Notes
-
[1]
Voir Asad Talal, « The Construction of Religion as an Anthropological Category », in Genealogies of religion. Disciplines and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore, Johns Hopkins University, 1993, pp. 27-40.
-
[2]
La formule est de Toscano Alberto, « Beyond Abstraction. Marx and the Critique of the Critique of Religion », Historical Materialism, n° 18, 2010, pp. 3-29.
-
[3]
Voir Picon Antoine, Les Saints-simoniens. Raison, imaginaire, utopie, Paris, Belin, 2002, pp. 82-83.
-
[4]
Sur la religion chrétienne comme république du ciel reflétant l’esclavage sur la terre, voir Feuerbach Ludwig, Manifestes philosophiques, éd. et trad. Louis Althusser, Paris, Puf, 2001, pp. 106-107. La Nécessité de la réforme de la philosophie appelle à faire descendre la philosophie « de la béatitude d’une pensée divine et sans besoins, dans la misère humaine », et donc à la séculariser (ibidem, p. 131).
-
[5]
Derrida Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 266-267.
-
[6]
Hegel G.W.F, Leçons sur la philosophie de la religion, tome II, Paris, Vrin, 2010, p. 434.
-
[7]
Voir à titre d’exemple Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Gallimard/Maspero, 1968, pp. 245-246.
-
[8]
Marx Karl, Zur Judenfrage, Marx-Engels Werke, Band 1, Berlin, Dietz Verlag, p. 352.
-
[9]
Voir Berner Christian, « Le chemin vers la vérité et la liberté. Notes sur L’Essence de la foi selon Luther de Feuerbach », Revue germanique internationale, n° 8, 2008, pp. 113-127. La lettre de Marx à Feuerbach du 11 août 1844 atteste que la réalité du genre humain dans l’amour de l’autre devient le socialisme (ibidem, p. 119).
-
[10]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 424.
-
[11]
Idem.
-
[12]
Marx Karl, Engels Friedrich, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2012, p. 11.
-
[13]
Pour un commentaire de ce passage, voir Balibar Étienne, « Le moment messianique de Marx », in Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Puf, 2011, pp. 243-264.
-
[14]
Marx Karl, Einleitung, MEW, op. cit., p. 378.
-
[15]
Idem.
-
[16]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 401.
-
[17]
Ibidem, p. 183.
-
[18]
Ibidem, p. 178.
-
[19]
Voir Büttgen Philippe, « Religion et philosophie en Allemagne. Le droit de la confession », Études germaniques, n° 280, 2015/4, pp. 659-670.
-
[20]
Voir Büttgen Philippe, « La sécularisation de la folie. Marxisme et protestantisme vers 1848 », in M. Foëssel, J.-F. Kervegean, M. Revault d’Allones (dir.), Modernité et sécularisation, Paris, Éditions CNRS, 2007, pp. 123-143.
-
[21]
Idem.
-
[22]
Marx Karl, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 157.
-
[23]
Idem.
-
[24]
Derrida Jacques, Spectres de Marx, op. cit., p. 60.
-
[25]
Marx Karl, Zur Judenfrage, MEW, op. cit., p. 359.
-
[26]
Marx Karl, Le Capital. Livre premier (1867), Paris, Puf, 2014, p. 856.
-
[27]
Ibidem, p. 89.
-
[28]
Ibidem, pp. 82-83.
-
[29]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 349.
-
[30]
Ibidem, p. 83.
-
[31]
Idem.
-
[32]
Ibidem, p. 91 (n. s.).
-
[33]
De Brosses Charles, Du culte des dieux fétiches, 1760, p. 25. Sur l’influence de Charles de Brosses sur le positivisme et l’histoire de la religion, voir Canguilhem Georges, « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du fétichisme chez Auguste Comte », in Études d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Paris, Vrin, 2002, pp. 81-98, et Balibar Étienne, « Notes sur l’origine et l’usage du terme “monothéisme” », Critique, n° 704-705, 2006/1, pp. 19-45.
-
[34]
L’Anticolonialisme européen de Las Casas à Karl Marx, textes choisis et présentés par Marcel Merle, Paris, Armand Colin, 1969, p. 377 ; Marx Karl et Engels Friedrich, On colonialism, Moscow, Foreign Languages Publication House, 1969, p. 84 : « England has to fulfill a double mission in India : one destructive, the other regenerating, the annihilation of old Asiatic society, and the laying of the material foundations of Western society in Asia. »
-
[35]
Voir Krader Laurence, The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assen, Van Gorcum, 1974, p. 38.
-
[36]
Ibidem, pp. 90-91.
-
[37]
Le temps social abstrait qui permet de mesurer la valeur d’échange n’est pas le produit de tel ou tel travail mais seulement du travail « humain » saisi abstraitement. Sur ce point, voir Postone Moishe, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 415.
-
[38]
Marx Karl, Zur Judenfrage, MEW, op. cit., p. 360
-
[39]
Ibidem, p. 361.
1Tous les concepts prégnants de la critique du capitalisme sont des concepts anthropologiques socialisés. Ils ne sont pas des concepts théologiques sécularisés mais des effets de la construction d’un concept de religion par une raison anthropologique occidentale. Les concepts de la critique sociale supposent l’existence d’une essence de la religion. Le marxisme doit définir la religion comme aliénation et l’humanité comme un acte de désaliénation pour pouvoir critiquer la domination et appeler à nier la négation de l’homme et de son monde.
2Dans une telle économie conceptuelle, la critique de la religion ne peut apparaître que comme la condition de toute critique. Par cette sentence, Marx a énoncé la condition de son discours, reconnaissant que la critique du capital dépendait d’une humanisation de Dieu par le concept de religion. La critique marxienne dépend d’une anthropologie du christianisme que Feuerbach a subrepticement érigée en critique de toute religion. Un discours anthropologique sur la « religion » instaure la société à la fois comme objet de science et comme lieu de l’émancipation profane. Il rend possible une série d’analogies entre le social et le religieux, entre la marchandise et le fétiche. Cet article examine les effets de l’anthropologie de la religion sur la critique du capital. Que reste-t-il des concepts d’aliénation ou de fétichisme s’ils procèdent tous d’une anthropologie de la religion qui semble devoir être critiquée [1] ? Si la religion cesse de renvoyer à une essence, que devient la critique du capital ?
La condition de toute critique : de la religion au capital, et retour
3Ce que Marx considère comme la condition de toute critique semble être devenu le point aveugle du marxisme. Sans une analyse de la façon dont le concept de religion est construit comme fait humain, le marxisme ne peut se connaître lui-même. Si Marx est « un critique de la critique de la religion », ce geste doit s’appliquer à Marx comme au marxisme [2]. La critique du capitalisme doit donc être refondée si le concept anthropologique de religion qui la soutenait s’écroule.
4L’effet messianique de Marx est l’effet de l’humanisation de Dieu par ce mot de religion. Une anthropologie de la religion permet à Marx de critiquer le capital mais aussi de convertir l’Évangile à la révolution communiste, produisant une série d’effets indissociablement prophétiques et journalistiques. Le xixe siècle européen a fait du prophétique un style du militantisme sous l’effet du développement médiatique de la presse et des écritures publicistes. Les socialistes ont voulu pratiquer leur irréligion dans la presse. En s’y faisant prophètes, ils faisaient parler d’eux. Une obsession médiatique et un usage stratégique des moyens de communication se situe au cœur de leurs effets prophétiques [3].
5La critique des religions s’est attribuée une manière prophétique de faire des promesses. Devenue révolutionnaire, elle désigne une forme de violence, une arme s’exerçant au nom d’un sujet assigné à sa propre souffrance, réduit à n’être qu’un proscrit, à coïncider avec son exclusion. C’est une anthropologie de la misère religieuse qui détermine l’élection d’un peuple d’exclus, d’une classe appelée à l’universel par une révolution des esclaves [4].
6L’appropriation marxiste du temps messianique est l’effet d’un pari de Marx qui repose sur une définition de l’essence de la religion : que la religion est le signe de l’absence du monde à venir, d’une inhumanité de l’homme qu’il faut abolir. Le manque profane que la religion phénoménalise est un siècle à venir, un monde qui commence « maintenant » ou qui a « déjà commencé ». Le messianique faisant cesser les horizons d’attente est un effet d’athéisme que la déconstruction est incapable de déconstruire [5]. Si l’effet prophétique de Marx est le phénomène de son athéisme pratique, le marxisme n’est pas une religion ni le reste d’une origine religieuse judéo-chrétienne. Le marxisme n’est qu’une forme de cette hégémonie biblique qui s’étend sur les langues libérales et militantes des espaces publics, en Occident et au-delà. Cette exclusive biblique est irréductible à une origine chrétienne.
7L’Afrique a été sommée de dévoiler le secret de la religion à une raison éclairée réduisant des traditions africaines à un stade supposé « primitif » de la religion. Le sens ethnologique du concept de fétichisme est la construction de la « religion de la nature ». « Les Nègres se fabriquent des dieux » écrit Hegel : « ce sont les fétiches » [6]. Le concept du fétiche est le premier acte de la fabrique humaine des dieux. Il est un successeur du concept missionnaire de l’idolâtrie dans une économie désormais séculière de l’histoire des religions. Dans cette économie du savoir, le monothéisme est devenu la religion sémite de la soumission à la transcendance écrasante d’un Dieu législateur [7]. Le judaïsme devenait le culte égoïste du Dieu jaloux et l’islam devenait le fanatisme. Deux Lois de Dieu faisaient face à l’Amour des hommes.
8S’il n’y a plus de continuation de la critique de la religion par la critique du capital, alors la révolution cesse d’être l’Évangile des prophètes de la lutte. Si la critique de la religion n’a plus de fondement anthropologique, la critique du capital se trouve dépourvue de toute assise terrestre. La critique de la terre bouleverse la critique du ciel. La « critique de la religion » n’est pas terminée. Elle n’a pu commencer. Si la critique du capital devient la condition de toute critique, la critique terrestre devient la condition de toute critique des « religions ». Marx est alors inversé et la critique de la religion vient s’échouer sur la multiplicité des mondes. La critique de la terre est la condition de toute critique. Elle ne fait que commencer.
La religion de Marx ou l’Amérique libérale
9Le seul modèle de séparation de l’État et des Églises qui existe lorsque Marx écrit Sur la Question juive est libéral : ce sont les États-Unis d’Amérique. La fonction de l’exemple étasunien est de réfuter Bruno Bauer en affirmant que la sécularisation du politique n’est pas la sécularisation de la société. Marx montre que la sécularisation de l’État n’implique ni la sécularisation des individus, ni le déclin, ni la mort sociale des religions. Au contraire, l’Amérique est le pays qui a pleinement sécularisé l’État et « le pays par excellence de la religiosité [8] ». Sécularisation de l’État et religiosité de la société constituent les deux faces d’une même réalité profane et « moderne ». Il ne s’agit pas d’une simple compatibilité entre religion dans la société civile et sécularisation du politique. L’intensification de la religion est l’envers de la sécularisation du politique : la manifestation, dans le monde social, de la séparation de l’État et de la société. Dès lors, Marx ne pourra que chercher les moyens d’une sécularisation de la société qu’il identifie à son humanisation.
10Le cas de l’Amérique du Nord n’est pas un modèle normatif. Parce que l’État y est séparé de la religion, l’émancipation politique y est achevée. Il constitue donc un cas exemplaire permettant de définir à la fois ce qu’est l’émancipation politique et civique mais aussi et surtout où elle s’arrête. La réflexion du jeune Marx porte donc sur la limite de cette émancipation civique tout en défendant, face à Bauer, l’institution de la citoyenneté et l’égalité en droit dont il critique la limite. Déterminer si l’émancipation politique implique de liquider des religions suppose d’interroger le cas nord-américain. La réponse est que la privatisation de la religion n’est pas sa liquidation, qu’abolir le privilège politique d’une religion ne consiste pas à abolir la religion en général. Au contraire : l’émancipation politique de l’État n’implique pas la mort sociale des religions mais insuffle aux religions qu’elle pluralise une nouvelle vie. Le pluralisme des confessions intensifie donc le religieux. Marx réfute ainsi Bauer : la sociologie de la religion et du sécularisme dissocie la sécularisation de l’État et la sécularisation de la société.
Une aporie marxienne
11Le déplacement qui conduira Marx à devenir révolutionnaire s’enracine ici : l’homme désaliéné qui n’apparaît que lorsque les religions disparaissent doit être une production sociale puisque l’aliénation est elle-même une production sociale. Le projet de sécularisation de la société et de démocratisation de la démocratie sera donc l’effet d’une désaliénation sociale de l’homme associé à l’homme. Le pari de Marx dépend donc d’un concept de société saisi comme réalisation du genre humain que Feuerbach nommait l’Amour et qu’il opposait à la Foi [9]. Le concept marxiste d’association internationale qui qualifie la dictature du prolétariat est la socialisation de l’éloge feuerbachien de l’Amour [10].
12Le déplacement qui inaugure le marxisme procède d’une contradiction que Marx ne résoudra jamais mais qui habite toute son œuvre. L’anthropologie religieuse héritée de Feuerbach entre en tension permanente avec la sociologie marxienne du libéralisme religieux. D’un côté, Marx parle bien de la religion en général mais il ne l’analyse qu’à travers sa condition moderne qui procède en réalité de la sécularisation de l’État. Tel est le seul sens historique du concept de société civile. De l’autre côté, Marx fait du phénomène contemporain de la religion privée et individualisée une intensification de l’essence de la religion parce qu’il dés-historicise la sécularisation par une anthropologie.
13La sociologie de la religion libérale est le présupposé de la critique profane. La critique de la sécularisation est donc la condition inavouée de la critique marxienne de la religion. La présence de la religion dans la société civile moderne est un reflet car elle « est la présence d’un manque ». Ce manque va devenir le lieu du messianique, l’annonce d’un à venir imminent dont le spectre est déjà là. C’est donc le partage du profane et du religieux qui détermine les effets messianiques. La « source de ce manque ne peut être recherchée que dans l’essence de l’État » parce que la sécularisation de l’État manifeste l’essence du politique en le séparant de la religion.
14La démonstration de Marx est double. C’est bien cette présence florissante et disséminée de religions dépolitisées dans la démocratie américaine et non pas la religion en général qui est la présence d’un manque. Si le contraire était vrai, la déduction de Marx serait fausse ou incompréhensible. Seule la forme moderne de la religion est rendue possible par la séparation de l’État et des religions, par la désétatisation de la religion. Si Marx parlait réellement de la religion en général, il faudrait supposer que la religion est toujours un phénomène de l’État alors que le phénomène religieux peut précéder l’institution de l’État. La démonstration de Marx ne peut donc valoir que de l’État de droit, à la fois libéral, démocratique et moderne. C’est donc bien la religion dans sa forme nord-américaine dont Marx parle avant tout sans quoi il ne pourrait pas déduire la présence de la religion de l’essence limitée de l’État. Cette limite n’est rien d’autre que la sécularisation du politique : l’effet de la scission entre l’État et la société civile qui fait se correspondre religion, société asociale et inhumanité bourgeoise de la vie de l’homme qui a des droits. Cette équivalence entre religion et bourgeoisie suppose donc que seule la norme individualisée de la religion dans les démocraties occidentales puisse être réellement considérée comme la présence d’un manque.
15La thèse de Marx devrait donc être la suivante : la source de l’explosion de la religion dans une démocratie libérale et sécularisée ne peut pas se déduire de l’essence de la religion mais bien de la sécularité de l’État libéral et démocratique fondé sur les droits de l’homme et du citoyen. La téléologie hégélienne qui se maintient dans le concept marxien de sécularisation le conduit à affirmer que c’est la limitation du processus de sécularisation à l’État qui est la cause de l’existence des religions. C’est pourquoi la religion ne peut plus valoir comme fondement mais seulement comme phénomène de la limitation séculière. C’est ainsi que Marx renverse le renversement feuerbachien de l’hégélianisme : en formulant l’horizon d’une dissolution des religions par le dépérissement de l’État. Sa méthode consiste à transformer des « questions théologiques en questions séculières ». Mais cette méthode est aussi l’énoncé d’une promesse : d’une sécularisation encore à venir, d’une sécularisation du sécularisme politique par sa socialisation.
Nous expliquons ainsi la partialité religieuse du citoyen libre par sa partialité séculière. Nous n’affirmons pas que sa limitation religieuse doit être abolie pour que ses limites séculières soient abolies. Nous affirmons qu’elle abolit sa limitation religieuse aussitôt qu’elle abolit sa limite séculière [11].
17La promesse communiste repose sur cette déduction. Si la sécularisation dépasse l’État et en excède les limites, alors la religion sera enfin abolie parce que réalisée. Libérer l’homme de la religion ne se fonde pas sur une séparation de l’État et de l’Église mais sur leur suppression réciproque. Le concept qui gouverne la déduction de Marx est le concept de limite. Ce qui, dans la forme étatique de la sécularisation, implique l’existence de la religion n’est autre que la frontière séculière du politique. L’essence de l’État est cette frontière et c’est elle que la religion manifeste. L’essence de l’État se déchiffre au bord du politique lorsque commence le « social ». La religion, pour Marx, est l’effet et le symptôme de l’inachèvement de la modernité et de la sécularisation. Elle est le phénomène de l’État transcendant la société. La religion persiste parce que l’émancipation politique du citoyen n’est pas encore l’émancipation de l’homme. La dimension politique de l’émancipation donne à la religion toute sa puissance. C’est seulement parce que la critique de la religion est une critique de la modernité politique que la critique du ciel est, en germe, la critique de la terre.
18Dès lors, la « religion » devrait apparaître, si ce n’est comme le produit de la laïcité d’État, du moins comme son envers. Le religieux ne peut être réduit à un simple archaïsme parce qu’il est une formation sociale produite par la sécularisation de l’État. Pourtant, la religion individualisée des modernes correspond en même temps, chez Marx, à l’essence même du christianisme primitif et de la religion en général. Marx vise l’État dans sa forme libérale moderne comme limite mais affirme par ailleurs que l’État réalise l’essence anhistorique du politique comme tel. Le jeune Marx affirme que la religion libéralisée croit être purement religieuse. C’est cette illusion idéologique que le religieux moderne et l’athéisme jeune-hégélien partagent [12]. Qu’en est-il du jeune Marx lui-même ?
L’inexistence du monde ou l’opium du négatif
19Dans l’Introduction de 1844, Marx entend accomplir la critique anthropologique de la religion. Il adhère à son principe, « l’homme fait la religion », et en introduit la critique : l’homme est « le monde de l’homme », un ensemble de rapports sociaux [13]. Le concept feuerbachien de renversement est alors attribué au monde lui-même et non plus à la religion. La religion est donc « la conscience inversée » d’un monde déjà inversé [14]. La conscience religieuse n’inverse pas le monde et n’est donc pas une fausse conscience puisqu’elle reflète une inversion qui lui préexiste. La religion n’aliène pas l’homme mais exprime une aliénation qui lui préexiste. Si, comme le dit la critique feuerbachienne, la religion nie le monde parce que le cœur humain est son essence, c’est qu’elle provient d’un monde sans cœur.
20Dire de la religion qu’elle est un opium, c’est à la fois lui attribuer la réalité d’un bonheur illusoire et se donner les moyens de la dépasser pratiquement. L’humanité de l’homme faisant la religion n’est pas perdue : elle n’existe pas encore. L’endroit du monde inversé est donc son à venir spectral. Si la réalité humaine se manifeste négativement par sa présente inhumanité, l’existence de l’humanité et du monde suppose une promesse. L’inexistence du monde humain suppose la négation de sa négation. La critique de la religion appelle une philosophie de l’histoire humanisant la négativité hégélienne par la théorie feuerbachienne du renversement. L’universalisation de la lutte des classes est secondaire par rapport à la structure des concepts hégéliens qui permettent à Marx d’incarner par exclusion l’universel dans le prolétariat. Cette incarnation élective est un effet du concept de religion.
21La religion exprime la misère réelle de ce monde renversé mais elle renvoie en même temps à une constante universelle. Lorsque Marx affirme que la religion est une forme illusoire de la conscience, il ne s’adresse pas à des religieux mais critique l’athéisme jeune hégélien. Le religieux parle pour tous les hommes car l’aliénation de tous semble se dire à travers la religion de certains [15]. La religion métabolise l’échec de la société moderne à faire ce que les révolutions modernes avaient pourtant promis : réaliser un monde de l’homme qui soit enfin humain. La religion exprime l’inexistence du monde de l’homme dont Marx affirme que la religion est l’effet parce que le monde que la religion reflète est lui-même à venir : c’est le siècle, le monde enfin retrouvé. Le concept de monde autorise la critique de la religion mais c’est cette critique qui le fait apparaître. Elle ne réalise ses promesses qu’en posant que le monde n’existe pas parce qu’il est renversé.
22La religion est la logique réflexive, la conscience d’un monde de l’homme encore inhumain. La misère à laquelle Marx fait allusion est bien une misère générique : l’universalité de la séparation des hommes d’avec le genre humain dont la réalité, pour Marx, doit être sociale. La misère n’est pas une simple pauvreté matérielle mais l’absence générique du genre humain qui ne sera réel que dans une association de l’homme avec l’homme. Marx substitue l’exigence d’une nouvelle organisation sociale à l’éloge feuerbachien de l’Amour contre la Foi [16]. C’est pourquoi la misère religieuse exprime la misère profane. L’homme religieux n’est donc pas plus misérable que l’homme sans religion. Le religieux cherche à fuir cette misère. Mais l’homme athée moderne ne se croit-il pas, à tort, moins misérable ? Si la religion exprime la misère de tous et que l’athéisme ne le peut lui-même, c’est qu’elle exprime une misère commune à l’athée et au religieux. La religion n’est pas l’esprit du peuple. Si le monde séculier moderne est un monde constitué par la scission, son esprit ne peut qu’être l’expression d’une désunion. L’opium est un paradis artificiel par lequel une réconciliation impossible sur terre est accomplie par des voies supposées célestes. La réconciliation terrestre est donc différée.
La révolution ou l’humanisation du Christ : une anthropologie de la souffrance
23La religion procédant du monde de l’homme, elle exprime des variations historiques dont Marx cherche pourtant à définir les constantes. C’est là toute la contradiction qui s’enracine dans le concept marxien de religion et qui atteste qu’il ne renvoie à rien d’autre qu’à l’absence d’un monde profane dont l’inexistence est aussi l’imminence spectrale. Ces constantes sont la souffrance et la protestation contre cette souffrance. Deux affects reflètent donc l’aliénation sociale et appellent la solution révolutionnaire : la souffrance et la colère qui appellera elle-même la nécessité de la honte pour devenir une puissance révolutionnaire, réelle et donc sécularisée. Ces constantes affectives désignent des possibilités d’action du religieux à l’intérieur de la dynamique sociale.
24Le concept de religion renvoie à la misère humaine. Feuerbach avait saisi le cœur souffrant de la religion s’exprimant dans la Passion du Christ. Le Christ cristallisait ainsi « toute la misère humaine [17] ». La souffrance pouvait devenir la vérité humaine de la religion que la souffrance du Christ dévoile mais que la théologie dénie [18]. L’anthropologie du christianisme est le secret profane du dévoilement marxien des mystères sociaux. La protestatio renvoie à l’acte fondateur du protestantisme [19]. Dès lors, si Marx convoque probablement le souvenir de la révolution des paysans et de Münzer, c’est qu’il se réapproprie plus généralement le sens des événements de la Réforme à la manière de la réforme feuerbachienne de la philosophie [20]. La philosophie réalise la réforme, la révolution réalisant la Réforme en réalisant la philosophie, elle s’approprie ce qu’elle abolit. Marx ne se réapproprie donc la protestation religieuse pour la traduire en révolution qu’à travers une anthropologie déterminée. La protestation religieuse devient protestation contre la souffrance et donc contre sa forme religieuse. La protestation proteste ainsi contre elle-même. La mise en scène de la souffrance religieuse conduit Marx à instaurer un théâtre dans lequel la religion ne peut vouloir que sa propre mort.
25La religion exprime l’inexistence du monde inversé dans l’inconscience de son scrupule pratique. C’est pourquoi Marx affirme avec et contre Feuerbach qu’elle possède une fonction théorique en acte que ne possède pas la philosophie avant son devenir révolutionnaire. En tant que conscience inconsciente de soi et du monde, la religion est le reflet à travers lequel la philosophie amorce la critique du monde pour devenir pratique. La religion doit donc être traduite en un signe de l’échec du monde pour que la philosophie puisse vouloir transformer le monde. Si la religion parvient à deviner obscurément qu’elle se soutient de sa souffrance, elle protestera alors contre sa misère mais aussi contre la misère de tous. Dès lors, l’illusion consciente se tournera contre l’illusion réelle. La religion et sa critique se réunissent dans un manifeste qui tient lieu de profession révolutionnaire d’impiété.
26La critique religieuse du monde n’est qu’une protestation. En tant que tentative de combler le manque dont elle est l’expression, la religion vit aussi nécessairement qu’elle doit être achevée. Précisément parce qu’elle tente de se mettre à distance d’un monde indigne, parce qu’elle refuse de vivre la misère d’un monde invivable, la religion peut être réduite à une simple anticipation de la révolution à venir. D’une empathie envers la souffrance sociale du religieux, Marx déduit la nécessité de sa relève : seule une révolution permet d’abolir la religion de l’intérieur en accomplissant ses promesses. Abolir le bonheur illusoire présuppose l’accomplissement pratique d’un bonheur réel. Une simple négation de l’existence de Dieu est aussi vaine qu’impuissante car seul un renversement révolutionnaire du monde renversé peut dépasser la souffrance et la religion. La révolution est donc la vérité de la religion protestant contre elle-même mais aussi de l’athéisme théorique.
27Toute critique théorique de la misère religieuse doit devenir pratique et exiger la suppression « réelle » de la misère de tous. L’athéisme exige que les hommes se libèrent d’une illusion mais cette exigence n’a aucun sens si elle n’exige pas la suppression du monde qui rend cette illusion nécessaire et vitale. Vouloir supprimer la religion dans un monde inhumain, c’est supprimer le seul air respirable d’un monde dans lequel l’homme suffoque sans rendre ce monde plus respirable. La vérité de la certitude athée est donc l’acte révolutionnaire car un athéisme qui se contenterait de vouloir abolir des illusions religieuses est impossible. Supprimer un paradis artificiel suppose de lutter pour l’avènement d’un paradis sur terre. L’athéisme de Feuerbach est donc réduit à la proposition révolutionnaire, la réduction de Dieu à l’homme est réduite au socialisme par la promesse d’une sécularisation.
L’invention du prolétariat : prophétisme stratégique et traductions bibliques
28La critique de la religion suppose un paradis terrestre. Si le ciel religieux est la négation du monde, ce qu’il vise comme un au-delà doit devenir terrestre pour que la religion s’abolisse [21]. L’athéisme pratique est l’autre nom du communisme. Le socialisme de Marx est un post-athéisme : le moment de l’oubli de Dieu par cet avènement de l’Homme total qui prend la figure d’une seconde enfance [22]. C’est pourquoi la critique de l’au-delà doit donner lieu à l’énoncé de la vérité de l’immanence [23]. On ne dépasse la religion qu’en réalisant sur terre ce qu’elle exige du ciel. Marx a ainsi différé la sortie de la religion. Il a conjugué la mort de Dieu au futur par un temps spectral par lequel un Homme nouveau doit advenir [24]. Son moment messianique est l’envers d’un ordre : abolir la religion en faisant de la révolution la dissolution du « divin » dans l’immanence du monde.
29L’énoncé de cet ordre repose sur un usage déterminé du concept de religion. C’est parce qu’il pose la déshumanisation au fondement de la religion que Marx peut vouloir se réapproprier sa puissance comme un ressort révolutionnaire. Le pseudo-prophétisme de Marx est donc conscient : c’est un prophétisme stratégique. Sa « théologie de la libération » est l’envers de son athéisme pratique. L’usage stratégique de la langue biblique était déjà théorisé par le jeune Marx. « À l’État qui donne la Bible comme sa charte et le christianisme comme sa règle suprême, il faut objecter les paroles de l’Écriture sainte », écrit Marx, « car l’Écriture est sainte jusque dans ses paroles [25]. » La langue biblique n’est pas un résidu inconscient mais une puissance que Marx mobilise comme une arme théologico-littéraire. Il fait de la Révolution contre l’État capitaliste le procès abolissant la Loi qui opprime les hommes pour la réaliser sur terre. La révolution est une sécularisation, une mise en monde.
30Cette pseudo-théologie de la libération révolutionnaire est donc un effet de style de la sécularisation saisie comme ordre. Elle est un effet stylistique de l’injonction à se séculariser. Le marxisme est une pseudo-théologie de la sécularisation et non une sécularisation de la théologie. L’Évangile est réécrit et devient la langue d’immanence d’une communauté révolutionnaire : « l’oppression des oppresseurs » se traduit en expropriation des expropriateurs, « les derniers sont les premiers » se traduit dans la langue dialectique de ce rien qui devient tout. « C’est la négation de la négation » ou l’exclusive d’une langue biblique [26].
31Le concept marxien de religion détermine cette conversion du temps messianique à la révolution. Le prolétariat, par-delà sa dimension ouvrière ou sa définition par la classe, est la suppression de ce manque que le religieux exprime malgré lui. La subjectivité révolutionnaire dépendra donc d’une intensification de la colère face au spectacle de sa propre souffrance, sous l’effet d’une honte ressentie face à son indignité. La messianité prolétarienne et la conversion de la négativité en force révolutionnaire procèdent de la critique de la religion parce qu’elles sont des effets de son concept anthropologique. L’ordre révolutionnaire est un appel à la sécularisation se traduisant stratégiquement en prophétie. C’est l’athéisme pratique qui fait de la langue marxienne une ironie prophétique et du marxisme un messianisme stratégique.
32Au christianisme devenu « esprit de la différence » et de la séparation moderne, Marx n’a pas voulu opposer l’ancienne « religion de la communion » mais une communion abolissant toute religion. En régénérant la communion contre le capital et ses religions, il a voulu la dépouiller de sa forme « religieuse » : non pas la séculariser dans un État mais la socialiser dans une dictature nommée association [27]. La clef de voûte du marxisme est donc bien le partage de l’Amour et de la Foi : l’homme doit s’associer à l’autre homme pour oublier Dieu. C’est le secret de son prophétisme.
Les ontologies du fétiche moderne : les présupposés anthropologiques de la théorie de la valeur
33Le concept de fétichisme de la marchandise suppose un retour à la théorie feuerbachienne de la religion précisément parce que Marx ne mobilise plus le concept d’idéologie. La critique de la forme-marchandise repose sur un énoncé ontologique : c’est dans l’immanence de sa forme que réside son secret [28]. La forme-marchandise rend compte de la réalité sociale de la valeur d’échange. À travers cette analyse, Marx déploie probablement son ultime critique de la théorie de l’esprit objectif qui, chez Hegel, désignait le mode d’existence de la liberté divine réalisée sur terre par l’institution de l’État de droit. Cette chose qui apparaît dans le sensible tout en étant irréductible à sa manifestation n’est plus la liberté instituée : c’est la marchandise.
34L’ontologie marxienne de la chose sociale est aussi la réécriture d’un texte feuerbachien : le chapitre nommé « La contradiction dans l’existence de Dieu ». Feuerbach y critique l’affirmation théologique de l’existence divine comme énoncé d’une « existence sensible non-sensible [29] ». Cet énoncé est contradictoire. L’adresse que suppose toute prière pose l’existence de Dieu comme une existence sensible pour la refouler immédiatement et la poser comme suprasensible. Cette contradiction intrinsèque à la théologie, Feuerbach la situe au cœur de l’hégélianisme et la résout en réduisant Dieu à une humanité définie comme genre infini.
35Marx affirme que cette contradiction est réellement à l’œuvre dans l’immanence de la forme-marchandise. Par le concept de fétichisme, la théorie de la valeur socialise la critique anthropologique de l’existence de Dieu. Le divin hégélien devenant la valeur, la critique de l’existence de Dieu devient la critique de la valeur. L’anthropologie de la religion permet de convertir la logique hégélienne en une ontologie critique du capital. L’objectivité de l’esprit hégélien ne devient une ontologie des choses sociales qu’en étant réduite à une objectivation du travail humain institué en sujet réel. L’aliénation oblitère cette objectivation du travail humain. L’objectivité marchande est donc fétichiste parce qu’elle est le processus de son oblitération réelle, elle coïncide ontologiquement avec ce processus.
36Cette ontologie n’est critique que parce qu’elle suppose en dernière instance que la réalité la plus vraie demeure le travail qui est aliéné. La théorie feuerbachienne de l’objectivation est au cœur de la critique du capital : le travail humain est cette réalité exploitée par le capital mais sans cesse recouverte par la marchandise qu’elle produit. La réalité de l’homme est alors réduite à la réalité du travail et la logique hégélienne peut devenir la langue d’immanence du renversement réel du producteur de la richesse en instrument de production de la plus-value et du renversement de ce renversement.
37La chose n’apparaît qu’en masquant un processus de chosification. L’oblitération est une condition transcendantale de son apparaître double : comme manifestation et voilement. Dévoiler ce qui ne peut y apparaître, c’est donc définir des conditions d’impossibilité phénoménologiques. Marx mobilise d’abord une métaphore optique pour les définir, pour en montrer la limite. La forme-marchandise n’est pas « un rapport physique entre des choses physiques ». Le « rapport de valeur des produits du travail » est indépendant de sa nature physique et des relations matérielles qui en résultent [30].
38Il faut donc expliquer ce procès d’autonomisation réelle tout en le reconduisant au réel dont il s’autonomise. Il s’agit donc de dévoiler la non-transparence du travail à lui-même, de rendre la société des travailleurs consciente de son propre fondement. La critique sociale mobilise alors l’anthropologie feuerbachienne de la religion pour construire le paradigme à partir duquel cette critique de l’autonomisation comme phantasme devient possible. Marx a donc trouvé une analogie à même de dévoiler le travail sous la marchandise : le paradigme de cette ombre qui empêche toute transparence à soi en décrivant « les zones nébuleuses du monde religieux ».
Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandise et qui partant est inséparable de la production marchande [31].
40Parce que Marx définit l’émancipation comme un reflet de l’humanité de l’homme à travers ses produits, cette transparence à soi que Hegel nomme l’Esprit, il critique le capital comme une zone d’ombre. Sans une anthropologie de la religion, la critique du fétichisme est impossible. Pourtant, sans la critique du fétichisme capitaliste, l’explication de la religion demeure pourtant sans fondement. La critique sociale est donc, en l’état, circulaire. Abandonner réellement la catégorie anhistorique de travail humain suppose l’abandon du concept de fétichisme.
Marx impérial et la religion fétiche : sur une construction de l’Afrique
41En mobilisant le concept de fétichisme, les critiques courent le risque d’instituer le fétichisme de la marchandise en cas particulier d’un fétichisme universel qui procéderait d’une essence fétichiste de « la religion ». Dès lors, le fétichisme est érigé en constante religieuse et anthropologique dont le capital serait une forme tardive. Il faudrait alors démontrer l’universalité de cette anthropologie, ce que la plupart des théoriciens du fétichisme ne font pas. Un tel marxisme doit alors reconnaître qu’il raisonne à la manière des écrits d’ethnologie coloniale sur la « religion primitive de la nature ». Réduire les religions à des effets idéologiques de la forme-marchandise suppose de poser une question cruciale. Cette réduction est possible et ne pourra valoir que des formes modernes et individualisées de religion qui sont homogènes au capitalisme. Dès lors, qu’est-ce qui distingue une religion capitaliste d’une religion « précapitaliste » ?
42Les religions précapitalistes reposent, écrit Marx, « soit sur l’immaturité de l’homme individuel qui ne s’est pas détaché du cordon ombilical des liens génériques naturels qu’il a avec les autres, soit sur des rapports immédiats de domination et de servitude [32] ». Le partage qui est mobilisé par Marx est celui qui différencie la religion « sauvage » de la nature de la religion « barbare » de soumission au Dieu Unique. Le concept de fétichisme porte la trace de cet évolutionnisme sur lequel repose la critique de la religion.
43Le fétichisme n’est pas un concept théologique mais un concept clef de l’ethnologie coloniale qui appartient à l’histoire de l’asservissement de l’Afrique par l’Europe. « La religion du fétichisme », écrit une source éclairée de Marx, « passe pour très ancienne » et « généralement répandue » en Afrique [33]. L’anthropologie de la religion qui est mobilisée par Marx à travers le concept de fétichisme lui permet de faire correspondre le stade primitif de la religion au stade primitif de l’histoire de l’homme. Le fétichisme est donc un concept clef de la critique des religions et du marxisme tout simplement parce qu’il a avant tout pour fonction de dévoiler l’essence humaine de la religion par la mise en scène de son moment originaire. Ce concept n’est pas seulement racial : il permet d’affirmer que l’homme fait la religion, qu’il est une fabrique des dieux. Le concept de fétichisme contribue à démontrer que Dieu est l’objectivation d’un homme encore inaccompli et infantilisé et donc que l’homme est encore inaccompli sous la domination du capital.
44L’usage rationaliste des concepts ethnologiques tels que le fétichisme pour critiquer la modernité capitaliste porte la trace des anthropologies coloniales. Il peut signifier que les modernes sont encore des « primitifs » ou qu’ils sont aussi des « primitifs » voire qu’ils sont les seuls vrais « primitifs ». Ces usages critiques, si opposés soient-ils, sont nés des entrailles de la colonie. Remplacer le concept de fétichisme par celui d’idolâtrie, qui n’est autre que sa matrice missionnaire, permet de conférer à la critique du capitalisme un supplément théologique sans en résoudre les contradictions dialectiques.
45La critique marxienne du capital n’est pas « impérialiste ». Marx est impérial dans la mesure où il s’oppose au colonialisme au nom d’une conquête révolutionnaire de l’humanité rendue possible par la dissolution coloniale des traditions [34]. Ce qui relève d’un héritage proprement impérial, à la fois saint-simonien et hégélien, soutient la critique marxiste de l’impérialisme. Le prophétisme de Marx est impérial lorsqu’il affirme que l’impérialisme prépare la révolution en dissolvant les traditions et le féodalisme.
46C’est sur un modernisme et non pas sur un simple orientalisme colonial que repose la profonde impérialité de la critique marxiste du colonialisme. Les traces de l’anthropologie évolutionniste fondent en raison un communisme impérial saisi comme cette reconquête de la transparence à soi qui pourra faire disparaître les religions. Si le travail humain apparaît et est organisé comme tel, la conquête de la liberté infinie fera se dissoudre la religion par l’association du travailleur avec le travailleur et la rationalisation de leur rapport avec la nature. Marx est-il réellement parvenu à critiquer l’impérialité de son propre discours en s’intéressant aux communes non-occidentales au seuil de la mort [35] ? Sartre, Fanon ou Saïd se trouvent-ils encore pris au piège de l’impérialité de Marx ? De telles questions doivent désormais être ouvertes.
La religion des substituts et l’acte manqué de Marx
47Si Marx définit la religion précapitaliste comme religion naturelle ou religion de la servitude, comment définit-il la religion capitaliste ? À l’abstraction marchande correspond une forme déterminée de religion. Le fétichisme de la marchandise n’est donc pas la religion du capital. La religion du capital est une religion abstraite et désincorporée, un culte de la personne et de l’humanité de l’homme. « L’esprit du capitalisme » est cette logique d’abstraction religieuse qui s’étend par-delà les limites du christianisme. Les Lumières qui posent l’existence de la religion naturelle par-delà les différentes institutions religieuses apparaissent donc comme des formes de religion qui sont adéquates aux rapports sociaux du capitalisme [36].
48La religiosité individuelle et privée, que le jeune Marx saisissait comme phénomène des limites de l’État démocratique, est déduite du capital et de la forme-marchandise. La religion des modernes correspond au processus d’abstraction qui permet au produit du travail d’apparaître comme rapport entre des objets [37]. L’universel marchand se manifeste comme substituabilité des travaux concrets par la médiation du travail abstrait. Les religions modernes instaurent alors le culte d’une humanité abstraite en intériorisant cet universel marchand.
49Cette hypothèse, Marx doit la construire afin de décrire le processus de transformation des religions par leur intériorisation de l’abstraction réelle. Le capital ne peut pas produire les religions, il ne peut suffire à les expliquer. Il peut seulement transformer des formes de vie et des traditions en simples « religions », abstraire leur discours en les séparant des conditions de leur incorporation réelle. C’est donc la mise en compatibilité des fidèles avec la démocratie libérale que devrait pour ainsi dire critiquer Marx et non pas l’aliénation religieuse. Sous le règne du capital, les religions doivent devenir autant d’échos de la substituabilité abstraite des hommes, elles doivent faire résonner l’abstraction en elles. L’obéissance à un tel ordre est en fait supposée par le développement du capital. Comment, dès lors, le capitalisme est-il à même de produire les effets de « religion » adéquats aux formes de vie qu’il doit imposer pour se développer ?
50Le jeune Marx critiquait le christianisme lorsqu’il affirmait qu’il était réalisé par la démocratie américaine érigeant l’asocialité de l’homme individuel en souverain ultime [38]. Mais le christianisme n’a-t-il pas pu devenir le modèle de la religion démocratique qu’en devenant la norme de l’adéquation de toute tradition religieuse à un modèle abstrait de la « religion » ? En effet, dans la démocratie, « le christianisme n’exige même pas que l’on professe le christianisme mais que l’on ait de la religion en général, une religion quelconque [39] ».
51La production du concept de la religion en général est donc un élément décisif du processus d’abstraction capitaliste. Le concept de religion contribue à la formation de deux « illusions » libérales procédant du doublet homme-religion qui se situe au cœur de la déclaration des droits de l’homme. La première n’est autre que l’idée d’une humanité de l’homme, la seconde affirme que l’homme fait la religion, que la religion est le reflet de la société. De la seconde « illusion libérale », Marx est resté dépendant malgré sa théorie de l’homme comme ensemble des rapports sociaux. Dès lors, la critique de la religion capitaliste devrait donc destituer l’anthropologie de la religion sur laquelle repose le marxisme. La critique de la religion comme idéologie est un produit du capitalisme. L’apparente réductibilité de la religion à l’idéologie par l’oblitération de ses pratiques d’incorporation est l’effet d’un pouvoir. La réduction de la religion à l’idéologie relève elle-même de l’idéologie. Ce que Marx esquisse sans parvenir à la déployer, c’est une théorie critique de la sécularisation comme ordre et condition de l’accumulation initiale du capital. La norme qui impose une compatibilité des « religions » avec les droits de l’homme à des fidèles suspects de fanatisme doit se situer au cœur de la critique du capitalisme.
Mots-clés éditeurs : biblisme, aliénation, État, critique, anthropologie
Mise en ligne 19/09/2018
https://doi.org/10.3917/amx.064.0030Notes
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[1]
Voir Asad Talal, « The Construction of Religion as an Anthropological Category », in Genealogies of religion. Disciplines and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore, Johns Hopkins University, 1993, pp. 27-40.
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[2]
La formule est de Toscano Alberto, « Beyond Abstraction. Marx and the Critique of the Critique of Religion », Historical Materialism, n° 18, 2010, pp. 3-29.
-
[3]
Voir Picon Antoine, Les Saints-simoniens. Raison, imaginaire, utopie, Paris, Belin, 2002, pp. 82-83.
-
[4]
Sur la religion chrétienne comme république du ciel reflétant l’esclavage sur la terre, voir Feuerbach Ludwig, Manifestes philosophiques, éd. et trad. Louis Althusser, Paris, Puf, 2001, pp. 106-107. La Nécessité de la réforme de la philosophie appelle à faire descendre la philosophie « de la béatitude d’une pensée divine et sans besoins, dans la misère humaine », et donc à la séculariser (ibidem, p. 131).
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[5]
Derrida Jacques, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 266-267.
-
[6]
Hegel G.W.F, Leçons sur la philosophie de la religion, tome II, Paris, Vrin, 2010, p. 434.
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[7]
Voir à titre d’exemple Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, Paris, Gallimard/Maspero, 1968, pp. 245-246.
-
[8]
Marx Karl, Zur Judenfrage, Marx-Engels Werke, Band 1, Berlin, Dietz Verlag, p. 352.
-
[9]
Voir Berner Christian, « Le chemin vers la vérité et la liberté. Notes sur L’Essence de la foi selon Luther de Feuerbach », Revue germanique internationale, n° 8, 2008, pp. 113-127. La lettre de Marx à Feuerbach du 11 août 1844 atteste que la réalité du genre humain dans l’amour de l’autre devient le socialisme (ibidem, p. 119).
-
[10]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 424.
-
[11]
Idem.
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[12]
Marx Karl, Engels Friedrich, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 2012, p. 11.
-
[13]
Pour un commentaire de ce passage, voir Balibar Étienne, « Le moment messianique de Marx », in Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Puf, 2011, pp. 243-264.
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[14]
Marx Karl, Einleitung, MEW, op. cit., p. 378.
-
[15]
Idem.
-
[16]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 401.
-
[17]
Ibidem, p. 183.
-
[18]
Ibidem, p. 178.
-
[19]
Voir Büttgen Philippe, « Religion et philosophie en Allemagne. Le droit de la confession », Études germaniques, n° 280, 2015/4, pp. 659-670.
-
[20]
Voir Büttgen Philippe, « La sécularisation de la folie. Marxisme et protestantisme vers 1848 », in M. Foëssel, J.-F. Kervegean, M. Revault d’Allones (dir.), Modernité et sécularisation, Paris, Éditions CNRS, 2007, pp. 123-143.
-
[21]
Idem.
-
[22]
Marx Karl, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 157.
-
[23]
Idem.
-
[24]
Derrida Jacques, Spectres de Marx, op. cit., p. 60.
-
[25]
Marx Karl, Zur Judenfrage, MEW, op. cit., p. 359.
-
[26]
Marx Karl, Le Capital. Livre premier (1867), Paris, Puf, 2014, p. 856.
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[27]
Ibidem, p. 89.
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[28]
Ibidem, pp. 82-83.
-
[29]
Feuerbach Ludwig, L’Essence du christianisme, op. cit., p. 349.
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[30]
Ibidem, p. 83.
-
[31]
Idem.
-
[32]
Ibidem, p. 91 (n. s.).
-
[33]
De Brosses Charles, Du culte des dieux fétiches, 1760, p. 25. Sur l’influence de Charles de Brosses sur le positivisme et l’histoire de la religion, voir Canguilhem Georges, « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du fétichisme chez Auguste Comte », in Études d’histoire et de philosophie des sciences (1968), Paris, Vrin, 2002, pp. 81-98, et Balibar Étienne, « Notes sur l’origine et l’usage du terme “monothéisme” », Critique, n° 704-705, 2006/1, pp. 19-45.
-
[34]
L’Anticolonialisme européen de Las Casas à Karl Marx, textes choisis et présentés par Marcel Merle, Paris, Armand Colin, 1969, p. 377 ; Marx Karl et Engels Friedrich, On colonialism, Moscow, Foreign Languages Publication House, 1969, p. 84 : « England has to fulfill a double mission in India : one destructive, the other regenerating, the annihilation of old Asiatic society, and the laying of the material foundations of Western society in Asia. »
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[35]
Voir Krader Laurence, The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assen, Van Gorcum, 1974, p. 38.
-
[36]
Ibidem, pp. 90-91.
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[37]
Le temps social abstrait qui permet de mesurer la valeur d’échange n’est pas le produit de tel ou tel travail mais seulement du travail « humain » saisi abstraitement. Sur ce point, voir Postone Moishe, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 415.
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[38]
Marx Karl, Zur Judenfrage, MEW, op. cit., p. 360
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[39]
Ibidem, p. 361.