Notes
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[1]
L’Oxford-Hachette French-English Dictionary traduit l’anglais science par le mot français « science », et inversement, alors que le Dictionnaire universel francophone des Éditions Hachette-Édicef propose une définition de « science » qui correspond certainement à son acception française, mais qui est loin du sens usuel qu’on lui donne en anglais aujourd’hui et pendant la majeure partie du XXe siècle. Les dictionnaires allemands comprennent mieux la distinction entre l’américain science et l’allemand Wissenschaft, probablement parce que les deux locutions ne sont pas identiques.
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[2]
Ainsi, les universitaires américains sont très conscients que le CNRS français finance des recherches dans un nombre de disciplines bien plus élevé que ne le fait la National Science Foundation aux États-Unis.
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[3]
SALLY GREGORY KOHLSTEDT, The Formation of the American Scientific Community. The American Association for the Advancement of Science, 1848-1860, Urbana, University of Illinois Press, 1976, pp. XI et 2.
-
[4]
THOMAS L. HASKELL, The Emergence of Professional Social Science. The American Social Science Association and the Nineteenth-Century Crisis of Authority, Urbana, University of Illinois Press, 1977, p. 66.
-
[5]
DAVID A. HOLLINGER, In the American Province. Studies in the History and Historiography Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985, pp. 10-11 et 31.
-
[6]
JAMES T. KLOPPENBERG, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, New York, Oxford University Press, 1986, pp. 5-6.
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[7]
JON H. ROBERTS et JAMES TURNER, The Sacred and the Secular University, Princeton, Princeton University Press, 2000, pp. 21 et 24-25.
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[8]
Ibid., p. 43. Cf. Paul J. Croce fait remarquer qu’au milieu du XIXe siècle, « de nombreux groupes se livraient concurrence pour obtenir le label de science », dont des « réformateurs de la société », ainsi que des historiens, des spécialistes du langage, de la théologie et des textes bibliques. Mais la science dont ils se réclamaient était d’abord représentée par les sciences physiques et ceux qui gagnèrent leur reconnaissance étaient ceux qui « se plièrent au modèle des sciences naturelles » (PAUL JEROME CROCE, Science and Religion in the Era of William James, vol. 1, The Eclipse of Certainty, 1820-1880, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995, p. 61). Un constat analogue peut être fait à propos d’un autre ouvrage : JULIE A. REUBEN, The Making of the Modern University. Intellectual Transformation and the Marginalization of Morality, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 5.
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[9]
Voir JAMES TURNER, Reckoning with the Beast. Animals, Pain, and Humanity in the Victorian Mind, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985, et ID., Without God, Without Creed. The Origins of Unbelief in America, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985.
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[10]
Par exemple LOUISE L. STEVENSON, Scholarly Means to Evangelical Ends. The New Haven Scholars and the Transformation of Higher Learning in America, 1830-1890, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, chap. 5; STEVEN G. ALTER, Darwinism and the Linguistic Image. Language, Race, and Natural Theology in the Nineteenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999, pp. 80 et 134-135.
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[11]
La Boston Society of Natural History, plus vaste que la Linnaean Society, était destinée à lui succéder. Les études les plus riches sur les premières sociétés savantes américaines (cette dénomination conventionnelle exagère parfois l’érudition qu’on y déployait) se trouvent dans ALEXANDRA OLESON et SANBORN C. BROWN (dir.), The Pursuit of Knowledge in the Early American Republic. American Scientific and Learned Societies from Colonial Times to the Civil War, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1976.
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[12]
FRANCIS WAYLAND, The Elements of Moral Science, in J. BLAU (dir.), Cambridge, Harvard University Press, 1963 (rééd. de la 4e édition, 1837), p. 18.
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[13]
Par exemple : American Journal of Science and Arts, vol. 38,1840, pp. 41-48, où figurent trois courts articles par la philologue de Yale, J. W. Gibbs, sur le vocabulaire des langues africaines.
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[14]
North American Review, vol. 2,1816, p. 130; vol. 12,1821, pp. 311 et 443; vol. 46, 1838, p. 72.
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[15]
North American Review, vol. 1,1815, p. 221.
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[16]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., annexe A.
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[17]
Ibid., p. 84. Les « Collegiate Professors », et les praticiens de l’ingénierie et de l’architecture, étaient particulièrement invités à adhérer à l’association.
-
[18]
S. G. Kohlstedt se contente de mentionner le nom de Felton, sans préciser sa spécialité.
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[19]
ID., The Formation..., op. cit., p. 166; sur Felton, voir American National Biography et surtout CAROLINE WINTERER, The Culture of Classicism. Ancient Greece and Rome in American Intellectual Life, 1780-1910, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001.
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[20]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., pp. 225,230 et annexe A. Il faut se pencher sur les notes de bas de page de l’auteur pour comprendre l’importance de Whitney. Pour une biographie intellectuelle de ce savant, on se reportera au travail de Steven G. Alter, à paraître aux presses de l’Université Johns Hopkins.
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[21]
G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., annexe A, p. 32, n. 225 et p. 75. Les renseignements sur Haldeman sont donnés, mais l’auteur, comme à son habitude, ne pousse pas la réflexion plus avant.
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[22]
JAMES HENRY THORNWELL, « Inaugural Discourse », in B. M. PALMER, The Life and Letters of James Henley Thornwell, Richmond, Whittet & Shepperson, 1875, annexe A, p. 576.
-
[23]
Ibid., p. 578 (souligné par l’auteur).
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[24]
Ibid., p. 578-579 (souligné par l’auteur).
-
[25]
La situation semble à peu près identique en Grande-Bretagne à la même période. Dans Suggestions on Academical Organization, publié en 1868, Mark Pattison définit simplement la science comme une méthode d’investigation scientifique qui est unique face à tous les types de phénomènes – une définition approuvée par Thomas Arnold (voir « Lettre de Thomas Arnold à Sir John Acton, 17 avril 1868 », Acton Papers, Cambridge University Library, Add. Mss. 8119).
-
[26]
JOHN FLETCHER DUFFIELD, Notes manuscrites à partir des cours de James McCosh sur les « sciences mentales », s. d., Seeley G. Mudd Library, Princeton University. Voir les catégories presque identiques relevées dans JOHN E. EDWARDSON, Notes manuscrites à partir des cours de McCosh sur la « psychologie », s. d. [ca. 1876], Mudd Library.
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[27]
Par exemple ASA GRAY, Natural Science and Religion. Two Lectures Delivered to the Theological School of Yale College, New York, Charles Scribner’s Sons, 1880, pp. 5-6,59 et 65-66.
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[28]
Chez WILLIAM DWIGHT WHITNEY, The Life and Growth of Language. An Outline of Linguistic Science, New York, D. Appleton & Company, 1875, chap. XV, les faits sont jugés essentiels pour toute science.
-
[29]
ID., Language and the Study of Language. Twelve Lectures on the Principles of Linguistic Science, New York, Charles Scribner & Company, 1867, p. 49.
-
[30]
Ibid., pp. 48-50.
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[31]
Ibid., p. 52.
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[32]
ID., Life and Growth of Language..., op. cit., pp. 310-311.
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[33]
A. GRAY, Natural Science and Religion..., op. cit. L’auteur emploie le terme de façon similaire dans Darwiniana. Essays and Reviews Pertaining to Darwinism, New York, D. Appleton & Company, 1876.
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[34]
ID., Natural Science and Religion..., op. cit., pp. 5 et 66.
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[35]
Ibid., pp. 59,60 et 77.
-
[36]
Ibid., pp. 5-6,52-53,65-66 et 77.
-
[37]
Ibid., pp. 35 et 38.
-
[38]
Ibid., p. 65.
-
[39]
JOHN WILLIAM DRAPER, History of the Conflict Between Religion and Science, New York, D. Appleton & Company, 1874, pp. XI, 18-27,219 et 321-322.
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[40]
ANDREW DICKSON WHITE, The Warfare of Science, New York, D. Appleton & Company, 1876.
-
[41]
La liste apparaît sur la couverture de l’édition de 1880 du livre cité dans la note précédente.
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[42]
ARCHIBALD ALEXANDER HODGE, Outlines of Theology, New York, R. Carter, [1860] 1878,2e éd., p. 15.
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[43]
CHARLES M. MEAD, Boston Lectures, 1870. Christianity and Scepticism, Boston, s. éd., 1870, pp. 103-104.
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[44]
HERBERT SPENCER, First Principles of a New System of Philosophy, New York, D. Appleton & Company, [1862] 1870,2e éd., p. 102.
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[45]
Cité par PAUL F. BOLLER, Jr., « The New Science and American Thought », in W. MORGAN (dir.), The Gilded Age, Syracuse, Syracuse University Press, [1964] 1970, p. 252.
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[46]
Encyclopaedia Britannica, éd. sur CD-ROM, 1995, entrée « Century Dictionary ».
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[47]
Century Dictionary, New York, The Century Co, 1889-1891, entrée « Science ».
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[48]
ANDREW DICKSON WHITE, A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom, 2 vols, Gloucester, Peter Smith, [1886] 1978.
-
[49]
MUNROE SMITH, « Introduction. The Domain of Political Science », Political Science Quarterly, vol. 1, mars 1886, p. 3.
-
[50]
Ibid., p. 4 (souligné par l’auteur).
-
[51]
Ibid., p. 5.
-
[52]
JOHN W. BURGESS, « Political Science and History », American Historical Review, vol. 2, avril 1897, pp. 401-408, ici p. 407.
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[53]
WILLIAM H. WELCH, « Biology and Medicine », American Naturalist, vol. 31, septembre 1897, pp. 755-766.
-
[54]
THEODORE GILL, « Culture and Science », American Naturalist, vol. 22, juin 1888, pp. 481-490, ici p. 490.
-
[55]
WILLIAM JAMES, The Will to Believe and Other Essays in Popular Philosophy, New York, Dover Publications, [1896] 1956, pp. 7,12,21,22,147,216-218,227,245 et 326.
-
[56]
W. D. WHITNEY, Language and Study of Language..., op. cit., p. 52. Puisque les cours qui inspirèrent son livre furent donnés pour la première fois en 1864, cette idée a pu être émise trois ans avant 1867. Toutefois, il note (p. 5) que ses cours ont été intégralement réécrits à l’occasion de la publication du livre.
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[57]
Sur ce dernier point, voir S. G. ALTER, Darwinism and Linguistic Image..., op. cit.
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[58]
Pour un aperçu général, voir THOMAS BENDER, « The Cultures of Intellectual Life : The City and the Professions », in J. HIGHAM et P. K. CONKIN, New Directions in American Intellectual History, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1979, pp. 181-195. Pour une monographie urbaine, voir JAMES TURNER, The Liberal Education of Charles Eliot Norton, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999, pp. 2-20.
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[59]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit.
1Le concept de « science » tient à lui seul une place prépondérante dans plusieurs des principales contributions à l’histoire intellectuelle des États-Unis. Pourtant, les historiens continuent à mal comprendre les significations du terme, et, de ce fait, des pans entiers de cette histoire sont perçus de façon déformée. Pour remédier à ce problème, il nous faut parvenir à élaborer une vue plus claire du développement de la science entre 1800 et 1900. Et il s’avère que ce réexamen épistémologique débouche sur des résultats inattendus. Car c’est en retraçant les fluctuations des significations du terme que l’on sera en mesure de révéler le bouleversement radical des conceptions du savoir.
2Aujourd’hui, aux États-Unis, le mot « science » a un sens plus restreint qu’en français, et, a fortiori, que le terme allemand Wissenschaft [1]. En anglais américain, on entend par science ce qu’un francophone appellerait les sciences exactes, en y englobant les sciences naturelles, ce qui correspond plus exactement à la signification anglaise de natural sciences. Il est vrai que le sens du mot « science » dans son acception américaine peut servir à désigner autre chose que les sciences naturelles. Les sciences sociales, un ensemble de disciplines incluant parfois l’histoire, en sont l’exemple le plus évident. Mais l’Américain cultivé considère que celles-ci ont emprunté leur nom aux sciences naturelles, et qu’elles ne méritent ce titre que dans la mesure où, pour une raison inexpliquée, elles imitent ces dernières. Au cours des dernières décennies est apparue l’expression « sciences humaines » (human sciences), dérivée du français, dont le sens en anglais américain est proche de sciences sociales, même si elles englobent les humanités. Mais lorsqu’on parle de « science », on se réfère d’abord aux activités qui se déroulent dans les laboratoires, autour des accélérateurs de particules, dans les observatoires astronomiques, sur les bateaux de recherche océanographique et dans le langage mathématique de la physique théorique. Pour les Américains, ce sens premier est à la source de tous les autres.
3Les Américains qui ont fait des études prolongées comprennent cependant que le mot « science » peut avoir un sens plus large. Ils savent que, en principe, on peut désigner par ce terme tout savoir de type universitaire ou toute discipline constituée, même s’ils l’utilisent rarement sous cette acception. Ils se rendent compte que, dans les autres langues européennes, on utilise un terme équivalent, mais que sa signification est plus large [2]. Ceux d’entre eux qui sont historiens peuvent savoir que, dans un passé lointain, les Américains attribuaient au terme science une signification plus large. Mais ce savoir reste abstrait et distant. Le sens contemporain donné à ce concept a fortement marqué l’historiographie de la vie intellectuelle américaine du XIXe siècle. Les historiens des sciences américains – une sous-discipline qui se limite essentiellement aux sciences naturelles – considèrent en général qu’en 1850, tout comme aujourd’hui, le terme désignait en premier lieu les sciences naturelles. Les historiens, il est vrai, accordent une certaine flexibilité à la signification du mot « science » au milieu du XIXe siècle, car ils comprennent que les Américains d’alors avaient tendance à associer les sciences naturelles aux mathématiques, mais aussi aux techniques (vues comme la part appliquée de la science). Cependant, ces historiens pensent que, normalement, les autres domaines du savoir ne peuvent pas prétendre au titre de « science ».
4La plupart des travaux sur l’histoire des sciences aux États-Unis reprennent à leur compte cette définition de la « science » (c’est-à-dire les sciences naturelles, les mathématiques, les techniques). Dans The Formation of the American Scientific Community, ouvrage de référence devenu un classique dans son domaine, Sally Gregory Kohlstedt, une historienne renommée des sciences, considère que la « communauté scientifique américaine du milieu du [ XIXe ] siècle » est composée de géologues, d’astronomes, de botanistes, de physiciens et d’autres spécialistes des sciences de la nature. Selon elle, « les définitions de la science pendant cette période » (« implicitement », précise-t-elle, sans en citer explicitement aucune) allaient parfois jusqu’à inclure les techniques. Elle montre que la science ne se limitait pas nécessairement aux « seules sciences naturelles et physiques ». Mais l’idée que le concept pouvait être étendu jusqu’à inclure l’histoire, la théologie, la philologie ou l’économie politique ne lui est visiblement jamais venue à l’esprit [3].
5Les historiens des sciences sont loin d’être les seuls à adopter la signification restreinte du mot science : c’est aussi le postulat de base repris dans la plupart des travaux historiques sur la formation du savoir aux États-Unis avant 1900. Et il s’agit bien là d’un postulat. Tout se passe comme si les historiens n’avaient pas besoin de définir le terme, parce que sa signification semble évidente, même pour les plus fins et les plus prudents d’entre eux. Thomas L. Haskell considère ainsi que les sciences sociales sont issues d’un idéal de la science représenté par Joseph Henry, professeur de physique au College of New Jersey (devenu l’université de Princeton), en qui il voit un archétype de la science américaine [4]. Pour David Hollinger, ceux que les intellectuels américains considéraient comme les figures emblématiques du savoir scientifique étaient les porte-parole des méthodes des sciences naturelles, tels le biologiste anglais Thomas Huxley et le mathématicien William Kingdon Clifford [5]. James Kloppenberg considère lui aussi que les représentants de la science au tournant du XXe siècle étaient tous des scientifiques, des mathématiciens ou des philosophes des sciences naturelles : Ernst Mach, Karl Pearson, Henri Poincaré, Charles Lyell ou Charles Darwin [6]. Lorsque Jon H. Roberts évoque « l’importance grandissante de la science dans le cursus universitaire [du milieu du XIXe siècle] », il se réfère spécifiquement à la philosophie naturelle, à l’histoire naturelle, et aux mathématiques. Pour lui, les « praticiens de la science » sont forcément des scientifiques, des botanistes, des astronomes, etc. [7].
6Dorothy Ross reconnaît qu’une conception beaucoup plus large de la science prévalait en Europe : selon elle, ce terme désignait toute « étude systématique » et comprenait à la fois les sciences historiques et naturelles. Mais l’auteur soutient que dans le monde anglo-saxon, et surtout aux États-Unis, une conception positiviste de la science prédominait, calquée sur l’astronomie newtonienne et fondée sur le concept de loi naturelle. Cet idéal de la « science » qui devait découvrir des lois générales, écrit-elle, influença le développement des sciences sociales en Amérique. Les historiens, confrontés à des savants qui disaient pratiquer quelque chose qu’ils appelaient « science », se sont réfugiés derrière une sorte d’herméneutique circulaire pour préserver l’axiome selon lequel la science américaine correspondait en fait aux sciences naturelles. Selon J. H. Roberts, les historiens, psychologues, politistes, économistes, sociologues et anthropologues, qui revendiquaient pour eux-mêmes le titre de « spécialistes des sciences sociales », ne pouvaient adopter une telle position que parce qu’ils s’étaient « alliés avec les sciences naturelles » et « avaient fait des efforts concertés afin de participer à la communauté de discours mise en place par les représentants des sciences naturelles et leurs défenseurs [8] ».
7En pointant du doigt la domination presque absolue de cette orthodoxie, je ne cherche nullement à dénigrer le travail de ces excellents historiens – ou alors, je devrais aussi me condamner moi-même. Car j’ai formulé la même hypothèse dans mes travaux antérieurs : lorsque les Américains disaient « science » au XIXe siècle, l’idéal-type qu’ils avaient en tête correspondait aux sciences naturelles [9].
8Parfois, les historiens travaillant sur un chercheur donné ou sur tel ou tel discours universitaire de cette époque ne peuvent s’empêcher de constater que ceux qu’ils étudient se servaient du mot « science » pour décrire quelque chose de bien plus large que les sciences naturelles [10]. Mais ce genre d’observations n’a pas battu en brèche la croyance généralisée selon laquelle « science » veut réellement dire « sciences naturelles ». Cette conception dominante a profondément marqué notre compréhension du XIXe siècle. Elle a conduit presque tous les historiens des idées à adopter deux postulats essentiels sur la vie intellectuelle américaine du milieu du XIXe siècle.
9Le premier de ces postulats veut que plusieurs évolutions déterminantes de l’histoire intellectuelle américaine entre 1830 et 1900 furent provoquées par des conflits entre les sciences naturelles d’une part, la géologie et la biologie surtout, et les autres formes de l’activité intellectuelle d’autre part, comme la théologie et la littérature. Parmi ces évolutions figurent par exemple la déchristianisation et la montée de l’incroyance, « l’éclipse de la certitude » (pour reprendre les termes de Paul J. Croce) et l’affaiblissement de plus en plus marqué du savoir probabiliste, l’invention de la philosophie pragmatique et la fragilisation des liens entre l’université et la religion.
10Le second postulat est que les Américains impliqués dans la vie intellectuelle, en particulier ceux qui professaient la foi la plus forte dans le progrès, ont élu les sciences naturelles comme modèle idéal du travail intellectuel. Par comparaison, les autres formes du travail intellectuel étaient considérées comme inférieures. C’est pourquoi les théoriciens s’efforcèrent d’adapter les autres types d’activités intellectuelles aux caractéristiques des sciences naturelles, surtout dans les universités. Plus spécifiquement, ils imitèrent les sciences naturelles dans leur recherche de lois générales ayant une valeur prédictive, dans leur vision du monde de plus en plus naturaliste et non théiste, et dans leur séparation du savoir et de la morale. Jusqu’au milieu du siècle, l’astronomie newtonienne et la physique étaient censées dominer les idéaux du savoir, alors qu’après 1860 les modèles de l’évolution darwinienne tendirent à prendre le pas sur ceux de Newton. Ce processus, à travers lequel d’autres formes de savoir furent adaptées aux demandes d’un modèle scientifique, éclaire des questions aussi centrales que la montée des sciences sociales et la sécularisation de la culture intellectuelle, notamment dans la culture universitaire.
Ce que science voulait dire
11L’histoire intellectuelle américaine serait aujourd’hui très différente si, au XIXe siècle, le terme science avait eu une signification différente de celui de sciences naturelles. Ce fut pourtant le cas. Lorsque les Américains utilisaient le mot avant 1900, ils ne pensaient généralement pas aux sciences naturelles, même comme idéal-type du savoir. Les historiens de la vie intellectuelle américaine ont plaqué sur le XIXe siècle une conception étriquée de la science, qui, en réalité, ne s’est pas développée avant les dernières années du siècle, et n’a probablement pas triomphé avant le XXe siècle.
12Il est vrai que les Américains du XIXe siècle ne rassemblaient pas toutes les « sciences » en un tout épistémologique indifférencié. En ce temps-là comme aujourd’hui, les gens éduqués distinguaient matières et méthodes, non seulement entre les sciences prises individuellement, mais aussi entre des ensembles de savoirs plus ou moins reliés. Certaines institutions, qui fédéraient tous les formes de savoir organisé, existaient pourtant : les plus connues étaient l’American Philosophical Society à Philadelphie, et l’American Academy of Arts and Sciences à Boston (malgré leurs noms, ces organisations étaient alors régionales et centrées sur leurs villes respectives). Mais d’autres associations se consacraient à une seule science – comme la Linnaean Society, un groupe de Boston spécialisé dans la botanique – ou à un type donné de science – comme la Philadelphia Academy of Natural Sciences ou la Boston Society of Natural History (ces trois sociétés naquirent toutes au début du siècle) [11]. Comme le suggère la spécialisation de ces sociétés, les Américains voyaient dans les sciences naturelles un genre différent des autres sciences. Mais le seul fait de distinguer les sciences ne revenait pas à contester à l’une ou l’autre d’entre elles sa légitimité scientifique.
13À quelles disciplines reconnaissait-on le titre de science pendant les premières décennies du XIXe siècle ? Il faut se rappeler que, tout au long du siècle, il exista une matière, enseignée dans presque toutes les universités, parfois connue sous le nom de philosophie morale, mais plus souvent appelée science morale. Ainsi le manuel écrit pour ce cours, très largement diffusé, s’intitulait Elements of Moral Science (1835). Son auteur, Francis Wayland, alors président de la Brown University, définit son sujet comme « la science qui organise et illustre la loi morale [12] ». Cette « science » empruntait à la théologie, la psychologie, la théorie politique, la vie familiale et la physiologie humaine, ainsi qu’à la vie familiale et aux relations sociales.
14À l’époque de Wayland, cette conception étendue du terme était chose commune. L’American Journal of Science and Arts (pris dans ce sens, « arts » est à peu près synonyme de techniques), fondé en 1818 par le chimiste et géologue de Yale, Benjamin Silliman, se consacrait presque exclusivement aux sciences naturelles, et, pendant des décennies entières, cette revue occupa la première place aux États-Unis pour la publication des recherches dans le domaine des sciences naturelles. Pourtant, le Silliman’s Journal, comme on avait l’habitude de l’appeler, consacrait de temps à autre quelques pages à des articles sur la philologie africaine ou l’archéologie préhistorique [13].
15Des revues moins spécialisées s’intéressaient à un large éventail de « sciences », qui étaient loin de se limiter à la physique. Parmi les publications ayant des ambitions intellectuelles élevées, la North American Review de Boston fut la plus importante revue généraliste entre l’année de sa création, 1815, et les années 1850. Les auteurs y traitaient de « la science de l’économie politique », de « la science de la loi », et de « la science de la grammaire anglaise », entre autres. En 1816, un auteur n’hésita pas à évoquer « le savoir-faire et la science de la loi » selon Cicéron [14]. Il est difficile de savoir comment ceux qui écrivaient ces articles auraient répondu si on leur avait demandé de définir ce qu’ils entendaient par « science ». Se seraient-ils limités à l’idée d’un savoir organisé ou systématisé ? En 1815, l’auteur d’une étude sur Malthus semblait considérer qu’une science devait obéir à des « règles générales » (pas nécessairement au sens des lois prédictives de type newtonien), mais on ne sait pas s’il jugeait que cette caractéristique était primordiale et son point de vue était partagé par d’autres [15]. À cette époque, on avait souvent coutume de différencier la science de la littérature (ou des belles-lettres), ce qui semble impliquer une distinction entre le fait ou la raison d’une part, et l’imagination ou la fantaisie de l’autre.
16Pour ce qui est de la période 1800-1825, on peut penser que le terme « science » se référait à la systématisation, à la rigueur intellectuelle, aux faits, par opposition à l’ornementation, à l’élégance, à l’imagination et à l’invention. En réalité, nous ne devons pas considérer que la science d’alors se limitait à l’étude de la nature, ni même qu’elle impliquait principalement une telle orientation. Les historiens ne seraient sans doute pas surpris par cette conception flexible de la science pour les toutes premières années du XIXe siècle, même si l’historiographie nous donne bien peu d’indices pour trancher dans un sens ou dans l’autre. Mais, à l’évidence, les historiens considèrent qu’en 1830 ou 1840, la signification du mot « science » s’était restreinte. En tout cas, ils écrivent l’histoire comme si son principal référent – c’est-à-dire ce que le terme signifiait si aucune précision supplémentaire n’était apportée – était devenu les sciences naturelles, avec les disciplines mathématiques et techniques qui leur étaient associées. Il y a pourtant de bonnes raisons de douter d’un tel glissement de sens. Au contraire, ce que nous savons laisse fortement à penser que le sens élargi, plus ancien, a survécu. Vers le milieu du siècle, même les plus zélés défenseurs et idéologues des sciences naturelles ne réclamaient pas que le terme devienne leur propriété exclusive.
17À l’image du Silliman’s Journal, l’American Association for the Advancement of Science (fondée en 1848) se consacrait principalement aux sciences naturelles, aux mathématiques et à l’ingénierie. Cela n’est guère surprenant, car l’AAAS avait succédé à l’Association of American Geologists and Naturalists, plus ancienne, et ses membres étaient pour la plupart des spécialistes des sciences naturelles, des physiciens et des ingénieurs. Ces derniers, s’ils s’intéressaient surtout aux sciences naturelles et aux disciplines voisines, ne croyaient nullement pour autant que les autres formes d’études ne pouvaient prétendre au titre de science. Ainsi, les « cercles dirigeants » de l’AAAS, que S. G. Kohlstedt a étudiés dans un travail remarquablement exhaustif, incluaient-ils aussi des historiens, des philologues, des ethnologues, des archéologues; ou des hommes comme Edward Everett, un temps professeur de grec à Harvard, puis président de cette université dans les années 1840, qui déclarait devant les membres de l’association que ses principaux centres d’intérêt scientifiques étaient « les sciences morales et politiques ». Ici, S. G. Kohlstedt met l’expression de E. Everett entre guillemets, sans doute pour signifier qu’elle ne croit pas que ce genre d’activité pouvait alors faire figure de véritable science [16]. En revanche, les fondateurs du groupe pensaient que « l’Économie politique » avait pleinement sa place aux côtés de « l’Histoire naturelle, la Physique, la Chimie, les Mathématiques », et que, sans qu’on sache pourquoi, chacune de ces cinq disciplines « théoriques » étaient plus étroitement liées à l’ingénierie civile et à l’architecture qu’à la philologie classique et biblique [17].
18Cornelius Conway Felton [18] faisait partie du petit cercle qui dirigeait l’AAAS en sous-main. Il succéda à Everett au poste de professeur de grec et, plus tard, comme président d’Harvard. Il fut le premier Américain à éditer un texte grec (Les oiseaux d’Aristophane) en respectant les normes fixées à cette époque par les universités allemandes. Il tenta également de créer des cycles d’études avancés après le premier grade universitaire et fut un pionnier des études classiques dans le monde universitaire américain [19]. Il était reconnu comme scientifique par ses contemporains, mais non par les historiens américains d’aujourd’hui. Le sans-kritiste de Yale, William Dwight Whitney, qu’on peut considérer comme le plus éminent savant humaniste du XIXe siècle, joua également un rôle de premier plan au sein de l’AAAS [20]. Ainsi, même une organisation vouée aux sciences naturelles ne traçait pas une ligne de partage claire entre celles-ci et les autres disciplines.
19En dépit des cloisonnements artificiels établis par les historiens du XXe siècle, les barrières entre les sciences naturelles et les autres formes de savoir systématiquement organisé étaient en réalité assez perméables au milieu du XIXe siècle. La carrière de Samuel Haldeman (1812-1880) est à cet égard pleine d’enseignements. Après quelques années passées dans la petite industrie, d’abord une scierie, puis une entreprise métallurgique, il se découvrit une vocation de naturaliste. Il enseigna dès lors l’histoire naturelle à l’université de Pennsylvanie, puis la géologie et la chimie au Pennsylvania Agricultural College (aujourd’hui devenu la Pennsylvania State University), et devint un géologue reconnu, au point qu’il présida une commission d’enquête de l’Association of American Geologists and Naturalists. Mais, plus tard, il se tourna vers l’ethnologie qui, au XIXe siècle, était proche de la philologie. En 1868, il revint à l’université de Pennsylvanie pour y enseigner cette discipline [21].
20S. Haldeman ne fut pas le seul à franchir ainsi les frontières disciplinaires. Les historiens des sciences aux États-Unis font volontiers état de leur admiration pour William James, un original qui mena de front une carrière dans la psychologie expérimentale et une autre en philosophie. Mais W. James fut loin d’être un cas isolé, du moins dans la mesure où il voyait une continuité entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Nous avons tout simplement oublié d’autres personnages qui lui ressemblent : le zoologue et historien Elliott Coues, le biologiste marin et ethnologue William Dall, l’ornithologue et archéologue Charles Abbott, l’anthropologue et ornithologue Henry Henshaw, le géologue et archéologue Newton H. Winchell, le théologien et psychologue expérimental George Ladd, l’astronome et économiste Simon Newcomb, le bactériologiste et archéologue Theophil Prudden, tous suffisamment connus en leur temps pour faire l’objet d’une entrée dans l’American National Biography.
21Si la science ne signifiait pas simplement sciences naturelles, que pouvait vouloir dire ce mot ? Prenons pour exemple le discours inaugural prononcé par James Henley Thornwell, après qu’il fut nommé à la chaire de théologie du Columbia Presbytarian Seminary en 1857. J. H. Thornwell consacra la majeure partie de son allocution aux « prétentions grandissantes de la théologie à être considérée comme une science ». En premier lieu, il pensait que toute discipline devait absolument se donner « un objet défini et précis » qui lui confère « l’unité et la cohérence » indispensables pour qu’elle puisse prétendre au titre de science [22]. Mais « puisque tout notre savoir est relatif et phénoménologique, mesuré grâce à nos capacités et confiné dans les apparences, la loi de toute science humaine est l’induction ». La théologie, qui utilise les mêmes méthodes inductives que les autres sciences, est « précisément et certainement la science de la vraie religion, ou la science de la vie de Dieu dans l’âme de l’homme » [23].
22J. H. Thornwell explique ensuite comment diverses définitions du concept de science peuvent s’appliquer à la théologie. La science peut être prise dans son « sens subjectif », pour signifier simplement « savoir habituel ». Pour lui, la théologie est alors « une science des plus éminentes », car « ses vérités sont [...] le moule qui donne leurs formes aux cadres de l’esprit ». Elle peut aussi être « prise objectivement pour un arrangement logique et systématique de vérités dépendantes et liées entre elles ». Par rapport à ce critère, la théologie était certainement une science. « Mais si par “science” on entend une déduction de principes donnés intuitivement, et une démonstration sur la nature et les propriétés de son objet, alors, concède-t-il, il n’y a pas de science de Dieu, mais en même temps il n’y a pas de science de quoi que ce soit. » L’auteur soulignait que certains pourraient objecter que la théologie n’avait pas d’« unité d’objet », puisque Dieu, les anges, les hommes, la création, la Providence, etc. sont de natures très diverses. Mais elle avait, disait-il, une « unité de relation», et c’est en vertu de cette relation que ses divers sujets entrent dans le domaine de la science théologique; ici, J. H. Thornwell expose une conception de la science fondée sur l’étude des phénomènes qui anticipe celle de Herbert Spencer. Finalement, pour Thornwell, « si par science on entend le plus haut degré de certitude du savoir réflexif, alors [la théologie] est scientifique par excellence ». La théologie, conclut-il, n’est pas seulement une science, mais « la science reine » [24].
23J. H. Thornwell mérite d’être cité en détail parce que sa leçon inaugurale offre une très bonne image de ce que les intellectuels américains du XIXe siècle pensaient de la science et de ses significations. Il est tout à fait clair que le terme n’était pas synonyme, à leurs yeux, de sciences naturelles, et que, pour les Américains, celles-ci n’occupaient même pas le premier rang en regard des autres disciplines, et qu’elles n’étaient pas un modèle idéal [25].
Une conception ouverte de la science
24N’est-il pas possible d’envisager, cependant, que la signification du mot « science » se soit restreinte durant la seconde moitié du XIXe siècle, sans doute en raison de l’impact de plus en plus fort du darwinisme ? Ce scénario aurait le mérite de valider l’un des postulats de base de l’histoire intellectuelle aux États-Unis. Les historiens pourraient alors arguer que même si la science n’était pas particulièrement identifiée aux sciences naturelles autour de 1850, elle aurait fini par leur être assimilée de façon privilégiée vers 1870 environ. Si tel était le cas, on pourrait continuer à dire que le pragmatisme américain ou la culture sécularisée de la vie intellectuelle se sont développés sur le modèle des sciences naturelles, prédictives, expérimentales, qui cherchent à aboutir à des généralisations comparables à des lois.
25Malheureusement pour les historiens de la vie intellectuelle, ce que nous savons semble indiquer le contraire. James McCosh peut être considéré à bon droit comme le plus éminent philosophe américain des années 1860 et 1870 (ce qui ne veut pas dire qu’il était le plus fin ou le plus original). Il fut aussi le président de l’université de Princeton et était au fait des normes universitaires américaines. Et, bien qu’il fût un défenseur de la philosophie du sens commun des Lumières écossaises, il connaissait bien les recherches menées en son temps dans le domaine des sciences naturelles. En effet, il s’attira les foudres de ses coreligionnaires presbytériens en proclamant que le darwinisme et le christianisme étaient compatibles. Dans ses cours sur la psychologie et la « science mentale », donnés dans les années 1870, J. McCosh proposa à ses étudiants une analyse préliminaire de la division des sciences. Il répartissait les sciences en deux groupes fondamentaux, les « sciences matérielles » et les « sciences mentales ». Il rangeait les mathématiques, l’astronomie, la physique de la terre, la chimie, la physiologie et la biologie dans la première catégorie. Dans la seconde, il plaçait la psychologie, la logique, l’éthique, l’esthétique et la métaphysique. Un troisième ensemble de « sciences mixtes » – qui combinait les caractéristiques des sciences matérielles et mentales – rassemblait la théologie naturelle, les sciences sociales (c’est-à-dire l’économie politique et la jurisprudence), la philosophie de l’histoire, la pédagogie et quelque chose de mystérieux qu’il appelait les « sciences unies [26] ».
26Le découpage proposé par J. McCosh était loin de faire l’unanimité parmi ses contemporains. De fait, à compter des années 1870, il était devenu habituel de souligner la différence entre la science et la philosophie ou la théologie, à la manière dont on avait opposé la « science » et les belles-lettres au début du siècle [27].
27Cette dernière opposition se fondait sur l’idée que les sciences se consacraient aux faits empiriques, alors que la philosophie et la théologie s’intéressaient aux abstractions intellectuelles ou aux phénomènes surnaturels [28]. Pour ceux qui voyaient les choses de cette façon, la psychologie et probablement aussi l’éthique et l’esthétique auraient pu être rangées parmi les sciences, mais non la logique et la métaphysique. Mais il y a tout lieu de penser qu’à ce moment-là aucun Américain éduqué n’aurait exclu toutes les sciences mentales et les sciences mixtes de J. McCosh du cercle enchanté de la vraie science.
28Vers 1860 ou 1870, la principale ligne de partage entre les sciences était ce que William Dwight Withney appelait « la grande distinction des sciences morales et physiques [29] ». W. D. Whitney peut ici paraître proche de Vico, mais, en réalité, comme ses contemporains anglais et en particulier Stuart Mill, il s’inspire ici des écrivains des Lumières écossaises, qui renouvelèrent la tradition britannique du probabilisme épistémologique. Selon ce schéma, les disciplines qui traitent des faits de nature impersonnelle – la physique, la biologie, la géologie, l’astronomie, etc. – se trouvent du côté des sciences physiques. Celles qui se centrent sur les activités volontaires des êtres humains – l’économie politique, l’histoire, la philologie ou la science linguistique, l’ethnologie, etc. – sont assimilées aux sciences morales. Ainsi, la frontière ne passe pas entre « l’humain » et le « non humain », car certaines sciences spécialisées dans le fonctionnement physique du corps (telles que l’anatomie ou la physiologie) étaient considérées comme des « sciences physiques ». La distinction passait plutôt entre le monde inconscient de la nature et le monde conscient de l’activité humaine. La situation de la psychologie faisait donc l’objet d’un débat : comme la recherche en psychologie s’était déplacée de la bibliothèque au laboratoire dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle ressemblait de moins en moins à une science morale et de plus en plus à une science physique. W. D. Whitney se plaignait que la « science du langage », dont il pensait qu’elle devait sans conteste appartenir aux sciences morales (ou plus précisément « historiques »), figurait pour certains parmi les sciences physiques [30].
29Plus généralement, Whitney s’en prenait à « une école de philosophes modernes qui essaient de matérialiser toutes les sciences ». Ces théoriciens tentaient « d’éliminer la distinction entre le physique d’une part et l’intellectuel et le moral de l’autre, de déclarer nulle et non avenue l’action libre issue de la volonté humaine, et de résoudre toute l’histoire du destin de l’espèce humaine en la ramenant à une série d’effets purement matériels, produits par des causes physiques déterminées ». En cas de succès, ces déterministes parviendraient à ramener toutes les disciplines aux seules sciences physiques. Et Whitney de percevoir un phénomène similaire, moins philosophique que sociologique : « Les défenseurs des études physiques, qui forment une classe de plus en plus nombreuse et influente, sont de plus en plus enclins à réserver le titre honorable de science aux formes de savoir fondées sur les lois immuables de la nature matérielle. » Ces scientifiques de la nature ne cherchaient aucunement à attirer dans leur giron l’histoire, la philologie et les autres sciences morales : ils voulaient simplement leur refuser le titre et le statut de science [31]. L’auteur reconnaissait que cette volonté trouvait un large écho, même si, intellectuellement, elle n’était pas justifiée. « De nos jours, admet-tait-il, les sciences physiques obnubilent les esprits grâce à leurs merveilles et à leurs réalisations. » Et il expliquait le succès remporté par les sciences naturelles par le fait qu’elles « revendiquent le titre de science pour elles seules [32] ».
30W. D. Whitney était loin d’être paranoïaque : les écrits des spécialistes des sciences naturelles de l’époque regorgent de passages qui peuvent expliquer ses craintes de voir les sciences naturelles annexer la « science ». Après la mort de Louis Agassiz en 1873, Asa Gray devint un des plus éminents biologistes des États-Unis. En 1880, il donna aux étudiants en théologie de Yale deux cours où il expliquait que la science biologique, et surtout le darwinisme, étaient compatibles avec le christianisme. Ces cours n’étaient pas techniques et n’abordaient pas les questions épistémologiques, en particulier la définition du mot « science ». A. Gray utilisait le terme et ses dérivés dans leur acception conventionnelle et de façon informelle, plutôt que de se montrer analytique et prudent. Ses cours offrent donc un instantané de l’évolution de la signification du concept de science, tel qu’il était employé par les spécialistes des sciences naturelles [33].
31Lorsqu’il employait directement le terme, A. Gray se fixait pour règle de le compléter par un adjectif (naturelles ou physiques) pour bien marquer qu’il voulait parler des sciences naturelles. Un passage de son cours décrivait même la théologie comme « une autre sorte de science », et un autre se réfère à la « science historique », ce qui indique clairement que, pour lui, les limites de la science pouvaient aller bien au-delà des seules sciences naturelles [34]. Pourtant, la plupart du temps, il faisait comme si la théologie en était exclue [35]. Il est tout à fait clair que, pour lui, la philosophie ne pouvait prétendre au titre de science, et A. Gray semblait d’accord avec ceux qui considéraient que les sciences ne devaient s’intéresser qu’aux données empiriques [36]. Ces points de vue apparemment contradictoires provenaient peut-être du fait que, lorsque l’auteur disait « science », il pensait effectivement aux sciences naturelles. Dans certains passages, il employait le mot alors qu’il pensait sans ambiguïté aux sciences naturelles [37]. Puisqu’il était en train de traiter presque exclusivement de ces disciplines, il est fort possible qu’il ait utilisé le mot « science » comme un raccourci pour désigner les « sciences naturelles », car il savait que son auditoire le comprendrait. Mais si A. Gray employait l’adjectif « scientifique » et l’expression « les scientifiques » pour désigner les sciences naturelles et ceux qui en étaient les spécialistes, cela avait tout de même un sens. Et pourtant, vers la fin de son second cours, il notait : « Ce ne sont pas les sciences, du moins pas les sciences naturelles [qui posent problème au christianisme]. » Cette façon de s’exprimer ne peut signifier qu’une chose : que les sciences naturelles ne couvraient pas tout le spectre couvert par la science [38].
32Ces usages confus et contradictoires suggèrent qu’un changement était en train de s’opérer en ce qui concerne les significations du mot « science », au moins pour les spécialistes des sciences naturelles. On trouve un glissement sémantique comparable à celui de A. Gray dans un ouvrage reconnu (ou seulement connu) de John William Draper, publié en 1874 et intitulé A History of the Conflict between Religion and Science. J. W. Draper était une sorte d’intellectuel touche-à-tout dans le domaine technique (la photographie et le télégraphe), qui mena des recherches sérieuses à la fois en chimie et en physique. En principe, selon J. W. Draper, toute recherche empirique pouvait être considérée comme une science si ses méthodes adoptaient « la philosophie inductive [...] établie par Aristote ». Et de donner la liste des bénéfices apportés par la science, qui allaient de l’eau de Javel et des engrais chimiques au courrier bon marché, aux journaux et aux réformes des prisons. Selon lui, l’histoire pouvait légitimement être considérée comme une science, tout comme l’anthropologie. J. W. Draper avait cependant tendance à croire que les sciences naturelles, qui cherchaient à découvrir des lois générales, étaient le type de science idéal, et il lui arrivait fréquemment d’indiquer que l’expression de sciences naturelles était en général interchangeable avec le mot « science [39] ». La comparaison du travail de Draper avec un ouvrage beaucoup plus court sur le même sujet, The Warfare of Science, publié deux ans plus tard par Andrew D. White, s’avère riche d’enseignements. Premier président de l’université de Cornell, A. D. White n’était pas un spécialiste des sciences naturelles, à la différence de Draper. Avant la fondation de Cornell, il enseigna l’histoire et la littérature à l’université du Michigan. Les vertus de la science l’enthousiasmaient, et son opuscule se concentre essentiellement sur les sciences naturelles. Toutefois, autre différence avec J. W. Draper, il n’avait pas l’habitude de reprendre à son compte, et sans en faire état, le postulat selon lequel la science désignait au fond les sciences naturelles, ou que les sciences naturelles étaient pour une raison obscure la plus haute réalisation de la science. Pour A. D. White, l’ethnologie, la cartographie et les « sciences sociales » (utilisées pour les recensements et les assurances-vie) avaient un statut égal à celui de l’astronomie et de la météorologie [40].
33Cet emploi du terme « science » dans un sens large apparaît dans les ouvrages publiés chez l’éditeur de Whitney, Gray, Draper et White : D. Appleton and Company, de New York. Appleton était le principal éditeur d’ouvrages scientifiques aux États-Unis et, de fait, il représentait par excellence « la science » dans le milieu de l’édition américaine. Lorsque E. L. Youmans fonda le Popular Science Monthly en 1872, une revue destinée à exercer une très grande influence, il s’adressa tout naturellement à Appleton. Sa plus importante collection scientifique s’intitulait les « International Scientific Series ». Vers 1880, on y trouvait des ouvrages sur la locomotion animale ou sur l’analyse du spectre lumineux, mais aussi ceux de W. D. Whitney sur la vie et la mort des langues, de W. Stanley Jevons sur la monnaie et les mécanismes des échanges, d’Alexander Bain sur l’éducation comme science, et de Walter Bagehot sur la physique et la politique [41].
34Ainsi, vers 1870, même si certains spécialistes des sciences naturelles commencèrent à penser que le mot « science » désignait exclusivement les sciences naturelles – au moins dans l’idéal – leur position n’était pas celle des milieux culturels, au sens large du terme. À une date aussi tardive que 1878, l’éminent théologien protestant Alexander Hodge se référait à sa discipline comme à une « science de la religion [42] ». En 1870, dans un cours au titre révélateur (« The Uncertainties of Natural and Religious Science »), Charles M. Mead déclara que « le travail de la science est d’expliquer tous les faits, et pas uniquement certains d’entre eux. Tout ce qui peut être connu peut faire l’objet d’une recherche scientifique. » « Personne, ajouta-t-il, ne remet cela en cause. [43] » Herbert Spencer, le philosophe britannique largement admiré aux États-Unis, arguait que la science comprenait « tout le savoir positif et défini concernant l’ordre qui régit les phénomènes qui nous entourent » – c’est-à-dire, pour traduire le jargon très personnel de H. Spencer, « tout ce qu’il est possible de savoir [44] ». En 1877, le paléontologue américain Othniel C. Marsh déclara même que la science « n’est qu’une autre façon de désigner la vérité [45] ».
35Les historiens ont utilisé des citations de Spencer et Marsh pour décrire l’enthousiasme suscité par les succès et les promesses des sciences naturelles. J’ai moi-même cité des passages de Hodge et Mead en indiquant qu’ils faisaient rejaillir une partie du prestige des sciences naturelles sur la religion, parce qu’ils effaçaient la séparation entre la théologie et les sciences naturelles. Car, si l’on part du principe que le mot « science » désigne les sciences naturelles, il n’y a pas d’autre façon plausible d’interpréter de telles citations. Mais nous avons eu tort d’interpréter ce langage de la sorte. Et nous nous sommes trompés, précisément parce qu’à la fin du XIXe siècle le mot « science » avait encore une signification beaucoup plus large que l’expression « les sciences naturelles ».
Vers l’impérialisme disciplinaire
36Le Century Dictionary, dont la première édition fut publiée en six volumes en 1889-1891, s’imposa immédiatement comme le manuel faisant autorité dans le domaine des usages linguistiques aux États-Unis. De plus, ce dictionnaire était particulièrement attentif aux revendications de la science par rapport au langage [46]. Le Century propose cinq définitions du mot « science ». Elles sont centrées sur la notion de savoir systématique, et la plupart des exemples choisis à titre d’illustration ne viennent pas des sciences naturelles. Seule la troisième se réfère de façon exclusive aux sciences physiques, et encore, « dans un sens restreint » seulement. De plus, le dictionnaire propose une liste hiérarchique des disciplines, en fonction de leur « degré de spécialisation ». Cette classification comprend bien entendu les sciences naturelles, mais elle commence avec la philosophie et les mathématiques, et inclut « la statistique, l’histoire, la biographie, etc. » aux côtés des sciences de la nature [47]. Aucun dictionnaire n’épuise les usages réels d’un mot. Mais la façon dont le Century traite la science semble montrer qu’à une date aussi avancée que 1890 la première signification du terme n’était pas celle de sciences naturelles.
37La même impression se dégage de A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom (1896) de A. D. White, qui était la version en deux volumes issue de son opuscule de 1876 intitulé Warfare of Science. L’ouvrage fourmille d’exemples qui illustrent les lumières de la science et les ténèbres du christianisme, mais ne limite absolument pas le nombre de disciplines considérées comme relevant de la science. Aux côtés de la géologie, de la biologie évolutionniste et de l’astronomie, le lecteur trouve toutes les disciplines : l’égyptologie, l’assyriologie, la philologie et la littérature comparées, le folklore, l’histoire de l’art, la mythologie comparée, la critique biblique et l’histoire, également qualifiées de sciences et citées à titre d’exemple pour démontrer le caractère progressif de la pensée et de l’esprit scientifiques. Toutes ces matières sont censées prouver l’effet dévastateur des résultats de la science sur l’orthodoxie chrétienne [48].
38Les intellectuels qui furent les pionniers des sciences sociales aux États-Unis à la fin du XIXe siècle considéraient eux aussi que la science couvrait un champ beaucoup plus vaste que celui des seules sciences naturelles. Dans le principal article du premier numéro du Political Science Quarterly (1886), Munroe Smith tente de définir le champ des études couvert par les sciences politiques. Il fait allusion à la « connexion intime » entre cette discipline et ce qu’il appelle les « sciences de l’économie et du droit [49] ». Le fait même d’inclure le droit dans les sciences relève d’une conception très large de cette notion, qui ne dépend en rien du modèle des sciences naturelles. M. Smith poursuit en indiquant le caractère spécifique des sciences sociales, considérées comme des sciences au sens plein du terme :
La science cherche à découvrir la vérité. Mais ses méthodes doivent être adaptées à cet objectif. Dès lors, quelles sont celles des sciences sociales ? Les différentes méthodes employées peuvent être regroupées sous un terme unique – la comparaison. Le fait isolé ne signifie rien pour nous : nous accumulons les faits qui nous paraissent semblables, nous les classons et les classons à nouveau, et rejetons les similarités superficielles et accidentelles quand nous découvrons des identités substantielles plus profondes. [...] La statistique, le droit comparé, l’histoire sont autant de moyens d’accumuler des faits afin de les comparer [50].
40La description de la méthode des sciences sociales proposée par M. Smith est proche de celle adoptée à l’époque par une branche des sciences naturelles, la botanique, et correspond aux caractéristiques d’autres sciences naturelles. Mais elle ressemble probablement plus encore aux pratiques traditionnelles des philologues : les spécialistes de la critique biblique, des études classiques et, depuis moins longtemps, de ceux qui se consacraient à la philologie comparée et historique, comme par exemple ceux qui étaient engagés dans le projet indo-européen. Comme on pouvait s’y attendre, M. Smith définit simplement les méthodes scientifiques comme des « méthodes pour collecter, tester, filtrer et utiliser des faits qui produisent des résultats relativement précis et fiables [51] ». Dans ces lignes, on ne détecte aucune allusion spécifique au laboratoire de physique ou à l’observatoire astronomique.
41Une décennie plus tard, en 1897, un autre grand spécialiste de science politique aux États-Unis, John W. Burgess, publia dans l’American Historical Review un article de réflexion comparable, où il essaye de définir la nature de sa discipline. J. W. Burgess évoque les affinités des sciences politiques avec le droit constitutionnel et l’histoire, mais ne fait pas le moindre rapprochement avec les sciences naturelles. En revanche, il dit bien que « la science politique va au-delà des faits et des conclusions logiques tirées des faits ». Quel est cet au-delà ? Une « part de spéculation philosophique [52] »; ce qui ne correspondait pas exactement à l’idéal du chimiste ou du biologiste.
42Il est vrai que, vers la fin du siècle, les spécialistes des sciences naturelles avaient tendance à employer le mot « science » pour se référer principalement à leur discipline. William Welch, grand physicien et vulgarisateur dans le domaine des sciences médicales, utilisa le terme dans un article sur la biologie et la médecine, publié en 1897, pour désigner exclusivement les sciences naturelles, et plus particulièrement celles pratiquées dans un laboratoire [53]. Dans un article de la même revue, paru presque une décennie plus tard, le mot « science » est surtout utilisé comme synonyme de sciences naturelles – et pourtant, l’auteur revient de temps en temps à l’usage commun du terme. Ainsi, il écrit en conclusion : « La science est comme le catholicisme, et nul ne se voit refuser l’accès à son temple pourvu qu’il se soumette à ses lois. » La loi spécifique qu’il mentionne est « l’intensification du sens commun qu’il convient d’appliquer à toutes les questions ». L’historien, l’helléniste ou le latiniste pouvaient ainsi remplir les conditions pour être des scientifiques, tout comme les chimistes et les physiciens [54].
43William James, connu aujourd’hui comme philosophe, effectua des études de sciences naturelles et se fit d’abord remarquer en tant que psychologue de laboratoire. Dans The Will to Believe (1896), il emploie parfois le mot « science » comme synonyme apparent de sciences naturelles, alors qu’à d’autres moments il prend soin de distinguer les sciences mathématiques et physiques des autres disciplines, dont on peut penser qu’elles ne sont pas physiques. Il explique que le changement historique est une instance de la vérité scientifique, et, comme exemples de scientifiques connus, il cite le philologue W. D. Whitney aux côtés de Darwin et du géologue Charles Lyell. Globalement, il donne à voir une signification tout à fait multiforme du mot « science [55] ».
44C’est ainsi, dans la confusion et le manque de rigueur, que les spécialistes des sciences naturelles du dernier tiers du XIXe siècle commencèrent à s’approprier le mot « science ». Comment l’expliquer ? Je n’ai pas pu découvrir de cause unique à ce phénomène, mais il est possible d’émettre quelques hypothèses. Tout d’abord, la chronologie est intéressante. D’après ce que je sais, W. D. Whitney fut le premier, en 1867, à se plaindre du fait que les spécialistes des sciences naturelles cherchaient à se réserver l’usage du terme [56]. Cette récrimination n’est peut-être pas la toute première du genre, mais elle doit tout de même être l’une des plus précoces.
45Qu’y avait-il de nouveau dans les années 1860 ? La réponse la plus évidente est le darwinisme, puisque De l’origine des espèces fut publiée en 1859. Mais on voit mal pourquoi le darwinisme, ou les théories de l’évolution d’une manière générale, aurait amené cette révolution intellectuelle. Sur le plan méthodologique, le darwinisme et l’évolutionnisme étaient bien plus proches des sciences morales, comme la philologie, l’histoire et même l’économie politique, que des sciences newtoniennes, qui cherchaient à découvrir des lois générales et qui étaient devenues de plus en plus mathématiques. En bon stratège, Darwin et ses défenseurs se donnèrent beaucoup de mal pour souligner les ressemblances entre l’évolution organique et des phénomènes parallèles dans le domaine de la philologie comparée [57]. Le darwinisme aurait donc plutôt eu tendance à rapprocher les sciences naturelles et morales.
46Mais l’époque de W. D. Whitney fut marquée par une autre évolution, plus difficile à dater que le darwinisme. Il s’est agi d’une modification sociologique et institutionnelle : la création par les spécialistes des sciences naturelles d’associations distinctes, où ils développèrent leur propre esprit de corps. Avant le milieu du XIXe siècle, la vie intellectuelle américaine était essentiellement organisée de façon régionale, autour de centres urbains [58]. Là, diverses institutions culturelles – lycées, associations de librairies, sociétés d’histoire naturelle, instituts de mécanique – rassemblaient une multitude de membres issus de différentes professions.
47En raison de l’amélioration des systèmes de communication, notamment des chemins de fer, ce schéma commença à changer vers 1850. Des institutions plus spécialisées, souvent à vocation nationale, se développèrent pour encourager l’activité intellectuelle. J’ai déjà mentionné la fondation de l’American Association for the Advancement of Science en 1848, qui était une société spécifiquement consacrée aux sciences naturelles. J’ai indiqué que, pourtant, même dans une organisation vouée aux sciences naturelles, il n’y avait pas de frontière claire avec les autres disciplines; mais l’AAAS était dominée par des scientifiques professionnels, qui tiraient leurs revenus de leurs recherches et de leur enseignement, à la différence des amateurs de tous types qui avaient jusqu’alors dirigé les anciennes sociétés locales [59].
48Dans cette perspective, l’AAAS, rapidement imitée par la National Academy of Sciences en 1863 (il s’agissait ici des sciences naturelles), fut l’avant-garde d’un phénomène social comparable à celui de la nationalisation de la vie intellectuelle, et qui se caractérisa par une professionnalisation par disciplines. La spécialisation disciplinaire ne se développa pas pleinement avant le XXe siècle, mais la première étape de ce processus eut lieu lorsque des spécialistes à part entière des sciences naturelles quittèrent la pensée généraliste pour former une cohorte professionnelle ayant conscience de leur propre singularité. C’est dans ce contexte que ces spécialistes, encouragés par un public au fait des résultats obtenus par les sciences naturelles et la technique, commencèrent à asseoir leur monopole sur la science. De façon un peu caricaturale, on pourrait dire que ce mouvement constitua une sorte d’impérialisme disciplinaire, même s’il ne fut sans doute pas conduit de manière consciente. Avant 1900, d’autres intellectuels avaient résisté à la conquête linguistique de leur territoire, et on ne peut guère s’étonner de cette réaction. Mais, en fin de compte, ils durent s’avouer vaincus face au plus grand prestige de la science naturelle.
49Tout ceci est important pour les historiens d’aujourd’hui, car les historiens de la pensée aux États-Unis ont employé le mot « science » comme une panacée pour expliquer les changements culturels qui intervinrent au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils en ont même fait le principal vecteur de la naissance de la modernité intellectuelle de la fin du siècle. Nous entendons souvent parler du caractère expérimental de la pensée américaine vers 1900, et des tentatives menées pour appliquer un traitement scientifique aux problèmes sociaux. Ainsi, quand les historiens abordent le pragmatisme américain, ils donnent l’impression que ce courant n’est guère plus qu’une traduction philosophique de la science. Mais les historiens se conduisent ainsi parce que nous sommes nous aussi victimes du coup d’état linguistique effectué par les spécialistes des sciences naturelles de la fin du XIXe siècle.
50Si nous parvenions à réaliser qu’avant 1900 la science ne désignait pas nécessairement l’application de méthodes de laboratoire ou la quête de lois générales; si nous percevions qu’elle était vue comme quelque chose de plus vaste et de plus général, une sorte de « savoir systématique » et de « pensée rigoureuse »; si nous prenions conscience que les études classiques et la critique biblique furent considérées comme scientifiques au même titre que la physiologie expérimentale ou la biologie darwinienne, alors nous serions en mesure de décrire des bouleversements intellectuels aussi importants que la montée des sciences sociales, le développement d’une pensée politique progressiste ou la création d’universités de recherche et l’émergence d’une culture intellectuelle séculière. Nous serions par exemple à même de nous rendre compte que les sciences sociales américaines sont par nature herméneutiques, plutôt qu’orientées vers la recherche de lois générales. Nous pourrions entendre que la sécularisation de la pensée est marquée par les études classiques et l’ethnologie autant que par la physique et la psychologie.
51Traduit par Eli Commins
Date de mise en ligne : 01/06/2002
Notes
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[1]
L’Oxford-Hachette French-English Dictionary traduit l’anglais science par le mot français « science », et inversement, alors que le Dictionnaire universel francophone des Éditions Hachette-Édicef propose une définition de « science » qui correspond certainement à son acception française, mais qui est loin du sens usuel qu’on lui donne en anglais aujourd’hui et pendant la majeure partie du XXe siècle. Les dictionnaires allemands comprennent mieux la distinction entre l’américain science et l’allemand Wissenschaft, probablement parce que les deux locutions ne sont pas identiques.
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[2]
Ainsi, les universitaires américains sont très conscients que le CNRS français finance des recherches dans un nombre de disciplines bien plus élevé que ne le fait la National Science Foundation aux États-Unis.
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[3]
SALLY GREGORY KOHLSTEDT, The Formation of the American Scientific Community. The American Association for the Advancement of Science, 1848-1860, Urbana, University of Illinois Press, 1976, pp. XI et 2.
-
[4]
THOMAS L. HASKELL, The Emergence of Professional Social Science. The American Social Science Association and the Nineteenth-Century Crisis of Authority, Urbana, University of Illinois Press, 1977, p. 66.
-
[5]
DAVID A. HOLLINGER, In the American Province. Studies in the History and Historiography Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985, pp. 10-11 et 31.
-
[6]
JAMES T. KLOPPENBERG, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, New York, Oxford University Press, 1986, pp. 5-6.
-
[7]
JON H. ROBERTS et JAMES TURNER, The Sacred and the Secular University, Princeton, Princeton University Press, 2000, pp. 21 et 24-25.
-
[8]
Ibid., p. 43. Cf. Paul J. Croce fait remarquer qu’au milieu du XIXe siècle, « de nombreux groupes se livraient concurrence pour obtenir le label de science », dont des « réformateurs de la société », ainsi que des historiens, des spécialistes du langage, de la théologie et des textes bibliques. Mais la science dont ils se réclamaient était d’abord représentée par les sciences physiques et ceux qui gagnèrent leur reconnaissance étaient ceux qui « se plièrent au modèle des sciences naturelles » (PAUL JEROME CROCE, Science and Religion in the Era of William James, vol. 1, The Eclipse of Certainty, 1820-1880, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995, p. 61). Un constat analogue peut être fait à propos d’un autre ouvrage : JULIE A. REUBEN, The Making of the Modern University. Intellectual Transformation and the Marginalization of Morality, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 5.
-
[9]
Voir JAMES TURNER, Reckoning with the Beast. Animals, Pain, and Humanity in the Victorian Mind, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985, et ID., Without God, Without Creed. The Origins of Unbelief in America, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985.
-
[10]
Par exemple LOUISE L. STEVENSON, Scholarly Means to Evangelical Ends. The New Haven Scholars and the Transformation of Higher Learning in America, 1830-1890, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, chap. 5; STEVEN G. ALTER, Darwinism and the Linguistic Image. Language, Race, and Natural Theology in the Nineteenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999, pp. 80 et 134-135.
-
[11]
La Boston Society of Natural History, plus vaste que la Linnaean Society, était destinée à lui succéder. Les études les plus riches sur les premières sociétés savantes américaines (cette dénomination conventionnelle exagère parfois l’érudition qu’on y déployait) se trouvent dans ALEXANDRA OLESON et SANBORN C. BROWN (dir.), The Pursuit of Knowledge in the Early American Republic. American Scientific and Learned Societies from Colonial Times to the Civil War, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1976.
-
[12]
FRANCIS WAYLAND, The Elements of Moral Science, in J. BLAU (dir.), Cambridge, Harvard University Press, 1963 (rééd. de la 4e édition, 1837), p. 18.
-
[13]
Par exemple : American Journal of Science and Arts, vol. 38,1840, pp. 41-48, où figurent trois courts articles par la philologue de Yale, J. W. Gibbs, sur le vocabulaire des langues africaines.
-
[14]
North American Review, vol. 2,1816, p. 130; vol. 12,1821, pp. 311 et 443; vol. 46, 1838, p. 72.
-
[15]
North American Review, vol. 1,1815, p. 221.
-
[16]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., annexe A.
-
[17]
Ibid., p. 84. Les « Collegiate Professors », et les praticiens de l’ingénierie et de l’architecture, étaient particulièrement invités à adhérer à l’association.
-
[18]
S. G. Kohlstedt se contente de mentionner le nom de Felton, sans préciser sa spécialité.
-
[19]
ID., The Formation..., op. cit., p. 166; sur Felton, voir American National Biography et surtout CAROLINE WINTERER, The Culture of Classicism. Ancient Greece and Rome in American Intellectual Life, 1780-1910, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001.
-
[20]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., pp. 225,230 et annexe A. Il faut se pencher sur les notes de bas de page de l’auteur pour comprendre l’importance de Whitney. Pour une biographie intellectuelle de ce savant, on se reportera au travail de Steven G. Alter, à paraître aux presses de l’Université Johns Hopkins.
-
[21]
G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit., annexe A, p. 32, n. 225 et p. 75. Les renseignements sur Haldeman sont donnés, mais l’auteur, comme à son habitude, ne pousse pas la réflexion plus avant.
-
[22]
JAMES HENRY THORNWELL, « Inaugural Discourse », in B. M. PALMER, The Life and Letters of James Henley Thornwell, Richmond, Whittet & Shepperson, 1875, annexe A, p. 576.
-
[23]
Ibid., p. 578 (souligné par l’auteur).
-
[24]
Ibid., p. 578-579 (souligné par l’auteur).
-
[25]
La situation semble à peu près identique en Grande-Bretagne à la même période. Dans Suggestions on Academical Organization, publié en 1868, Mark Pattison définit simplement la science comme une méthode d’investigation scientifique qui est unique face à tous les types de phénomènes – une définition approuvée par Thomas Arnold (voir « Lettre de Thomas Arnold à Sir John Acton, 17 avril 1868 », Acton Papers, Cambridge University Library, Add. Mss. 8119).
-
[26]
JOHN FLETCHER DUFFIELD, Notes manuscrites à partir des cours de James McCosh sur les « sciences mentales », s. d., Seeley G. Mudd Library, Princeton University. Voir les catégories presque identiques relevées dans JOHN E. EDWARDSON, Notes manuscrites à partir des cours de McCosh sur la « psychologie », s. d. [ca. 1876], Mudd Library.
-
[27]
Par exemple ASA GRAY, Natural Science and Religion. Two Lectures Delivered to the Theological School of Yale College, New York, Charles Scribner’s Sons, 1880, pp. 5-6,59 et 65-66.
-
[28]
Chez WILLIAM DWIGHT WHITNEY, The Life and Growth of Language. An Outline of Linguistic Science, New York, D. Appleton & Company, 1875, chap. XV, les faits sont jugés essentiels pour toute science.
-
[29]
ID., Language and the Study of Language. Twelve Lectures on the Principles of Linguistic Science, New York, Charles Scribner & Company, 1867, p. 49.
-
[30]
Ibid., pp. 48-50.
-
[31]
Ibid., p. 52.
-
[32]
ID., Life and Growth of Language..., op. cit., pp. 310-311.
-
[33]
A. GRAY, Natural Science and Religion..., op. cit. L’auteur emploie le terme de façon similaire dans Darwiniana. Essays and Reviews Pertaining to Darwinism, New York, D. Appleton & Company, 1876.
-
[34]
ID., Natural Science and Religion..., op. cit., pp. 5 et 66.
-
[35]
Ibid., pp. 59,60 et 77.
-
[36]
Ibid., pp. 5-6,52-53,65-66 et 77.
-
[37]
Ibid., pp. 35 et 38.
-
[38]
Ibid., p. 65.
-
[39]
JOHN WILLIAM DRAPER, History of the Conflict Between Religion and Science, New York, D. Appleton & Company, 1874, pp. XI, 18-27,219 et 321-322.
-
[40]
ANDREW DICKSON WHITE, The Warfare of Science, New York, D. Appleton & Company, 1876.
-
[41]
La liste apparaît sur la couverture de l’édition de 1880 du livre cité dans la note précédente.
-
[42]
ARCHIBALD ALEXANDER HODGE, Outlines of Theology, New York, R. Carter, [1860] 1878,2e éd., p. 15.
-
[43]
CHARLES M. MEAD, Boston Lectures, 1870. Christianity and Scepticism, Boston, s. éd., 1870, pp. 103-104.
-
[44]
HERBERT SPENCER, First Principles of a New System of Philosophy, New York, D. Appleton & Company, [1862] 1870,2e éd., p. 102.
-
[45]
Cité par PAUL F. BOLLER, Jr., « The New Science and American Thought », in W. MORGAN (dir.), The Gilded Age, Syracuse, Syracuse University Press, [1964] 1970, p. 252.
-
[46]
Encyclopaedia Britannica, éd. sur CD-ROM, 1995, entrée « Century Dictionary ».
-
[47]
Century Dictionary, New York, The Century Co, 1889-1891, entrée « Science ».
-
[48]
ANDREW DICKSON WHITE, A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom, 2 vols, Gloucester, Peter Smith, [1886] 1978.
-
[49]
MUNROE SMITH, « Introduction. The Domain of Political Science », Political Science Quarterly, vol. 1, mars 1886, p. 3.
-
[50]
Ibid., p. 4 (souligné par l’auteur).
-
[51]
Ibid., p. 5.
-
[52]
JOHN W. BURGESS, « Political Science and History », American Historical Review, vol. 2, avril 1897, pp. 401-408, ici p. 407.
-
[53]
WILLIAM H. WELCH, « Biology and Medicine », American Naturalist, vol. 31, septembre 1897, pp. 755-766.
-
[54]
THEODORE GILL, « Culture and Science », American Naturalist, vol. 22, juin 1888, pp. 481-490, ici p. 490.
-
[55]
WILLIAM JAMES, The Will to Believe and Other Essays in Popular Philosophy, New York, Dover Publications, [1896] 1956, pp. 7,12,21,22,147,216-218,227,245 et 326.
-
[56]
W. D. WHITNEY, Language and Study of Language..., op. cit., p. 52. Puisque les cours qui inspirèrent son livre furent donnés pour la première fois en 1864, cette idée a pu être émise trois ans avant 1867. Toutefois, il note (p. 5) que ses cours ont été intégralement réécrits à l’occasion de la publication du livre.
-
[57]
Sur ce dernier point, voir S. G. ALTER, Darwinism and Linguistic Image..., op. cit.
-
[58]
Pour un aperçu général, voir THOMAS BENDER, « The Cultures of Intellectual Life : The City and the Professions », in J. HIGHAM et P. K. CONKIN, New Directions in American Intellectual History, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1979, pp. 181-195. Pour une monographie urbaine, voir JAMES TURNER, The Liberal Education of Charles Eliot Norton, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999, pp. 2-20.
-
[59]
S. G. KOHLSTEDT, The Formation..., op. cit.