Philosophie
Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État, Paris, Éditions du Dehors, 2019, 160 pages
1Reprenant une série de textes publiés comme postface à l’édition brésilienne de l’ouvrage posthume de Pierre Clastres Recherches d’anthropologie politique, ce livre de Viveiros de Castro, limpidement traduit et postfacé par Julien Pallotta, joue explicitement entre plusieurs registres d’énonciation. Il propose à la fois une lecture critique de la place de Clastres dans l’anthropologie contemporaine ; une appréciation philosophique de sa pensée ; et une analyse de son actualité méta-politique.
2Sur le versant critique, il s’agit de rappeler comment Clastres a représenté, avec Lucien Sebag, le destin inaccompli d’une sorte de gauche lévi-straussienne, qui avait posé, dès avant 1968, les jalons d’une critique épistémique de l’État de l’intérieur même de l’anthropologie amérindienne. L’État comme virtualité immanente à toute organisation sociale, comme effet de seuil qu’il s’agirait sans cesse de conjurer, à travers des techniques variées et complexes, allant de la chefferie sans pouvoir (ou comme simulation du pouvoir), jusqu’au recours à un état de guerre permanent de basse intensité, voici des thèmes porteurs des recherches de Clastres, au centre de la reprise qu’en feront Deleuze et Guattari. Si donc la fameuse « société contre l’État reste valide comme concept universel – non comme idéal-type ou comme désignateur rigide d’une espèce sociologique, mais comme analyseur de n’importe quelle expérience de vie collective » (p. 49), cette question d’une critique immanente de l’État était par contre devenue introuvable dans le « sommeil philosophique » de l’anthropologie française. Aussi bien, d’ailleurs, dans l’économisme de l’anthropologie marxiste, à laquelle s’opposait déjà Clastres dans les années 1970, que dans la tradition structuraliste, qui aura dû attendre, en France, les travaux de Descola pour renouer avec son inspiration philosophico-politique.
3Sur le versant philosophique, l’anthropologue brésilien propose une charge contre la lecture phénoménologique de Clastres, lui reprochant d’avoir retraduit en termes de philosophie politique « classique » la portée novatrice de son travail. Ici la cible théorique est surtout Claude Lefort, dont Clastres fut proche pendant sa courte existence, mais qui aurait réduit son apport à la question de la politeia moderne comme « lieu vide du pouvoir ». Contre cette urbanisation de Clastres par la philosophie française d’inspiration phénoménologique (M. Richir, M. Gauchet, M. Abensour, C. Lefort), on fait donc appel à Deleuze et Guattari : « critiquées et requalifiées, les thèses dans les textes courts et lapidaires de Pierre Clastres ont, en somme, un poids décisif dans la dynamique conceptuelle de Capitalisme et schizophrénie. En particulier la théorie clastrienne de la « guerre » comme machine abstraite d’engendrement de multiplicité, opposée, dans son essence, à l’État surcodeur, la guerre comme ennemie numéro un de l’Un –, joue un rôle clé dans celui qui est l’un des plus grands systèmes philosophiques du vingtième siècle » (p. 80). Un point de vue finalement pas si éloigné des conclusions tirées, certes dans un autre langage philosophique, par Miguel Abensour lui-même, lorsque ce dernier concluait sa lecture par l’idée selon laquelle l’anthropologie clastrienne rejoindrait les grandes conceptions de la stasis, de l’agitation politique permanente (Machiavel, Rousseau, Montesquieu, Spinoza), sans compter la Grèce ancienne… (cf. Abensour Miguel, « Le Contre Hobbes de Pierre Clastres », in Abensour Miguel (dir.), L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres, ou une nouvelle anthropologie politique, Paris, Seuil, 1987, pp. 141-143). Abensour a en effet avancé une lecture fine de l’utopie « sauvage » amazonienne, selon laquelle la guerre – dimension trop négligée par l’anthropologie structurale – n’est à envisager ni comme état de sauvagerie pré-politique (Hobbes) ni comme un phénomène accoucheur de l’Histoire (Hegel), mais comme une résistance permanente à la « pax incaica », et plus largement à toute forme de pacification étatique. Il nous semble que la perspective de Viveiros de Castro, en dépit de ses efforts pour marquer une coupure épistémologique nette avec les lectures philosophiques de Clastres, n’est pas si éloignée d’un tel point de vue. Dès lors, si discontinuité il y a dans sa relecture des enjeux métapolitiques de l’œuvre clastrienne, celle-ci tient plutôt à la virtuosité avec laquelle il passe d’un registre discursif à l’autre : de l’anthropologie à la métaphysique, de l’ethnologie à la philosophie politique. Et par son invitation à penser la communication entre des formes d’antagonisme se déroulant dans des cadres géographiques, civilisationnels et sociaux aussi éloignés entre eux que la ZAD de Notre-Damedes-Landes et l’Amazonie.
4De sorte que, à la fin de la lecture, il est difficile de ne pas deviner, derrière cette tentative de réactiver Clastres, non seulement une proposition métapolitique explicite, mais aussi un auto-portait de l’auteur et un bilan critique du progressisme des années Lula.
5Livio BONI
Pierre DARDOT, Christian LAVAL, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident, Paris, La Découverte, 2020, 736 pages
6Le dernier ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval est, comme souvent avec eux, long et dense. Cette fois, c’est la question de la souveraineté de l’État en Occident qui les occupe. Pour le dire plus précisément, il s’agit de penser la manière dont s’est imposée la souveraineté de l’État en tant qu’État, celle-ci nécessitant une permanence et une impersonnalité qui fait défaut jusqu’à récemment dans l’histoire. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle cette longue enquête convoque les travaux de Scott sur les premiers États et passe par les expériences grecques, romaines, médiévales, etc., sans toujours échapper à l’impression d’une érudition gratuite, à l’image du chapitre rejouant, sans les faire apparaître sous un jour radicalement nouveau, les débats trop classiques entre Hobbes, Locke et Rousseau sur le droit naturel – débat dont Machiavel et Spinoza, pourtant au cœur d’une certaine tradition philosophique postmarxiste, sont certainement les grands absents.
7Quoi qu’il en soit, le tournant de cette enquête réside à nos yeux dans le passage consacré aux expériences révolutionnaires de la souveraineté. En effet, un conflit important apparaît parmi les révolutionnaires lorsque la nation souveraine se substitue, dans l’imaginaire et les institutions, à l’absolutisme royal. Si c’est la nation tout entière qui est souveraine, comment trouver les médiations adéquates pour faire et défaire les lois ? C’est ici en effet que se cristallisent l’idée et la pratique d’une souveraineté qui passe exclusivement par la représentation nationale, alors même que les premières années de la Révolution fourmillaient d’institutions populaires et d’aspirations bien plus grandes à prendre part aux affaires politiques. Apparaît une logique qui est radicalement contraire à la représentation nationale, revendiquant une souveraineté exercée sans délégation, mais par la médiation d’institutions démocratiques. Cependant, « cette mobilisation populaire est restée finalement prisonnière de la grille théorique dominante de la souveraineté, sans pouvoir développer suffisamment ses propres formes autonomes de pouvoirs à la fois communales et fédératives » (p. 474).
8Sans romantisme pour l’épisode révolutionnaire, c’est cet espace concurrent, où l’on s’assemble pour légiférer, qui est promu dans la suite de l’ouvrage. Rejouant la critique marxienne de l’État et la prolongeant à travers les travaux de Proudhon et Bakounine, c’est l’autogouvernement se définissant dans « un rapport à soi qui fait des membres du peuple des gouvernés en même temps que des gouvernants » (p. 584) que Dardot et Laval élèvent en principe anti–étatiste et démocratique dans la pratique de la souveraineté. On retrouve là une thématique que Commun traitait en insistant sur le droit coutumier des pauvres et sur les pratiques des prolétaires : d’autres médiations institutionnelles, comme les services publics, retiennent l’attention de Dominer.
9C’est que l’État moderne, qui s’est construit autour de la nation, comme le montre admirablement le 11e chapitre, subit une crise de la représentation sous l’effet de la globalisation capitaliste laissant les flux de marchandises et de monnaies circuler librement. Mais loin d’y voir l’effondrement de la souveraineté des États, Dardot et Laval reviennent sur leur conception du néolibéralisme largement inspirée des travaux de Foucault (cf. Dardot Pierre, Laval Christian, La Nouvelle Raison du monde, Paris, La Découverte, 2009). Si le capitalisme contemporain se déploie sans borne mais reste en même temps travaillé par des logiques nationales, c’est que son développement nécessite la mise en place de règles de circulation et de concurrence que seuls les États sont à même d’assurer, jouant d’autant plus leur rôle de producteur de normes – construisant un milieu concurrentiel – et de contrôle des populations qu’ils se livrent entre eux à une guerre économique féroce : « la domination néolibérale suppose le maintien et le renforcement de la souveraineté étatique, laquelle est un point d’appui symbolique et indispensable à la puissance du capital, ne serait-ce que pour contenir les oppositions à un système économique et social de plus en plus inégalitaire et destructeur de l’environnement » (p. 666). Dans ce mouvement, c’est un État-entrepreuneurial qui trouve son essor dans la pratique, échappant au contrôle démocratique comme à la logique des intérêts individuels.
10Au moment de lire les dernières pages, on devra se résoudre à ce constat : bien qu’instructives, elles sont assez peu singulières. Dans ce cadre, la conclusion fait office de réflexion critique sur le présent en montrant comment s’actualise ce mouvement global de dé-démocratisation au sein duquel les représentants apparaissent irresponsables à deux niveaux : en ne mesurant pas la gravité de la situation et en se cachant derrière des logiques économiques qu’ils soutiennent avec zèle. Afin d’éviter une réaction identitaire, l’alternative réside, selon Dardot et Laval, dans les mouvements effectifs qui construisent de nouvelles institutions démocratiques et attentives aux non-humains, sans pour autant les re-présenter au sens où il s’agirait de parler en leur nom – Latour est ici visé pour son utilisation flottante des concepts hobbesiens et schmittiens, avec cette idée que la souveraineté ne disparaît pas avec ces institutions populaires mais s’exerce sans sujet présupposé. Se dessinerait alors la possibilité d’une souveraineté nonétatique entendue comme responsabilité et co-obligation : celle de prendre soin des autres et du milieu qu’on habite.
11En attendant le second volet stratégique sur une véritable cosmopolitique des communs, on doit admettre que ce premier volume généalogique ne renouvelle pas la pensée anti-étatiste et écologiste. Rien dans cet ouvrage ne semble avoir donné à penser ou fait violence aux deux auteurs évoluant avec tranquillité dans un chemin déjà largement tracé auparavant par eux-mêmes et qui se trouve, aux termes des 700 pages, ni véritablement éclairci, ni minimalement autocritiqué.
12Vivien GIET
Yannick Bosc et Emmanuel Faye (dir.), Hannah Arendt, la révolution et les Droits de l’Homme, Paris, Kimé, 2019, 192 pages
13En France, Hannah Arendt a sa place parmi les auteurs majeurs de l’histoire de la philosophie : elle est fréquemment citée comme une référence centrale pour penser l’agir politique, la liberté ou les droits de l’homme, notamment par des auteurs classés à gauche. Pourtant, cette situation a quelque chose de profondément paradoxal au regard de ce que furent aussi bien les sources que les positions philosophico-politiques d’Arendt en leur temps. L’ouvrage collectif dirigé par Y. Bosc et E. Faye contribuera, on l’espère, à dissiper les malentendus. Il croise les approches philosophiques et historiques pour analyser un des textes les plus lus et peut-être les plus mal compris d’Arendt : l’Essai sur la révolution de 1963, dans lequel la philosophe dénigre la Révolution française, gâchée selon elle par l’importance centrale qu’y a prise la question sociale, et réhabilite la Révolution américaine comme chef-d’œuvre de politique, injustement considéré comme un événement de portée locale.
14Dans le recueil, les articles les plus éclairants nous semblent ceux d’E. Faye (chap. 1), M. Belissa (chap. 3), E. Fuchs (chap. 7) et B. Basse (chap.8). E. Faye, qui reprend ici en les approfondissant certaines des analyses de son ouvrage consacré à Arendt et Heidegger (Faye Emmanuel, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, 2016), procède à des mises au point indispensables. Il rappelle la filiation heideggérienne à l’œuvre dans la distinction, présente aussi bien chez Carl Schmitt que chez Arendt, entre le social et le politique. Le social correspond au champ où s’exercent les nécessités de la vie biologique : c’est le lieu d’un mode d’existence dominé par les préoccupations matérielles de l’animal laborans, qui travaille pour assurer sa survie. Le politique en revanche est le champ de l’existence proprement humaine, celle de l’agir politique, « à laquelle accèdent, en vertu d’une ‘seconde naissance’, le petit nombre de ceux qui ont su s’affranchir de la nécessité vitale » parce qu’ils font « subir à d’autres le joug et la servitude de l’existence laborieuse » (p. 17-18). Ainsi Arendt n’établit-elle pas une partition qui scinderait l’existence de chaque individu entre les nécessités du travail et la participation aux affaires publiques, mais bien une partition du genre humain lui-même entre la masse vouée à une forme d’animalité, et l’aristocratie politique de ceux qui, par leurs délibérations collectives, font véritablement preuve d’humanité. Cette distinction fondamentale est au cœur de la conception arendtienne de la politique, qui s’affranchit ainsi à la fois des droits de l’Homme et de la démocratie. Elle explique l’absence quasi-totale chez elle de critique de l’esclavage des Noirs au xviiie siècle, qui avait l’avantage de dispenser les citoyens américains des travaux les plus ingrats, et ses affirmations peu solides sur la supposée aisance matérielle des protagonistes des assemblées révolutionnaires. Enfin, elle sous-tend les prises de position de l’auteure en faveur du camp atlantique contre le camp soviétique : c’est pourquoi les développements favorables à l’insurrection de Budapest en 1956 et aux soviets hongrois sont moins, comme on l’a parfois cru, une marque de soutien aux peuples opprimés en général, qu’une manière d’encourager les mouvements de révolte contre le joug soviétique. Il s’agit de détourner la mythologie révolutionnaire de la gauche en la désolidarisant de ses points d’ancrage traditionnels (1789 et 1917) pour la rattacher à la guerre d’indépendance américaine de 1776-1783, et d’enrôler les révoltés du bloc de l’Est et leurs soutiens dans le « camp de la liberté », sous le patronage des États-Unis, où, au début des années 1960, la ségrégation raciale est encore en vigueur.
15L’article de M. Belissa vient à l’appui de ces analyses en les complétant par une mise en perspective historiographique. Son auteur montre comment la reconstruction assez désinvolte et partielle qu’Arendt fournit aussi bien de la Révolution française que de la Révolution américaine s’appuie, concernant l’Amérique, sur l’historiographie conservatrice. Ses sources au XVIIIe siècle sont essentiellement John Adams, vu à son époque comme un partisan de l’aristocratie de la richesse et anti-démocrate, et Edmund Burke, dont la charge contre la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 est demeurée célèbre. Arendt occulte ainsi les clivages de classe pourtant présents dans la révolution américaine, qui contrairement à ses affirmations n’a pas vraiment pu éluder la question sociale, et oublie les débats houleux sur la question de la participation démocratique du petit peuple aux affaires publiques. Elle surestime grandement l’opposition entre Révolution américaine et Révolution française, alors que l’influence réciproque entre l’évolution des deux révolutions est attestée.
16Les deux articles d’E. Fuchs et B. Basse reviennent sur un enjeu central de la discussion autour de l’Essai sur la Révolution : la conception arendtienne des droits de l’Homme. Ils montrent que la philosophe adhère à la critique burkéenne de la Déclaration de 1789, et réserve le « droit à avoir des droits » à ceux qui ont leur place au sein d’une communauté politique, à l’exclusion des autres. Cette exclusion a souvent fait l’objet de quiproquos. B. Basse rappelle, après Claude Lefort, qu’Arendt ne se contente pas de constater que les droits fondamentaux des réfugiés et apatrides ne sont plus respectés dès lors qu’ils n’appartiennent plus à aucune communauté politique. Elle légitime ce fait. Or contrairement à ce qui est parfois objecté, l’affirmation de prérogatives inaliénables et valables pour tout individu n’a rien de métaphysique ni d’abstrait. Elle demeure un prérequis indépassable pour tous ceux qui entendent faire respecter la dignité humaine par-delà les vicissitudes de l’histoire et de la politique. En ce sens, les clarifications apportées dans le recueil ne constituent pas simplement une mise au point exégétique. Elles sont un rappel bienvenu à notre époque, où sévissent bien des confusions.
17Stéphanie ROZA
Marx/ Marxismes
Simon LE ROULLEY, Introduction à la sociologie d’Henri Lefebvre, Paris, Le Bord de l’eau, 2021, 144 pages
18Si, comme le rappelle Simon Le Roulley, Henri Lefebvre était au siècle dernier présenté, lors de la promotion de ses livres, comme « le plus grand marxiste contemporain », force est de constater qu’il est aujourd’hui devenu plus confidentiel. À l’exception du travail de republication (notamment aux éditions Economica, coll. « Anthropos ») et de commentaire entrepris par Remi Hess et par d’autres fidèles dans les cercles universitaires, l’œuvre d’Henri Lefebvre est mal connue en France et reste encore à redécouvrir.
19Le faire connaître : tel est l’objectif de ce « petit opus » (p. 5), qui se présente comme une porte d’entrée dans une œuvre foisonnante (plus d’une soixantaine d’ouvrages rédigés entre 1920 et 1990), moins pour en faire la synthèse que pour en révéler l’originalité et l’unicité à travers quelques entrées méthodologiques et thématiques. Car Lefebvre, qui avait l’habitude de se présenter comme « un répétiteur de ce que Marx avait déjà dit » (p. 84), a en fait approfondi et actualisé de nombreuses problématiques marxiennes : fécondité théorico-politique de la méthode dialectique, pertinence du concept d’aliénation, possibilité d’une critique « transformatrice » à la croisée de la philosophie et des sciences sociales.
20Reste que Lefebvre, comme le rappelle Simon Le Roulley, est avant tout un penseur du vécu. Un terme qui traverse cette introduction et résonne singulièrement à nos oreilles contemporaines. Une clarification, dès le début de l’ouvrage, aurait d’ailleurs été bienvenue pour rappeler que loin du vécu individualiste ou de la primauté subjectiviste, ce à quoi Lefebvre appelle est à une considération du vécu social – autrement dit le lieu où se tissent les impossibles et les possibles –, faisant directement écho au projet d’une « socioanthropologie de l’aliénation qui ouvre des pistes sur le déjà-là de l’émancipation » (p. 49).
21Ce vécu vaudra à Lefebvre l’une de ses postérités à travers sa « dialectique du vécu et du conçu », où la pensée trouve sa genèse dans le réel – ou, en termes lefebvriens, dans le quotidien. Ainsi, à la Critique de l’économie politique répond la Critique de la vie quotidienne, qui est une analyse sociale résolument interdisciplinaire autant qu’une théorie révolutionnaire. Révolutionnaire, car elle assume « une prise de parti radical pour la vie » (p. 7) et qu’à la description fine de la production capitaliste des existences se conjugue, dialectiquement, l’élucidation des contradictions qui permettent d’y résister.
22Dans l’un de ses derniers textes, Éléments de rythmanalyse, suite d’un projet initié quelques années plus tôt avec sa compagne Catherine Régulier, Lefebvre soutient notamment : « Objectivement, pour qu’il y ait du changement, il faut qu’un groupe social, une classe ou un caste, interviennent en imprimant un rythme à une époque, soit par la force, soit de façon instituante. Au cours d’une crise, dans une situation critique, il faut qu’un groupe se désigne comme innovateur ou producteur de sens. » Plus qu’une œuvre, c’est alors un programme de recherche, applicable aux luttes actuelles, ainsi qu’une méthode, que Lefebvre nous lègue et que Simon Le Roulley entend rendre ici perceptibles. Un programme qui s’intéresse « aux formes d’organisation réellement oppositionnelles au capitalisme » (p. 109), et une méthode, héritière de Marx, où il s’agit de « penser au carrefour de l’historique, du social et du vécu » (p. 34). La sociologie lefebvrienne est marxiste en ce qu’elle refuse, in fine, de réduire l’individu au social ou le social à l’individu et qu’elle pose leur interdépendance conflictuelle ; de la même façon qu’« à partir d’un objet [elle] atteint la totalité sociale » (p. 111) et se méfie de l’infinie division des terrains d’études. Manière de ne pas céder à la fragmentation, imposée par le régime capitaliste, et de renouer avec la positivité du marxisme, qui n’est pas qu’une description critique de ce dernier, mais bien la formulation des conditions pour lui faire sérieusement face.
23La rencontre avec Lefebvre pourrait d’ailleurs s’annoncer salvatrice à l’heure où fleurissent les contributions d’intellectuels « critiques » dont les conçus peinent à trouver leurs vécus – symptôme d’une activité de plus en plus séparée, justifiée idéologiquement par les postures de supériorité scientifique. Or, Lefebvre nous avertissait déjà : c’est une « sociologie humble » (p. 111) qu’il s’agit de développer, un savoir non-savant capable de comprendre qu’il n’y a pas de faits sociaux, mais seulement du réel social, auquel le théoricien lui-même n’échappe pas. Simon Le Roulley conclut son ouvrage par la revendication d’un « droit à la radicalité en sciences sociales » – en écho au célèbre « droit à la ville » de Lefebvre –, qui pourrait bien trouver là son meilleur argument, tant il n’y a d’objectivité qui ne porte en elle une subjectivité.
24Laëtitia RISS