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Article de revue

Une société aux lisières de l'alphabet

La paysannerie hongroise aux XVIIe et XVIIIe siècles

Pages 863 à 880

Notes

  • [1]
    On consultera entre autres ouvrages sur la question : Roger CHARTIER, « Du livre au livre », in ID. (éd.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985, pp. 61-81 ; Dominique JULIA, « Lectures et Contre-Réforme », in G. CAVALLO et R. CHARTIER (éds), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Le Seuil, 1997 ; Harvey J. GRAFF, The Legacies of Literacy, Bloomington, Indiana University Press, 1987, pp. 218-227 ; Margaret SPUFFORD, Small Books and Pleasant Histories. Popular Fiction and its Readership in Seventeenth-Century England, Athènes, Georgia, 1982, pp. 29-35 ; Marie-Élizabeth DUCREUX, « Lire à en mourir. Livres et lecteurs en Bohême au XVIIIe siècle », in R. CHARTIER (éd.), Les usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987, pp. 281-282 ; Daniele MARCHESINI, « La fatica di scrivere. Alfabetismo et sottoscrizioni matrimoniali in Emilia tra Sette et Ottocento », in G. P. BRIZZI (éd.), Il catechesimo e la grammatica, Bologne, il Mulino, 1985, vol. 1, pp. 83-170 ; Istvá n György TÓ TH, « Hungarian Culture in the Early Modern Age », in L. KÓ SA (éd.), A Cultural History of Hungary, Budapest, Osiris, 1999, vol. 1, pp. 154-225.
  • [2]
    A Magyar Korona orszá gaiban az 1870 év elején végrehajtott népszá mlá lá s eredményei (Le recensement au début de l’année 1870, dans les territoires de la Couronne hongroise), Pest, Statisztikai, 1871, pp. 227-232 et 239.
  • [3]
    Franciscus RACKI, Acta conjurationem bani Petri a Zrinio et comitis Francisci Frangepan illustrantia, Zagreb, Academia, 1873, no 344, p. 207.
  • [4]
    Ferenc SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek (Procès de sorcellerie en Hongrie), Budapest, Akadémiai, 1970, vol. 1, p. 516.
  • [5]
    Archives Nationales de Hongrie [ANH], P 1322 ; Archives de la famille Batthyá ny, Archives de village, 219 (1750), 15 (1809).
  • [6]
    Emmanuel LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc, Paris, Éditions de l’EHESS, 1966, pp. 345-346 ; Guy CABOURDIN, Terre et hommes en Lorraine 1550-1635, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1974, p. 707 ; David CRESSY, Literacy and the Social Order. Reading and Writing in Tudor and Stuart England, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 60.
  • [7]
    Archives du comté de Vas [ACV], XIII/4. Archives de la famille Chernel, 4,1767, aug. 2. Les paysans utilisaient d’autres supports d’écriture que le papier : en 1762, un ébéniste inscrit son nom sur le mur en bois d’une église (ANH, film B 1378, Veszpém Acata et Fragmenta nobilitaria, fasc. VII/II, 1762).
  • [8]
    ACV, XI/604, Archives de l’abbaye de Saint-Gotthard, Divisionales, 1762.
  • [9]
    ACV, Testamenta, IV/1/t, fasc. 2, no 38-1/2 ; ACV, Divisionales, IV/1/v, fasc. 9, no 42 (1785) ; Archivio Storico di Sacra Congregazione de Propaganda Fide, Rome, SC Moldavie, vol. 6, fol. 115, et vol. 3, fol. 91.
  • [10]
    Statny Oblastny Archiv [SOBA], Banská Bystrica, Gömör, Criminalia, XII, fasc. II, no 24 ; SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, XII, fasc. VI, no 5 ; Archives du comté d’Heves (ACH), Gyöngyös, V/101/b-129, CL 27 ; Archives du comté de Borsod, Miskolc, Sp. XV, 197, 294,373,376.
  • [11]
    Istvá n György TÓ TH, Literacy and Written Records in Early Modern Central Europe, Budapest, Central European University Press, 2000, pp. 67-68 ; ACV, IV/1/f., Orphanalia, fasc. 4, no 21,1786. Pour l’alphabétisation des couches inférieures de la noblesse, cf. Istvá n György TÓ TH, « Le monde de la petite noblesse hongroise au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46-1,1999, pp. 171-184.
  • [12]
    A Hét Mennyei Szent Zá rok Imá dsá ga (Prières des sept saintes boucles célestes), Budapest, Bibliothèque nationale Széchenyi, s. d., no 2832. Voir Roger CHARTIER, « Culture as appropriation : popular cultural uses in early modern France », in S. L. KAPLAN (éd.), Understanding Popular Culture, Princeton, Princeton University Press, 1984, p. 243. Robert W. SCRIBNER, Popular Culture and Popular Movements in Reformation Germany, Londres, Hambledon Press, 1987, p. 54. Egil JOHANSSON, « The history of literacy in Sweden », in H. J. GRAFF (éd.), Literacy and Social Development in the West, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, pp. 151-182.
  • [13]
    SOBA, Banská Bystrica, Gömör, Acta criminalia, 644, fasc. I, P (1730).
  • [14]
    Mihá ly TÁ NCSICS, Életpá lyá m (Ma vie), Budapest, Magvetõ, 1978, pp. 38-39.
  • [15]
    ACH, Eger, Archivum episcopi Agriensis, Eger, XII/3/b-12, fasc. Q, no 16/a.
  • [16]
    SOBA, Košice Abaú j, Criminalia, fasc. VI, no 48.
  • [17]
    ANH, Budapest, Festetich, P 235, Acta juris gladii, 136, no 154 ; SOBA, Bratislava, Pozsony, A XII, Criminalia, no 653 ; SOBA, Bytca, Turoc, Criminalia, II, 486 ; SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. 13, no 42.
  • [18]
    SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. I, no 74.
  • [19]
    SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. 16, no 37 ; Archives du comté de Pest, Budapest, Rá ckeve, no 136. Voir Istvá n György TÓ TH, « Chimes and Ticks : The Concept of Time in the Minds of Peasants and the Lower Gentry in Hungary in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », Central European University History Department Yearbook, 1994-1995, Budapest, Université d’Europe centrale, 1996, pp. 15-37.
  • [20]
    ANH, Budapest, Batthyany, Criminalia, P 1322, no 191,1768.
  • [21]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, pp. 171-172 ; ACH, Acta sedis dominalis episcopi Agriensis, XII/3-b, 12, doboz, fasc. Q, no 16/a, 1768. Cf. Daniel FABRE, « Le livre et sa magie », in R. CHARTIER (éd.), Pratiques de la lecture, op. cit., pp. 182-206 ; D. CRESSY, Literacy..., op. cit., pp. 50-51.
  • [22]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, p. 93.
  • [23]
    Ibid., p. 227.
  • [24]
    Stá tny Ú stredny Archív, Bratislava, Archives de la famille Pá lffy, Sedes dominalis, A VII, Prothocolla, 1701 ; voir Gyula ALAPI, Bûbá josok és boszorká nyok Komá rom vá megyében (Les sorcières dans le comté de Komá rom), Komá rom, 1914, pp. 38-48 ; Istvá n György TÓ TH, « Latin as a spoken language in Hungary in the seventeenth-eighteenth centuries », Central European University History Department Yearbook, 1997, Budapest, Université d’Europe centrale, 1998, pp. 93-111.
  • [25]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., I, p. 232.
  • [26]
    ACV, IV/5, Inquisitio nobilium, fasc. 1, no 57,1770. Voir Alain BOUREAU, « Adorations et décorations franciscaines. Enjeux et usages des livrets hagiographiques », in R. CHARTIER (éd.), Les usages de l’imprimé, op. cit., p. 25.
  • [27]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, pp. 18-191.

1Au début de l’époque moderne, il est impossible de tracer, dans les sociétés d’Europe centrale, une démarcation nette séparant les individus sachant écrire de ceux qui étaient exclus de ce savoir, puisque la majorité des habitants se trouvait alors à la frontière entre maîtrise et ignorance de la lecture et de l’écriture : incapables d’écrire correctement, mais non sans connaissance du mot écrit. S’appuyant sur l’exemple de la paysannerie hongroise des XVIIe et XVIIIe siècles, on examinera quels rapports ces individus à mi-chemin entre les sphères de l’écrit et de l’oral entretenaient avec l’écriture et la lecture. Comment, en particulier, utilisaient-ils les livres qu’ils n’étaient pas en mesure de lire couramment, de quelle manière correspondaient-ils entre eux ? Et en quoi consistaient les usages magiques de l’écrit [1] ?

Signatures paysannes

2Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’illettrisme est général dans la paysannerie hongroise. Dans le comté de Vas, territoire vaste et peuplé où se côtoient quatre nationalités et trois confessions religieuses, la situation des paysans est sans appel : sur un total de quarante-quatre villages, six cent onze croix et pas une seule signature. Au XVIIIe siècle, toujours chez les ruraux, sur mille six cent quarante marques personnelles, seules quarante — soit 2,6 % — sont des signatures. Ces indications sont confirmées en 1869 par le premier recensement à prendre en compte ce critère et qui, touchant la totalité de la population, brosse un tableau effroyable de la situation : en 1870, dans la Hongrie historique (Hongrie, Transylvanie, Croatie et Slavonie, Fiume et les Marches) les trois cinquièmes des habitants de plus de six ans ne savaient ni lire ni écrire ; 51 % dans la seule Hongrie, 79 % en Transylvanie, et 84 % en Croatie et Slavonie [2]. De telles statistiques sont peut-être trompeuses : la présente étude entend en effet montrer que le fossé entre illettrés et instruits ne fut jamais aussi profond que le laisseraient à penser ces alignements de croix à l’infini. Il est impossible, en effet, de distinguer nettement les paysans entièrement analphabètes, ne sachant ni lire ni écrire, des semi-alphabétisés, sachant lire mais non écrire : les uns et les autres signaient d’une croix. Pourtant, en matière de niveau d’instruction, il n’est pas de différence plus significative que celle qui oppose les individus capables au moins de lire, et donc de tirer quelque information d’un texte, et ceux pour qui le monde des lettres demeure totalement hermétique.

3Ces deux catégories elles-mêmes ne se distinguent pas de façon tranchée : la Hongrie de l’ouest comptait certainement de nombreux paysans qui, inaptes à comprendre des textes longs, quel que fût le type de caractères, pouvaient en revanche déchiffrer des inscriptions brèves, enseignes ou panneaux indicateurs sur les routes, lorsqu’elles étaient en majuscules. Voilà qui semble probable mais reste une conjecture, puisque les documents contemporains n’en apportent pas la preuve. D’autres sources montrent cependant — quoiqu’elles ne se prêtent guère à un traitement statistique — que certains individus pouvaient déchiffrer, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des caractères imprimés, mais non manuscrits.

4En 1670, par exemple, lorsque éclata au grand jour ce que l’historiographie hongroise nomme « la conspiration des Wesselényi », dont les membres complotaient contre le gouvernement des Habsbourg, on arrêta, entre autres, l’é cuyer de l’un des conjurés (l’aristocrate Péter Zríni), un certain Johann von Lahn. Or, dans sa confession, ce gentilhomme allemand de vingt-quatre ans, né à Cologne, déclare qu’il « ne sait quasiment pas écrire, et ne peut déchiffrer que les caractères imprimés [3] ». Cette déclaration est certes à prendre avec prudence, puisque sa confession visait à lui éviter le collier de chanvre : sans doute escomptait-il que, si le jury accordait foi à ses dires, il ne serait pas interrogé sur le contenu des missives compromettantes liées à la conspiration, qui étaient manuscrites. Reste que sa tactique de défense n’avait quelque chance d’aboutir qu’à la condition que fussent nombreux les gens restés au stade du déchiffrement et cantonnés aux caractères imprimés. Cette conjecture est confirmée par un procès de 1727, qui, dans une affaire impliquant une paysanne accusée de sorcellerie, convoque à la barre des témoins originaires du village de Nagymacsed (comté de Pozsony) : la femme, à « l’esprit dérangé », qui avait exhibé dans la localité trois billets dotés de pouvoirs miraculeux, avait fait appel ensuite à sa belle-sœur, « la priant de lire ces billets à haute voix, à quoi celle-ci répondit qu’elle ne pouvait lire les lettres manuscrites mais seulement les caractères imprimés [4] ».

5Mais ceux qui savaient écrire ne se distinguaient pas non plus de manière radicale des illettrés. Il existait une large zone de transition. Parmi les signatures paysannes entre XVIIe et XIXe siècle, on trouve, à côté de mains élégantes, assurées et aisées, des gribouillages, qui tiennent davantage du dessin que de la signature, laissant planer quelque soupçon sur la capacité de leurs auteurs à écrire davantage que leur nom. Dans l’historiographie américaine du XXe siècle, on parle d’« illettré en pratique » (functional illiterate) dans les cas où l’individu est capable d’écrire son nom avec difficulté, mais non de remplir un formulaire de mandat ou d’écrire une carte postale. Catégorie qui eût probablement convenu à ces paysans et nobles sans terres, qui signaient en lettres d’imprimerie ou apposaient juste leurs initiales d’une main hésitante.

6Les archives gardent aussi trace de l’effort de ces semi-alphabétisés qui commencent de signer mais échouent en chemin. Il en va ainsi du maire du village de Pá sztorhá za, incapable d’aligner plus de deux lettres de son nom, le greffier complétant le reste d’une main exercée. Ainsi encore d’un serf de Németbük : après avoir tracé les mots coram me (« en ma présence ») en caractères d’imprimerie aussi malhabiles que démesurés, il renonce et laisse au clerc le soin d’écrire son nom [5].

7Il reste qu’il est possible de distinguer illettrés et non-illettrés avec davantage d’exactitude en Hongrie qu’en Europe occidentale où, outre croix et signatures, abondent initiales, marques manuscrites et pictogrammes divers [6]. En Hongrie, au contraire, le recours aux initiales, à défaut du nom complet, est rare, et inusités sont les signes ordinairement associés aux divers métiers (échelle, ciseaux, tonneau), peut-être inscrits par des tampons ou poinçons, et que l’on trouve aussi gravés sur pierre ou sculptés sur bois [7]. Point non plus de ces marques personnelles ou de ces paraphes si fréquemment utilisés en France ou en Grande-Bretagne en guise de signature. De fait, dans une Hongrie moins largement alphabétisée, la signature individuelle autographe était aussi moins nécessaire. À quelques exceptions près, qui confirment la règle, ceux qui étaient incapables d’écrire intégralement leur nom recouraient à la croix ; en Europe de l’Ouest, au contraire, certains semi-illettrés, de crainte d’avouer leur ignorance, essayaient de lui substituer les initiales ou un paraphe. On voit là l’effet des attentes ou des exigences d’une société plus avancée en Europe occidentale : l’opprobre jeté sur cette incapacité y était plus fort qu’en Hongrie.

8Cela établi, une question subsiste : ne faut-il pas voir dans la croix un symbole religieux investi d’une signification profonde plutôt qu’une simple marque d’illettrisme ? En 1762, dans un village appartenant à l’abbaye cistercienne de Saint-Gotthard, une paysanne apposa sa marque sur sa lettre de dot et en confirma le contenu « du signe de la Sainte Croix, de ma propre main [...], puisque je ne suis point experte en écriture [8] ». Élégante formulation qui pourrait bien refléter davantage la mentalité du clerc rédacteur de la lettre que les pensées de la paysanne illettrée. Quand bien même la croix conserverait, dans ce cas, quelque chose d’un serment sur la croix (hypothèse corroborée par la fréquence de croix finement dessinées avec un socle), sa prolifération parmi les marques d’authentification des actes s’explique de manière beaucoup plus triviale : c’est la plus simple à tracer. Il s’agit de fait le plus souvent de croix de Saint-André, qui, dans bien des cas, semblent même avoir représenté un obstacle insurmontable. Aussi les Hongrois de Moldavie, catholiques fervents aux conditions de vie souvent précaires, recouraient-ils, plutôt qu’à la croix ou au sceau, à la signature apposito digito, en imprimant la marque de leur pouce. À la différence des empreintes digitales modernes, un pouce trempé dans l’encre garantissait mal une identité, n’indiquant guère plus que la taille du doigt. Peut-être le recours à ce procédé était-il le signe que la maîtrise de la plume n’allait même pas jusqu’à la possibilité de tracer une croix sur le papier [9].

9En ce qui concerne le degré d’alphabétisation, une croix témoigne ouvertement d’une ignorance, même s’il faut tenir compte qu’une croix bien dessinée, régulière, exigeait une main entraînée, un maniement plus aisé de la plume impliquant une pratique antérieure. La majorité des villageois signant d’une croix, dans les documents des XVIIe et XVIIIe siècles, était soit des membres du conseil municipal soit des fermiers qui hypothéquaient un lopin de terre : autrement dit, l’élite de la société locale. Il convient donc, pour jauger leur performance et juger leur niveau de maîtrise de la plume, de les comparer avec ceux qui se situaient tout en bas de l’échelle sociale. Les porchers, vachers, domestiques et autres maraudeurs n’étaient pas élus au conseil municipal ; on ne leur demandait pas de déclaration solennelle au nom de la communauté villageoise ; leur éventuelle caution n’aurait pas garanti grand-chose ; et, n’étant pas propriétaires, ils ne risquaient pas d’hypothéquer quoi que ce fût. C’est donc dans les archives des tribunaux qu’il faut aller chercher leur trace, et dans les engagements écrits par lesquels les condamnés promettaient de s’amender (renonçant au vol ou à la fréquentation de leur partenaire en adultère, par exemple). Les archives des XVIIe et XVIIIe siècles des tribunaux des comtés de Vas, Zala et Somogy n’ont pas survécu aux destructions barbares du XXe siècle. En revanche, d’autres tribunaux de comtés ont gardé trace de ces engagements, dont certains montrent la difficulté que pouvait éprouver à tracer une simple croix quelqu’un qui, de sa vie, n’avait jamais fréquenté l’école ni touché une plume. En 1724, un voleur nommé Andrá s Demen, du comté de Gömör, fut appelé par deux fois à déclarer sous serment qu’il était décidé à s’amender pour de bon, et, par deux fois, il ne réussit qu’à apposer un gribouillis en forme de boucle. La croix de Má ria Boros, de Lipó c, ressemblait plutôt à un U, et celle d’un adultère de Abaú j à une espèce de demi-cercle barré (qui revient chez une autre femme de mœurs dissolues de Tiszaná na) ; quant au garçon porcher de Alsó ravasz, condamné pour vol, il réussit à laisser plus de pâtés que de traits. On voit la plume s’écraser et l’encre éclabousser alentour, lorsqu’un jeune homme, coupable de fornication dans les bains de la ville d’Eger, trace sa croix ; et le garçon vacher de Hídvég, qui avait ouvert des coffres par effraction, s’y reprend visiblement à plusieurs fois pour inscrire à grand-peine sous ses initiales quelques traits vaguement cruciformes [10]. Certes, les circonstances n’étaient pas des plus favorables : l’accusé, qui venait peut-être tout juste d’entendre la sentence, devait se concentrer sous l’œil sévère des membres de la cour. Il reste qu’on ne peut mettre ces griffonnages sur le compte de la seule tension, et le tremblement de la main sur celui de la seule émotion.

10D’autant que les contrats portent aussi bon nombre de croix tracées d’une main habile. Témoin, en 1728, le cas d’un domestique de vingt-six ans, Jankó Klement, condamné pour vol à soixante coups de bâton ; le greffier inscrit le nom du coupable sur la sentence, mais celui-ci, loin de se contenter d’une croix, écrit au-dessous son nom d’une écriture déliée : Johannes Klement. Quoique domestique dans le village de Rahó, le jeune homme était né à Besztercebá nya (Banská Bystrica), et il avait dû acquérir son savoir à la ville, même si, dans un contexte rural, il n’avait pas à en faire usage. Et si Mikló s Provata, « plébéien », condamné à l’âge de quinze ans pour vol, parvient à écrire lui-même son nom — pas entièrement cependant —, c’est sans doute parce qu’il était né dans une petite ville, Breznó bá na. Quant au berger Dá niel Csuzi, il est, lui aussi, bien loin d’être illettré : ce voleur récidiviste, qui finit pendu en 1781, était capable d’inscrire son nom d’une écriture régulière, et il connaissait parfaitement la valeur de l’écrit : quoiqu’il fût prompt à faire main basse sur tout ce qui passait à sa portée (de la paire de pantalons à l’équipement militaire) et prisât par-dessus tout les bourses bien garnies, il soulagea un jour un maître d’école de trois de ses livres et, une autre fois, s’introduisit dans la bibliothèque du ministre protestant de Klenó c. Le jeune homme avait grandi dans la localité de Boca (comté de Liptó ), qu’il avait quittée pour servir au village. Ces trois savants malandrins, qui avaient vécu en milieu urbain et passaient fort jeunes devant les tribunaux, n’avaient pas encore eu le temps d’oublier ce qu’ils avaient appris à l’école. Leurs signatures prouvent, s’il en était besoin, que les croix si fréquentes sur les promesses d’amendement sont bien à imputer à l’analphabétisme. Gribouillis maladroits et cacographie témoignent qu’une croix digne de ce nom, et à plus forte raison une signature entière, exigeaient un peu de pratique.

Les livres des illettrés

11Les archives font également état de semi-alphabétisés qui savaient lire mais non tracer des lettres. C’est le cas d’un ébéniste, domicilié à Kisunyom (comté de Vas), qui mourut en 1786, laissant entre autres biens — vendus aux enchères —, « un gros livre et un petit », qui constituaient toute sa bibliothèque, et dont le contenu n’est malheureusement pas précisé. Leur existence suffit à montrer que le défunt, quoiqu’il eût toujours signé d’une croix et fût donc illettré, savait lire [11].

12Les semi-alphabétisés devaient sans difficulté pratiquer, avec toute la dévotion requise, le livre de prières, exemple classique de « lecture intensive » : le lecteur use et abuse alors d’un nombre restreint — un seul en l’occurrence — de textes très appréciés, sans doute mémorisés ; ce type d’usage s’oppose aux cas où le lecteur parcourt une grande quantité de textes toujours différents (comme on lit le journal aujourd’hui). Même les individus les moins frottés de lecture étaient sans doute capables de se débrouiller avec les prières qu’ils savaient au moins à moitié par cœur, lisant moins le texte qu’ils n’y jetaient un œil de temps à autre pour se rafraîchir la mémoire, comme on réciterait un poème. Les livres de prières servaient aussi aux dévotions et aux chants collectifs, situation où le plus expérimenté pouvait venir en aide au moins habile. C’est ce qui explique un passage d’un livre intitulé Prières des sept saintes boucles célestes (sans doute du XIXe siècle, quoique non daté) qui vise le lecteur analphabète : « Et ceux qui ne savent point leurs lettres diront leurs prières aux cinq blessures de l’Homme de douleurs », et poursuit en donnant le titre desdites prières. Ces indications ne peuvent, bien entendu, être comprises que de quelqu’un sachant lire : le livre était visiblement destiné à la prière collective à haute voix [12].

13Parmi les paysans, hommes et femmes, qui signaient d’une croix, quel pourcentage représentait ceux qui récitaient leurs prières sur un livre ? Voilà qui ne peut guère être précisé. Au XVIIIe siècle, d’après les quelques données éparses dont nous disposons, le livre de prières est de loin l’ouvrage le plus répandu, et, qui plus est, lecture et prière sont si étroitement associées que les deux termes fonctionnent comme des synonymes. En témoigne cette affaire traitée dans un tribunal du comté de Gömör au XVIIIe siècle. On avait trouvé un gentilhomme mort au bord de la route, près de Putnok, et son beau-frère était soupçonné, sans doute à juste titre, de l’avoir assassiné. Mais, en l’absence de témoin oculaire (le crime avait été commis en rase campagne), il importait au plus haut point de reconstituer minutieusement les dernières heures de la victime. La dernière personne à l’avoir rencontrée était un domestique de cinquante ans, qui, au cours de l’enquête, déclara avoir vu « un homme vêtu d’un manteau rouge, sur un cheval gris, qui avançait lentement, et, tout en chevauchant, priait dans un livre, et qui avait enlevé son grand chapeau ». Cette phrase fut ensuite raturée, le juge ayant visiblement demandé au témoin comment il pouvait bien savoir que la victime disait ses prières. Le témoin apporta les précisions suivantes : « Puisque l’homme au manteau rouge tenait un livre à la main, le témoin estime qu’il devait être en train de dire ses prières, aussi se tenait-il lui-même à la distance d’un coup de fusil, de peur de le déranger dans ses prières. »

14À l’audition, lire et dire ses prières étaient donc pour le domestique synonymes. Telle était sans doute la lecture la plus fréquemment — sinon l’unique — pratiquée dans son entourage. On retrouve cette même association d’idée chez un tailleur emprisonné pour vagabondage suspect : il réfuta l’accusation devant le tribunal, en se proclamant un bon catholique qui, ayant perdu sa femme et vu brûler sa maison, se préparait à un pèlerinage à Rome avant de devenir finalement ermite. « Si tu es une véritable âme chrétienne et papiste, où est ton livre de prières ? Où est ton rosaire ? », lui demanda-t-on. Il répondit qu’il avait perdu son rosaire et qu’il ne savait pas « lire dans un livre ». Il ne voulait pas dire par là qu’imprimés, les caractères présentaient pour lui plus de difficultés que manuscrits (cas bien plus redoutable pour un lecteur inexpérimenté), mais qu’il était incapable de « prier avec un livre », n’utilisant que le rosaire : il était donc complètement analphabète, ne sachant même pas lire [13]. La confusion régnait toujours en 1815 dans le village natal de Mihá ly Tá ncsics, écrivain hongrois d’origine paysanne, qui, se souvenant de son enfance, raconte dans son autobiographie : « Je passais les longues soirées d’hiver à lire tout ce qui pouvait tomber sous la main dans un village comme le nôtre, ce que les gens appelaient prier et non pas lire [14]. »

15Ces sources éparses suggèrent donc qu’au XVIIIe siècle les paysans ne pratiquaient guère que le livre de prières (et encore), qui, entre les mains des semi-illettrés, de ces paysans à la frontière entre maîtrise et ignorance de la lecture et de l’écriture, incarnait le livre par excellence, un livre milu, mi-récité par cœur. À cette époque, il était facile, même à un paysan, de se procurer des opuscules non reliés : on sait, grâce aux inventaires après décès de la petite noblesse, qu’un livre de prières ou un psautier coûtait de dix à quinze kreutzers (le prix d’un balai, d’un tamis ou d’une baratte), somme que le paysan pouvait débourser lors d’un achat à la foire. C’est donc non point le prix mais le faible degré d’alphabétisation qui entravait la progression de la culture écrite chez les ruraux.

16Il arrivait que les illettrés profitassent de lectures ou de récitations proposées par leurs proches plus instruits. En 1769, dans le village de Harsá ny, dans le comté de Borsod, la jeune Maris Vadá szy, âgée de dix-huit ans, faisait à haute voix lecture d’un ouvrage de Péter Pá zmá ny, archevêque de Esztergom, « devant sa chère mère, et divers membres de sa famille (sans doute le Guide de la vérité divine du savant ecclésiastique). Elle lut aussi un livre contenant diverses hymnes à la Vierge Marie et au saint sacrement. Sans doute avait-elle acheté le livre de Pá zmá ny à la ville voisine où elle était domestique (il coûtait certainement bien plus cher qu’un livre de prières). Maris, membre d’une congrégation locale, estimait souhaitable de conforter dans leur foi ses proches, catholiques qui vivaient entourés de calvinistes. Son père en avait grand besoin lui aussi, puisque, disait-il, il ne savait ni lire ni écrire. Pendant la lecture, un certain Istvá n Szilvá ssy, du même village, entra et, jetant un œil sur le livre que tenait la jeune fille, il s’exclama : « De l’invention pure et simple des curés, tout cela ! Tout ce qui leur passe par la tête, ils le retiennent et le mettent sur le papier ! »

17Â gé de quarante ans et converti au catholicisme une vingtaine d’années auparavant, Szilvá ssy continuait de vitupérer contre le papisme à qui voulait l’entendre, portant aux nues l’enseignement de Calvin plutôt que celui de Luther — à ce que dirent unanimement les témoins, le paysan, l’ancien soldat, le vigneron et l’apprenti du forgeron. Szilvá ssy possédait une « Bible calviniste » dont il avait coutume de lire des passages chez ses coreligionnaires du village. Il jouait aussi les exégètes, expliquant les Écritures à ses compagnons, et insistant particulièrement sur l’inanité de la croyance en la Vierge et du culte des saints.

18

Il allégua les noces de Canaan [sic], en disant que le Christ Notre Seigneur avait renié la bienheureuse Vierge Marie à ce moment-là, lorsqu’elle l’avait prié de changer l’eau en vin : « Entends-tu, brute de femme, qu’as-tu de commun avec moi ou avec cette affaire ? »

19Szilvá ssy étant l’un des rares instruits du village, les prêtres locaux étaient trop heureux de lui confier quantité de livres de prières, catéchismes, écrits missionnaires, « ouvrages de congrégations de l’Eucharistie [...] pour les lire ». D’après le tribunal de l’archevêque d’Eger, Szilvá ssy, « en tant que savant, qui s’était maintenu en sagesse au-dessus des autres pauvres de l’endroit [...] s’est institué en prédicateur, récitant des passages de livres hérétiques aux mourants sur leur lit d’agonie ». Verdict : six mois d’emprisonnement et deux cent cinquante coups de bâton. Le paysan instruit était donc sévèrement puni de n’avoir pas su garder sa science pour lui, se posant en pasteur autodidacte, en intellectuel de pacotille [15].

20Dans les villages hongrois du XVIIIe siècle, une Maris Vadá szy, qui lisait hymnes et textes pieux à ses proches illettrés, n’était probablement pas chose rare, ainsi que le confirme l’adresse du livre de prières aux illettrés. Quant à Istvá n Szilvá ssy, qui lui aussi lisait la Bible aux paysans du coin et leur en expliquait des passages, il était, du point de vue intellectuel du moins, déjà sorti des limites du monde paysan. La lecture de plusieurs milliers de documents de justice ne fait en effet apparaître qu’exceptionnellement des ruraux déclarant avoir tiré quelque information de la lecture d’un livre. Exceptions dont voici un exemple : un noble du village de Fony, dans le comté d’Abaú j, avait converti au calvinisme l’épouse catholique du boucher local, acte tenu pour gravement criminel et qui suscita, en 1751, une enquête. Quinze ans après les faits, les paysans de Fony se souvenaient fort bien des lectures que le gentilhomme leur avait faites : « Il y a quinze ou seize ans, le gentilhomme avait lu des passages d’un livre en présence du présent témoin, y lisant aussi qu’un certain saint pape romain aurait entretenu sept concubines. » Le serf qui déclarait prenait soin de préciser : « [...] ce qui provoqua la colère du témoin, qui s’exclama que les démons devraient labourer l’âme de celui qui avait imprimé un livre de ce genre, et le damner ».

21D’autres villageois font des récits similaires, mais leurs témoignages montrent clairement qu’aucun n’a eu un seul instant l’idée d’aller voir lui-même le livre en question. L’épouse de l’intendant du domaine devait bien, pourtant, avoir acquis quelques rudiments de lecture, puisqu’elle confesse que, quelque quinze ans auparavant, György Gönczi lui avait dit « entre autres nombreuses rumeurs, en devisant sur la foi papiste et la confession calviniste », que « [...] les papes entretenaient cinq ou six servantes pour nettoyer le palais, sur quoi le témoin s’était exclamé que c’était impossible ; sur ce, il avait alors ajouté, s’adressant toujours au témoin : “Chère madame, je vous ferai voir le livre dans lequel cela est dit”. »

22La culture écrite emprunte donc les voies de l’oral. Le gentilhomme calviniste du comté d’Abaú j s’imaginait apparemment le pape comme une sorte de curé de paroisse provincial en plus riche. Quoiqu’il en soit, le fait que, quinze ans plus tard, ses paroles soient restées si profondément gravées dans la mémoire des serfs du village, indique que les gentilshommes leur faisant la lecture ne devaient pas être très nombreux [16].

Lettres, billets et faux en écriture

23Des nécessités pratiques conduisaient les illettrés à en passer non seulement par la lecture mais aussi par l’écriture : ils essayaient en effet, eux aussi, d’échanger du courrier. Voilà qui impliquait qu’ils s’ouvrissent de leurs sentiments les plus intimes à ceux qui s’offraient à jouer les scribes. En 1568, le comte György Thurzó, qui devait devenir comte palatin, raconte dans un courrier adressé à son épouse l’histoire d’une lettre d’amour envoyée par l’un de ses hommes :

24

Já nos Trombitá s a écrit une lettre à sa femme en Slovaquie ; elle a été couchée sur le papier sous la dictée, en belle langue slovaque. Je vous l’envoie mais ne la transmettez pas à sa femme avant de l’avoir lue vous-même : au moins, vous trouverez matière à rire.

25Ainsi donc, l’illettré Já nos Trombitá s n’avait d’autre recours que de confier ses amours conjugales à des oreilles étrangères. Quelque deux cents ans plus tard, en 1780, une femme de Keszthely, accusée d’inceste, raconta devant le tribunal seigneurial que son beau-frère et amant lui « avait envoyé une lettre d’Hahó t, écrite par le tavernier, à [s]on avis », laissant à penser par là que son amant, un charpentier âgé de quarante-huit ans, habitant Keszthely mais originaire de Regensbourg, était incapable de rédiger lui-même une lettre. En 1763, à Bá hony (comté de Pozsony), une servante âgée de dix-huit ans fit elle aussi écrire une missive, tout aussi remarquable : elle avait abandonné son bébé, fruit d’amours illégitimes, sur les marches conduisant à l’entrée du séminaire de Nagyszombat, avec une amulette autour du cou et une lettre adressée à quiconque trouverait l’enfant. Incapable de la rédiger elle-même, elle avait eu recours à la servante du prêtre de la paroisse, invité de son maître. Dans une situation similaire, une autre domestique du même âge dut demander au prêtre de la paroisse d’écrire au père de l’enfant, malgré la nature fort intime de l’affaire [17].

26Les paysans recrutés dans l’armée et envoyés au loin sur le front faisaient savoir à leur bien-aimée qu’ils étaient en vie, les suppliant de les attendre. C’était le clerc du régiment ou l’aumônier du corps d’armée qui, en général, tenait la plume. Mais encore fallait-il que la destinataire pût lire la lettre, ainsi que le raconte une mère de cinquante ans, domiciliée dans la localité de Hó dmezôvá sá rhely : recevant fréquemment du courrier du son fils, elle devait à chaque fois trouver une bonne âme qui lui en fît la lecture. Les illettrés souhaitant faire écrire une lettre ou une requête étaient sans doute fort nombreux. Un touriste déambulant dans les rues d’Istanbul aujourd’hui peut voir les héritiers des scribes d’antan assis au coin de la rue, avec leur machine à écrire, attendant de réaliser une telle tâche en échange d’une modeste rétribution. Sur les places publiques de la Hongrie du XVIIIe siècle, on voyait aussi des écrivains publics occasionnels, généralement des maîtres d’écoles ou des étudiants qui gagnaient ainsi quelques sous. En 1770, à Bratislava, l’épouse d’un rémouleur avait donné à rédiger une requête à un maître d’école, et elle affirma, lorsqu’on l’interrogea : « C’est moi qui lui ai dicté ce qu’il fallait écrire ». En 1786, la mère du régisseur de Szikszó avait fait fabriquer un faux au nom du magistrat principal. Mais, le nom étant erroné, elle dut passer aux aveux : « J’avais demandé l’aide d’un étudiant de la maison des franciscains, c’est lui qui a arrangé les lettres. » À Eger, en 1766, c’est un ancien soldat dont le certificat de congé indique « célibataire » au lieu de la mention initiale « marié », falsification qui lui permit de se marier une seconde fois. « Qui a inscrit un mot différent [...] puisque tu ne sais pas écrire ? », demandent les juges. Et le soldat d’avouer qu’il en avait confié le soin à un étudiant.

27Au XVIIIe siècle, l’alphabétisation progressait à grands pas chez les paysans, même si le nombre des serfs sachant écrire restait peu élevé dans les villages. L’illettrisme régnant avait cependant pour effet que bon nombre d’entre eux ignoraient la nature des documents qu’ils détenaient : les paysans qui présentaient les mauvais documents pour appuyer le bien-fondé de leur cause étaient à l’évidence incapables de les lire, alors même qu’ils les avaient si soigneusement conservés.

28Textes rigoureusement hermétiques, certes, pour un paysan illettré, que tous ces documents, décidant de son sort, que possédait l’administration du domaine. À preuve ce serf de Sellyeb, âgé de quatre-vingt-dix ans, à qui l’on dit en 1737 qu’une parcelle litigieuse relevait du domaine de Szerencs, appartenant à la famille Rá kó czi, « bien que ce témoin ne sachant pas lire, n’ait jamais vu ceci écrit ». Cependant, « bien longtemps auparavant, un régisseur de la maison Rá kó czi, appelé Vilhelm [...] lui avait rendu visite chez lui, apportant avec lui un gros livre plein d’écritures [manuscrites, faut-il comprendre], il l’avait pris et y avait lu des choses [...] » indiquant quelle parcelle revenait à chacun des serfs. Exposés à maints abus de pouvoir et sans recours du fait de leur analphabétisme, ces paysans, et bien d’autres assurément, pouvaient difficilement vérifier ce que disait sur leurs biens le « gros livre » [18].

29Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsque l’alphabétisation se répandit et que se mit en place une administration délivrant des document officiels, les voyageurs furent mis en demeure de produire des laissezpasser et des autorisations indiquant le but et l’itinéraire de leur voyage, dans lesquels le service responsable (l’administration de la ville ou du comté) certifiait que leur détenteur n’était ni un voleur, ni atteint d’une maladie contagieuse. Nombreux étaient ceux qui, incapables de les lire, se trouvaient donc mal informés du contenu des documents censés leur servir de pièce d’identité. « Je ne sais pas lire », reconnaît ainsi un fabricant d’eau-de-vie du comté de Nó grá d, en 1781, lorsqu’il s’avéra que les données de son passeport ne coïncidaient pas avec ses affirmations. « Un pauvre paysan comme moi, je ne pouvais pas le savoir », plaidait cet autre homme, en 1785, lorsque l’on constata que son laissez-passer laissait à désirer. Un autre pensait que le sien avait été émis par un notaire de Tá lya, et non, comme c’était le cas, par un commerçant. S’il avait su lire, il en aurait certainement vérifié la teneur, ne fût-ce que pour tourner un mensonge plus habile. Un ancien soldat se montra suffisamment sûr de lui pour déclarer que sa lettre de congé indiquait la durée de son service : huit ans et quatre mois. Lorsque les juges, éclairant sa lanterne, lui expliquèrent que ladite lettre disait tout autre chose, il protesta, avec toute l’indignation d’un illettré dans cette situation : « Je ne savais pas ce qu’ils avaient écrit ou pas dans cette lettre ; moi-même, je ne sais ni lire ni écrire, et ils pouvaient écrire tout ce qu’ils voulaient. » Même frustration chez un fantassin de Rá ckeve. Sa mère était morte en 1790, et son beau-frère l’avait spolié de l’héritage qui lui revenait. Alors qu’il servait dans la guerre contre les Français, on lui avait accordé une permission, et, à son arrivée à la maison, son beau-frère avait rédigé un faux état des comptes sous son nez :

30

Tout en m’étourdissant de son caquet et de ses jacasseries, il m’a floué en me faisant mettre une croix sous une écriture (quand moi-même je ne sais ni lire ni écrire et que, par conséquent, je puis tomber on ne peut plus facilement dans ce piège monté par des individus sans âme) [...] qui avait été rédigée comme s’il avait effectué les comptes avec moi.

31Le soldat berné continuait en disant que son beau-frère « après l’avoir mystifié, lui avait arraché et extorqué sa signature cruciforme », signature qu’il contestait alors solennellement, de même que la lettre « au bas de laquelle, disait-il, mon bon beau-frère m’avait fait apposer une croix de ma main par abus de confiance ». L’on ne sait ce que les magistrats répondirent à cette requête. En tout cas, son ton amer traduit clairement la crainte et la méfiance que suscitaient les documents écrits chez les individus prisonniers de leur analphabétisme [19].

32Les illettrés éprouvent en général un respect particulier pour les documents officiels : ils ne peuvent certes vérifier eux-mêmes leur contenu mais sont parfaitement conscients que ces papiers indéchiffrables peuvent un jour décider de leur sort. À l’époque considérée, c’est l’aspect extérieur, davantage que le contenu, qui suscitait leur crainte. On voit ainsi, en 1768, un paysan raconter devant la cour seigneuriale qu’un juré du tribunal du comté avait essayé de lui arracher un faux témoignage :

33

Mon bon seigneur Svastics [m’] avait invité au village voisin pour témoigner devant la cour, en faveur d’un juge du vénérable comté, dont le nom restera secret, et qui risquait un châtiment sévère, brandissant devant [moi] une lettre portant un sceau imposant.

34En d’autres termes, le serf croate ignorait tout du contenu de la lettre, comme de la personne qui avait donné les ordres, mais il était profondément impressionné par le grand sceau (c’est aussi un sceau gigantesque « de la taille d’une assiette » apposé sur l’armalis — certificat de noblesse —, qui suscitait le respect des paysans et des hobereaux interrogés dans les affaires de lettres patentes et de lignage). Du fait que le conseiller s’était contenté de « brandir » le document, il ressort que le serf ne l’a jamais eu entre les mains, et qu’illettré selon toute probabilité, il s’est senti contraint de s’exécuter à la seule vue du document officiel, qui exerçait sur lui un effet sans rapport réel avec son contenu, analogue à celui d’une assignation à comparaître pour le Moyen  ge [20].

35Au fur et à mesure que le progrès — fort lent — de l’alphabétisation faisait perdre du terrain au témoignage oral, son inévitable corollaire, la production de documents falsifiés, faisait son apparition. En 1762, un certain György Spaics, du village de Ná dalja (comté de Vas), surnommé « le scribe sourd », présenta divers documents au régisseur. Deux d’entre eux, datés de 1605 et 1657, éveillèrent les soupçons des experts : ils ne leur semblèrent pas, en effet, pouvoir remonter aux cent à cent cinquante ans d’âge qui leur étaient attribués. Mais c’est à l’examen d’un troisième, remontant semble-t-il à vingt-sept ans, que la falsification fut déclarée avérée. Le témoignage oral l’emporta sur l’écrit falsifié : le maire du village et les conseillers assez âgés pour garder mémoire de cette époque n’avaient rigoureusement aucun souvenir de ce document censé avoir été rédigé à leur demande. Spaics, que son infirmité avait contraint à abandonner une place de clerc pour retourner à la charrue, n’avait d’ailleurs rencontré aucune difficulté dans son œuvre de faussaire : il n’avait guère eu qu’à contrefaire les croix que les magistrats auraient apposées sur le document.

36Quoique percé à jour, György récidiva. Bien que ses adversaires eussent affirmé que « les responsables de l’administration du domaine et les villageois étaient les uns et les autres parfaitement conscients qu’il s’agissait d’un individu qui fabriquait des faux et les vendait ensuite », il attaqua, seize ans plus tard, les droits de propriété d’une paysanne en s’appuyant sur la foi d’un document qu’il affirmait remonter à 1685. Celle-ci commença par rétorquer qu’elle n’avait aucun papier « de quelque couleur que ce soit » concernant la parcelle contestée, puis proclama que le document de Spaics confirmait en fait ses droits à elle. Difficile d’avouer plus clairement qu’elle était incapable de le lire. Quand son fils, un clerc, revint au village, non content de dénoncer les documents du scribe sourd, il contre-attaqua avec une autre pièce, datant apparemment de 1693 : « Seul Dieu tout-puissant sait de quelle tête il peut sortir ! », écrivit Spaics, dans un accès « d’indignation vertueuse ». Devant ces preuves aussi archaïques que douteuses, le jury avait-il d’autre solution que de recourir au « témoignage vivant » de l’oralité, et de poursuivre l’examen de l’affaire sous la foi du serment ? Les falsifications multiples débouchèrent donc sur la victoire de la parole sur l’écrit.

37En 1792, un autre serf du même village, Istvá n Marancsics, attaqua Spaics en justice pour avoir usurpé l’un de ses pâturages. Marancsics appuyait ses dires sur deux témoins, donc sur des témoignages oraux. À l’inverse, György Spaics le Sourd revendiquait « son héritage sous les auspices d’une lettre falsifiée » et refusa de céder. György Puskarits, vraisemblablement l’unique autre personne instruite du village, examina toutes les pièces détenues par Spaics, et n’y trouva que des papiers d’hypothèque. D’acte d’achat, point. Cela n’empêcha pas, neuf mois plus tard, Spaics d’exhiber le certificat, prétendument rédigé cent quatorze ans plus tôt, selon lequel le pâturage en question avait été vendu à ses aïeux, avec propriété perpétuelle. Il n’est pas de meilleure preuve des progrès de l’alphabétisation en trente ans que l’épilogue de l’affaire : le scribe obtint gain de cause en faisant admettre la validité du faux à la fois devant la cour seigneuriale et le tribunal du comté. Et, avec la défaite de Marancsics, c’est aussi le témoignage oral qui avait perdu la partie.

38Dans le comté de Vas, au XVIIIe siècle, le scribe sourd était loin d’être le seul à tirer profit de la fabrication de faux au sein d’une société villageoise semi-alphabétisée. En effet, en 1771, deux serfs appartenant au domaine de Németú jvá r confectionnèrent des sceaux imitant ceux que les services administratifs du domaine, dans le contexte d’une société moins illettrée, apposaient sur les certificats attestant que l’obligation de corvée avait été accomplie : « Ils avaient rédigé ces textes, y apposant un sceau qu’ils avaient fabriqué, et les avaient partagés avec d’autres serfs soumis à la corvée », dit l’acte d’accusation. Le représentant de la partie civile, propriétaire du domaine, réclama une double peine : main droite coupée et bannissement hors du territoire. On ignore quel fut le verdict, mais il est probable que ces serfs corvéables constituaient une main-d’œuvre trop précieuse pour que le verdict se conformât à ce réquisitoire, et sans doute furent-ils condamnés à un châtiment corporel accompagné de dommages et intérêts.

39C’est à une falsification d’un genre tout à fait remarquable que l’illettrisme général conduisit un maître d’école de Saint-Gotthard en 1738 : à la demande de sa maîtresse, il déroba un document dans les archives de l’abbaye de Saint-Gotthard et rédigea sur ce papier un certificat de décès du mari, qui devait paraître on ne peut plus officiel. Le mari était vivant, inutile de le préciser. Quel était l’usage auquel les amants destinaient ce document ? Nul ne le sait. Peut-être n’était-ce qu’une farce de mauvais goût. Toujours est-il que c’est grâce à un faux du même genre qu’une femme de Felsôbar réussit à se remarier : en 1778, elle avait abandonné son mari syphilitique et épousé un noble titré. Lorsque la bigame comparut devant le tribunal, il apparut que « l’année dernière, elle avait cherché un bon scribe pour lui confier la tâche de rédiger une lettre de témoignage à propos de la mort de son mari ». Le document qui devait servir de modèle disait qu’« un homme vêtu d’une pelisse bleue bordée de fourrure noire avait été enterré »; il fallait le reformuler pour l’adapter au mari. Mais, le notaire local ayant refusé de se prêter au jeu, la femme recourut à un étudiant de Magyaró vá r, qui déclina l’offre lui aussi, et le faussaire resta inconnu. Dans l’une et l’autre affaire, il ressort des archives du procès que les deux paysannes n’étaient même pas capables de lire les documents importants, et à plus forte raison de les copier : illettrées, elles pouvaient au mieux en saisir la teneur lorsqu’un écolier leur en faisait lecture. Cet illettrisme ne les empêcha pas de commettre un faux.

40C’est pour dissimuler son adultère qu’un paysan de Korlá t (comté d’Abaú j) fit œuvre de faussaire. Après vingt-deux ans de mariage, il avait engrossé sa servante. Il acheta donc quelque potion supposée abortive à la foire, mais la fiole se brisa, occasionnant la perte du précieux liquide. Le paysan décida alors d’envoyer la servante enceinte en quelque lieu éloigné où elle pourrait avorter loin des regards indiscrets. À cette intention, il lui fabriqua de sa propre main un faux passeport, portant le sceau du village, mais au nom des anciens d’une autre localité. Et il donna le document à la fille séduite, l’avertissant d’aller où elle voudrait à l’exception du village de Tokaj où son écriture risquait d’être reconnue. Bref, là encore, c’est semble-t-il l’extrême rareté des non-illettrés dans le village qui amenait à assumer le risque d’un faux ; et il se peut fort bien que le paysan eût été le seul à pouvoir fabriquer un document officiel.

Le livre du diable

41Le respect qu’un analphabète éprouve pour l’écrit, pour ses pouvoirs insondables, revêt parfois une dimension magique. Les procès de sorcellerie mentionnent souvent le livre du diable : les juges chargés de l’enquête, sous l’influence des pratiques « avancées » venues d’Europe occidentale, interrogeaient les suspects sur leur inscription dans ce livre. Le niveau d’alphabétisation de la sorcière des XVIIe et XVIIIe siècles n’était pas plus brillant que celui des autres paysannes : sa dépravation supposée ne l’empêchait pas de ne pas savoir écrire. En 1742, à Kaposvá r, une paysanne accusée d’actes de sorcellerie « avoua » sous la torture qu’elle avait passé alliance avec le démon, qui lui était apparu sous forme humaine, vêtu d’un habit bleu à la mode hongroise, chaussé de bottes hautes, et coiffé d’un chapeau. Il avait, disait-elle, « enregistré son nom [dans le livre] conformément à sa volonté et avec son approbation, avec une plume trempée dans le sang prélevé sur son petit doigt ». Tout en confirmant sa déclaration le lendemain, elle y apporta des modifications, visiblement pour répondre à un interrogatoire toujours plus avide de détails. Elle déclara en effet que « le diable avait noté son nom avec son propre sang, non point sur le livre mais sur un autre papier, et c’est à cette occasion que le diable lui avait demandé son nom ».

42Le contenu surnaturel suggéré par les interrogateurs s’enrichit, dans les déclarations de la malheureuse, de détails extrêmement précis et réalistes. Apparemment, les juges ne pouvaient accorder crédit à l’apparition du diable près de l’auberge de Dôr et à son emprise sur la femme qu’à la condition que ce fût non point elle, mais le Malin en personne — forcément savant —, qui inscrivît son nom dans le livre [21].

43Non loin de là, à Csorna, une servante de seize ans avoua, en 1733, qu’une cohorte de sorcières s’était emparée d’elle pour lui infliger diverses tortures ; sa narration continue ainsi :

44

Un grand homme s’était approché d’elle, un livre à la main, pour l’y inscrire, et avait voulu contraindre la déposante en lui adressant les paroles suivantes : « Bien qu’elle ne doive point croire à l’écriture noire, car l’Enfer est tout entier noir, tu devrais croire bien plutôt en l’écriture rouge et jaune, car les cieux sont rouge et jaune, et ceux qui n’ont pas foi dans le livre ne verront point le Ciel »; voilà comment le démon tenta de la séduire.

45Une quinzaine de jours plus tard, l’« homme grand » tenta à nouveau de la forcer, « un gros livre à la main [...] à se couper le doigt pour inscrire son nom dedans, ce qu’elle refusa ». Nous ne saurons jamais si la jeune fille était capable d’écrire son nom dans ledit livre, mais la chose semble peu probable ; on ne nous dit pas non plus si elle tenta de déchiffrer les écritures noires, rouges et jaunes, puisque le diable s’était contenté de lui montrer le livre. En tout cas, sa patronne, qui déclare que le diable avait tenté de persuader sa servante de « se couper le doigt et de verser son sang sur le livre », ne mentionne aucune signature [22].

46C’est d’un gros volume que parlait la servante, mais tel n’est pas toujours le cas. La femme d’un paysan d’Ebergôc, qui confessa sous la torture avoir fait alliance avec le démon depuis quatre ans, et « s’être vue frapper sur le nez par un homme en caftan bleu ; et avec le sang qui en jaillissait, il avait inscrit son nom dans un livre qui ressemblait à un almanach ».

47Là encore, le diable qui utilise le sang de la sorcière enregistre son nom de sa main à lui, au lieu de faire signer la femme. Et ce livre du démon ressemble à un almanach : dans les campagnes, le seul ouvrage connu — la Bible mise à part, qu’il est difficile de confondre avec le livre du démon — était l’almanach. D’où la comparaison extorquée sous la torture [23].

48Une autre sorcière était déjà condamnée à mort, lorsqu’au château de Bazin, en 1701, elle subit un nouvel interrogatoire sous la torture. C’est dans ces circonstances qu’elle déclara que, huit ans auparavant, le diable, sous apparence humaine, lui avait soutiré du sang de la main droite et avait noté son nom parmi ses créatures : à nouveau l’écriture est laissée au démon. Une femme de Szeged, elle aussi finalement exécutée, comparut en 1728 devant le tribunal du comté de Komá rom. Le Malin, avoua-t-elle, l’avait approchée sous forme humaine, avec un vêtement noir, mais des jambes de cheval, et il avait forniqué avec elle à plusieurs reprises « elle tantôt sur le dos, tantôt sur le côté, bien que la virga du diable fût froide ». Le représentant de l’ordre lui ayant demandé si elle avait fait alliance avec le démon, « en parole ou par écrit », elle répondit qu’« elle lui avait donné la main et renié son Dieu, tandis que le diable lui imprimait sa marque, et inscrivait son nom sur une feuille ». Dans ce cas encore, ce n’est pas la sorcière qui écrit son nom [24]. Il en va de même dans l’affaire d’une autre paysanne qui, en 1730, reconnut devant le tribunal du comté de Csongrá d s’être « donnée au diable par un contrat [...] qu’il avait rédigé lui-même ». Le jury, qui admet sans mal la possibilité d’un pacte passé avec le démon, aurait trouvé douteux qu’elle l’eût rédigé elle-même [25].

49Aux yeux des illettrés, le livre, et l’écriture en général, disposaient d’un pouvoir miraculeux, dont usaient non seulement les sorcières, mais aussi les moines et les prêtres, qui s’attiraient par là les foudres de la hiérarchie catholique. L’écrit est donc investi d’un pouvoir magique intrinsèque, du moins pour ceux qui n’en comprenaient pas le sens, ni la lettre. Témoin, cette villageoise de Nagymacséd, en 1727 : accusée de sorcellerie, elle avait fait passer trois billets à une autre paysanne, qui s’avéra incapable de les lire. Elle déclara alors qu’il s’agissait de « billets qui permettaient à ceux qui en étaient porteurs d’obtenir une grande quantité de beurre, et dont il fallait passer l’un à une sœur, et l’autre à une autre sœur ». Dans cet exemple, l’écrit lui-même s’investit d’une valeur positive, puisqu’il permet à son détenteur d’avoir un avantage sur les autres. Je n’ai pas trouvé un seul cas où l’accusé eût attribué une intention intrinsèquement maléfique à un écrit quelconque ; et, en particulier dans les procès de sorcellerie que j’ai examinés, nul n’est jamais amené par l’écrit dans la voie de la débauche, de la corruption ou de la maladie. Bien au contraire, les lettres ont une vertu thérapeutique du fait de leur force magique propre. Ainsi que le proclame, en 1770, un témoin habitant un village peuplé de Slovènes, un certain Péter Bosó ki détenait « un écrit qu’il fallait attacher autour du cou en cas de morsure de chien, et qui avait pour effet de supprimer la douleur de la morsure ». Or, sur tous les paysans de la région de Tó tsá g, pas un seul ne savait lire et écrire, et, comme le montre l’enquête nationale menée précisément cette année-là, c’est à peine si l’on y trouve deux enfants sur les bancs de l’école. Bref, c’est à l’analphabétisme général qu’il faut imputer le respect envers l’écrit magique aux pouvoirs antirabiques, et envers Péter Bosó ki [26].

50À Peresznye, en 1743, des témoins rapportent devant le tribunal que Já nos Somogyi portait sur lui des « écritures diaboliques » et que, comme aimait à le répéter Somogyi lui-même, ces « écritures démoniaques étaient si prodigieuses [...] que ni les prêtres ni les moines ne pouvaient les déchiffrer ». Si l’on ne peut être sûr que Somogyi était illettré, il ressort de la phrase qu’il lança au bailli de Peresznye qu’il pourrait bien avoir envié le savoir des moines et des prêtres, et n’était pas peu fier d’être l’heureux propriétaire d’un document qu’autrui ne pouvait déchiffrer. Les fanfaronnades de Somogyi ne laissaient pas les habitants du village insensibles. Sa belle-mère, avec qui ses relations laissaient apparemment à désirer, déposa au tribunal, déclarant que sa fille, l’épouse de Somogyi, avait une fois ouvert le coffret secret de son mari : il ne s’en séparait d’ordinaire jamais, mais l’avait cette fois laissé à la maison, car, convoqué chez le bailli, il craignait qu’on ne le trouvât sur lui. Sautant sur l’occasion, l’épouse ouvrit la boîte, et — dit la belle-mère — elles virent le diable en personne. La paysanne jura qu’elle avait vu, de ses yeux vu, le démon perché au milieu de ces écritures que l’on portait en amulette, et elle pouvait même en faire la description : « Une fois la boîte ouverte, elle vit le démon au milieu des écritures, sous une forme humaine et avec un chapeau pointu blanc. » Gageons que la belle-mère de Já nos Somogyi était illettrée et éprouvait, devant ces textes à ses yeux indéchiffrables, une crainte instinctive qui pouvait confiner à la terreur [27].

51Rien n’illustre mieux que la confession de cette femme l’attitude générale de la paysannerie du XVIIIe siècle devant la lecture et l’écriture : si l’écrit s’est désormais installé dans tous les villages, la majorité des habitants, illettrés, n’y comprennent goutte. De là, la valeur diabolique de ces signes mystérieux que l’on conserve dans un coffret. Ainsi, dans le monde paysan du début des Temps modernes, que l’usage de l’écriture et de la lecture soit d’ordre symbolique ou pratique, société largement illettrée et présence forte de l’écrit coexistent en surimpression, et c’est de cette conjonction que ce dernier tire l’immense autorité dont il jouit.

52Traduit par Marie-Pierre Gaviano


Date de mise en ligne : 01/10/2001

Notes

  • [1]
    On consultera entre autres ouvrages sur la question : Roger CHARTIER, « Du livre au livre », in ID. (éd.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985, pp. 61-81 ; Dominique JULIA, « Lectures et Contre-Réforme », in G. CAVALLO et R. CHARTIER (éds), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Le Seuil, 1997 ; Harvey J. GRAFF, The Legacies of Literacy, Bloomington, Indiana University Press, 1987, pp. 218-227 ; Margaret SPUFFORD, Small Books and Pleasant Histories. Popular Fiction and its Readership in Seventeenth-Century England, Athènes, Georgia, 1982, pp. 29-35 ; Marie-Élizabeth DUCREUX, « Lire à en mourir. Livres et lecteurs en Bohême au XVIIIe siècle », in R. CHARTIER (éd.), Les usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987, pp. 281-282 ; Daniele MARCHESINI, « La fatica di scrivere. Alfabetismo et sottoscrizioni matrimoniali in Emilia tra Sette et Ottocento », in G. P. BRIZZI (éd.), Il catechesimo e la grammatica, Bologne, il Mulino, 1985, vol. 1, pp. 83-170 ; Istvá n György TÓ TH, « Hungarian Culture in the Early Modern Age », in L. KÓ SA (éd.), A Cultural History of Hungary, Budapest, Osiris, 1999, vol. 1, pp. 154-225.
  • [2]
    A Magyar Korona orszá gaiban az 1870 év elején végrehajtott népszá mlá lá s eredményei (Le recensement au début de l’année 1870, dans les territoires de la Couronne hongroise), Pest, Statisztikai, 1871, pp. 227-232 et 239.
  • [3]
    Franciscus RACKI, Acta conjurationem bani Petri a Zrinio et comitis Francisci Frangepan illustrantia, Zagreb, Academia, 1873, no 344, p. 207.
  • [4]
    Ferenc SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek (Procès de sorcellerie en Hongrie), Budapest, Akadémiai, 1970, vol. 1, p. 516.
  • [5]
    Archives Nationales de Hongrie [ANH], P 1322 ; Archives de la famille Batthyá ny, Archives de village, 219 (1750), 15 (1809).
  • [6]
    Emmanuel LE ROY LADURIE, Les paysans de Languedoc, Paris, Éditions de l’EHESS, 1966, pp. 345-346 ; Guy CABOURDIN, Terre et hommes en Lorraine 1550-1635, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1974, p. 707 ; David CRESSY, Literacy and the Social Order. Reading and Writing in Tudor and Stuart England, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 60.
  • [7]
    Archives du comté de Vas [ACV], XIII/4. Archives de la famille Chernel, 4,1767, aug. 2. Les paysans utilisaient d’autres supports d’écriture que le papier : en 1762, un ébéniste inscrit son nom sur le mur en bois d’une église (ANH, film B 1378, Veszpém Acata et Fragmenta nobilitaria, fasc. VII/II, 1762).
  • [8]
    ACV, XI/604, Archives de l’abbaye de Saint-Gotthard, Divisionales, 1762.
  • [9]
    ACV, Testamenta, IV/1/t, fasc. 2, no 38-1/2 ; ACV, Divisionales, IV/1/v, fasc. 9, no 42 (1785) ; Archivio Storico di Sacra Congregazione de Propaganda Fide, Rome, SC Moldavie, vol. 6, fol. 115, et vol. 3, fol. 91.
  • [10]
    Statny Oblastny Archiv [SOBA], Banská Bystrica, Gömör, Criminalia, XII, fasc. II, no 24 ; SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, XII, fasc. VI, no 5 ; Archives du comté d’Heves (ACH), Gyöngyös, V/101/b-129, CL 27 ; Archives du comté de Borsod, Miskolc, Sp. XV, 197, 294,373,376.
  • [11]
    Istvá n György TÓ TH, Literacy and Written Records in Early Modern Central Europe, Budapest, Central European University Press, 2000, pp. 67-68 ; ACV, IV/1/f., Orphanalia, fasc. 4, no 21,1786. Pour l’alphabétisation des couches inférieures de la noblesse, cf. Istvá n György TÓ TH, « Le monde de la petite noblesse hongroise au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46-1,1999, pp. 171-184.
  • [12]
    A Hét Mennyei Szent Zá rok Imá dsá ga (Prières des sept saintes boucles célestes), Budapest, Bibliothèque nationale Széchenyi, s. d., no 2832. Voir Roger CHARTIER, « Culture as appropriation : popular cultural uses in early modern France », in S. L. KAPLAN (éd.), Understanding Popular Culture, Princeton, Princeton University Press, 1984, p. 243. Robert W. SCRIBNER, Popular Culture and Popular Movements in Reformation Germany, Londres, Hambledon Press, 1987, p. 54. Egil JOHANSSON, « The history of literacy in Sweden », in H. J. GRAFF (éd.), Literacy and Social Development in the West, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, pp. 151-182.
  • [13]
    SOBA, Banská Bystrica, Gömör, Acta criminalia, 644, fasc. I, P (1730).
  • [14]
    Mihá ly TÁ NCSICS, Életpá lyá m (Ma vie), Budapest, Magvetõ, 1978, pp. 38-39.
  • [15]
    ACH, Eger, Archivum episcopi Agriensis, Eger, XII/3/b-12, fasc. Q, no 16/a.
  • [16]
    SOBA, Košice Abaú j, Criminalia, fasc. VI, no 48.
  • [17]
    ANH, Budapest, Festetich, P 235, Acta juris gladii, 136, no 154 ; SOBA, Bratislava, Pozsony, A XII, Criminalia, no 653 ; SOBA, Bytca, Turoc, Criminalia, II, 486 ; SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. 13, no 42.
  • [18]
    SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. I, no 74.
  • [19]
    SOBA, Košice, Abaú j, Criminalia, fasc. 16, no 37 ; Archives du comté de Pest, Budapest, Rá ckeve, no 136. Voir Istvá n György TÓ TH, « Chimes and Ticks : The Concept of Time in the Minds of Peasants and the Lower Gentry in Hungary in the Seventeenth and Eighteenth Centuries », Central European University History Department Yearbook, 1994-1995, Budapest, Université d’Europe centrale, 1996, pp. 15-37.
  • [20]
    ANH, Budapest, Batthyany, Criminalia, P 1322, no 191,1768.
  • [21]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, pp. 171-172 ; ACH, Acta sedis dominalis episcopi Agriensis, XII/3-b, 12, doboz, fasc. Q, no 16/a, 1768. Cf. Daniel FABRE, « Le livre et sa magie », in R. CHARTIER (éd.), Pratiques de la lecture, op. cit., pp. 182-206 ; D. CRESSY, Literacy..., op. cit., pp. 50-51.
  • [22]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, p. 93.
  • [23]
    Ibid., p. 227.
  • [24]
    Stá tny Ú stredny Archív, Bratislava, Archives de la famille Pá lffy, Sedes dominalis, A VII, Prothocolla, 1701 ; voir Gyula ALAPI, Bûbá josok és boszorká nyok Komá rom vá megyében (Les sorcières dans le comté de Komá rom), Komá rom, 1914, pp. 38-48 ; Istvá n György TÓ TH, « Latin as a spoken language in Hungary in the seventeenth-eighteenth centuries », Central European University History Department Yearbook, 1997, Budapest, Université d’Europe centrale, 1998, pp. 93-111.
  • [25]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., I, p. 232.
  • [26]
    ACV, IV/5, Inquisitio nobilium, fasc. 1, no 57,1770. Voir Alain BOUREAU, « Adorations et décorations franciscaines. Enjeux et usages des livrets hagiographiques », in R. CHARTIER (éd.), Les usages de l’imprimé, op. cit., p. 25.
  • [27]
    F. SCHRAM (éd.), Magyarorszá gi boszorká nyperek, op. cit., II, pp. 18-191.

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