préfigurer une partie des résultats. L’histoire croisée n’échappe pas à la pesanteur de ce formatage national préétabli, mais son infléchissement inductif vise à en limiter les effets à travers un dispositif d’enquête dans lequel les objets, les catégories et les grilles d’analyse s’ajustent au fur et à mesure de la recherche. Ainsi Nicolas Mariot et Jay Rowell montrent dans une étude des visites de souveraineté en France eten Allemagneà la veille de la PremièreGuerre mondiale, commentla transposition d’une problématique de recherche et d’une grille d’enquête d’un pays à l’autre peut être mise à l’épreuve à travers l’analyse du déroulement des visites dans chacun des deux pays. En révélant une dissymétrie des situations, non seulement dans le déroulement, mais également dans la vocation symbolique de ces visites, en pointant d’importants décalages entre les différentes manières de concevoir et de catégoriser l’action publique ou les relations entre le centre et la périphérie, une telle mise à l’épreuve amène à réviser la problématique de départ et à reformuler les catégories qui la structurent [39]. Le principe de l’induction fait donc ici référence à un processus deproduction de connaissancedontles différents éléments sontdéfinis et, au besoin, repositionnés les uns par rapport aux autres. Son caractère pragmatique doit en outre permettre de limiter la tentation des constructions a priori et de contourner l’écueil de l’essentialisme des catégories trop figées.
30L’induction pragmatique implique par conséquent de partir de l’objet d’étude et des situations d’action dans lesquelles il est pris et se déploie, en fonction d’un ou plusieurs points de vue certes préalablement définis, mais soumis à des réajustements permanents au gré de l’investigation empirique. S’appuyer sur les situations permet d’échapper à un « usage commode et paresseux du contexte [40] », en refusant son caractère générique et pré-établi, et en intégrant une réflexion sur les principes qui régissent sa définition. S’y substitue une analyse de la manière dont les personnes se rattachent effectivement au monde, de la construction spécifique de celui-ci et du contexte engagée par cette activité dans chaque cas particulier, et, enfin, des usages auxquels cette construction donne lieu. L’attention portée aux situations est ainsi une façon de se départir du caractère d’extériorité, souvent plaqué, du contexte pour le rendre partie intégrante de l’analyse. Tout comme le choix des échelles, la définition du contexte n’est pas le privilège du chercheur. Elle renvoie aussi à des référentiels propres aux objets et aux activités étudiés et devient, sous cette forme, une dimension importante de l’histoire croisée. Ainsi, elle intègre dans le travail de contextualisation opéré par le chercheur la dimension référentielle des objets et des pratiques analysés, tenant compte à la fois de la variété des situations d’action dans lesquelles les rapports au contexte se structurent et de l’effet que l’étude de ces situations exerce sur les procédés analytiques du chercheur [41]. Dans cette acception, la notion de situation désigne non seulement un cadre spécifique d’action tel qu’il est défini par Erving Goffman, mais également – ce qui importe autant ici – les interactions particulières qui prévalent dans ce cadre [42]. La référence à l’action place, quant à elle, la dynamique des activités concrètes des personnes dans des situations données au coeur de l’analyse. Par-delà les constructions pré-établies, l’approche pragmatique permet ainsi d’identifier, d’une part, les références et les catégories effectivement déployées dans l’action, d’autre part, les manières dont elles sont déployées [43].
31L’induction pragmatique ne signifie pas pour autant se cantonner à un niveau micro, ou se limiter à une juxtaposition de situations, au détriment de toute forme de généralisation. Mais la généralisation procède alors de la combinaison de ces diverses situations et des logiques d’action qui leur sont propres [44]. L’émergence de formes communes d’organisation du concert au XIXe siècle en Europe peut être ainsi étudiée à partir de constellations locales, très variées, et à travers les pratiques concrètes des acteurs. Des institutions comme les sociétés de concerts ou des figures génériques comme l’imprésario et l’agent de concerts naissent, en effet, dans une pluralité de configurations et selon des logiques qui ne peuvent se réduire à un processus d’évolution linéaire, que certains voudraient résumer dans une commercialisation progressive ou une différenciation généralisée des fonctions liées à l’organisation du concert. Leurs contours se définissent, au contraire, à travers la rencontre entre des attentes et des stratégies d’acteurs parfois contradictoires auxquelles elles répondent tout en les structurant [45]. De la même manière, l’induction pragmatique ne signifie pas se restreindre à des temporalités courtes d’action au détriment de la longue durée. Au contraire, le temps long des structures s’y conjugue aux conjonctures courtes de l’action, dans une analyse de l’activité sociale fondée sur l’étude des rapports dynamiques entre action et structure. De ce point de vue, l’activité des personnes se révèle tout à la fois structurée et structurante [46], dans une relation d’interférences réciproques entre structure et action. Mais cette structuration est moins déterminée par la nécessité d’un processus irréversible que par le croisement dans l’action de contraintes et de ressources qui sont pour partie structurellement données, pour partie liées à la contingence des situations [47]. Ainsi, par exemple, la plupart de nos institutions relèvent d’un double ancrage, à la fois dans une histoire structurelle longue qui marque leur logique et leur fonctionnement, et dans des conjonctures singulières d’action décisives pour leur avènement et leur transformation [48]. Le point de vue d’une pragmatique sociale permet de penser l’interdépendance de ces deux dimensions, à partir du repérage des glissements et des décalages qui interviennent dans le cours de l’action et qui autorisent des moments d’innovation institutionnelle. Attentive tout à la fois aux conjonctures courtes d’action et aux conditions structurelles de possibilité de cette dernière, une telle approche ouvre des perspectives pour penser ensemble le changement et la stabilité.
... et réflexive
32Comme l’illustre l’exemple des échelles, cette induction pragmatique est aussi réflexive. C’est là un des points qui distinguent l’histoire croisée aussi bien du comparatisme – qui, idéalement, postule l’existence d’un point de vue extérieur permettant à la fois de construire des objets comparables et de leur appliquer des questionnaires analytiques communs – que des études de transfert – qui, le plus souvent, ne mettentpas en question leurs présupposés référentiels. Nous n’aborderons pas ici la question de fond, débattue depuis plus d’un siècle dans les sciences sociales [49]. Nous nous contenterons de souligner quelques aspects par lesquels l’histoire croisée peut contribuer à relever le défi de la réflexivité. Autant l’induction pragmatique que les procédures d’historicisation qui lui sont associées dans l’histoire croisée génèrent des formes de réflexivité. Liée aux logiques de l’action, l’induction pragmatique conduit à réajuster les principes et la logique de l’enquête au fur età mesure de son déploiement. L’historicisation quantà elle met en relation des échelles spatio-temporelles variées avec différents régimes d’historicité et des positions d’observation elles-mêmes historiquement situées.
33L’histoire croisée des disciplines permet d’illustrer certains aspects d’une telle problématique de la réflexivité. Selon que l’on considère les imbrications des historiographies allemande et américaine après 1945 à partir d’un point de vue allemand, américain ou français, on obtient des perspectives, et, du coup, des interprétations, assez différentes. L’émigration et l’exil d’historiens allemands aux États-Unis, la réimportation en Allemagne, après 1950, de théories originellement allemandes mais entre-temps acclimatées et américanisées – ce fut le cas de larges pans de la sociologie weberienne –, couplées à des phénomènes de réception comme celle de l’école de Chicago, fondent autant d’imbrications qui incitent à réévaluer les points de vue à partir desquels les différentes interprétations ont été élaborées. Des dénominations courantes comme la « sociologie allemande » deviennent fluides, difficiles à utiliser sans précaution, sans parler de notions complexes comme l’Historismus et ses traductions historicism, historicisme, istorismo, etc., qui renvoient chacune à des perceptions, des traditions et des méthodologies différentes [50]. En conséquence, le chercheur est aujourd’hui amené à considérer ses propres concepts et instruments analytiques comme le résultat d’un processus de croisement complexe où des traditions nationales et disciplinaires se sont amalgamées selon des configurations variées, et à réintroduire dans son enquête les points de vue correspondants.
34La publication et la réception de L’orientalisme d’Edward Said illustre une autre manière d’aborder la question de la réflexivité en termes de croisement [51]. Se plaçant lui-même, du fait de sa socialisation familiale et intellectuelle, dans une double situation d’hybridité et d’exil [52], Said a tenté de réélaborer la vision globale d’un « Orient » développée, à partir de la fin du XVIIIe siècle, par les sociétés « occidentales » en quête d’altérité culturelle [53]. Sa construction est déjà en elle-même le résultat d’un double croisement : au niveau de l’enquête, qui croise des points de vue « orientaux » et « occidentaux », et sur le plan de l’objet, puisque la représentation de l’Orient produite par les sociétés occidentales contient en creux l’image réflexive de l’Occident. Mais la réception du livre a encore suggéré d’autres types de croisement. Ainsi L’orientialisme s’inscrirait dans un mouvement d’« occidentalisme », c’est-à-dire une représentation de l’Occident produite par les non-occidentaux qui reprendrait, en les inversant, des caractéristiques structurelles de l’orientalisme comme la construction d’une altérité, le principe dichotomique et la tendance à la totalisation [54]. Dans l’histoire des concepts, ce type d’inversion a été qualifié par Reinhart Koselleck de « contre-concept asymétrique » (Asymmetrischer Gegenbegriff), étant entendu que, pour lui, des concepts fondamentaux génèrent souvent des concepts antonymes, « asymétriques », parce que secondaires et donc clairement subordonnés aux concepts fondamentaux premiers [55].
35Dans la perspective de l’histoire croisée cependant, on insistera plutôt sur les interactions et les effets de réflexivité induits par le système de « double miroir ». Peu importe de savoir si l’orientalisme des « Occidentaux » ne fait que refléter leur propre représentation de l’Occident, ou encore si l’occidentalisme des « Orientaux » ne fait qu’inverser les principes de « l’orientalisme » des occidentaux. L’histoire croisée vise plutôt à mettre en évidence le tissu épais des entrecroisements, à partir des références effectivement mobilisées par les uns et les autres dans l’élaboration de leurs représentations respectives. Ce faisant, elle ne s’enferme pas dans un espace d’indécision relativiste ou de rapports spéculaires à l’infini, où les différentes positions s’annuleraient. Au contraire, elle propose d’utiliser le croisement des perspectives et le déplacement des points de vue pour produire des effets de connaissance propres. La réflexivité à laquelle elle ouvre n’est pas un formalisme vide, mais un champ relationnel créateur de sens.
Le travail sur les catégories
36L’orientalisme de Said illustre par ailleurs l’impact analytique des catégories utilisées. Il s’agit là d’un autre point soulevé par l’histoire croisée. En effet, face à l’écueil des comparaisons dissymétriques – postulant la similitude des catégories sur la base d’un simple équivalent sémantique, sans interroger les pratiques souvent divergentes qu’elles recouvrent – ou négatives – jaugeant une société à l’aune de l’absence d’une catégorie, retenue parce que pertinente dans le milieu d’origine du chercheur –, une vigilance toute particulière s’impose. Cette vigilance peut s’exercer à travers un travail systématique sur les catégories, au double sens de catégories d’action et d’analyse [56].
37Si tout raisonnement procède par catégorisation, celle-ci demeure souvent implicite, alors que son explicitation semble une base nécessaire à toute recherche comparative [57]. Savoir de quoi on parle et d’où l’on parle : ce double enjeu est central pour l’histoire croisée. Parce que les catégories sont à la fois le produit d’une construction intellectuelle et le point d’appui de l’action, elles posent de manière incontournable la question du rapport entre connaissance et action, à la fois dans les situations étudiées et au niveau du protocole d’enquête. À travers l’attention qui leur est prêtée, s’ouvre une voie possible pour tenir ensemble empirie et réflexivité.
38Mais cette prise en compte ne vise pas tant la catégorie pour elle-même que ses différents éléments constitutifs et leur agencement. Or ces derniers sont susceptibles de variations et de fluctuations qui invitent à rompre avec l’intangibilité des catégories, pour prendre en considération leur labilité. Échapper à l’essentialisme des catégories suppose ici de raisonner en termes de processus situé de catégorisation – le processus renvoyant aux interactions à la fois temporelles et spatiales constitutives de la catégorie. Des catégories comme celle de paysage (on pourrait faire la même démonstration pour le chômage, la culture, la vieillesse, la maladie, les ouvriers, les cadres, etc.) sont historiquement datées et partiellement structurées par les problématiques qui ont présidé à leur constitution. Pour le paysage et ses équivalents – toujours approximatifs, dans les autres langues et cultures –, cette constitution a été progressive et a mis en jeu, au sein même de chaque entité nationale, une pluralité de logiques de catégorisations propres aux différents groupes, lieux ou personnes impliqués dans le processus : artistes, associations de botanistes, ligues et sociétés locales d’embellissement, associations de riverains, etc. Seule une approche située permet de mettre en évidence les enjeux spécifiques de catégorisation qui ont pu prévaloir au niveau de ces différents groupes à des époques diverses, et qui, tout en n’étant plus perceptibles aujourd’hui, contribuent cependant à façonner les pratiques patrimoniales qui ont actuellement cours en France et en Allemagne [58]. L’approche processuelle permet ainsi de mieux cerner les implications des découpages catégoriels, notamment en interrogeantleurs diverses composantes, plus ou moins stabilisées. Se référerà lacatégorisation implique par conséquent de raisonner non pas de manière abstraite et générale, mais en liaison avec l’étude des dispositifs d’action, des schèmes d’interprétation et des procédures de généralisation qui concourent à l’institution d’une catégorie générique [59]. Par-delà l’intérêt qu’elle présente pour l’analyse et la compréhension des rapports entre des personnes ou des entités ne partageant pas les mêmes systèmes de référence, une telle mise en perspective catégorielle permet, grâce à l’introduction d’une dimension diachronique, d’échapper à l’emprise de modèles culturels implicites et réducteurs. Cette dimension ouvre à la problématique de l’historicisation et à la manière dont l’histoire croisée se rapporte au champ historique.
Historiciser
39De ce qui précède, il ressort que l’histoire croisée convie le chercheur à questionner l’historicité tant de ses objets que de sa démarche. Cependant, si, comme nous l’avons dit, l’approche proposée touche l’ensemble des sciences sociales, pourquoi, dans ces conditions, maintenir le terme générique d’histoire ? Plusieurs raisons motivent ce choix. D’abord le mouvement d’historicisation des savoirs en sciences sociales dans lequel la plupart de nos disciplines se trouvent engagées. Commencée dès le début du XIXe siècle, renforcée par les crises successives des différents positivismes et accélérée par les remises en cause récentes des objectivismes scientifiques [60], l’historicisation est aujourd’hui une dimension incontournable de la production de connaissance sur les sociétés humaines. Y participent l’ensemble des sciences sociales, même celles qui, comme l’économie, ont tendance à se penser avant tout comme des sciences du présent. Pris sous l’angle qui nous intéresse ici, historiciser signifie articuler la donnée fondamentale de la réflexivité et les temporalités multiples qui entrent dans la construction de l’objet dès qu’on l’envisage comme une production située dans le temps et dans l’espace. L’histoire croisée participe à cette entreprise en ouvrant des pistes susceptibles de repenser, dans le temps historique, les rapports entre l’observation, l’objet d’étude et les instruments analytiques mis en oeuvre. Ensuite, la référence à l’histoire se justifie par l’attention portée au processus de constitution àla fois des objets et des catégories, ainsi qu’à la genèse des configurations d’analyse et d’action. Ici aussi, c’est moins la dimension temporelle en elle-même que l’incidence de la pluralité des temporalités sur l’identification des objets et la construction des problématiques qui est en jeu. Cet appui sur l’histoire englobe donc un substrat commun aux disciplines qui, à un titre ou à un autre, sont confrontées à l’historicité de leurs matériaux et de leurs outils. Enfin, le terme « histoire » renvoie aussi à la composante narrative, descriptive et compréhensive de toute science sociale empirique. Cette narration peut être menée au présent, pour décrire une situation, ou traiter du passé, pour rendre intelligible certains aspects constitutifs de l’objet d’étude [61]. À condition d’être contrôlés sur le plan analytique, les agencements d’une mise en récit peuvent constituer un apport heuristique fécond pour l’ensemble des sciences sociales [62]. L’un des enjeux de l’histoire croisée est de reconceptualiser certains aspects de cesrapports multiples entrehistoireet sciences sociales.
40L’historicisation engage à la fois le chercheur et son rapport à l’objet. Elle vise donc autant les phénomènes du passé que la manière de les aborder, en établissant un lien entre les deux dimensions. Référée à l’objet d’étude, l’historicisation intervient à la fois en amont et en aval du croisement, pris au sens de point d’intersection et de mise en relation. En amont, elle porte sur la dimension historique constitutive des éléments qui se croisent et sur l’histoire du croisement lui-même. L’objet est ainsi construit en fonction d’une problématique de croisement dont il est le vecteur. Ceci implique, notamment, que le croisement n’est pas considéré comme une figure abstraite donnée par avance, mais comme un développement temporel déployant son historicité propre. En aval, l’historicisation porte sur lesconséquences du croisement. À ce niveau aussi, l’inscription historique opère suivant une logique de contextualisation à double sens : tenant compte de la constitution historique de l’objet, elle explore les effets que ce dernier exerce sur un environnement qu’il contribue à transformer; autant d’aspects qui renvoient à une histoire complexe, donnant toute leur place aux interrelations et à l’interdépendance de ses différentes composantes. Mais l’histoire croisée ne saurait pour autant se confondre avec une histoire totale. En partant de la dynamique des activités sociales en rapport avec un objet d’étude particulier, elle vise au contraire des phénomènes spécifiques, à l’exclusion d’autres formes d’interaction qui ne relèvent pas du croisement. Un tel point de départ signifie que l’objet d’étude n’a pas une forme définitive posée par avance, mais qu’il s’agit de le circonscrire et de le préciser à travers l’enquête. Cela implique, entre autres, que les catégories utilisées ne sont pas données une fois pour toutes, mais soumises elles aussi à un travail d’historicisation. On retrouve ici, déployée dans les différentes temporalités de l’histoire, le principe de l’approche inductive.
41Processuelle, l’histoire croisée est une démarche ouverte prenant en compte, d’un point de vue interne, les variations de ses composantes et, d’un point de vue externe, sa spécificité par rapport à d’autres histoires possibles. Elle s’apparente à une histoire des problèmes et des questionnements, cherchant à éviter le double essentialisme d’une objectivation par les faits – qui seraient directement accessibles à l’observateur – et d’une réification des structures – qui détermineraient à l’avance, selon un principe tautologique, les résultats de l’enquête. À l’opposé d’une perspective essentialiste, l’idée de croisement pointe d’abord une interaction qui ensuite – et c’est là l’une de ses caractéristiques décisives – modifie les élémentsqui interagissent. En ce sens, elle ouvre vers une histoire « au second degré ». Ainsi, dans le domaine d’une histoire croisée des disciplines de sciences humaines, l’historicisation porte non seulement sur les phénomènes de catégorisation et de conceptualisation propres à chaque discipline ou sous-discipline, mais encore sur le travail de traduction entre les ensembles dont elle traite ainsi que surles déplacements de frontière et les transformations induits par les interactions. Au niveau des questionnements, elle peut, ensuite, explorer les voies à travers lesquelles les problématiques se sont constituées et ont à leur tour interagi, dans des configurations institutionnelles variées d’une discipline et d’un pays à l’autre [63]. Une histoire croisée de la construction différenciée du Moyen  ge en Europe au XIXe siècle – objet qui échappe à la fois à une approche comparatiste et à une recherche en termes de transferts – peut ainsi illustrer tant les modalités de la constitution du questionnement que le jeu des transactions dont elle se nourrit [64]. Elle permet enfin, par le biais de la variation des échelles temporelles et la problématique de la réflexivité, d’inscrire cet objet dans des questionnements sur les usages contemporains de la référence au Moyen Âge et sur ses rapports aux conceptions de la modernité. Plus généralement, plutôt que de plier ses matériaux à des paradigmes fonctionnalistes ou structuralistes, l’histoire croisée cherche donc à adapter ses instruments analytiques à la spécificité de son objet. En tant qu’histoire-problème portant sur des ensembles de questions communes à différentes disciplines, elle s’inscrit ainsi dans un processus de ré-élaboration historiographique dont elle constitue l’un des maillons.
Réagréger
42Pour autant, l’historicisation des problématiques n’enferme pas l’histoire croisée dans une spirale relativiste. Il est vrai que le réseau interrelationnel tissé par des phénomènes de croisement conduit à articuler la place relative tant des acteurs que des catégories descriptives et analytiques, et donc à les situer les uns par rapport aux autres, dans un processus de déconstruction. En outre, la prise en compte des croisements et leur inscription dans une histoire relativise les positions des uns et des autres de même que leurs conceptualisations respectives. Mais cette relativisation – qui est, au fond, une mise en relation –, loin de déboucher sur un relativisme historique [65], est ici productrice de sens. En partant des écarts entre différents points de vue possibles, en faisant parler leurs différences et la manière dont, historiquement, celles-ci se sont constituées, souvent de façon interdépendante, l’histoire croisée offre la possibilité de réagréger ces éléments et de produire des effets de connaissance propres [66]. Ainsi l’étude développée par Heidrun Friese sur le paradigme de l’espace méditerranéen dans les sciences sociales est tout à la fois une déconstruction du paradigme homogénéisant promu par l’anthropologie anglo-saxonne dans les années 1980, et une recomposition des différents éléments constitutifs des représentations de la Méditerranée, à partir d’une analyse de la diversité interne de l’espace méditerranéen et de son rôle de carrefour [67].
43Si elle n’ouvre pas au relativisme historique, l’histoire croisée ne s’inscrit pas davantage dans une logique de régression historique à l’infini. L’historicisation ne s’y confond pas avec une contextualisation qui pousserait toujours plus loin l’investigation historique, afin d’arriver à une représentation plus détaillée du passé et de ses rapports avec le présent. Elle est au contraire construite et circonscrite en fonction d’un objet et d’une problématique permettant d’identifier des temporalités pertinentes et ainsi de borner le processus d’historicisation. Les enquêtes menées depuis une dizaine d’années en Allemagne sur le thème de « l’historicisation de l’historisme » ont permis de changer le statut et les usages de la notion d’Historismus qui, d’une étiquette plaquée souvent de façon polémique, est devenue un véritable objet historique. Dans un double mouvement d’internationalisation et de décloisonnement disciplinaire, il a été montré, d’une part, comment les débats allemands sur l’historicisme ont été liés aux discussions générales sur le rapport à l’histoire dans d’autres pays européens, et, de l’autre, comment les différentes disciplines, de l’économie à l’histoire en passant par la théologie et la linguistique, ont réagi, chacune à sa manière mais néanmoins reliées entre elles, à la question de la constitution historique des savoirs [68]. Du coup, les questions qui étaient initialement posées en termes de controverse interne à la corporation des historiens, opposant les tenants et les dénonciateurs de l’Historismus, ont trouvé des réponses à travers des opérations d’historicisation croisées, dont les limites se sont en quelque sorte imposées d’elles-mêmes, dans lamesure où la problématique était déplacée et reconfigurée en fonction des résultats de l’enquête. Il apparaît donc que, même si, abstraitement, le bornage de l’historicisation ne semble pas toujours aisé à déterminer, son maniement est, dans la pratique, réglé par des critères d’adéquation entre question et réponse apportée, et ne pose, en général, pas de véritable problème [69].
44Une fois cette précision apportée, il devient possible d’examiner à nouveaux frais les rapports entre diachronie et synchronie dont la coordination reste délicate tant pour la comparaison que pour l’étude des transferts. Quand il porte sur des faits de la vie sociale, chaque acte de production de connaissance combine non seulement des coordonnées situées dans l’espace-temps, mais encore des représentations synchroniques et diachroniques de ce qui advient [70]. En tant qu’opération cognitive, l’identification d’un objet ou d’un processus relève de la synchronie; l’acte logique de repérage ou d’établissement d’un lien, etc., fonctionne selon le principe de l’immédiateté et tend à faire abstraction de la dimension temporelle. En revanche, en tant qu’actions situées dans le temps, ces opérations posent nécessairement l’idée d’un déroulement diachronique, dont elles constituent l’un des moments. Un des apports de l’histoire croisée est qu’elle permet d’articuler ces deux dimensions, là où la comparaison privilégie la mise en oeuvre d’un raisonnement synchronique et où les études de transferts s’attachent à l’analyse de processus diachroniques. À travers l’histoire croisée, les registres synchroniques et diachroniques sont au contraire constamment réagencés l’un par rapport à l’autre.
45On est, ici, proche de ce que Koselleck appelle la « non-contemporanéité du simultané » ou la « simultanéité du non-contemporain » [71], c’est-à-dire l’entrecroisement de temporalités historiques différentes qui, tout en s’écartant d’un standard de mesure commun, s’interpénètrent au point qu’il n’est plus possible de les représenter de façon linéaire et unidimensionnelle [72]. Si, chez R. Koselleck, ces phénomènes sont surtout corrélés à des pratiques savantes et des perceptions différentielles du progrès chez les intellectuels, il est également possible de les analyser à travers d’autres groupes sociaux, en croisant, par exemple, les expériences du temps propres aux agriculteurs et aux ouvriers, ou encore à différentes générations. Mais la proposition se montre également féconde, à la suite des considérations de R. Koselleck, pour l’histoire des disciplines scientifiques où, en dépit de la représentation d’un temps unique inhérent à l’idée de progrès, les activités des différentes communautés disciplinaires, réparties dans des espaces institutionnels, politiques et culturels variés, sont loin d’être réglées par une horloge commune. Tout comme les espaces, ces temporalités sont davantage construites les unes par rapport aux autres. L’idée d’une horloge extérieure indépendante des dynamiques disciplinaires respectives s’efface ici au profit de l’étude de temporalités spécifiques et de leurs logiques de différenciation.
46L’analyse de ces temporalités à la fois différentielles et imbriquées ouvre, par ailleurs, vers des approches qui ont été récemment développées sous l’appellation de Connected ou Shared history. Avec ces courants, l’histoire croisée partage l’idée de « reconnecter » des histoires séparées, en particulier à la suite du cloisonnement produit par l’essor des historiographies nationales. Mais tandis que ces démarches se placent, à titre principal, dans une perspective de « rétablissement/ réhabilitation » d’une réalité enfouie, l’histoire croisée invite en plus le chercheur à tenir compte de sa propre implication dans le processus étudié. L’attention prêtée à la pluralité des points de vue possibles, aux décalages produits par les langues, les terminologies, les catégorisations et conceptualisations, les traditions et usages disciplinaires, ajoute à l’enquête une dimension supplémentaire. À la différence de la simple restitution d’un « déjà là », l’histoire croisée insiste sur ce qui, dans une démarche auto-réflexive, peut être générateur de sens.
47Le croisement, nous l’avons vu, relève à la fois de l’objet et des procédures de recherche. Il agit comme un principe actif, dans lequel se déploie la dynamique de l’enquête, selon une logique d’interactions où les différents éléments se constituent les uns par rapport aux autres, les uns à travers les autres. La prise en compte de cette part d’inclusion active et de ses effets à la fois constitutifs et transformationnels est au coeur de l’histoire croisée. Elle implique des opérations d’ancrage mobile reliant aussi bien l’observateur à l’objet que les objets entre eux. Les éléments de l’espace de compréhension ainsi configuré – dont l’observateur est lui-même partie prenante – ne sont donc pas fixes, mais définis à partir de leurs interrelations dynamiques. Il en résulte un processus d’ajustement permanent qui vise simultanément la position respective des éléments et les procédés de leur engendrement.
48Au-delà de ces traits distinctifs dérivés du concept de croisement, l’histoire croisée invite aussi à repenser la tension fondamentale entre les opérations logiques de production de la connaissance et l’historicité à la fois de l’objet et de l’approche qui produit cette connaissance. Nous avons vu que, pour des questions comme le choix des échelles, la construction du contexte ou encore les processus de catégorisation, l’histoire croisée invite à un va-et-vient entre les deux pôles de l’enquête et de l’objet. En interrogeant, de façon systématique, les relations entre ces deux pôles, elle cherche – en choisissant ses terrains – à répondre à la question de l’inscription historique des connaissances produites par les sciences sociales. Le défi épistémologique reste et restera, certes, entier. Mais la mise en oeuvre de l’agenda de recherche ainsi esquissé conduit à ouvrir de nouveaux chantiers, susceptibles de modifier les conditions dans lesquelles l’expérience intellectuelle est menée.
Mise en ligne 01/02/2003
Notes
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[1]
Pour une présentation de la problématique à partir d’un terrain de recherche allemand, voir UTE DANIEL, Kompendium Kulturgeschichte. Theorien, Praxis, Schlüsselwörter, Francfort, Suhrkamp, 2001.
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[2]
La littérature sur ce sujet est florissante. Pour une présentation récente, on peut se reporter au dossier « Une histoire à l’échelle globale » des Annales HSS, 56-1,2001, pp. 3-123. Pour une étude de cas exemplaire, voir DANIEL DUBUISSON, L’Occident et la religion. Mythes, science et idéologie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998.
-
[3]
Sur ce type d’usage, voir notamment MICHAEL WERNER, « Le prisme franco-allemand : à propos d’une histoire croisée des disciplines littéraires », in H. MANFRED BOCK, R. MEYER-KALKUS et M. TREBITSCH (dir.), Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris, CNRS Éditions, 1993, t. I, pp. 303-316; BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, CLAUDE DIDRY et PETER WAGNER (dir.), Le travail et la nation. Histoire croisée de la France et de l’Allemagne, Paris, Éditions de la MSH, 1999. Pour une présentation plus complète du concept d’histoire croisée appliqué aux problèmes de l’histoire transnationale, voir MICHAEL WERNER et BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, « Vergleich, Transfer, Verflechtung. Der Ansatz der Histoire croisée und die Herausforderung des Transnationalen », Geschichte und Gesellschaft, 28,2002, pp. 607-636.
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[4]
Notre intérêt pour l’histoire croisée s’est d’abord développé à travers notre propre pratique de la comparaison et de l’étude des transferts. Les limites auxquelles a pu se heurter cette pratique pour certains objets a été le point de départ de notre réflexion. C’est la raison pour laquelle cet article privilégiera le positionnement de l’histoire croisée par rapport à la comparaison et à l’étude des transferts, considérant davantage les Connected, Shared ou Entangled histories comme des alternatives à ces deux premières approches, au même titre que l’histoire croisée, bien qu’elles présentent chacune des spécificités que nous évoquerons au fil du texte. À propos de la Connected history, cf. ROBERT W. STRAYER (dir.), The Making of the Modern World. Connected Histories, Divergent Paths. 1500 to the Present, New York, St. Martins Press, 1989; SANJAY SUBRAHMANYAM, « Connected Histories : Toward a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », in V.B. LIEBERMAN (dir.), Beyond Binary Histories : Re-imagining Eurasia to c. 1830, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, pp. 289-315; SERGE GRUZINSKI, « Les mondes mêlés de la Monarchie catholique et autres “connected histories” », Annales HSS, 56-1,2001, pp. 85-117. L’expression de Shared history a été, au départ, utilisée pour l’histoire partagée de groupes ethniques différents et a ensuite été étendue à l’histoire des genres, avant d’être mobilisée dans la discussion sur les Post-Colonial studies; cf. ANN LAURA STOLER et FREDERIC COOPER, « Between Metropole and Colony. Rethinking a Research Agenda », in ID. (dir.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 1-56, ainsi que STUART HALL, « When was the Post-Colonial ? Thinking at the Limit », in I. CHAMBERS et L. CURTI (dir.), The Post-Colonial Question. Common Skies, Divided Horizons, Londres, Routledge, 1996, pp. 242-260. Pour le concept de Entangled history, voir SEBASTIAN CONRAD et SHALINI RANDERIA (dir.), Jenseits des Eurozentrismus. Postkoloniale Perspektiven in den Geschichts- und Kulturwissenschaften, Francfort, Campus, 2002.
-
[5]
Voir notamment MICHEL ESPAGNE, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, 17,1994, pp. 112-121; HEINZ-GERHARD HAUPT et JÜ RGEN KOCKA, Geschichte und Vergleich. Ansätze und Ergebnisse international vergleichender Geschichtsschreibung, Francfort, Campus, 1996; CHRISTOPHE CHARLE, « L’histoire comparée des intellectuels en Europe. Quelques points de méthode et propositions de recherche », in M. TREBITSCH et M.-C. GRANJON (dir.), Pour une histoire comparée des intellectuels, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998, pp. 39-59; MICHEL TREBITSCH, « L’histoire comparée des intellectuels comme histoire expérimentale », in Ibid., pp. 61-78; JOHANNES PAULMANN, « Internationaler Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei Forschungsansätze zur europäischen Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts », Historische Zeitschrift, 3,1998, pp. 649-685; HARTMUT KAELBLE, Der historische Vergleich. Eine Einführung zum 19. und 20. Jahrhundert, Francfort, Campus, 1999; MATTHIAS MIDDELL, « Kulturtransfer und historische Komparatistik, Thesen zu ihrem Verhältnis », Comparativ, 10, 2000, pp. 7-41; MICHAEL WERNER, « Comparaison et raison », Cahiers d’études germaniques, 41,2001, pp. 9-18. Dernière prise de position : GABRIELE LINGELBACH, « Erträge und Grenzen zweier Ansätze. Kulturtransfer und Vergleich am Beispiel der französischen und amerikanischen Geschichtswissenschaft während des 19. Jahrhunderts », in C. CONRAD et S. CONRAD (dir.), Die Nation schreiben. Geschichtswissenschaft im internationalen Vergleich, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 2002, pp. 333-359.
-
[6]
Sur la complémentarité entre comparaison et histoire croisée, voir JÜ RGEN KOCKA, « Comparison and Beyond », History and Theory, 42,2003, pp. 39-44, ici pp. 42-44.
-
[7]
L’histoire croisée s’inscrit dans un débat déjà ancien sur les rapports entre histoire et sciences sociales. Ce débat a été lancé au début du siècle dernier en France par FRANÇOIS SIMIAND, « Méthode historique et science sociale », Revue de synthèse historique, 1903, pp. 1-22 et 129-157. En Allemagne, il a été animé par Simmel et Weber, notamment à travers les travaux de ce dernier sur l’économie historique; travaux qui, tout en s’attachant à des études de cas, raisonnent à partir de considérations épistémologiques. Pour des étapes plus récentes du débat, voir le dossier « Histoire et sciences sociales » des Annales ESC, 38-6,1983, le numéro consacré au Tournant critique (Annales ESC, « Histoire et sciences sociales : un tournant critique », 44-6,1989); JEAN-CLAUDE PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991; de même que PASCALE LABORIER et DANNY TROM (dir.), L’historicité de l’action publique, Paris, PUF, à paraître.
-
[8]
Sur les débats français récents relatifs à la comparaison, voir notamment MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000; le dossier des Annales introduit par LUCETTE VALENSI, « L’exercice de la comparaison au plus proche, à distance : le cas des sociétés plurielles », Annales HSS, 57-1,2002, pp. 27-30, et pp. 31-157 pour les articles du dossier; le travail collectif franco-américain sur les répertoires d’évaluation coordonné par MICHÈLE LAMONT et LAURENT THÉVENOT (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; de même que PATRICK HASSENTEUFEL, « Deux ou trois choses que je sais d’elle. Remarques à propos d’expériences de comparaisons européennes », in ID., Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF, 2000, pp. 105-124.
-
[9]
Sur la comparaison des civilisations, voir HARTMUT KAELBLE, Der historische Vergleich, op. cit., pp. 79-92, ainsi que JÜ RGEN OSTERHAMMEL, Geschichtswissenschaft jenseits des Nationalstaats. Studien zu Beziehungsgeschichte und Zivilisationsvergleich, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 2001. Des observations analogues peuvent bien entendu être faites pour les niveaux de la nation et de la région.
-
[10]
Rappelons que déjà Marc Bloch, dans sa conférence programmatique du congrès d’Oslo, a insisté sur la nécessité d’historiciser les catégories d’analyse. Les différences induites, dans les recherches sur la féodalité, par l’usage des termes français de tenancier et allemand de Höriger offrent au comparatiste un terrain d’étude riche d’enseignements (MARC BLOCH, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse historique, 4,1928, repris dans ID., Mélanges historiques, I, Paris, Éditions de l’EHESS, 1963, pp. 16-40, ici pp. 33-38).
-
[11]
Dans son texte fondateur en introduction à Ethnic Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference, Bergen-Oslo, Universitetsforlaget, 1969, pp. 9-38, Fredrik Barth insistait déjà sur la nécessité de prendre en compte l’interaction aux frontières, à partir de laquelle se définissent les traits distinctifs des entités en présence – ici des « groupes ethniques ». Mais tout en leur assignant un rôle déterminant, Barth limite les effets transformationnels de l’interaction aux processus de définition et aux caractéristiques des groupes, ne mettant nullement en question la cohésion du groupe et maintenant la frontière dans une fonction dichotomisante. Si l’ethnicité est définie aux frontières, elle est, pour Barth, toujours structurée par les principes de l’homogénéité et de la différence.
-
[12]
Elles ont déjà été exposées, en tant que difficultés propres au « raisonnement socio-logique » pris entre les deux pôles de l’expérimentation et de l’historicisation, par J.-C. PASSERON, Le raisonnement sociologique..., op. cit., pp. 57-88.
-
[13]
Pour une présentation de l’approche des transferts, voir MICHEL ESPAGNE et MICHAEL WERNER, « La construction d’une référence culturelle allemande en France, genèse et histoire », Annales ESC, 42-4,1987, pp. 969-992, et ID., « Deutsch-französischer Kulturtransfer als Forschungsgegenstand », in M. ESPAGNE et M. WERNER, Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand ( XVIIIe - XIXe siècles), Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1988, pp. 11-34. Pour des compléments apportés à travers l’étude des transferts germano-britanniques, voir RUDOLF MUHS, JOHANNES PAULMANN et WILLIBALD STEINMETZ (dir.), Aneignung und Abwehr. Interkultureller Transfer zwischen Deutschland und Grobbritannien im 19. Jahrhundert, Bodenheim, Philo, 1998; pour les relations entre l’Amérique et l’Europe, voir LAURIER TURGEON, DENYS DELÂGE et RÉAL OUELLET (dir.), Transferts culturels et métissages. Amérique/Europe ( XVIe -XXe siècles), Laval, Presses universitaires, 1996.
-
[14]
Pour ces différents exemples, voir, dans l’ordre d’énumération, JEAN-YVES GRENIER et BERNARD LEPETIT, « L’expérience historique. À propos de C.-E. Labrousse », Annales ESC, 44-6,1989, pp. 1337-1360; ÉLISABETH DÉCULTOT et CHRISTIAN HELMREICH (dir.), « Le paysage en France et en Allemagne autour de 1800 », Revue germanique internationale, 7,1997; le dossier dirigé par FRÉDÉRIC BARBIER en collaboration avec MICHAEL WERNER, « Le commerce culturel des nations : France-Allemagne, XVIIIe - XIXe siècle », Revue de synthèse, 113-1/2,1992, pp. 5-14 et 41-53, ainsi que HELGA JEANBLANC, Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811-1870), Paris, CNRS Éditions, 1994; enfin SIDNEY WILFRED MINTZ, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking, 1985.
-
[15]
Cf. KATIA DMITRIEVA et MICHEL ESPAGNE (dir.), Philologiques IV. Transferts triangulaires France-Allemagne-Russie, Paris, Éditions de la MSH, 1996.
-
[16]
Des cas de ce type ont fait partie de l’agenda de recherche sur les transferts : MICHEL ESPAGNE et MICHAEL WERNER, « Deutsch-französischer Kulturtransfer... », art. cit., p. 34, mais ils n’ont guère été suivis d’études empiriques.
-
[17]
Ce n’est que par extension que le terme prend le sens de « passer à côté de, en allant en sens contraire ». Le Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1988, p. 427.
-
[18]
Sur les fondements philosophiques d’une discussion des transformations induites par la mise en relation avec l’Autre, voir notamment MICHAEL THEUNISSEN, Der Andere. Studien zur Sozialontologie der Gegenwart, Berlin-New York, Walter de Gruyter, [1965] 1981.
-
[19]
Sur le métissage, voir SERGE GRUZINSKI, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, plus particulièrement pp. 33-57.
-
[20]
En ce qu’elle s’intéresse aux phénomènes de transformation, l’étude des transferts aborde assurément certains aspects du changement, mais se limiter aux seuls transferts ne permet pas de rendre compte du changement radical lorsque de nouvelles choses, catégories, pratiques ou institutions voient le jour. En d’autres termes, les transferts participent dans bien des cas du changement, mais la compréhension de ce dernier ne s’épuise généralement pas dans les premiers. Il en va de même de la Connected history qui, certes, prend en considération certains aspects du changement, mais ne permet guère de le penser en tant que tel.
-
[21]
SEBASTIAN CONRAD, « La constitution de l’histoire japonaise. Histoire comparée, histoire des transferts et interactions transnationales », in M. WERNER et B. ZIMMERMANN (dir.), Histoire croisée..., op. cit., à paraître. Par ailleurs, les historiographies « nationales » générées pendant le colonialisme peuvent également être analysées en termes de croisement.
-
[22]
KAPIL RAJ, « Histoire européenne ou histoire transcontinentale ? Les débuts de la cartographie britannique extensive, XVIIIe - XIXe siècle », in Ibid.
-
[23]
CHRISTINE LEBEAU, « Éloge de l’homme imaginaire : la construction de la figure de l’administrateur au XVIIIe siècle », in Ibid.
-
[24]
L’expression « point de vue » est utilisée ici non pas dans un sens subjectif, mais au sens littéral de point d’observation qui détermine un certain angle de vue (MAX WEBER, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1992, p. 172).
-
[25]
Pierre Bourdieu a beaucoup insisté sur ce point dans l’ensemble de son oeuvre. Voir, notamment, PIERRE BOURDIEU, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 155 sq.
-
[26]
Au sens d’ANTHONY GIDDENS, New Rules of Sociological Method, Londres, Hutchingson, 1974.
-
[27]
Cette question a notamment été abordée par JOCELYNE DAKHLIA, « “La culture nébuleuse” ou l’Islam à l’épreuve de la comparaison », Annales HSS, 56-6,2001, pp. 1177-1199, ici p. 1186 sq.
-
[28]
Nous savons la complexité de ce type de désignation, notamment à partir du moment où les parcours de formation commencent à être de plus en plus imbriqués et prévoient des formes d’intégration qui brouillent les différentes assignations à des registres d’appartenance.
-
[29]
Ce problème est particulièrement aigu dans les sciences sociales, dont les enquêtes sont soumises à une tension permanente entre, d’une part, des procédures définies pour être objectives et constatatives et, d’autre part, une dimension normative et prescriptive, résultant du fait que le chercheur est aussi un être social. Mais de nombreuses études ont montré qu’il se posait également dans les sciences dures : cf. BRUNO LATOUR et STEVE WOOLGAR, Laboratory Life. The Social Construction of Scientific Facts, Londres, Sage, 1979; BARRY BARNES, DAVID BLOOR et JOHN HENRY, Scientific Knowledge. A Sociological Analysis, Chicago, University of Chicago Press, 1996; DOMINIQUE PESTRE, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, 50-3,1995, pp. 487-522, avec un état de la recherche et des indications bibliographiques nombreuses.
-
[30]
Pour le positionnement de l’approche multiscopique par rapport à la microstoria, voir notamment PAUL-ANDRÉ ROSENTAL « Construire le macro par le micro : Fredrik Barth et la microstoria », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, pp.141-159.
-
[31]
Voir notamment CARLO GINZBURG et CARLO PONI, « La micro-histoire », Le Débat, 17,1989, pp. 133-136; GIOVANNI LEVI, Le pouvoir au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, [1985] 1989.
-
[32]
MAURIZIO GRIBAUDI, « Échelle, pertinence, configuration », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 113-139.
-
[33]
JACQUES REVEL, « Micro-analyse et construction du social », in ID., Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 15-36, ici p. 26.
-
[34]
ALF LÜ TDKE (dir.), Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la MSH, [1989] 1994; WINFRIED SCHULZE (dir.), Sozialgeschichte, Alltagsgeschichte, Mikro-Historie, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994; JÜ RGEN SCHLUMBOHM (dir.), Mikrogeschichte – Makrogeschichte : komplementär oder inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein, 1999.
-
[35]
BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, La constitution du chômage en Allemagne. Entre professions et territoires, Paris, Éditions de la MSH, 2001.
-
[36]
Martina Löw insiste, dans sa sociologie de l’espace, sur cette dimension relationnelle et labile des espaces composés d’objets et d’individus qui se déplacent par-delà les systèmes de coordonnées géographiques, institutionnelles, politiques, économiques ou sociales qui visent à stabiliser les espaces par l’instauration de frontières (MARTINA LÖ W, Raumsoziologie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001).
-
[37]
Pour de plus amples développements concernant les relations entre l’histoire croisée et le transnational, voir M. WERNER et B. ZIMMERMANN, « Vergleich, Transfer, Verflechtung... », art. cit., p. 628 sq.
-
[38]
Pour une discussion récente de la question, voir HILARY PUTNAM, Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
-
[39]
NICOLAS MARIOT et JAY ROWELL, « Visites de souveraineté et construction nationale en France et en Allemagne à la veille de la Première Guerre mondiale : une comparaison asymétrique », in M. WERNER et B. ZIMMERMANN (dir.), Histoire croisée..., op. cit.
-
[40]
Pour faire écho à une critique formulée par J. REVEL, « Micro-analyse et construction du social », art. cit., p. 25.
-
[41]
J.-C. PASSERON, Le raisonnement sociologique..., op. cit., ici pp. 85-88 et 368-370, est allé le plus loin dans l’analyse du défi posé par la construction du contexte, notamment pour la démarche comparative, sans pour autant avancer des propositions méthodologiques concrètes. L’histoire croisée invite, quant à elle, à lier deux niveaux de construction du contexte, celui des opérations analytiques effectuées par le chercheur et celui des situations d’action analysées.
-
[42]
ERVING GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991, notamment pp. 19,35 et 37. Pour une approche plus large de la notion de situation et de ses usages, se reporter à MICHEL DE FORNEL et LOUIS QUÉRÉ (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-10 », 1999.
-
[43]
Sur la théorie de l’action, nous nous référons notamment ici aux travaux suivants : LUC BOLTANSKI et LAURENT THÉVENOT, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991; PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ (dir.), Les formes de l’action, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-1 », 1990; PAUL LADRIÈRE, PATRICK PHARO et LOUIS QUÉRÉ, La théorie de l’action. Le sujet pratique en débat, Paris, Éditions du CNRS, 1993; BERNARD LEPETIT, « Le présent de l’histoire », in ID. (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 273-298.
-
[44]
Selon un procédé proche de l’ethnographie combinatoire fondée par ISABELLE BASZANGER et NICOLAS DODIER sur la constitution d’une « jurisprudence ethnographique » : « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue française de sociologie, 38,1997, pp. 37-66. Pour une tentative de transposition en histoire, voir B. ZIMMERMANN, La constitution du chômage..., op. cit.
-
[45]
Voir HANS-ERICH BÖ DEKER, PATRICE VEIT et MICHAEL WERNER (dir.), Concerts et publics. Mutations de la vie musicale 1789-1914 : France, Allemagne, Grande-Bretagne, Paris, Éditions de la MSH, 2002.
-
[46]
Se reporter, sur ce point, à ANTHONY GIDDENS, La constitution de la société, Paris, PUF, [1984] 1987.
-
[47]
Pour une réinterprétation de la notion de structure en termes de schèmes et de ressources, et une réflexion sur son intégration dans une théorie de l’action et une problèmatique du changement, voir WILLIAM H. SEWELL, « A Theory of Structure : Duality, Agency and Transformation », American Journal of Sociology, 98-1,1992, pp. 1-29.
-
[48]
Pour une illustration de cette double inscription, voir PAUL-ANDRÉ ROSENTAL, L’intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003 (à paraître).
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[49]
Pour le XIXe siècle, la référence reste l’Historik de Droysen, ainsi que le grand projet d’une critique de la raison historique de Dilthey. Pour les débats plus récents sur la réflexivité dans les sciences sociales et sa relation avec les théories de la modernité, voir notamment ANTHONY GIDDENS, Consequences of Modernity, Oxford, Polity Press, 1990; ULRICH BECK, ANTHONY GIDDENS et SCOTT LASH, Reflexive Modernization, Oxford, Polity Press, 1994.
-
[50]
Pour une présentation à partir d’une discussion allemande, voir OTTO GERHARD OEXLE, Geschichtswissenschaft im Zeichen des Historismus, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1996. Certains chapitres de ce livre sont maintenant accessibles en français : ID., L’historisme en débat. De Nietzsche à Kantorowicz, Paris, Aubier, 2001.
-
[51]
EDWARD SAID, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, [1978] 1980.
-
[52]
ID., « Between Worlds », London Review of Books, 20-9,7 mai 1998.
-
[53]
Représentation qui, sur le plan politique, s’accompagne pour E. Said d’une entreprise de colonialisme culturel.
-
[54]
JAMES G. CARRIER (dir.), Occidentalism. Images of the West, Oxford, Oxford University Press, 1995. Il est clair cependant que cet « occidentalisme » diagnostiqué par des anthropologues britanniques – s’il existe pour de bon – ne se situe pas au même niveau que l’orientalisme analysé par E. Said.
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[55]
REINHART KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, [1979] 1990, pp. 191-232. Pour une récente mise en perspective de l’histoire des concepts, voir HANS-ERICK BÖ DEKER (dir.), Begriffsgeschichte, Diskursgeschichte, Metapherngeschichte, Göttingen, Wallstein, 2002.
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[56]
Pour un tel travail sur les catégories, voir notamment BERNARD FRADIN, LOUIS QUÉRÉ et JEAN WIDMER (dir.), L’enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-5 », 1994; voir également le dossier « Hommage à Bernard Lepetit. L’usage des catégories », Annales, 52-5,1997, pp. 963-1038.
-
[57]
Ce constat vaut également pour les recherches pluridisciplinaires.
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[58]
Voir DANNY TROM, La production politique du paysage. Éléments pour une interprétation des pratiques ordinaires de patrimonialisation de la nature en Allemagne et en France, thèse de doctorat, Institut d’études politiques, Paris, 1996.
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[59]
Alain Desrosières rend compte de ces procédures de généralisation pour ce qui est de la catégorisation statistique (ALAIN DESROSIÈRES, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, Éditions La Découverte, 1993). Pour une étude de cas, voir également DANNY TROM et BÉNÉDICTE ZIMMERMANN, « Cadres et institution des problèmes publics : les cas du chômage et du paysage », in D. CEFAÏ et D. TROM (éd.), Les formes de l’action collective. Mobilisation dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, « Raisons pratiques-12 », 2001, pp. 281-315.
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[60]
Voir IAN HACKING, Representing and Intervening. Introductory Topics in the Philosophy of Natural Sciences, Cambridge, Harvard University Press, 1983; LORRAINE DASTON et PETER GALISON, « The Image of Objectivity », Representations, 40,1992, pp. 81-128; pour les sciences de la culture, voir MICHAEL LACKNER et MICHAEL WERNER, Der Cultural Turn in den Humanwissenschaften. Area Studies im Auf- oder Abwind des Kulturalismus ?, Bad Homburg, Werner Reimers Stiftung, 1999.
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[61]
Voir ALBAN BENSA, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in J. REVEL (éd.), Jeux d’échelles..., op. cit., pp. 37-70; EBERHARD BERG et MARTIN FUCHS (dir.), Kultur, soziale Praxis, Text. Die Krise der ethnographischen Repräsentation, Francfort, Suhrkamp, 1993; DANNY TROM, « Situationnisme méthodologique et histoire : une approche par induction trangulaire », in P. LABORIER et D. TROM (dir.), L’historicité de l’action publique, op. cit.
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[62]
Voir le plaidoyer convaincant en ce sens de J. REVEL, « Micro-analyse et construction du social », art. cit., pp. 32-36.
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[63]
Pour des études qui vont dans ce sens, voir OTTO GERHARD OEXLE (dir.), Das Problem der Problemgeschichte 1880-1932, Göttingen, Wallstein, 2001, ainsi que l’introduction, placée sous le signe de l’histoire-problème, à ID., Geschichtswissenschaft..., op. cit., pp. 9-15.
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[64]
Pour un premier jalon dans cette direction : OTTO GERHARD OEXLE, « Was deutsche Mediävisten an der französischen Mittelalterforschung interessieren muβ », in M. BORGOLTE (dir.), Mittelalterforschung nach der Wende 1989, Supplément à la Historische Zeitschrift, 20, Munich, Oldenbourg, 1995, pp. 89-127. Par ailleurs, S. CONRAD, « La constitution de l’histoire japonaise... », art. cit., montre que cette question n’est pas limitée à la seule Europe, mais intervient aussi dans les rapports entre historiographies européennes et non européennes.
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[65]
Sur la problématique du relativisme historique par rapport au relativisme cognitiviste, voir HILARY PUTNAM, Reason, Truth, and History, Cambridge, Harvard University Press, 1982; ALASDAIR MAC INTYRE, Quelle justice, quelle rationalité ?, Paris, PUF, [1988] 1993, pp. 375-396. Enfin, sur l’histoire de l’idée de relativité historique, voir REINHART KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1997, pp. 75-81.
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[66]
L’ancrage dans la dynamique des activités sociales permet de situer l’histoire croisée dans le débat sur le constructionnisme. D’une part, tous les objets de l’histoire croisée, de même que les catégories susceptibles de les décrire et les problématiques auxquelles ils renvoient, sont supposés être socialement construits. Mais, d’autre part, ceci ne signifie pas qu’ils se placent tous sur un même plan ou que leur position respective soit indifférente. Au contraire, nous formulons l’hypothèse que la configuration du croisement et l’opération intellectuelle qui lui correspond font apparaître une logique qui fait sens, précisément à partir des interactions sémantiques entre positions situées. Pris sous cet angle, le croisement fait partie des constructions sociales produisant des savoirs spécifiques; cf. IAN HACKING, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi, Paris, Éditions La Découverte, [1999] 2001, pp. 57-86.
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[67]
HEIDRUN FRIESE, « Unité et histoires croisées de l’espace méditerranéen », in M. WERNER et B. ZIMMERMAN (dir.), Histoire croisée..., op. cit.
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[68]
THOMAS NIPPERDEY, « Historismus und Historismuskritik heute », in Id., Gesellschaft, Kultur, Theorie. Gesammelte Aufsätze zur neueren Geschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1976, pp. 59-73; HORST WALTER BLANKE, Historiographiegeschichte als Historik, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1991; ULRICH MUHLACK, Geschichtswissenschaft im Humanismus und in der Aufklärung. Die Vorgeschichte des Historismus, Munich, C. H. Beck, 1991; JÖ RN RÜ SEN, Konfigurationen des Historismus. Studien zur deutschen Wissenschaftskultur, Francfort, Suhrkamp, 1993; OTTO GERHARD OEXLE et JÖ RN RÜ SEN (dir.), Historismus in den Kulturwissenschaften, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau, 1996; O.G. OEXLE, Geschichtswissenschaft..., op. cit.
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[69]
On pourra même avancer que la radicalité d’une historicisation à l’infini va à l’encontre de son propre objectif, puisqu’elle finit par dissoudre le concept même d’histoire. Pour une critique du relativisme ontologique, voir HILARY PUTNAM, Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1995, ainsi que IAN HACKING, Historical Ontology, Cambridge, Harvard University Press, 2002.
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[70]
On ne reviendra pas, ici, sur les données fondamentales de cette question. Pour le domaine de la linguistique, où le problème des rapports entre perspectives synchronique (renvoyant à une linguistique structuraliste) et diachronique (renvoyant à une linguistique historique) a été traité de manière approfondie, on consultera SIMONE DELASSALLE et JEAN-CLAUDE CHEVALIER, La linguistique, la grammaire, l’école, 1750-1914, Paris, Albin Michel, 1986.
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[71]
R. KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, op. cit., pp. 46-49, ainsi que ID., « Fortschritt », in O. BRUNNER, W. CONZE et R. KOSELLECK (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, Klett-Cotta, t. II, 1975, pp. 351-423, ici pp. 390-393. Pour R. Koselleck, cette expérience est contemporaine de la découverte, autour de 1800, du caractère réflexif du concept d’histoire.
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[72]
Il est possible de rapprocher de cette problématique le courant historiographique qui, déclenché par les changements intervenus, depuis les années 1970, dans la représentation des rapports entre passé, présent et avenir et les différentes manières de transcrire cette expérience du temps dans des formulations savantes, se propose d’étudier les phénomènes de temporalités différentielles en termes de « régimes d’historicité » (pour le concept de « régime d’historicité », avancé par François Hartog, Jacques Revel et Gérard Lenclud, voir en particulier FRANÇOIS HARTOG, « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France” ? », Annales HSS, 50-6,1995, pp. 1219-1236. Il a été repris par MARCEL DETIENNE, Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 61-80, et sera développé par FRANÇOIS HARTOG, Régimes d’historicité. Expériences du temps et histoire, Paris, Le Seuil, 2003. Toutefois, l’idée même de « régime » a induit que ces études se sont davantage intéressées, d’une part, à la cohérence des représentations et pratiques concernées, et, de l’autre, aux changements de régime, aux basculements des grands paramètres de base, et donc à repérer et décrire des phénomènes de rupture. En revanche, les croisements et interactions entre des ensembles historiques aux temporalités différenciées ne faisaient pas vraiment partie de l’agenda et ont été, par conséquent, peu explorés.