Notes
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[1]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972. L’influence de Baudrillard s’est diffusée en anthropologie économique notamment par l’intermédiaire de Marshall Sahlins (Culture and Practical Reason, Chicago, University of Chicago Press, 1976).
-
[2]
Goux Jean-Joseph, « Numismatiques » (1969), rééd. J.-J. Goux, Freud, Marx, Économie et symbolique, Paris, Le Seuil, 1973, chap. I.
-
[3]
Marx Karl, Le Capital. Livre I, éd. J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, « Quadrige », 1993, p. 81.
-
[4]
Ibidem, p. 64.
-
[5]
Ibidem, chap. I, § 3.
-
[6]
Ibidem, pp. 90-91.
-
[7]
Voir par exemple Jameson Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1991), tr. fr. F. Nevoltry, Paris, Beaux-arts de Paris, 2007, p. 331 : « le lecteur doit se souvenir que la “valeur d’usage” tout de suite quitte la scène à la première page du Capital. »
-
[8]
Roseberry William, Anthropologies and Histories : Essais in Culture, History and Political Economy, New Brunswick, Rutgers University Press, 1989, p. 239.
-
[9]
Marx Karl, Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses (1863-1866), Frankfurt, Neue Kritik, p. 46 (trad. fr. Un chapitre inédit du Capital, Paris, U.G.E., 1971).
-
[10]
Rossi-Landi Ferruccio, « Le langage comme travail et comme marché », L’Homme et la société, vol. 18, n° 1, 1973, pp. 71-92.
-
[11]
Ibidem, p. 89 (n. s.).
-
[12]
« La valeur d’échange est à la valeur d’usage ce que le signifiant est au signifié […] la valeur est au signifiant ce que la valeur d’usage est au signifié » (Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 151).
-
[13]
Ibidem, p. 159.
-
[14]
Cette distinction a souvent été éludée. Même un auteur comme R. Rosdolsky (Zur Entslekungsgeschiecte des marxschen « Kapital », Francfort, Europäische Verlagsantal, 1968), qui a souligné le rôle de la valeur d’usage formelle (affirmant à bon droit, contre Hilferding et Sweezy, que la valeur d’usage faisait partie de l’économie politique), n’a pas vu le rôle de la valeur d’usage particulière et son « dédoublement », que Pierre Lantz avait en revanche bien perçus (Aux marges de l’économie politique. Valeur et richesse. Une approche de l’idée de nature, Paris, Anthropos, 1977, chap. XI).
-
[15]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), tome I, éd. J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 215.
-
[16]
Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1997, Première partie, chap. II.
-
[17]
Marx Karl, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 40. Dans la première version de ce chapitre (« Das Werthform », 1867) Marx écrivait : « La chose utile elle-même ou au corps de la marchandise – tel que fer, froment, diamant, etc. – nous l’appelons valeur d’usage, bien, article. » (nous traduisons).
-
[18]
Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique (1859), tr. fr. M. Husson, Paris, Éditions sociales, 1957, p. 7.
-
[19]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique » (1858), in Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., § 4 : Les métaux précieux.
-
[20]
Althusser Louis, « Trois notes sur la théorie des discours » (1966), Écrits sur la psychanalyse, Paris, Stock/IMEC, 1993, pp. 133-35.
-
[21]
Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 103 ; voir également sa dernière source, Troisième cours de linguistique générale (1910-1911), d’après les cahiers d’Emile Constantin, éd. E. Komatsu, Oxford, Pergamon, 1993, Cahier VII, p. 77.
-
[22]
En effet, Smith et Ricardo écrivent value in use, value in exchange. Ce n’est qu’avec la traduction anglaise de Das Kapital que l’expression use value s’est généralisée.
-
[23]
Ricardo David, On the Principles of Political Economy and Taxation (1821), Kitchener, Ontario, Batoche, 2000. Smith (cité et suivi par Ricardo au début des Principles) oppose la « greatest value in use » et la « little […] value in exchange ». Pourtant, Ricardo concluait son ouvrage en indiquant, contre Malthus, qu’il n’y a pas de moyen de mesurer des valeurs d’usages distinctes : chaque personne les estime de manière différente (Principles, chap. 32).
-
[24]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 154.
-
[25]
Que ce soit sous le nom de « valeur d’usage » ou en employant des termes correspondants, comme celui de « processus de travail » (work), différent du « processus de valorisation » (labour).
-
[26]
La question du métal commence à être développée dans le chapitre sur l’argent des Grundrisse, puis se retrouve dans les œuvres publiées.
-
[27]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 464.
-
[28]
Ibidem, pp. 153-154.
-
[29]
Suggestive est la double origine des premières formes comptables et de l’écriture, selon les études consacrées à Sumer et Élam, et de la monnaie lydienne-grecque et l’adoption de l’alphabet (Herrenschmidt Clarisse, Les Trois Écritures. Langue, signe, code, Paris, Gallimard, 2007). Les bullae élamites d’argile et les monnaies frappées peuvent être lues comme des valeurs d’usage dédoublées.
-
[30]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 207.
-
[31]
Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 102.
-
[32]
Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 60.
-
[33]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 187.
-
[34]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 151.
-
[35]
Ibidem, p. 101.
-
[36]
Lévi-Strauss Claude, « Postface aux chapitres III et IV », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
-
[37]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 80.
-
[38]
« Peu importe à la valeur le genre de valeur d’usage qui la soutient ; mais elle doit être soutenue par une valeur d’usage » (Le Capital. Livre I, op. cit.)
-
[39]
Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 152.
-
[40]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 196.
-
[41]
Idem.
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[42]
Le fonctionnement du signifiant est ici compris comme quelque chose « qu’il n’est aucune signification qui se soutienne sinon du renvoi à une autre signification » (Lacan Jacques, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957), Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 11-63). Ou encore : « le signifiant ne se maintient que dans un déplacement » (« Le séminaire sur la “la Lettre volée” » (1956), ibidem, p. 29). À chaque moment de ce renvoi, chaque valeur d’usage s’enchaîne avec autre.
-
[43]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 225.
-
[44]
Ibidem, p. 230.
-
[45]
Ibidem, p. 236.
-
[46]
Graeber David, Debt. The First 5000 Years, New York, Melville, 2011, ch. 7.
-
[47]
« La marchandise en tant que telle – sa particularité – est un contenu indifférent, purement contingent et en général imaginé [vorgestellte], qui se situe en dehors de la relation formelle économique » (Marx Karl, op. cit., p. 194).
-
[48]
« Pour se parer du signifiant […] le sujet attaque la chaîne, que nous avons réduite au plus juste d’une binarité, en son point d’intervalle. L’intervalle qui se répète, structure la plus radicale de la chaîne signifiante, est le lieu que hante la métonymie, véhicule […] du désir » (Lacan Jacques, « Position de l’inconscient » (1964), Écrits, op. cit., p. 843).
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[49]
Ce sont les mots de Saussure à propos de la situation de chaque terme dans les relations associatives : dans le terme « enseignement » s’entrecroisent des séries telles qu’« enseigner, enseignons… » ; « apprentissage, éducation… » ; « clément, justement… » (Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 174).
1Je défends ici la thèse selon laquelle l’intension du concept de « valeur d’usage », tel qu’il apparaît de façon dispersée dans l’œuvre de Marx, comporte des isomorphismes avec l’intension du concept de signifiant tel qu’il apparaît en linguistique dans le sillage de Saussure. Cette approche vise à répondre aux problèmes déjà soulevés par Baudrillard, en les résolvant différemment. Ce dernier cherchait à évaluer l’importance de la question de la valeur d’usage à une époque où la consommation (l’acquisition et l’usage des marchandises) assumait déjà une complexité et une autonomie qui, un siècle plus tôt, auraient été inconcevables [1]. Depuis longtemps, de multiples auteurs, prenant la perspective de l’anthropologie sociale, des études culturelles, ou se plaçant à l’entrecroisement des études culturelles et de l’économie politique – et en étant plus ou moins sensibles à la tradition marxiste et aux spécificités culturelles contemporaines –, ont reconnu dans l’« économie du signe » de Baudrillard un pivot fondamental. Pourtant dans le collage que Baudrillard a opéré entre valeur d’échange et signifiant d’une part, entre valeur d’usage et signifié d’autre part, j’ai vu un problème et non une solution. Je ne sais si je suis parvenu à le résoudre, mais j’ai essayé de l’éclaircir. Je commencerai, avant d’exposer pour lui-même mon point de vue, par disposer les obstacles qu’il rencontre dans les théories existantes.
Les obstacles à une théorie de la valeur d’usage
2Un premier obstacle se trouve dans le fait qu’en dehors du cadre strictement linguistique, le concept de signifiant a été développé non seulement à travers l’approche de la mythologie de Lévi-Strauss, mais surtout par la psychanalyse lacanienne. Les arguments les plus proches des miens sont ceux qui, il y a longtemps déjà, ont été exposés par Jean-Joseph Goux : comment un signifiant majeur comme l’argent fonctionne-t-il lorsqu’il est interprété dans les termes des trois registres lacaniens (réel, imaginaire, symbolique) [2] ? En dépit de leur potentialité, les analyses qui, comme celles de Goux, visent à trouver les médiations directes entre le signifiant « argent » et le signifiant « phallus », se heurtent à une difficulté, celle du hiatus entre deux niveaux d’analyse distincts, celui du monde prosaïque matériel quotidien et celui de l’inconscient.
3Un second obstacle tient au poids spécifique, dans la tradition marxiste, de la manière dont Marx lui-même a exposé sa théorie du fétichisme. Le mystère (Geheimnis) du caractère fétiche de la marchandise coïncide avec sa forme elle-même : le caractère mystique de la valeur d’échange. Le cas de la valeur d’usage est complètement différent :
Tant qu’elle est valeur d’usage, [la marchandise] ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et lui confère ainsi ces propriétés [3].
5Ce supposé « rien de mystérieux » se rattache à un autre aspect de la théorie marxienne du fétichisme. En formulant la forme-équivalent de la valeur, Marx décrivait la façon dont « la forme naturelle de la marchandise devient forme valeur [4] » : il s’agit de prendre une chose pour autre [5] ; et c’est à travers ce quid pro quo que les choses devenaient « sensibles suprasensibles » (sinnlich übersinnliche) ou sociales. Or ce dédoublement d’un sensible suprasensible est une manière de parler de l’instance symbolique. Avec l’analyse du fétichisme de la forme-valeur, qui est en un sens le point culminant de son œuvre – le point le plus avancé de la rédaction du Capital, incorporé en 1872 –, Marx décrivait la détermination symbolique en un temps où l’on ne se doutait pas véritablement de l’existence des structures linguistiques.
6En fait, il y a un quid pro quo dans toute représentation symbolique. Bien plus, c’est dans l’acte même de prendre une chose pour une autre que se révèlent les formes sociales de la substitution, les maillons les plus fondamentaux d’une structure. Marx est le fils d’une époque qui ne rendait pas compte des phénomènes linguistiques dans les termes en usage aujourd’hui. Optimiste, il envisageait une société transparente, libérée des opacités émergentes de la division sociale du travail : « une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs », aurait donc pu dissiper « le reflet religieux du monde réel [6] ». Néanmoins, afin de mieux comprendre les conditions de possibilité de cette transparence, nous devons prendre en compte l’importance non seulement des instances matérielles, mais aussi des registres symboliques et imaginaires dans tous les ordres de la vie sociale (registres que Marx a pourtant bien saisis en analysant l’argent, comme l’a montré Goux). Les sciences linguistiques, qui ont préparé la voie à la compréhension de ces deux registres, étaient relativement sous-développées en Occident au temps de Marx, – que l’on songe aux développements qu’avaient atteints la grammaire et la phonologie en Inde vingt siècles plus tôt. Leur développement impressionnant au cours du xxe siècle est l’un des traits caractéristiques de ce temps. Les problèmes de l’économie politique critique ne peuvent pas ne pas se trouver affectés par cette évolution.
7Le troisième obstacle est l’emploi habituel du terme « valeur d’usage » au sein des traditions marxistes. Il y a un certain consensus à cet égard. Mon argumentation s’en désolidarise sous deux aspects. Nombreux sont d’abord ceux qui considèrent que la valeur d’usage sert avant tout à désigner ce qui n’est pas la valeur (d’échange). On estime alors que la valeur d’usage, traitée dans les premiers chapitres du Capital, perd ensuite toute importance. Aussi invraisemblable soit-il, ce point de vue, qui fait l’impasse sur le rôle joué par la valeur d’usage dans toute l’œuvre de maturité de Marx (et ce dès les Grundrisse, où Marx commence à traiter la question de la valeur d’usage pour la première fois, dans « Le chapitre de l’argent », lorsqu’il s’attarde sur l’analyse des caractéristiques corporelles du cuivre, de l’argent et de l’or), est très répandu [7]. Le second emploi du terme est celui qui sert à désigner des sociétés traditionnelles et paysannes, qui produisent directement tout ou partie de ce qu’elles consomment. C’est le cas de plusieurs analyses d’historiens et d’anthropologues économistes. Un exemple extrême est celui du jeune Taussig, qui établissait une opposition catégorique entre les sociétés orientées vers les « besoins naturels » et les sociétés orientées vers la valeur d’échange. On a même affirmé l’existence d’un « mode de production de valeurs d’usage ». William Roseberry, défendant lui aussi l’idée d’une différence nodale entre sociétés orientées vers la production de la valeur d’usage et sociétés orientées vers la production des marchandises, soutenait que l’insistance portée sur l’orientation du produit diffère de celle portée sur sa destination. À l’instar de Sahlins, il affirmait qu’« il n’y a pas d’opposition entre usage et échange, mais entre valeur d’usage et valeur d’échange [8] ». Les partisans de tels arguments semblent ignorer que l’économie capitaliste est aussi une production des valeurs d’usage. Qu’entendre, sinon, par les formulations de Marx telles que « le capital “sub specie” valeur d’usage » ou « valeur d’usage de l’argent » [9] ?
8À ce consensus, cependant, se sont opposés plusieurs points de vue alternatifs, cherchant à rapprocher les concepts fondamentaux de Marx de ceux des sciences du langage. La tentative de Rossi-Landi, par exemple, consista à donner aux concepts de Marx une forme linguistique de manière directe, presque mécanique, forgeant les notions de « force de travail linguistique » ou de « valeur d’échange des mots » [10] : « Sur le marché linguistique, tout mot, expression ou message, se présente comme unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange […]. Pour pouvoir prendre une valeur d’échange, il doit posséder une valeur d’usage, c’est-à-dire une capacité de satisfaire un besoin de communication [11]. » Il est toutefois difficile d’accepter cette affirmation sans être conduit à une impasse : si un mot a une valeur d’usage parce qu’il satisfait un besoin de communication, alors il n’y a aucun de moyen de savoir ce qui différencie un mot en tant que valeur d’usage d’un autre, pour autant que tout mot satisfait un « besoin de communication ». Quant à Baudrillard, les signifiants de l’ordre social seraient selon lui les valeurs d’échange, tandis que la valeur d’usage serait le signifié de la marchandise [12], « expression de toute une métaphysique : celle de l’utilité [13] ». À l’intérieur du système de valeur d’usage s’attesterait ainsi une « force de besoin », une sorte d’analogue de la « force de travail ». De là une nouvelle série de difficultés. Malgré lui, Baudrillard, tout comme Rossi-Landi, assimile à une « fonction d’utilité » la valeur d’usage, dont pourtant le concept, aussi problématique soit-il, est beaucoup plus riche et complexe que cette simple fonction dont l’économie néoclassique a réellement fait une utilité abstraite, devenue nombre. Car c’est Baudrillard lui-même qui réduit la valeur d’usage à l’utilité, en oubliant ainsi que la valeur d’usage est, en principe, corps. Au mépris de ce principe, Baudrillard renvoie la valeur d’usage à la partie absente de la marchandise. Enfin, l’approche de Baudrillard revient à considérer une forme historique déterminée (quoique très ancienne et précapitaliste, comme l’est la marchandise), pour ensuite la comparer à une forme encore plus primordiale comme l’est la polarité entre le signifiant et le signifié – j’y reviendrai.
Valeur d’usage et signifiant : différence spécifique et points communs
9Il y a des éléments chez Marx pour penser un concept de valeur d’usage. Le problème est que ne leur correspond aucune exposition aussi articulée que celle que l’on trouve pour le concept de valeur. En effet, lorsqu’on parle de « valeur », on sait très bien la manière dont les différents attributs se distinguent : a/ d’après leur forme de manifestation (ce qui constitue la valeur d’échange) ; b/ d’après leur substance (le travail en général, au sens abstrait du terme) ; c/ d’après la grandeur (le travail social moyen, considéré du point de vue quantitatif). De même, il n’y a pas un concept de « travail » en général : on parlera de travail simple ou complexe, de travail abstrait ou concret, ou bien de travail social moyen. Quelles déterminations du concept de valeur d’usage apparaissent donc chez Marx ? On ne parle pas de « valeur d’usage » tout court ; il y a une articulation conceptuelle dans l’analyse de l’argent comme valeur d’usage : une valeur d’usage formelle apparaît [14]. Il s’agit d’un élément clef pour comprendre ce qui est en jeu ici : le fonctionnement même d’une valeur d’usage. Il faut alors comprendre (avec Marx mais aussi en allant au-delà de lui-même) la manière dont un corps acquiert une détermination symbolique, ce qui impose à l’analyse un autre point de départ : la valeur d’usage elle-même en tant que corps. Concernant le corps humain et l’ordre social qui s’impose à lui, rappelons l’emploi que Marx fait du terme de « valeur d’usage » dans certains passages fondamentaux de son œuvre. Dans les Grundrisse, au début de l’analyse sur l’échange du capital et du travail, on peut lire : « La valeur d’usage qui fait face au capital en tant qu’il est la valeur d’échange posée est le travail [15]. » Dans Le Capital, tout le chapitre 5 du Livre I développe un contrepoint entre la production des valeurs d’usage (« processus de travail ») et le processus de valorisation. Le rapport existant entre le processus de travail et le processus de valorisation est le même que celui existant entre la valeur d’usage et la valeur : dans les deux cas s’exprime la relation entre, d’un côté, le corps, et de l’autre, la détermination symbolique et sociale. Une troisième occurrence se trouve dans la postface du Capital de 1867, évoquant la forme naturelle de la marchandise comme « forme de la valeur d’usage ». Autant que je sache, cette expression est un hapax. Lorsque le premier chapitre est retravaillé pour la deuxième version de 1872, elle est supprimée. Sans doute Marx a-t-il considéré que des expressions telles que « forme de la valeur d’usage » pouvaient être problématiques si elles étaient prises comme des simples synonymes de la « forme naturelle » matérielle. Autrement dit, tout en attribuant à la valeur d’usage une forme sociale, il a probablement considéré qu’une analyse de celle-ci sortirait du cadre de sa recherche ou de sa description.
10Interrompons ce bref repérage pour reprendre ici l’examen du concept de valeur d’usage, sur la base de son identification, suggérée précédemment, à un corps signifiant. Un corps signifiant peut se conserver : il a des moments d’usage et de non usage. Il y a des corps signifiants d’usure minimale (comme un couteau) et d’usure complète (comme un aliment ou un combustible). Le rapport du signifiant linguistique avec le principe de rareté est d’une nature différente. Notre capacité à émettre des phrases est, comparativement, presque infinie, et la possibilité de faire appel à n’importe quel point lexical du paradigme est telle que la langue est toujours une corne d’abondance par rapport au monde des biens.
11Depuis longtemps on parle des conditions de mutabilité ou d’immutabilité du signifiant linguistique [16] ; les conditions des biens matériels et des systèmes dans lesquels ils entrent diffèrent de ceux des signifiants linguistiques. Tâchons donc de développer les différences entre l’intension du concept de valeur d’usage et celui du concept de signifiant. Par la suite, nous essayerons de mettre en évidence leurs points communs.
Le corps de la valeur d’usage
12La valeur d’usage est, d’abord, un corps en tant que corps, désigné par ses déterminations qualitatives. Le terme « valeur d’usage » désigne un corps, non pas un besoin, ni une fonction.
L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage. Mais cette utilité n’a rien de vague et d’indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle n’existe point sans lui [die Eigenschaften des Warenkörpers]. Ce corps lui-même, tel que fer, froment, diamant, etc., est conséquemment une valeur d’usage [17].
Ce mode d’existence de la marchandise en tant que valeur d’usage coïncide avec son mode d’existence physique tangible [natürliche handgreifliche Existenz] [18].
15De même, la valeur d’usage est un rapport entre le corps humain et la nature dont il fait partie : « En soi, la valeur d’usage traduit d’abord la relation de l’individu avec la nature [19]. » D’un autre côté, si la valeur d’usage est un corps, alors, en tant que corps, elle est la partie présente de la chose en tant que signe : la valeur d’usage est le nom de la dimension signifiante. Un signifiant est un corps qui supporte ou soutient le sens.
16Du point de vue de la théorie du signifiant, ce que Marx (et Althusser) a appelé « support », Träger, doit être réexaminé comme signifiant, et comme valeur d’usage. Althusser avait essayé de formuler une « théorie générale du signifiant » en identifiant, non sans hésitations, les signifiants spécifiques de chaque niveau : concepts en tant que signifiants de la science ; morphèmes de la langue ; fantômes de l’inconscient. Il n’a pas pour autant indiqué les signifiants fondamentaux propres à l’instance du mode de production ou à une formation sociale déterminée [20]. Je suggère ici que la question du Träger se vérifie dans le mouvement des valeurs d’usage, qui sont signifiants fondamentaux de l’ordre social.
17La question du dédoublement ou de l’investissement symbolique est caractéristique, à mon avis, d’une multitude de situations qui ne sont pas tout à fait capitalistes, ni même marchandes. Elle correspond plutôt aux divers investissements symboliques qu’une valeur d’usage peut avoir. « Le signifiant » n’est jamais un, il est un moment dans une chaîne signifiante. Le Träger, en tant que signifiant, fonctionne en chaîne : il constitue le parcours, qu’on peut appeler métonymique, dans lequel la structure s’exprime. En tant qu’ils forment une chaîne, les supports présentent ou actualisent (darstellen) la structure. Le signifiant est corps, mais un corps qui re-présente. Il est une présence qui fait allusion à quelque chose qui, elle, n’est pas présente (le signifié). En principe, la valeur d’usage ne correspond pas à un manque. Elle ne se rattache pas naturellement à quelque chose d’utile. Elle n’est pas une idée attribuée a priori par un sujet calculateur. Elle appartient, en principe, à l’ordre de la chose étendue, étendue d’une ligne acoustique, disait Saussure [21].
18Il n’y a pas de choses avec une valeur d’usage plus grande que d’autres. Voilà la différence – souvent mise de côté – non seulement entre Marx et les néoclassiques (qui parlent d’utilité marginale), mais encore entre celui-là et les classiques. La conception quantitative de la valeur d’usage n’a pas commencé avec les marginalistes. Smith a indiqué le paradoxe suivant : alors que la « valeur en usage » de l’eau est grande et celle des diamants est faible, la « valeur en échange » de l’eau est très basse et celle des diamants est très haute (par ailleurs, Smith paraphrasait les observations de Robinson dans son île). Le diamant a une valeur d’usage minime et une forte valeur d’échange ; l’eau a une très basse valeur d’échange et une valeur d’usage très élevée [22]. Ricardo ouvre ses Principes en glosant le raisonnement suivant de Smith : il y a des choses avec plus ou moins d’utilité [23].
19Au contraire, le concept de valeur d’usage chez Marx est absolument qualitatif. La seule détermination quantitative des valeurs d’usage est la grandeur commensurable entre matières identiques – par exemple, lorsqu’on compare un système productif capable d’atteindre douze sacs de blé au lieu de dix, etc.
20Les déterminations qualitatives ne relèvent pas seulement des attributs des corps, mais aussi de ce que Marx décrivait en termes de « dédoublement » (Verdopplung).
21D’après Baudrillard, la valeur d’usage chez Marx « est toujours concrète et particulière [24] ». Ce n’est pas vrai. Durant des centaines de pages, l’analyse de Marx s’attache à différencier la valeur d’usage formelle de la valeur d’usage particulière [25]. Qui plus est, l’analyse fait référence, non simplement à la pluralité des valeurs d’usage particulières et concrètes, mais d’abord et avant tout au rôle général de la valeur d’usage. Cependant, il y a deux valeurs d’usage particulières qui sont analysées avec une attention singulière : le métal précieux [26], et la force de travail.
22Plus précisément, la principale distinction conceptuelle de la valeur d’usage qui établit une différence entre, d’un côté, le fonctionnement formel, et de l’autre, l’existence particulière, apparaît au moment d’exposer l’émergence de l’or-argent comme équivalent général. Il s’agit (pour employer le langage hégélien) d’un dédoublement. Cette valeur d’usage dédoublée correspond à un objet qui, grâce à certaines caractéristiques de sa corporéité réelle, commence à prendre des fonctions « formelles ». La valeur d’usage formelle est une valeur d’usage qui n’existe que comme « support de la valeur d’échange [27] » :
On peut dire de l’argent – comme simple moyen de circulation – qu’il cesse d’être marchandise (marchandise particulière) dans la mesure où son matériau est indifférent et où il ne satisfait plus que le besoin d’échange lui-même, où il ne satisfait aucun autre besoin immédiat […]. D’un autre côté, […] l’argent est […] marchandise universelle […] sous sa forme pure, indifférente à sa particularité naturelle et donc à tous les besoins immédiats [28].
24Nous trouvons ici l’usage manifeste de la nuance conceptuelle « marchandise particulière ». Un tel usage distingue, d’un côté, une valeur d’usage particulière qui est la manière dont une chose apparaît dans le marché pour l’usager ; et de l’autre côté, une valeur d’usage formelle, « dédoublée », qui apparaît lorsque la chose qui est support de l’argent – or ou argent en principe – acquiert des rapports spécifiques comme porteur de l’équivalent général. Cette distinction est la principale détermination conceptuelle du concept de valeur d’usage [29]. Dans l’œuvre de Marx cette question est la plus travaillée, la plus clairement formulée, et elle se trouve dans les textes qu’il a rendus à l’imprimerie.
25Pour quelle raison l’or a-t-il pu prendre les fonctions d’équivalent général ? En termes réels (si l’on parle des corps réels), parce qu’il a des caractéristiques physico-chimiques spécifiques : il est relativement rare ; dans la mesure où il n’est presque jamais combinable avec d’autres éléments, on peut le trouver à l’état pur de manière naturelle ; on peut et le diviser de manière presque infinitésimale, et le refondre à nouveau [30]. Ce corps réel est une valeur d’usage particulière. Une fois que l’or commence à fonctionner comme équivalent général :
La valeur d’usage de la marchandise monnaie se dédouble [verdöppelt]… À côté de sa valeur d’usage particulière [besondre] comme marchandise (ainsi l’or est utilisé pour obturer les dents cariées, comme matière première d’articles de luxe, etc.), elle acquiert une valeur d’usage formelle qui provient de ses fonctions sociales spécifiques [31].
27Nous arrivons ici au principal type de distinction conceptuelle de la valeur d’usage, où l’on distingue le fonctionnement formel de l’existence particulière. Cette valeur d’usage dédoublée correspond à un objet qui, grâce à certaines caractéristiques de sa corporéité réelle, commence à prendre des fonctions « formelles ». La valeur d’usage formelle est « valeur d’usage [qui] existe seulement comme support de la valeur d’échange et, partant, seulement comme valeur d’usage formelle ne se rapportant à aucun besoin individuel réel [32] ».
28Le métal en tant qu’argent peut avoir une valeur d’usage « abstraite et purement sociale », valeur d’usage qui émerge de sa « fonction comme moyen de circulation ». Ainsi, il a une « valeur d’usage particulière en tant que métal », et en tant que tel il est présent comme matière première pour la manufacture [33].
29La forme de la valeur (valeur d’échange) n’est qu’une forme, très ancienne, séculairement consolidée parmi une variété de configurations symboliques d’une chaîne signifiante ; une de ces configurations est la comparaison d’une valeur d’usage avec une autre valeur d’usage. Dans la chaîne temporelle et la pratique syntagmatique, un signifiant et une valeur d’usage, par exemple un sac de blé, dans une situation pratique déterminée peut aller au grenier, ou à la cuisine, ou au moulin, ou bien il peut aller aux mains d’un autre propriétaire. Une conclusion peut être tirée de la forme valeur d’échange, à savoir que les deux pôles de l’équation, le relatif et l’équivalent, fonctionnent toujours comme des valeurs d’usage. Toujours. Concrètement, pour une des parties de l’équation, la chose en question fonctionnera comme une valeur d’usage particulière, pour l’autre partie, elle fonctionnera à la manière d’une valeur d’usage formelle. Vendre est une des formes possibles de l’usage.
30C’est la raison pour laquelle le collage de Baudrillard : « [l]a valeur d’échange est à la valeur d’usage ce que le signifiant est au signifié [34] », pose de façon erronée le problème. En effet, ladite formulation cache le fait que la valeur d’échange n’est qu’un type de lien, symbolique et historiquement déterminé, entre deux valeurs d’usage. Si un corps, sonore ou visuel, ne peut pas trouver un lieu clair et distinct dans une chaîne syntagmatique qui a un sens, il ne pourra avoir aucune signification et, par conséquent, il ne pourra pas fonctionner comme signifiant. Si un corps, peu importe sa matérialité, ne peut pas trouver un lieu clair et distinct dans une chaîne syntagmatique pratique qui a un sens, il ne pourra avoir une valeur d’usage. Et si dans une transaction commerciale, l’une des parties considère que ce qui lui est offert n’a pas de valeur d’usage, alors aucune valeur d’échange ne sera effectuée.
Valeur d’usage et signifiant
31Le concept « valeur d’usage » présente des traits parallèles à « signifiant ». L’arbitraire, l’indivisibilité, la versatilité.
32Le signe est « immotivé, c’est-à-dire arbitraire », disait Saussure : incarné dans le signifiant, il « n’a aucune attache naturelle dans la réalité [35] ». Le signe ne rassemble pas un mot et une chose, mais deux autres entités : un concept (signifié) et une image acoustique (signifiant). Les lecteurs de Saussure, notamment Benveniste, se sont aperçus d’un problème : à l’articulation (nécessaire) signifiant/signifié s’opposait celle (arbitraire) de signe/réalité. À l’instar de Benveniste, Lévi-Strauss a précisé que le signe linguistique peut être arbitraire a priori, mais non a posteriori [36].
33Il en va de même pour Marx, chez qui le caractère matériel d’un support (une valeur d’usage comme Träger) peut être considéré comme indifférent (gleichgültig) ou arbitraire (willkürlich). A priori, l’or aurait bien pu ne pas être le support de la richesse sociale. En effet, dans d’autres situations historiques, ses fonctions ont été accomplies par d’autres matériaux (même par des coquillages). A priori, le caractère matériel de la valeur d’usage est immotivé, indifférent et arbitraire ; mais a posteriori il y a un attachement effectué par la valeur d’usage, par le signifiant, qui fait que la matérialité qui sert de support au lien social cesse d’être indifférente :
Le matériau dans lequel ce symbole s’exprime n’est nullement indifférent, pour différentes que soient dans l’histoire ses apparitions. En se développant, la société élabore aussi, avec le symbole le matériau qui lui est de plus en plus adéquat, dont elle essaie à son tour par la suite de se détacher ; s’il n’est pas arbitraire, un symbole requiert que le matériau dans lequel on le représente remplisse certaines conditions [37].
35De même, un caractère arbitraire a priori peut être vérifié, en l’occurrence, au sein du processus de travail de valorisation [38], – et du processus de circulation. Dans celui-ci,
son substrat en tant que quantum déterminé d’or et d’argent est indifférent, alors que son nombre est essentiellement déterminé, étant donné qu’ainsi il n’est qu’un signe pour un multiple déterminé de cette unité, en revanche, dans sa détermination de mesure […] c’est son substrat matériel qui est essentiel […]. Il s’ensuit que l’argent en tant que métal d’or ou d’argent, pour autant qu’il n’existe que comme moyen de circulation, moyen d’échange, peut être remplacé par tout autre signe qui exprime un quantum déterminé de son unité et qu’ainsi de l’argent symbolique peut remplacer l’argent réel parce que l’argent matériel, en tant que pur moyen d’échange, est lui-même symbolique [39].
37Une autre propriété intensive du concept de valeur d’usage, qui est coextensive au signifiant, est l’indivisibilité. La moitié d’une voiture n’est pas une semi-voiture, une demi-voiture n’est pas une voiture. Un demi-mot n’est pas un mot, il n’est rien. « En tant que valeur d’échange, toute marchandise est divisible à volonté, quelque indivisible que soit sa valeur d’usage, comme l’est par exemple celle d’une maison [40]. » En outre, les corps sont versatiles ; plusieurs usages sont toujours possibles : « La même valeur d’usage peut être utilisée différemment. Toutefois, son mode d’existence d’objet doué de propriétés déterminées [Dasein als Ding mit bestimmten Eigenschaften] embrasse la somme de ses possibilités d’utilisation [Die Summe seiner möglichen Nutzanwendungen] [41]. » On sait qu’un signifiant est versatile. Il peut toujours être compris, et employé, d’une autre manière. Ces propriétés du signifiant sont bien connues par les psychanalystes, dans le fonctionnement du Witz ou « mot d’esprit », et du symptôme. En tant que signifiants du moment productif, les choses, de leur côté, peuvent toujours supporter des nouveaux usages, de nouvelles connexions. C’est de cette manière que le sujet productif parvient à enrichir et à potentialiser les forces productives.
38De même, cette possibilité productive est susceptible d’avoir un certain « jeu » ou « rebond » : l’objet est capable de bricoler. Comme l’explique Lévi-Strauss dans son analyse du bricolage, lorsque le morceau de bois qui initialement était le pied d’une chaise cesse de faire partie de celle-ci, il peut être employé comme matière première pour fabriquer un autre artefact. L’objet peut pivoter tout comme le signifiant linguistique le fait dans le « mot d’esprit ».
Chaînes de valeur, chaînes de signifiants
39De la même manière que dans une chaîne signifiante le sens de chaque moment apparaît dans le maillon suivant, le capital suit aussi un type d’enchaînement fondamental, celui de sa perpétuelle métamorphose. En effet, le capital n’existe qu’en étant incarné dans un type spécifique de valeur d’usage : dans des machineries, dans l’argent, dans des produits offerts à la vente. Une fois que la valeur en puissance atteint l’acte, le tour est au maillon suivant (on passe d’une matière première à un produit terminé, d’un produit terminé à un produit vendu, etc.).
40« Le signifiant » n’est jamais un, il est un moment d’une chaîne signifiante. Le Träger, signifiant, fonction en chaîne, c’est le lieu où la structure s’exprime. En tant que chaîne de supports, Träger, ceux-ci présentent, actualisent (darstellen) la structure. Un symbole est un corps considéré comme lieutenant. Il occupe un lieu dans une chaîne d’usages (rapports métonymiques, une substitution). Chaque chose est un symbole si on la considère comme support d’une image. Ainsi, un processus de travail peut être considéré à la manière d’un processus de fonctionnement métonymique du signifiant [42].
41La forme valeur, valeur d’échange, est un rapport entre deux valeurs d’usage. L’objet fonctionne comme un signifié pour l’acheteur : c’est un lieu vide dans la chaîne signifiante que l’acheteur vise à établir. Le sens de l’acquisition de l’objet est de le situer à un moment déterminé dans une chaîne signifiante. L’objet fonctionne comme signifiant pour le vendeur : partie présente. Dans chaque pôle, l’on constate un rapport subjectif entre le particulier et le formel. Chaque partie arrive à la transaction avec une sorte de nœud constitué par une valeur d’usage particulière qui est en excès et une valeur d’usage formelle qui est en défaut. Ce rapport montre la position du sujet.
42L’acheteur est celui qui, ayant de l’argent concret (valeur d’usage particulière) à sa disposition, regarde le tas de marchandises que la société lui offre et soupèse les valeurs d’usage formelles de son intérêt (selon lesquelles il est constitué en sujet dans la mesure où elles lui manquent). Le vendeur est celui qui, ayant des valeurs d’usage particulières qu’il accumule dans son territoire, attend en échange de l’argent (valeur d’usage formelle de l’argent).
43En effet, dans la position initiale, le capital en tant qu’acheteur est en manque de force du travail. Le travail vivant s’oppose à l’acheteur comme valeur d’usage formelle. La capacité de travail, le travail vivant comme corps, correspond à la valeur d’usage particulière que le travailleur vend.
44L’analytique de la valeur d’usage traverse les pages fondamentales des Grundrisse, c’est-à-dire là où, pour la première fois, se trouve exposée la différence entre le travail et la force de travail (nommée ici Arbeitsvermögen, capacité de travail). Par la suite, cette découverte deviendra le soubassement de l’œuvre de Marx. De la même manière que la valeur d’usage n’est autre chose que le corps de la marchandise, notre valeur d’usage (celle de toute personne) n’est, en principe, rien d’autre que notre « constitution corporelle ». Ainsi, le travailleur échange « sa valeur d’usage contre la forme universelle de la richesse [43] ».
En tant qu’esclave, le travailleur a une valeur d’échange […] ; comme travailleur libre il n’a pas de valeur ; mais seule a une valeur la disposition de son travail obtenue grâce à l’échange avec lui. Ce n’est pas lui qui fait face au capitaliste comme valeur d’échange, mais l’inverse [44].
46De même, le « travail n’est pas seulement la valeur d’usage qui fait face au capital, mais il est la valeur d’usage même du capital » : comme « valeur d’usage, le travail ne l’est que pour le capital » [45]. Le travailleur fait usage des moyens de production qui lui sont étrangers.
47Cette idée peut être interprétée à l’aune de l’accumulation des connaissances anthropologiques et historiques, ainsi que des nouvelles questions qui permettent de montrer, comme l’a fait David Graeber, une genèse de l’inégalité du lien social non pas à partir du troc, mais de l’esclavage et de la dette. L’iniquité séculaire de l’espèce humaine ne vient pas de l’usage de la nature, mais de l’usage d’un autre être humain dans les mécanismes de dette et d’esclavage [46].
Typologie des valeurs d’usage
48La « valeur d’usage » est le nom que l’on a donné à l’ensemble des valeurs qui émergent de l’usage, de l’acte d’utiliser. On a nommé « valeur d’usage » tant le potentiel d’usage d’un objet que son usage effectif, tant les attributs d’un corps que ce que l’usager affirme croire sur ceux-ci, tant une carence qu’une présence. On a nommé « valeur d’usage » une multitude de types de valeur qui émergent de l’usage, de l’acte d’utiliser. Les pages qui précèdent visaient à contribuer à l’éclaircissement de la diversité de sens de cette expression. Utiliser un objet consiste à le situer dans une chaîne signifiante. La valeur d’usage n’existe que lorsqu’on parcourt cette chaîne. Nous pouvons affirmer que dans le processus d’usage les valeurs suivantes sont présentes :
49a/ Une valeur corporelle : la valeur d’usage en tant que corps porte une série d’attributs matériels objectifs. Ils ne forment jamais un répertoire clos. De l’activité quotidienne jusqu’à l’invention scientifique, la matière peut toujours être employée de nouvelles manières. Il y a toujours un reste irréductible qui n’est pas symbolisé. Chaque corps rend possible des réinventions, des nouvelles utilisations, des bricolages.
50b/ Une valeur imaginaire : dans le rapport duel, spéculaire, qui se constitue entre l’usager et le bien qu’il veut utiliser, a lieu ce que l’on désigne habituellement sous le nom d’« utilité ». C’est le type d’analyse propre aux économistes marginalistes qui parlent de la « fonction d’utilité » – l’utilité réduite à sa forme pauvre, unilatérale, quantitative [47]. Le besoin, l’utilité, ne se trouvent pas dans la valeur d’usage, mais dans ce que la valeur d’usage représente en tant que conviction subjective.
51c/ Des valeurs symboliques, de position : il en existe au moins de deux types. La valeur syntagmatique, renvoyant à un moment dans un processus de travail, dans un processus de production consommatrice (de consommation productrice ou encore de consommation récréative) : l’élément qui accorde une valeur d’usage à la vis est le fait de mettre ensemble deux morceaux de bois ; le besoin de faire un meuble est ce qui accorde la valeur d’usage au fait de mettre ensemble deux morceaux de bois ; le dessert, le thé ou le café donneront la valeur d’usage effective au sucre ; un dîner est ce qui accorde une valeur d’usage au vin ; la situation spécifique quotidienne est ce qui accorde une valeur d’usage à un dîner [48]. La valeur associative, quant à elle, renvoie au fait que, dans le monde des objets, l’usager choisira, d’après la situation particulière, c’est-à-dire selon un moment et un lieu donné, ou bien une vis d’une taille et d’un matériau spécifiques, ou bien un clou ou un fil de fer. Il choisira un Malbec ou un Torrontés, un vin vieilli en fût de chêne ou un vin plus simple et économique.
52La valeur d’échange est un attribut parmi les divers attributs de la valeur d’usage. Dans cet usage effectif de la valeur d’usage interviennent les propriétés corporelles de l’objet, la conviction que l’usager potentiel a concernant ses propriétés et sa convenance pour un usage déterminé face aux alternatives effectives qui s’imposent. Une bouteille de vin Torrontés, d’une cave X, avec une marque déposée Y, récolte 2012, vendue à 60 $, peut être associée à d’autres Torrontés qui portent d’autres marques, ou bien à d’autres vins blancs, ou bien à d’autres vins dont la valeur se rapproche (ou s’éloigne) de 60 $. Ainsi, une valeur d’usage donnée est comme « le centre d’une constellation, le point où convergent » d’autres signifiants « coordonnés dont la somme est indéfinie » [49].
53Dans ces cas quotidiens, il faut garder à l’esprit le fait qu’on n’est pas face à un sujet qui réfléchit chaque fois qu’il prend une décision. Les systèmes culturels sont à l’œuvre, les habitus. Pour le dire avec les termes propres au point de vue des valeurs d’usage comprises à la manière des chaînes signifiantes : sont à l’œuvre les automatismes de répétition connus par les psychanalystes, et par lesquels on pourrait décrire des aspects importants de la reproduction sociale des systèmes.
54Bien des choses pourraient être clarifiées, en outre, concernant les opérations politiques qui imposent un régime de consommation. Marx montre à plusieurs reprisses l’élaboration d’un système qui impose par la force l’étalon-or, un étalon qui diffère des caractéristiques physico-chimiques de ce matériau. L’approche que nous avons proposée ici, approche où presque tout reste encore à développer, suggère que l’on doit prendre également en compte les rapports entre l’argent et les marchandises basiques telles que le soja ou le pétrole. On doit tenir compte des grands mouvements sociaux qui ont imposé le café et le thé comme des stimulants quotidiens – et non pas l’herbe maté, la kola, le guarana ou la coca. Cette réflexion théorique n’aurait pas pu être possible sans mes réflexions et recherches empiriques sur le régime de consommation de la feuille de coca en Argentine et en Bolivie, sans les confrontations sociales et politiques des producteurs de coca, sans mon expérience dans le monde du travail paysan. On doit enfin inclure dans nos analyses le grand nombre de chaînes signifiantes qui posent des valeurs d’usage, les unes à côté des autres, sous le regard du consommateur au supermarché, se différenciant par des marques déposées, des noms, des emballages, des couleurs et par une multitude de récits publicitaires. L’énorme accumulation des valeurs d’usage du monde moderne n’a pas qu’une fonction d’utilité (comme le veut l’économie néoclassique) ; elle n’est pas non plus une simple matérialité corporelle (comme l’affirme l’approche technique). Elle a aussi un autre type de force matérielle qui découle du mouvement des enchaînements signifiants.
55L’accumulation des valeurs d’usage qui porte une multitude de types de noms constitue des chaînes signifiantes avec des logiques et des automatismes de répétition propres. Notre défi est de mieux connaître la manière dont l’automate fonctionne, ainsi que les interstices laissés par la montreuse accumulation au sein desquels la subjectivation moderne peut agir. Un concept renouvelé de valeur d’usage demande la préservation de l’emploi qu’on lui a donné au sein de la longue tradition de l’économie politique critique. Mais il demande aussi l’intégration du fonctionnement des valeurs d’usage en tant que signifiants. Prendre en compte la matérialité du signifiant implique que le regard symbolique de la vie sociale ne doit pas être en dispute avec l’analyse matérialiste.
Notes
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[1]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972. L’influence de Baudrillard s’est diffusée en anthropologie économique notamment par l’intermédiaire de Marshall Sahlins (Culture and Practical Reason, Chicago, University of Chicago Press, 1976).
-
[2]
Goux Jean-Joseph, « Numismatiques » (1969), rééd. J.-J. Goux, Freud, Marx, Économie et symbolique, Paris, Le Seuil, 1973, chap. I.
-
[3]
Marx Karl, Le Capital. Livre I, éd. J.-P. Lefebvre, Paris, Puf, « Quadrige », 1993, p. 81.
-
[4]
Ibidem, p. 64.
-
[5]
Ibidem, chap. I, § 3.
-
[6]
Ibidem, pp. 90-91.
-
[7]
Voir par exemple Jameson Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1991), tr. fr. F. Nevoltry, Paris, Beaux-arts de Paris, 2007, p. 331 : « le lecteur doit se souvenir que la “valeur d’usage” tout de suite quitte la scène à la première page du Capital. »
-
[8]
Roseberry William, Anthropologies and Histories : Essais in Culture, History and Political Economy, New Brunswick, Rutgers University Press, 1989, p. 239.
-
[9]
Marx Karl, Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses (1863-1866), Frankfurt, Neue Kritik, p. 46 (trad. fr. Un chapitre inédit du Capital, Paris, U.G.E., 1971).
-
[10]
Rossi-Landi Ferruccio, « Le langage comme travail et comme marché », L’Homme et la société, vol. 18, n° 1, 1973, pp. 71-92.
-
[11]
Ibidem, p. 89 (n. s.).
-
[12]
« La valeur d’échange est à la valeur d’usage ce que le signifiant est au signifié […] la valeur est au signifiant ce que la valeur d’usage est au signifié » (Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 151).
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[13]
Ibidem, p. 159.
-
[14]
Cette distinction a souvent été éludée. Même un auteur comme R. Rosdolsky (Zur Entslekungsgeschiecte des marxschen « Kapital », Francfort, Europäische Verlagsantal, 1968), qui a souligné le rôle de la valeur d’usage formelle (affirmant à bon droit, contre Hilferding et Sweezy, que la valeur d’usage faisait partie de l’économie politique), n’a pas vu le rôle de la valeur d’usage particulière et son « dédoublement », que Pierre Lantz avait en revanche bien perçus (Aux marges de l’économie politique. Valeur et richesse. Une approche de l’idée de nature, Paris, Anthropos, 1977, chap. XI).
-
[15]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), tome I, éd. J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 215.
-
[16]
Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1997, Première partie, chap. II.
-
[17]
Marx Karl, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 40. Dans la première version de ce chapitre (« Das Werthform », 1867) Marx écrivait : « La chose utile elle-même ou au corps de la marchandise – tel que fer, froment, diamant, etc. – nous l’appelons valeur d’usage, bien, article. » (nous traduisons).
-
[18]
Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique (1859), tr. fr. M. Husson, Paris, Éditions sociales, 1957, p. 7.
-
[19]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique » (1858), in Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., § 4 : Les métaux précieux.
-
[20]
Althusser Louis, « Trois notes sur la théorie des discours » (1966), Écrits sur la psychanalyse, Paris, Stock/IMEC, 1993, pp. 133-35.
-
[21]
Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 103 ; voir également sa dernière source, Troisième cours de linguistique générale (1910-1911), d’après les cahiers d’Emile Constantin, éd. E. Komatsu, Oxford, Pergamon, 1993, Cahier VII, p. 77.
-
[22]
En effet, Smith et Ricardo écrivent value in use, value in exchange. Ce n’est qu’avec la traduction anglaise de Das Kapital que l’expression use value s’est généralisée.
-
[23]
Ricardo David, On the Principles of Political Economy and Taxation (1821), Kitchener, Ontario, Batoche, 2000. Smith (cité et suivi par Ricardo au début des Principles) oppose la « greatest value in use » et la « little […] value in exchange ». Pourtant, Ricardo concluait son ouvrage en indiquant, contre Malthus, qu’il n’y a pas de moyen de mesurer des valeurs d’usages distinctes : chaque personne les estime de manière différente (Principles, chap. 32).
-
[24]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 154.
-
[25]
Que ce soit sous le nom de « valeur d’usage » ou en employant des termes correspondants, comme celui de « processus de travail » (work), différent du « processus de valorisation » (labour).
-
[26]
La question du métal commence à être développée dans le chapitre sur l’argent des Grundrisse, puis se retrouve dans les œuvres publiées.
-
[27]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 464.
-
[28]
Ibidem, pp. 153-154.
-
[29]
Suggestive est la double origine des premières formes comptables et de l’écriture, selon les études consacrées à Sumer et Élam, et de la monnaie lydienne-grecque et l’adoption de l’alphabet (Herrenschmidt Clarisse, Les Trois Écritures. Langue, signe, code, Paris, Gallimard, 2007). Les bullae élamites d’argile et les monnaies frappées peuvent être lues comme des valeurs d’usage dédoublées.
-
[30]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 207.
-
[31]
Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 102.
-
[32]
Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 60.
-
[33]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 187.
-
[34]
Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, op. cit., p. 151.
-
[35]
Ibidem, p. 101.
-
[36]
Lévi-Strauss Claude, « Postface aux chapitres III et IV », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
-
[37]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 80.
-
[38]
« Peu importe à la valeur le genre de valeur d’usage qui la soutient ; mais elle doit être soutenue par une valeur d’usage » (Le Capital. Livre I, op. cit.)
-
[39]
Marx, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 152.
-
[40]
Marx Karl, « Fragment de la version primitive de la Contribution à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 196.
-
[41]
Idem.
-
[42]
Le fonctionnement du signifiant est ici compris comme quelque chose « qu’il n’est aucune signification qui se soutienne sinon du renvoi à une autre signification » (Lacan Jacques, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957), Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 11-63). Ou encore : « le signifiant ne se maintient que dans un déplacement » (« Le séminaire sur la “la Lettre volée” » (1956), ibidem, p. 29). À chaque moment de ce renvoi, chaque valeur d’usage s’enchaîne avec autre.
-
[43]
Marx Karl, Manuscrits de 1857-1858, op. cit., p. 225.
-
[44]
Ibidem, p. 230.
-
[45]
Ibidem, p. 236.
-
[46]
Graeber David, Debt. The First 5000 Years, New York, Melville, 2011, ch. 7.
-
[47]
« La marchandise en tant que telle – sa particularité – est un contenu indifférent, purement contingent et en général imaginé [vorgestellte], qui se situe en dehors de la relation formelle économique » (Marx Karl, op. cit., p. 194).
-
[48]
« Pour se parer du signifiant […] le sujet attaque la chaîne, que nous avons réduite au plus juste d’une binarité, en son point d’intervalle. L’intervalle qui se répète, structure la plus radicale de la chaîne signifiante, est le lieu que hante la métonymie, véhicule […] du désir » (Lacan Jacques, « Position de l’inconscient » (1964), Écrits, op. cit., p. 843).
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[49]
Ce sont les mots de Saussure à propos de la situation de chaque terme dans les relations associatives : dans le terme « enseignement » s’entrecroisent des séries telles qu’« enseigner, enseignons… » ; « apprentissage, éducation… » ; « clément, justement… » (Saussure Ferdinand, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 174).