Notes
-
[1]
Les observations modernes dues au Commandant V. MÜ LLER, En Syrie avec les Bédouins, Paris, E. Leroux, 1931, se recoupent totalement avec un document de Mari; cf. JEAN-MARIE DURAND, Documents épistolaires du palais de Mari, Paris, Le Cerf, « Littératures anciennes du Proche-Orient-17 » [LAPO 17], pp. 590-591.
-
[2]
C’est même à son propos qu’est employé pour la première fois dans nos sources le terme sémitique pour « désert », non pour une région steppique entre deux cours d’eau.
-
[3]
Voir, en dernier lieu, à propos de la réalité représentée par la ville ronde (« Kranzhügel »), BERTILLE LYONNET, « Le peuplement de la Djéziré occidentale au début du 3e millénaire, villes circulaires et pastoralisme, questions et hypothèses », Subartu, IV/1, 1998, pp. 179-193.
-
[4]
Voir, pour ces questions, JEAN-MARIE DURAND, « Les mines de sel syriennes au IIe millénaire », MARI, Annales de recherches interdisciplinaires, 5,1987, pp. 199-205.
-
[5]
Le texte n’a généralement pas été compris : « I did away with the drawing of water in my land », comme le traduit encore DOUGLAS R. FRAYNE, Old Babylonian Period (2003-1595 BC), Toronto, University of Toronto Press, « Royal Inscriptions of Mesopotamia Early Period-4 », 1990, p. 603. Le verbe a été mal identifié; il s’agit non pas du verbe « détruire » [h ulluqum], mais du verbe « suspendre » [‘ulluqum]. Le roi énumère les deux sortes d’accès à l’eau rendus possibles par la situation de Mari : l’approvisionnement au fleuve et l’accès à la nappe phréatique. « Détruire les installations de puisage » serait revenir à ne plus faire de culture sur les hautes terrasses, et le recours au puisage est encore bien documenté par l’agriculture mariote.
-
[6]
Le terme est sawûm, qui a été traduit « Unland » par le dictionnaire de W. VON SODEN (Akkadisches Handwörterbuch [AHW]) et « Wasteland » par celui de Chicago (The Assyrian Dictionary [CAD]). En fait, le mot doit être mis en rapport avec des termes hébreu et arabe qui dénotent simplement l’absence de relief, non comme l’avait fait le premier éditeur au terme qui signifie « brûler », ce qui donne une étymologie inexacte. Cette précision est importante car la structure de canal caractéristique de l’alvéole de Mari est celle du râkibum, au propre le « chevaucheur », c’est-à-dire le « canal en surplomb » qui alimente les terres en contrebas par gravitation. Il faudrait donc supposer que tels étaient les travaux d’irrigation accomplis au IIIe millénaire et que rien n’avait été alors fait sur la rive droite de l’Euphrate entre Dêr ez-Zor et Terqa.
-
[7]
La traduction n’est pas sûre. Le terme employé est un hapax. On pourrait simplement traduire : « où le besoin s’en faisait sentir ».
-
[8]
Littéralement : « Je l’ai appelée Forteresse de Yahdun-Lîm ».
-
[9]
Disque de Yahdun-Lîm. Ce texte a été plusieurs fois traduit, chaque travail reprenant le précédant sans essayer réellement de résoudre ses très nombreuses difficultés textuelles. La principale traduction est celle de JEAN-ROBERT KUPPER, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, Le Cerf, LAPO 2,1971, pp. 244-245.
-
[10]
Dans la Genèse, seul cet aspect de creusement est documenté pour l’époque des Patriarches qui se vantent d’être des spécialistes plus habiles que les citadins pour forer des puits.
-
[11]
Là encore, le modèle pourrait être babylonien, la technique de doter les villes de murailles et de fossés étant particulièrement bien attestée là où Yahdun-Lîm est allé emprunter sa réforme culturelle.
-
[12]
Le terme géographique signifie le « Côté du Difficile », le « Difficile » étant manifestement la dénomination du Taurus qui surplombe la Djéziré de façon abrupte et massive, restant longtemps encore enneigé alors que le printemps est déjà fini dans la plaine.
-
[13]
On remarque cependant que le terme de la pénétration, soit la ville de Hurrâ, à la limite du Taurus, est bien précisé au roi de Mari.
-
[14]
OLIVIER D’HONT, Vie quotidienne des ‘Ag?d?t, Damas, Institut français de Damas, 1994, p. 83.
-
[15]
Cf. P. ANTONIN JOSEPH JAUSSEN, Coutumes des Arabes au pays de Moab, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient/Adrien Maisonneuve, [1908] 1948, p. 69, ainsi que pp. 117-119, pour les pâtures.
-
[16]
On verra dans l’ouvrage déjà cité de A. J. Jaussen ses considérations sur le pacte bédouin dit ben ‘ameh (cf. Index, p. 440, s. v.).
-
[17]
ÉMILE TYAN, Le califat, Paris, Recueil Sirey, 1954, p. 40.
-
[18]
On se trouve là devant une situation typique de l’époque amorrite ( XVIIIe siècle avant J.-C.). Le terme culturel auquel il est fait recourt par les textes pour décrire leur société et ses actions est la plupart du temps un terme neuf qui détonne dans un texte écrit en akkadien classique; il a assez souvent un écho direct, par le biais de l’étymologie, en hébreu (réalité linguistique du IVe siècle avant J.-C.) sans que, la plupart du temps, aucune pratique analogue n’y soit attachée, alors que la comparaison est immédiate avec des coutumes préislamiques (des VIe - VIIe siècles après J.-C.) qui sont néanmoins désignées par des outils lexicaux tout autres.
-
[19]
Les efforts ont ainsi porté sur le terme purussatum, alors hapax, où S.R. Driver retrouvait l’équivalent du mipras hébraïque et traduisait par « crique » ou « baie », tandis que W. von Soden y voyait des burussum, « Wasserdurchlass-Verslüsse », pour l’alimentation en eau des ovins. Le terme est maintenant devenu un « enclos ».
-
[20]
Apparemment du désert de Palmyre et non de l’Euphrate, comme semblerait l’indiquer le verbe « traverser ».
-
[21]
Voir, pour la Palestine, A. J. JAUSSEN, Coutumes des Arabes..., op. cit.
-
[22]
CAD M/2, p. 157 : « Barrage, weir ».
-
[23]
AHW, p. 665 : « ein Zubringerkanal ».
-
[24]
L’akkadien recourt très volontiers à ces systèmes de dénomination de réalités concrètes par le moyen d’un vocabulaire métonymique très imagé. Les parties du char étaient ainsi désignées à partir de l’assimilation de ce dernier à un animal fougueux, etc.
-
[25]
Bertille Lyonnet m’a ainsi décrit des modèles modernes analogues sur la Kokcha, affluent de l’Amou-Darya, en Bactriane.
-
[26]
C’est la traduction standard de l’équipe de Mari qui a édité les premiers textes où se trouvait le terme.
-
[27]
AHW, p. 1036, l’a fort malencontreusement rendu par « Schleussen- u. Dammauer »; le CAD, p. 214a, n’est pas plus heureux en comprenant « Canal worker, dikeworker ». En dernier lieu, le Concise Dictionary of Akkadian (CDA), 1999, p. 320, maintient un « canal-worker in charge of maintenance of dykes, dams, etc. ».
-
[28]
HERVÉ RECULEAU, Paysages agricoles du Moyen-Euphrate, thèse en cours.
1La présente étude n’envisage qu’une partie du vaste ensemble constitué par le Proche-Orient. Les terroirs de cette région souvent considérée de façon monolithique sont en effet très divers, selon qu’ils se trouvent dans la zone de dry-farming qui délimite ce qu’il est convenu d’appeler le « croissant fertile », ou dans l’Irak du sud où a été instauré un système millénaire d’irrigation. La documentation n’y est pas toujours synchrone et il serait difficile pour l’heure de présenter un tableau évolutif pour tout ce vaste ensemble sur une longue période. En revanche, l’exploitation de la riche documentation épistolaire retrouvée sur le site de Mari (Syrie, XVIIIe siècle avant J.-C.) commence à faire réapparaître toute une région jusque-là complètement ignorée des études et pour laquelle on ne disposait que de vues largement aprioristes. L’autre intérêt de ce corpus, outre la précision des récits (il s’agit chaque fois de narrations portant sur des événements ponctuels ou de faible ampleur temporelle), est de concentrer toute l’information sur une période utile d’une trentaine d’années où l’on peut postuler une certaine cohérence climatique et où l’on ne constate que deux grands moments successifs au cours desquels le pouvoir a été entre les mains de gens qui en avaient une conception diamétralement opposée. Dans la première, avait été élaborée une idéologie impérialiste centralisatrice selon laquelle les pouvoirs locaux étaient à remplacer par un système administratif qui prenait ses ordres à une seule source et réclamait l’établissement de serments de fidélité; dans la seconde, en revanche, on se devait de respecter une mosaïque de pouvoirs locaux dont la « légitimité » se fondait sur l’appartenance à une famille royale indigène, tous les chefs entretenant entre eux des rapports hiérarchiques, souvent interprétés par les chercheurs actuels comme des liens de « vassalité », mais reposant en fait sur une fiction d’appartenance à une seule et même famille dont le « père » était le suzerain.
Définition du cadre ethno-politique
2Se dessine alors la région centrale du Proche-Orient : celle qui s’articule le long du cours moyen de l’Euphrate – entre l’antique ville d’Imar (Tell Meskene) et le site de l’actuelle Hît, aux portes du pays d’Akkad (la Babylonie) – ainsi que des cours de ses deux grands affluents de rive gauche, le Balih et l’Euphrate; elle comprend également toute l’actuelle Haute-Djéziré syrienne, y englobant le Sindjar et son piémont sud qui sont aujourd’hui irakiens.
3Dans toute cette région n’existent que des États d’ampleur médiocre : outre les deux grandes monarchies du Sud-Sindjar d’Andarig et de Kurdâ, d’étendue certainement modeste puisque les deux capitales sont l’une pour l’autre à une journée de marche d’un ambassadeur plénipotentiaire du roi de Mari, il existe le royaume de Mari lui-même dont la région centrale n’était que moyennement peuplée puisque l’on compte au plus pour ses trois provinces centrales une cinquantaine de milliers d’habitants, ce qui explique qu’on ne la voit mobiliser, avec le concours de ses vassaux, qu’une armée de moins de quatre mille combattants. Les régions sises dans ce qui est aujourd’hui la zone de dry-farming syrienne sont encore moins fortes : on y voit une poussière de petits États, peu peuplés, tributaires des trois principaux, incapables de se fédérer durablement malgré une très grande communauté culturelle et, surtout, de résister à la moindre des incursions de la part des puissants États orientaux de la région, les royaumes d’Ešnunna, puis d’Élam, enfin de Babylone.
4En revanche, cette partie centrale du Proche-Orient voyait les déplacements d’importants groupes humains nomades exploitant de vastes troupeaux. Ces nomades se divisaient en deux grandes familles, les Benjaminites et les Bensim’alites. La grande différence entre eux était que les premiers avaient, à notre connaissance, par tribu, au moins trois zones de sédentarisation où se trouvaient des villes fortes. La première était à l’ouest, dans les royaumes d’Alep (ouest-nord) ou de Qatw na (ouest-sud), la seconde était sur l’Euphrate mariote, la troisième sur l’amont de l’Euphrate ou le Balih. Ils circulaient d’une de ces zones à l’autre. Les seconds, en revanche, avaient un parcours plus simple puisqu’ils allaient d’un pôle occidental, sur la rive gauche du Balih, à un autre, oriental, situé au piémont sud du Sindjar, ces deux pôles étant dénommés par des termes sémitiques occidentaux qui, tous deux, Dêr et Mahanum, signifient « campement ». Ils ne semblent pas avoir eu d’autres places fortes.
5Les premiers étaient commandés par des rois, assistés de « chefs de pâtures » qui devaient certainement prendre la tête de la partie de la tribu qui s’en allait nomadiser alors qu’une autre restait faire du grain et autres cultures, même si leur spécificité n’apparaît pas clairement par rapport aux rois qui, eux aussi, n’étaient pas sédentaires; les seconds étaient en revanche apparentés de très près au roi de Mari lui-même qui était leur contribule; ils n’avaient pas d’autre roi que lui, et les deux chefs de pâture, qui vivaient parmi eux et les régissaient regroupés en deux grands ensembles, servaient de relais entre eux et le roi qui résidait dans sa capitale. Ce dernier s’était totalement sédentarisé avec une partie importante de l’ethnie qui l’avait suivi dans le royaume qu’il avait conquis.
L’irrigation, une nécessité ?
6Le royaume de Mari s’articulait le long de deux cours d’eau majeurs : l’Euphrate et le Habur, mais quelques wadis secondaires jouaient un rôle important. Plusieurs établissements benjaminites étaient le long du Balih ou de l’Euphrate d’amont. Pour autant que l’on puisse en juger, les royaumes de Haute-Djéziré ne pouvaient que s’articuler en fonction de leurs grands wadis, au moins le wadi Hanzîr et le wadi Djagjdjagh. Pour le Sud-Sindjar, l’incertitude géographique à propos des localisations toponymiques très précises (identification des tells) est trop grande pour que l’on puisse dire grand-chose.
7S’il est facile de constater l’importance dans cette région steppique des grands axes naturels que formaient les cours d’eau pour ordonner les établissements humains, cela ne veut pas dire qu’ils constituaient alors automatiquement les axes majeurs de circulation. À l’époque amorrite, par exemple, l’Euphrate était une voie que l’on prenait nécessairement pour aller à Mari, non la route transversale par excellence pour aller d’est en ouest (de Larsa ou Babylone à Alep), laquelle passait alors en fait par le piémont du Taurus.
8L’alimentation en eau de ces fleuves est, en effet, extrêmement irrégulière, souvent même franchement déficiente, et leur statut est peu comparable à ce que l’on trouve au Sud-Irak. Le Balih, qui a un débit très médiocre, voit ainsi se tarir son cours, du fait des dérivations qu’il subit pour irriguer les champs de sa partie d’amont, bien avant son confluent avec l’Euphrate [1]. L’Euphrate, lui-même, pose des problèmes selon les époques et on le considère comme un « lieu désertique [2] » au moment de son plus bas étiage, c’est-à-dire avant que la crue d’hiver ne reprenne. On a donc l’impression que seules des fractions de ces cours d’eau étaient susceptibles d’être aménagées. Elles peuvent être considérées comme des oasis, reliées entre elles par des routes transversales. On est très loin du dense réseau de fleuves et de canaux aménagés que l’on imagine pour la Mésopotamie du centre et du sud.
9Les historiens considèrent volontiers que la notion d’État est apparue dans le Sud-Irak suite aux efforts que demandait l’organisation du travail pour résister aux crues et aménager les réseaux d’irrigation. Sans remettre en question de façon systématique ce modèle de « monarchies hydrauliques », il est évident que beaucoup de chercheurs ont trop pris au pied de la lettre les rodomontades des textes décrivant les travaux qu’entreprirent les princes sumériens et qui étaient soumis à une rhétorique obligée. On voit, en tout cas, à quel point il serait dangereux de transporter dans la région de Mari ce modèle supposé pour le sud de la Mésopotamie. La question est néanmoins d’importance car des archéologues qui fouillent à Mari ont élaboré toute une série d’hypothèses sur l’origine de la ville elle-même, à partir d’une réflexion très théorique sur un ample réseau de canaux de navigation qui auraient mis en contact l’Euphrate d’aval avec le Habur en amont et irrigué intensivement la région, ce qui aurait permis en ces lieux la création soudaine et ex nihilo d’une très vaste métropole. Un consensus, qui tombe d’ailleurs sous le sens, se fait à l’heure actuelle chez d’autres spécialistes de la région, que le vaste réseau dont nous constatons aujourd’hui l’existence n’est en réalité que l’état ultime auquel il a été porté par ses derniers utilisateurs, c’est-à-dire les occupants de la région aux époques néoassyrienne et islamique [3].
Le modèle du « roi irrigateur » transporté à Mari
10Il convient de se servir de l’abondante documentation écrite de Mari pour mieux jauger l’importance de son système d’irrigation, au point de vue de ses traditions, de ses possibilités et de ses contraintes.
111. On se trouve assurément en territoire steppique où, selon des discours universellement reçus, sans irrigation l’agriculture n’est pas possible. On pense donc généralement qu’une installation humaine dans une telle région entraîne automatiquement de lourdes installations et la mobilisation du peuple sous un pouvoir fort. La documentation de Mari ne conforte pas cette façon de voir pour la région qui nous concerne.
12L’irrigation proprement dite ne se trouve sûrement attestée que du côté du royaume de Mari, dont les canaux exploitent l’Euphrate et le Habur; elle l’est également pour le Balih, tout en étant d’ampleur assez médiocre, en fonction du maigre débit de ce cours d’eau peu considérable. Rien ne nous renseigne, en revanche, pour une éventuelle irrigation dans le Sud-Sindjar. Ces régions, hors de la zone de dry-farming, ne paraissent d’ailleurs pas avoir été à même de se constituer d’importants réseaux d’irrigation, car les wadis descendant du Sindjar paraissent avoir été très intermittents, soumis à une intense évaporation, et ils nous sont surtout attestés parce qu’ils avaient déjà constitué les très vastes salines du piémont Sud-Sindjar appelées de tout temps à jouer un rôle important pour l’alimentation des troupeaux des nomades [4]. Les royaumes qui s’y étaient constitués, pourtant, tels Andarig et Kurdâ, étaient capables de se considérer sur un pied d’égalité avec ceux de Babylone et de Mari, lesquels, du fait qu’ils sont sur-documentés, nous apparaissent aujourd’hui comme plus importants que ces réalités à la périphérie de notre documentation.
132. En ce qui concerne Mari, une seule mention est faite, dans les inscriptions royales du IIIe millénaire, de travaux sur l’Euphrate et pourrait concerner des travaux d’irrigation, ce qui est très peu par rapport aux inscriptions retrouvées au Sud-Iraq. On y apprend qu’un des rois de l’époque a « fait descendre » le Habur jusqu’à Bâb Mêr, apparemment une localité de la région. Nous avons des raisons de penser, quoique la localité soit inconnue de la documentation ultérieure, qu’il s’agit là de travaux dans l’alvéole de Mari, la région même qui est directement rattachée à la capitale.
14Le seul à se vanter d’un programme cohérent d’irrigation est donc, en fait, à époque plus récente, le roi Yahdun-Lîm, d’origine bédouine, père de Zimrî-Lîm, qui a relevé la dignité royale à Mari après une période de déclin. Nous avons encore le texte où il a exposé le programme de ses travaux dans la région de « la Forteresse de Yahdun-Lîm » :
J’ai ouvert des canaux; j’ai suspendu [5] le baquet à puiser dans mon pays. J’ai (re)fait la muraille de Mari, de plus j’en ai (re)creusé les fossés; j’ai (re)fait la muraille de Terqa, de plus j’en ai (re)creusé les fossés. De plus dans un terrain non accidenté [6], un endroit de soif [7], où depuis l’origine aucun roi n’avait fait de ville, moi j’ai eu la capacité d’en faire une. J’ai creusé ses fossés. Je l’ai appelée ma Forteresse [8]. De plus, j’ai alors fait un canal, le nommant « Yahdun-Lîm l’a décidé ! ». J’ai (ainsi) agrandi mon pays. J’ai assuré les fondements de Mari et de mon pays, instaurant ma gloire pour toujours [9].
16Les travaux sont présentés dans ce texte de façon non ostentatoire. L’irrigation n’est, en outre, qu’un aspect de l’apport d’eau, complémentaire du creusement de puits, ce qui semble avoir été mis sur le même pied [10]. Le canal est dit avoir été établi en région de plaine, non plus à flanc de falaise. Le résultat de cet effort est présenté comme ayant augmenté la superficie du territoire national. Cela devrait révéler que le programme d’irrigation ancien, c’est-à-dire celui du IIIe millénaire, devait se limiter à la mise en exploitation de l’alvéole, laquelle recourait effectivement, pour des raisons de conformation géologique, à la pratique du canal par gravitation.
17Cependant, il est facile de voir que cela n’est présenté que comme une partie d’un effort général bien plus vaste de mise en valeur du royaume, lequel comprend des fortifications complexes [11]. Le récit de Yahdun-Lîm n’est en fait que la « suite et fin » de la mention d’un grand triomphe remporté sur un ennemi. Une telle structure de texte révèle clairement qu’il s’agit en fait de l’emprunt à la Babylonie d’un de ses genres littéraires les plus productifs.
18C’est effectivement un moment clef pour Mari et sa documentation, celui où Yahdun-Lîm a opéré une réforme radicale de l’écriture dans son royaume, adoptant, pour entrer dans le concert des grandes puissances de l’époque, de nouveaux standards de graphies et d’expressions linguistiques, abandonnant les vieilles façons de faire, modernisant même le dernier état de ses archives. Conjointement, il a fait venir à Mari les textes scribaux savants qui permissent d’apprendre et de pratiquer la nouvelle façon d’écrire et de s’exprimer. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il ait décidé également de faire rédiger de nouveaux genres textuels et ait adopté l’idéologie qui les inspire. Il est donc normal que le roi de Mari se présente en roi mésopotamien victorieux du centre ou du sud, constructeur et irrigateur, deux façons de montrer sa reconnaissance envers ses dieux et le souci de son peuple. Cette idéologie est la marque même de l’esprit mésopotamien et a généré le « texte royal » proprement dit, depuis les origines.
19Cette façon de faire concorde très bien également avec le fait que c’est au même moment qu’on adopte à Mari la façon babylonienne de compter le temps, en recourant à des « noms d’années », ou que l’on rédige désormais les textes juridiques selon un formulaire précis avec des formules classiques en sumérien, selon la façon de faire en vigueur en Mésopotamie du centre et du sud.
20Cela amène donc à prendre une attitude critique envers ce texte et permet de mieux apprécier son aspect atypique. Il n’y a pas de raison de mettre en doute la réalité des travaux du roi bédouin ou de croire qu’il s’est attribué la paternité de réalisations antérieures au prix de divers rafistolages. Il est plus vraisemblable qu’avec le roi Yahdun-Lîm a commencé une attitude nouvelle envers l’irrigation, voulue de façon plus ample, alors que, jusqu’à lui, les travaux d’irrigation avaient dû être très mesurés.
L’accès à l’eau pour les nomades
21Lorsque l’on aborde le monde des nomades, il importe de distinguer très soigneusement entre Bensim’alites, que l’on voit habiter en région steppique et nomadiser en région de dry-farming, et Benjaminites, qui nomadisent, pour le parcours de leurs moutons qui nous est documenté, par des régions steppiques (Euphrate-Moyen/Balih ou l’actuel désert de Palmyre), ceux qui restent dans leurs villes euphratiques n’étant qu’un cas particulier de la population du royaume et à considérer avec le reste des sujets.
22Il nous apparaît, à l’heure actuelle, que les nomades Bensim’alites prenaient un grand soin, avant de se mettre en branle avec leurs troupeaux, d’établir des accords précis avec ceux par les territoires de qui ils passaient. De la sorte, un « chef de pâtures » bensim’alite informe le roi de Mari de l’accord conclu avec les royaumes du piémont du Taurus, l’Ida-Marasw [12] : « J’ai fait tuer un ânon, fils d’ânesse. J’ai instauré un état de non-agression entre les bédouins et l’Ida-Marasw. Dans tout l’Ida-Marasw, jusqu’à la ville de Hurrâ, les bédouins auront leur soûl et qui a son soûl n’a pas d’ennemi. »
23Il existe un texte parallèle où le même « chef de pâtures » précise : « J’ai instauré un état de non-agression entre les Bédouins et l’Ida-Marasw. Les Bédouins auront leur soûl. Tous les Bédouins pourront aller jusqu’à Hurrâ, à l’intérieur de tout l’Ida-Marasw. Ils n’auront pas d’ennemis. »
24Dans ces deux textes, on a mention de l’accord qui donne la possibilité aux troupeaux d’entrer dans la partie du piémont où sont les sédentaires, c’est-à-dire les cours supérieurs des wadis Hanzîr et Djaghdjagh. Le terme que je traduis par « état de non-agression » est trop souvent rendu par « paix », ce qui n’est pas heureux, car une paix devrait suivre une guerre, ou une période d’hostilité, ce qui n’est nullement le cas en l’occurrence. L’« état de paix » est simplement l’assurance qu’il n’y aura pas d’agression mutuelle.
25Il s’agit, en fait, d’un accord pérenne mais qui a besoin d’être réactivé chaque année, sans doute parce qu’à chaque nouvelle transhumance il faut tenir compte de l’état des lieux, de la spécificité des demandes des uns et des possibilités des autres. Manifestement, comme on le constate chez les Arabes préislamiques, on a renégocié par où il fallait passer, jusqu’où l’on pouvait aller, quels étaient les points d’eau accessibles et selon quelles modalités il fallait en user. Tous ces « détails », non mentionnés dans l’annonce générale de l’accord [13] parce qu’ils vont de soi à l’époque, se trouvent naturellement illustrés par les lettres qui traitent des problèmes qui ne manquent néanmoins pas de survenir quand les troupeaux ont opéré leur entrée sur le domaine des sédentaires.
26La situation antique est tout à fait clairement illustrée par la comparaison avec un état beaucoup plus récent, tel que nous le décrit un ethnologue moderne :
Les agriculteurs souhaitent [un] nettoyage des surfaces et leur fumure par les moutons. L’accès aux éteules est gratuit. Les éleveurs s’entendent avec les agriculteurs à l’automne précédent lorsque les pasteurs, riches de la vente des derniers agneaux de l’année, viennent acheter des pailles pour l’hiver. La relation qui s’engage voudrait être à long terme. Si les cultures avortent, les pasteurs font valoir qu’un accord a été passé pour les chaumes, et qu’il doit être respecté. Agriculteurs et éleveurs, tous dans une situation de crise, révisent alors parfois âprement leurs accords. Il s’ensuit que ces lieux d’estivage des grands troupeaux changent souvent après une année de sécheresse [14].
28L’absence de mention de l’accès aux points d’eau dans l’analyse d’Olivier D’Hont s’explique aisément par le fait que les bédouins qu’il étudie se trouvent sur le Moyen-Euphrate, et que le grand fleuve fournit ce qu’il faut en abondance. On pourra, en revanche, faire la comparaison avec la propriété des puits telle qu’elle était ressentie en Palestine [15].
29Un des aspects les plus intéressants du dossier est l’affirmation que, pour sceller l’accord, l’on a « tué l’ânon ». On a longtemps pris ce rite comme une gestuelle nécessitée par la conclusion d’un accord international. Une telle considération est un modernisme qui demande à être réinterprété. En fait, on ne peut, pas pour cette époque, parler proprement d’établissement de conventions internationales; il s’agit, plutôt, de conclusions de pactes familiaux qui unissent des groupes allogènes [16]. Le rituel de l’ânon consacre de fait l’adoption de quelqu’un dans une nouvelle tribu ou la fusion de deux groupes, à la façon du hw ilfun préislamique. Ce dernier avait, lui aussi, entre autres motivations, outre d’« établir un état de paix entre les groupes », celle de « convenir d’une jouissance directe de pâturage [17] ». Cette pratique du hw ilfun porte, à l’époque amorrite, le nom de hibšum, un terme non enregistré par nos lexiques et dont le sens propre doit être « (r)attachement [18] ».
30Dans l’état de choses normal, quand tout se passe dans les conditions prévues, ce vers quoi se dirigent les troupeaux transhumants est ce que l’on appelle à l’époque un nighum. Ce terme amorrite est, lui aussi, inconnu dans l’akkadien standard, autant que des vastes glossaires du Ier millénaire. Il n’a pas encore reçu d’étymologie satisfaisante qui le mette en relation avec une racine attestée en hébreu ou en arabe, les deux ensembles linguistiques privilégiés auxquels rattacher les termes du IIe millénaire cunéiforme. Néanmoins, le sens du terme est, de par ses contextes, assez clair : c’est le territoire qui accueille de façon privilégiée la transhumance d’un groupe humain spécifique. Le nighum des Benjaminites est ainsi composé par tout l’ouest du Proche-Orient, le royaume de Qatw na (ouest-sud) ou celui d’Alep (ouest-nord). En revanche, celui des Bensim’alites est représenté par toute la Haute-Djéziré et le Piémont-Sud du Sindjar. Cet accueil est senti comme inéluctable à l’époque, ce qui est exprimé par l’affirmation qu’« il existe de toute éternité », réalité d’ailleurs fondée sur des nécessités naturelles car, de nos jours encore, les moutons de la région de Dêr ez-Zor arrivent normalement jusque sur les éteules de la Haute-Djéziré orientale.
31Lorsque, cependant, la sécheresse sévissait de façon rigoureuse et empêchait d’envisager de transhumer dans des régions où manifestement les ressources ne suffisaient plus aux nécessités locales, il fallait dès lors s’adresser à des régions moins touchées et des accords extraordinaires étaient nécessaires. Le cas le plus net est celui de l’année où chaleur et épizootie prévinrent les troupeaux de la région de Mari d’aller sur les chaumes des rives du Djaghdjagh, selon la tradition. Les textes disent de façon imagée qu’il n’y avait plus alors qu’une « pâture de barbes », ce qui désignait les épineux de la steppe. On doit imaginer, spectacle coutumier au voyageur actuel, que l’eau des wadis du piémont sud du Tw ûr-‘Abdîn n’avait pas dépassé la limite de Qameshliyé.
32C’est de l’ouest que vint la solidarité : le roi de Qaiw na proposa que les troupeaux euphratiques, à la fois ceux du Palais et ceux des bédouins, vinssent sur les pâtures de son royaume, sis effectivement tout entier dans la zone de dry-farming. De nos jours encore, la région de Homs est beaucoup plus humide et ventilée que la région de la Djéziré et, au plein de l’été, la chaleur y est beaucoup plus supportable. Cela indique, par ailleurs, que les routes qui traversaient alors le désert de la Chamiyeh sud-est (l’actuel désert de Palmyre) comportaient, même en cette année sèche, des points d’eau suffisants pour abreuver les bêtes.
Le droit à l’eau des nomades non soumis au royaume
33Tout le territoire qui se trouvait entre la province du nord du royaume de Mari, soit celle de la Forteresse de Yahdun-Lîm, et la région de Halabît, l’actuelle Halébiyé, c’est-à-dire le goulot d’étranglement par où passe l’Euphrate lorsqu’il quitte les vastes espaces ouverts de l’amont, représente une contrée certes soumise politiquement à Mari et qu’elle surveille militairement étroitement, parce que c’est par là que passent les principales routes de communication avec le Nord-Ouest (royaume d’Alep) ou avec le Nord proprement dit (Balih et, au-delà, la région de Harrân). C’est une région également vitale pour les Benjaminites du royaume qui devaient y passer pour rejoindre leurs autres établissements du Balih ou du Yamhad.
34Les Bensim’alites qui contrôlaient politiquement et militairement la région en abandonnaient l’exploitation économique à ceux qui avaient nécessité d’y faire passer leurs troupeaux; ils ne se gardaient le droit que d’y chercher les matières premières dont ils pouvaient avoir besoin : le bois des forêts qui semblent alors y avoir été assez abondantes (Halabît signifie d’ailleurs « la Boisée ») ou la pierre provenant de l’érosion de la falaise, surtout à des fins cultuelles (installation des bétyles pour les grandes cérémonies dans les villes du royaume).
35Les Benjaminites y mettaient donc assez souvent leurs troupeaux à la pâture et ces derniers y sont souvent signalés. Corollairement, ces bédouins y installaient donc, et y entretenaient, tout un système permettant l’accès des animaux à l’eau. Les rives du fleuve sont effectivement éminemment dangereuses et d’un abord difficile, présentant de nombreux pièges tout particulièrement pour les jeunes bêtes. La recherche moderne a, à plusieurs reprises, essayé de retrouver la trace de telles installations qui n’ont pu qu’exister. Malheureusement, cela a été fait à partir d’une approche surtout étymologique qui n’a donné que des résultats très contestés et flous [19].
36Une claire occurrence de ces structures se trouve en fait dans une lettre encore inédite d’un prince benjaminite qui a, en outre, l’intérêt de nous montrer que ces régions hors du royaume – et qui servent avant tout de parcours internationaux – sont accessibles à tous ceux qui errent dans le désert et peuvent avoir besoin d’un accès au grand fleuve. Ce qui leur est reproché pour l’heure, ce n’est pas tant une concurrence gênante auprès des points d’eau que l’impudeur et le sans-gêne avec lesquels ils viennent profiter du labeur d’autrui.
Autre chose : des bédouins qui appartiennent à ta tribu viennent tous de faire la traversée [20]. Or voilà que des Soutéens se trouvent occuper nos puits et nos fossés d’irrigation. Aujourd’hui, si mon Seigneur en est d’accord, il faut qu’il parle aux Soutéens pour qu’ils repartent vers l’aval. C’est la saison de la prospérité et les bédouins se proposent de s’installer au droit de Samânum. Que mon Seigneur nous fasse cette faveur ! Parle aux Soutéens afin qu’ils partent du district.
38Ces Soutéens sont des gens dénommés d’après le nom du vent du Sud. Ils devaient être originaires des grandes oasis du nord de l’Arabie saoudite. Ils circulaient par les routes du désert dont ils connaissaient apparemment très bien les points d’eau, au large du domaine des sédentaires, dont ils ne reconnaissaient pas les chefs, n’acquittant pas, par exemple, le service d’host, mais représentaient un danger permanent par leur tentation toujours en éveil de se pourvoir chez eux de ce qui pouvaient leur manquer, ou d’attaquer une caravane mal protégée, voire une oasis trop exposée comme Palmyre elle-même. Il y avait des points sur l’Euphrate où ils avaient manifestement accès et qui leur étaient tolérés. On peut à leur exemple imaginer l’accueil qui était accordé libéralement ailleurs à ceux qui arrivaient avec leurs troupeaux.
39Ce qu’on traduit par « fossés d’irrigation », dont parle la lettre du Benjaminite, sont les arammum; ce n’est pas, à proprement parler, un système pour l’agriculture mais justement ces rigoles permettant aux animaux d’approcher de l’eau sans être emportés par le courant. Les mêmes structures étaient, dans le système de l’urbanisme de l’époque, ce qui permettait d’évacuer les eaux usées d’une ville; elles étaient généralement en communication avec les douves des fossés qui protégeaient les murailles.
40La coutume d’appeler un puits par un nom propre ou un ethnique a de bons parallèles au Proche-Orient et devait, à en juger par les récits des Patriarches ou le droit arabe, commémorer le nom de celui ou de ceux qui avaient découvert le point d’eau, l’avaient mis en exploitation, en avaient assuré l’entretien et, de ce fait, s’en considéraient les propriétaires [21].
L’accès à l’eau au sein du royaume et l’entretien des structures d’irrigation
41C’était la notion de capacité de travail minimum, tant pour l’irrigation que pour les différents travaux agricoles, qui définissait l’unité administrative que formait le district, non des traditions historiques, ou des divisions ethniques. La mobilisation militaire n’en était que le reflet, et les usages linguistiques le montrent de façon très nette; l’unité de population est dérivée du chiffre « mille » qui définit à la fois la tribu (li’mum amorrite) et le peuple (le’om israélite). Le chiffre signifie en réalité « grand nombre », et représente 10 × 10 × 10. À Sumer, en revanche c’est 60 × 60 = 3 600, qui signifie avant tout le « grand nombre ». Cela ne fait que refléter le fait que le calcul était en base 6 à Sumer et en base 10 en pays amorrite.
42L’organisation de l’irrigation dans le royaume était affaire de l’État, non de l’initiative privée. Cela était dû certainement à la nécessité d’entreprendre un travail collectif de grande ampleur, dépassant les possibilités des petites collectivités locales. Le royaume était ainsi divisé entre trois grandes provinces qui étaient solidaires pour les coups durs. Cette solidarité pour les travaux collectifs doit être comprise à deux niveaux : entre les différentes villes et bourgades de la province pour les travaux d’entretien, mais entre les trois provinces centrales pour les cas de catastrophes majeures, celles qui menacent tout particulièrement lorsqu’il y a l’arrivée de la crue majeure.
431. Les travaux portant sur l’irrigation, postérieurement au règne de Yahdun-Lîm, semblent avoir été très limités. Sous le règne de Yasmah-Addu, qui sépare celui de Yahdun-Lîm de celui de son fils Zimrî-Lîm, nul travail d’irrigation d’importance n’est indiqué.
44Sous le règne de Zimrî-Lîm, seul est mentionné le travail d’une muballittum. On avait cru primitivement que commémorait des travaux de très grande ampleur le nom d’année où l’on comprenait que le roi avait « rectifié les bords de l’Euphrate ». En fait, on sait maintenant qu’il s’agit là uniquement d’une simple mesure juridique, celle où le nouveau roi, à la mésopotamienne, proclamait un édit de réajustement, ce qui concerne avant tout le domaine de l’endettement, l’aliénation des terres et l’achat des esclaves. « Bords de l’Euphrate » est en effet le nom officiel du royaume de Mari.
45En fait, les bédouins installés sur le Moyen-Euphrate n’avaient, pas plus que ceux qui fondèrent Mari, les moyens techniques d’intervenir sur le cours d’un fleuve aussi important, capricieux et vagabond que l’Euphrate. La même remarque vaut à propos de la muballittum. Une dérivation obvie à partir du verbe qui signifie « vivre » l’a fait traduire par « barrage [22] » ou par « canal qui alimente en eau [23] ». En fait, le sens fondamental du terme est celui de la cage où « l’on peut garder un fauve vivant », sans devoir le mettre à mort. C’était ainsi un système formé d’une première palissade qui s’avançait en amont dans le fleuve pour retenir la charge limoneuse qui risquait d’obstruer la prise d’eau d’un canal et d’une seconde, en aval, qui faisait monter le niveau de l’eau pour alimenter avec plus de force le canal en prise sur le cours du fleuve, Habur ou Euphrate. L’eau était effectivement « piégée » par ce système [24]. Si la réalisation d’un barrage était bien au-delà de la portée technologique de l’époque, de tels bricolages ont été néanmoins couramment pratiqués de-ci de-là de par le monde [25].
46C’est ce même système qui prévaut pour l’exploitation de l’eau que l’on a fait entrer de cette façon dans un canal. Un fonctionnaire, si l’on juge d’après son mode de rétribution et de fonctionnement, quelqu’un en fait qui avait un savoirfaire précis qu’il semble avoir tenu de son environnement familial, était chargé de répartir l’eau. Il portait l’appellation de « fermeur », ce qui a été malheureusement pris pour la fonction d’un éclusier [26] ou d’un constructeur/chargé de l’entretien d’un barrage [27]. Les textes sont pourtant sans ambiguïté : il s’agit d’un homme qui avait la charge d’obstruer le cours d’un canal pour y faire monter l’eau afin d’alimenter les rigoles de dérivation permettant d’inonder les parcelles sillonnées. Il remettait ensuite en eau le canal pour que le courant aille plus avant, et l’opération devait être répétée tant que l’eau avait la force de pénétrer les champs.
47Cet homme était celui qui était sans doute à même de divertir l’eau aux meilleurs endroits. On ne sait rien sur ses coups de main mais un texte nous dit que, sans ce technicien, on pouvait considérer un système d’irrigation comme mort : « Un Habur sans responsable de l’irrigation (le « fermeur ») est pour ainsi dire à sec. » Il lui fallait néanmoins des ordres précis pour avoir le droit de mettre en eau un champ. Nous ne savons pas comment tout cela était calculé. Nous ne connaissons que les plaintes aussi imprécises que bruyantes de ceux qui se jugeaient lésés. Mais plusieurs accusations nous sont restées contre des indélicats qui ouvraient eux-mêmes une brèche sur le canal d’irrigation et se servaient sans attendre l’intervention officielle. Il est intéressant de voir à cette occasion que l’on pratiquait la pêche en même temps que l’on irriguait. Les eaux d’irrigation de l’Euphrate sont, encore aujourd’hui, emplies d’alevins et notre documentation montre très clairement que le moment de la crue n’amenait pas que du limon dans les terres : les cannaies étaient alors pleines de poissons. Ces derniers restaient en tout cas prisonniers des bras morts des méandres et une pisciculture non négligeable semble avoir été alors pratiquée, avec le danger toujours possible qu’une nouvelle venue de la crue emporte avec elle jusqu’au fleuve les poissons que les petites gens n’auraient pas pêché, au détriment de la table royale.
48Cela explique que les terres de meilleur rapport aient été situées sur le bord même du fleuve, dans la prairie directement inondable par la crue, avec tous les aléas, voire les disparitions totales de champs, que cela pouvait entraîner.
492. Le second volet d’alimentation en eau était constitué par le canal de gravitation qui entaillait la falaise qui emmure l’alvéole de Mari. Sur la rive gauche, il est sûr que le grand Nahr Dawrîn que l’on constate aujourd’hui n’existait pas à l’époque amorrite et il est douteux que l’ouvrage ait été conçu au IIIe millénaire pour être ensuite partiellement abandonné. Il ne devait exister, à l’époque de Zimrî-Lîm, que pour le tronçon supérieur, mais on n’en connaît pas exactement l’ampleur. En revanche, sur la rive droite, le canal qui avait sa prise en amont recevait les eaux des deux wadis, dénommés d’après les villes à leurs embouchures. Pour le premier, l’apport du Wadi Es-Sou’ab devait éventuellement compléter ce qui provenait de l’Euphrate. L’arrivée soudaine de la crue du Wadi de Dêr qui affluait en fin de réseau nous est décrite par un texte de façon si dramatique que nous pouvons en déduire la fragilité du système. Il faut supposer en tout cas un canal dont le lit était enserré par des parois bien moins épaisses que ne le ferait croire l’observation d’aujourd’hui. Lorsque les vannes d’alimentation de ce canal étaient ouvertes, la rive droite tout entière devenait impraticable et on était obligé de passer par le fleuve ou par la rive gauche pour gagner l’amont depuis Mari. 3. On voit le roi de Mari programmer un canal d’irrigation appelé « dérivation », sans doute pour apporter de l’eau dans une région délaissée en contrebas. Comme toujours dans une zone géographique aussi précisément délimitée, voire étroite, ce que l’on prend pour une dénomination de paysage n’est en fait qu’un terroir particulier, c’est-à-dire que l’on parle toujours du même endroit. Aussi peut-on sainement postuler que tous les canaux de « dérivation » n’en font en somme qu’un seul. Il en est de même de la « transporteuse », une conduite forcée qui amenait de l’eau d’une prise sur le Habur à un endroit où poussait une plantation d’arbres que l’on devait vouloir mettre en valeur.
50Tout cela montre un souci constant d’avoir de l’eau, d’utiliser au mieux des ressources maigres quand la crue est faible ou que l’alimentation des canaux n’est pas assez suffisante; on constate en effet qu’ils sont la plupart du temps très peu profonds, donc que le courant ne devait pas porter très loin dans les champs ce qui était pris directement à la rive. Cependant, nulle part on ne voit de grands travaux être médités, ni d’ailleurs célébrés. Ces bédouins qui viennent de s’installer sur les bords de l’Euphrate ne sont pas les héritiers d’une grande tradition hydraulique, si tant est qu’elle ait jamais existé en ces lieux, malgré les derniers efforts faits dans ce sens. Les habitants des bords de l’Euphrate prévoient simplement une alimentation en eau assurée permettant autre chose que des cultures précaires et la constitution de certains stocks de réserve qui pouvaient d’ailleurs tout à fait suffire, vu le petit nombre de la population. Mari était de fait, quand tout se passait bien, autarcique, et ne comptait pas sur des apports massifs de grain de la Haute-Djéziré, lesquels étaient notoirement stockés sur place.
51Certes, la mention de famines date surtout des débuts du règne, quand la révolte des campagnes avait entraîné une grande insécurité autour de la capitale et sur les plus riches terroirs. On pourrait donc estimer que cette disette, la sécurité une fois rétablie dans le royaume, avait cessé et, de fait, l’absence de mention de famines ultérieures pourrait paraître rassurante.
52Un très important dossier reste cependant pour l’heure inédit. Il constitue aujourd’hui un sujet de thèse, portant sur l’exploitation agricole de la vallée du Moyen-Euphrate [28]. Il contient justement des documents de l’extrême fin du royaume, exactement des dernières années du roi Zimrî-Lîm. Rédigés par la plus haute autorité économique du royaume, ils montrent à l’évidence les carences du système : il s’agit toujours de mises en eau des basses terres, à la merci de l’inondation qui risque d’emporter avec elle la terre arable, l’exploitation des champs pour une très courte durée n’excédant pas une récolte, les efforts se portant l’année suivante sur un autre point de la vallée. Ces opérations rapides et sans lendemain semblent se passer sur des territoires si près du fleuve, d’ailleurs, qu’ils sont mal délimités et que les fonctionnaires ne savent pas toujours très bien sur quel territoire communal le Palais fait porter son effort. On peut considérer que, dès publication de cette très riche documentation inédite, apparaîtra nettement la continuité pendant tout le règne de ce mode d’exploitation sous le signe de la précarité. Les « famines » du début du règne ne sont donc que des moments particulièrement « dramatiques » qui révèlent l’impossibilité de constituer des réserves.
Mise en ligne 01/06/2002
Notes
-
[1]
Les observations modernes dues au Commandant V. MÜ LLER, En Syrie avec les Bédouins, Paris, E. Leroux, 1931, se recoupent totalement avec un document de Mari; cf. JEAN-MARIE DURAND, Documents épistolaires du palais de Mari, Paris, Le Cerf, « Littératures anciennes du Proche-Orient-17 » [LAPO 17], pp. 590-591.
-
[2]
C’est même à son propos qu’est employé pour la première fois dans nos sources le terme sémitique pour « désert », non pour une région steppique entre deux cours d’eau.
-
[3]
Voir, en dernier lieu, à propos de la réalité représentée par la ville ronde (« Kranzhügel »), BERTILLE LYONNET, « Le peuplement de la Djéziré occidentale au début du 3e millénaire, villes circulaires et pastoralisme, questions et hypothèses », Subartu, IV/1, 1998, pp. 179-193.
-
[4]
Voir, pour ces questions, JEAN-MARIE DURAND, « Les mines de sel syriennes au IIe millénaire », MARI, Annales de recherches interdisciplinaires, 5,1987, pp. 199-205.
-
[5]
Le texte n’a généralement pas été compris : « I did away with the drawing of water in my land », comme le traduit encore DOUGLAS R. FRAYNE, Old Babylonian Period (2003-1595 BC), Toronto, University of Toronto Press, « Royal Inscriptions of Mesopotamia Early Period-4 », 1990, p. 603. Le verbe a été mal identifié; il s’agit non pas du verbe « détruire » [h ulluqum], mais du verbe « suspendre » [‘ulluqum]. Le roi énumère les deux sortes d’accès à l’eau rendus possibles par la situation de Mari : l’approvisionnement au fleuve et l’accès à la nappe phréatique. « Détruire les installations de puisage » serait revenir à ne plus faire de culture sur les hautes terrasses, et le recours au puisage est encore bien documenté par l’agriculture mariote.
-
[6]
Le terme est sawûm, qui a été traduit « Unland » par le dictionnaire de W. VON SODEN (Akkadisches Handwörterbuch [AHW]) et « Wasteland » par celui de Chicago (The Assyrian Dictionary [CAD]). En fait, le mot doit être mis en rapport avec des termes hébreu et arabe qui dénotent simplement l’absence de relief, non comme l’avait fait le premier éditeur au terme qui signifie « brûler », ce qui donne une étymologie inexacte. Cette précision est importante car la structure de canal caractéristique de l’alvéole de Mari est celle du râkibum, au propre le « chevaucheur », c’est-à-dire le « canal en surplomb » qui alimente les terres en contrebas par gravitation. Il faudrait donc supposer que tels étaient les travaux d’irrigation accomplis au IIIe millénaire et que rien n’avait été alors fait sur la rive droite de l’Euphrate entre Dêr ez-Zor et Terqa.
-
[7]
La traduction n’est pas sûre. Le terme employé est un hapax. On pourrait simplement traduire : « où le besoin s’en faisait sentir ».
-
[8]
Littéralement : « Je l’ai appelée Forteresse de Yahdun-Lîm ».
-
[9]
Disque de Yahdun-Lîm. Ce texte a été plusieurs fois traduit, chaque travail reprenant le précédant sans essayer réellement de résoudre ses très nombreuses difficultés textuelles. La principale traduction est celle de JEAN-ROBERT KUPPER, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, Le Cerf, LAPO 2,1971, pp. 244-245.
-
[10]
Dans la Genèse, seul cet aspect de creusement est documenté pour l’époque des Patriarches qui se vantent d’être des spécialistes plus habiles que les citadins pour forer des puits.
-
[11]
Là encore, le modèle pourrait être babylonien, la technique de doter les villes de murailles et de fossés étant particulièrement bien attestée là où Yahdun-Lîm est allé emprunter sa réforme culturelle.
-
[12]
Le terme géographique signifie le « Côté du Difficile », le « Difficile » étant manifestement la dénomination du Taurus qui surplombe la Djéziré de façon abrupte et massive, restant longtemps encore enneigé alors que le printemps est déjà fini dans la plaine.
-
[13]
On remarque cependant que le terme de la pénétration, soit la ville de Hurrâ, à la limite du Taurus, est bien précisé au roi de Mari.
-
[14]
OLIVIER D’HONT, Vie quotidienne des ‘Ag?d?t, Damas, Institut français de Damas, 1994, p. 83.
-
[15]
Cf. P. ANTONIN JOSEPH JAUSSEN, Coutumes des Arabes au pays de Moab, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient/Adrien Maisonneuve, [1908] 1948, p. 69, ainsi que pp. 117-119, pour les pâtures.
-
[16]
On verra dans l’ouvrage déjà cité de A. J. Jaussen ses considérations sur le pacte bédouin dit ben ‘ameh (cf. Index, p. 440, s. v.).
-
[17]
ÉMILE TYAN, Le califat, Paris, Recueil Sirey, 1954, p. 40.
-
[18]
On se trouve là devant une situation typique de l’époque amorrite ( XVIIIe siècle avant J.-C.). Le terme culturel auquel il est fait recourt par les textes pour décrire leur société et ses actions est la plupart du temps un terme neuf qui détonne dans un texte écrit en akkadien classique; il a assez souvent un écho direct, par le biais de l’étymologie, en hébreu (réalité linguistique du IVe siècle avant J.-C.) sans que, la plupart du temps, aucune pratique analogue n’y soit attachée, alors que la comparaison est immédiate avec des coutumes préislamiques (des VIe - VIIe siècles après J.-C.) qui sont néanmoins désignées par des outils lexicaux tout autres.
-
[19]
Les efforts ont ainsi porté sur le terme purussatum, alors hapax, où S.R. Driver retrouvait l’équivalent du mipras hébraïque et traduisait par « crique » ou « baie », tandis que W. von Soden y voyait des burussum, « Wasserdurchlass-Verslüsse », pour l’alimentation en eau des ovins. Le terme est maintenant devenu un « enclos ».
-
[20]
Apparemment du désert de Palmyre et non de l’Euphrate, comme semblerait l’indiquer le verbe « traverser ».
-
[21]
Voir, pour la Palestine, A. J. JAUSSEN, Coutumes des Arabes..., op. cit.
-
[22]
CAD M/2, p. 157 : « Barrage, weir ».
-
[23]
AHW, p. 665 : « ein Zubringerkanal ».
-
[24]
L’akkadien recourt très volontiers à ces systèmes de dénomination de réalités concrètes par le moyen d’un vocabulaire métonymique très imagé. Les parties du char étaient ainsi désignées à partir de l’assimilation de ce dernier à un animal fougueux, etc.
-
[25]
Bertille Lyonnet m’a ainsi décrit des modèles modernes analogues sur la Kokcha, affluent de l’Amou-Darya, en Bactriane.
-
[26]
C’est la traduction standard de l’équipe de Mari qui a édité les premiers textes où se trouvait le terme.
-
[27]
AHW, p. 1036, l’a fort malencontreusement rendu par « Schleussen- u. Dammauer »; le CAD, p. 214a, n’est pas plus heureux en comprenant « Canal worker, dikeworker ». En dernier lieu, le Concise Dictionary of Akkadian (CDA), 1999, p. 320, maintient un « canal-worker in charge of maintenance of dykes, dams, etc. ».
-
[28]
HERVÉ RECULEAU, Paysages agricoles du Moyen-Euphrate, thèse en cours.