Marxismes
Karl MARX et Friedrich ENGELS, Propriété et expropriation. Des coopératives à l’autogestion généralisée, textes présentés par Pierre Cours-Salies et Pierre Zarka, Paris, Syllepses/Mont-Royal Québec, M. éditeur, 2013, 181 pages
1Ce volume réunit 20 textes de Marx et d’Engels pouvant servir à éclairer la place que les coopératives et l’autogestion pourraient occuper dans une société communiste. On retrouvera des passages connus des Manuscrits de 1844, de L’Idéologie allemande, du Manifeste, de l’Adresse inaugurale de l’A.I.T., du Capital, de la Guerre civile en France, de la Critique du programme de Gotha et de l’Anti-Dühring, mais aussi des textes moins accessibles, comme par exemple l’article d’Engels intitulé « Description des colonies communistes surgies ces derniers temps et encore existantes » (1845) ou encore sa lettre à Bebel du 30 décembre 1884. Ces textes choisis sont précédés d’une introduction substantielle, intitulée « Marx et Engels et la coopération » (p. 7-77), dont la première partie traite des idées de Marx et d’Engels concernant le dépassement du capitalisme et les formes de l’appropriation sociale, alors que la seconde s’engage dans une défense du modèle autogestionnaire. De la première partie, retenons le lien entre autoémancipation et coopération (p. 24) et le constat que c’est parce qu’ils sont « à l’écoute du mouvement social » (p. 23) que Marx et Engels prennent au sérieux le mouvement coopératif tout en luttant contre ses dévoiements. Retenons également la thèse suivant laquelle le fétichisme est au cœur d’une « domination réelle » (ou soumission à la domination capitaliste) qui est distinguée d’une « domination formelle » (celle de l’exploitation contre laquelle s’organisent les résistances) et que la production coopérative permet de lutter contre le fétiche marchand (p. 30-34). La deuxième partie consiste à défendre la pertinence politique du modèle « d’autogestion généralisée » qui ressort notamment de La Guerre civile en France, et à discuter la manière dont il pourrait être appliqué dans une époque marquée par la conjonction paradoxale d’une plus grande polyvalence et d’une plus grande fragmentation du travail, par la plus grande part laissée à l’initiative et à l’« intellectualité » dans la production, et par la mondialisation. Le modèle autogestionnaire est présenté comme un moyen de lutter contre « l’illusion de contourner le système par en bas en lui laissant toute l’attitude ‘en haut’ » (p. 72) : il permet de rendre aux entreprises leur fonction sociale tout en luttant contre l’État. À la lecture de cette discussion, le lecteur restera peut-être sur sa faim. On peut se demander s’il n’aurait pas été utile d’entrer dans une description plus précise des fonctionnements coopératifs contemporains (des SCOP françaises aux usines argentines récupérées) pour expliquer sous quelles formes les coopératives peuvent faire plus que « sauver » des entreprises de la fermetures ou de la délocalisation, et pour expliquer à quelle condition on peut établir un « continuum entre coopératives et dépassement du capitalisme par appropriation réelle collective des leviers de l’économie » (p. 49). L’ensemble n’en constitue pas moins un livre très utile aussi bien pour prendre la mesure de l’importance que Marx et Engels ont accordé au mouvement coopératif, que pour relancer le débat sur les modèles de socialismes autogestionnaires.
2Emmanuel RENAULT
LÉNINE, Mieux vaut moins, mais plus et autres textes de 1923, Paris, éditions de l’éclat, 2014, 126 pages
3Ce volume réunit les derniers textes rédigés par Lénine et destinés à la publication : « Feuillets de bloc-note », « Sur la coopération », « Sur notre révolution. À propos des mémoires de N. Soukhanov », « Comment réorganiser l’Inspection ouvrière et paysanne », et « Mieux vaut mieux, mais moins ». On y voit Lénine tenter de lutter contre les tendances bureaucratiques qui se développent dans le parti et l’État, en tirant les leçons d’un échec qu’il présente en ces termes : « Voilà cinq ans que nous nous évertuons à perfectionner notre appareil d’État. Mais ce n’a été là qu’une agitation vaine qui, en ces derniers temps, nous a montré simplement qu’elle était inefficace, ou même inutile, voire nuisible » (p. 103). Il est ainsi conduit à d’intéressantes réflexions sur la cohabitation de l’ancien et du nouveau dans le processus révolutionnaire et sur le contraste entre l’audace révolutionnaire en matière sociale, économique et politique, et son absence en matière administrative : « Dans toute la sphère des rapports sociaux, économiques et politiques nous sommes ‘terriblement’ révolutionnaires. Mais en ce qui concerne la hiérarchie, le respect des formes et des usages de la procédure administrative, notre ‘révolutionnarisme’ fait constamment place à l’esprit de routine le plus moisi » (p. 117). Ces textes sont également traversés par le souci de justifier une dernière fois la voie originale qui est suivie pour construire le socialisme, dans le cadre d’un projet d’alliance du prolétariat et de la paysannerie dont Lénine rappelle qu’il avait été formulé pour l’Allemagne par Marx dans une lettre à Engels datée du 16 avril 1856 (p. 79). C’est dans un même souci qu’il souligne que « la révolution politique et sociale a précédé chez nous la révolution culturelle qui s’impose maintenant à nous. Aujourd’hui, il suffit que nous accomplissions cette révolution culturelle pour devenir un pays pleinement socialiste » (p. 76). Le dernier grand thème de ces articles est la coopération. D’une part, il déplore que la « portée gigantesque de la coopération » ait été oubliée (p. 66). D’autre part, il avance qu’alors que la portée subversive des coopératives était limitée en régime capitaliste, « très souvent, dans nos conditions, la coopération coïncide entièrement avec le socialisme » (p. 73). La position défendue reste cependant ambiguë car cette revalorisation de la coopérative semble surtout valoir dans le contexte de la NEP et de la nécessité d’intégrer la paysannerie, ce qui suppose également des politiques d ‘action éducative à son égard.
4Ces textes sont chaque fois accompagnés d’une courte introduction qui s’ajoute à une présentation substantielle (p. 7-49) dans laquelle Dominique Colas retrace l’évolution des idées et des prises de position de Lénine. Il insiste notamment sur le caractère relativement conservateur d’une « révolution culturelle » qui refusait d’opposer culture bourgeoise et culture prolétarienne, et sur le fait que le slogan dirigé contre le développement d’une nouvelle bureaucratie, « mieux vaut moins, mais mieux », s’inscrit dans une pratique d’épuration fondée dans les pratiques du parti d’avant-garde.
5Emmanuel RENAULT
Vincent CHANSON, Alexis CUKIER et Frédéric MONTFERRAND (dir.) La Réification. Histoire et actualité d’un concept critique, Paris, La Dispute, 2014, 389 pages
6L’ouvrage est structuré en trois parties : les origines du concept de réification et ses premières diffusions, l’évolution de ce concept après 1945 et enfin sa pertinence pour le présent. V. Charbonnier, dans le premier texte, rappelle la genèse de ce concept chez Marx et Lukács, ce dernier définissant la réification comme reposant « sur le fait qu’un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d’une chose et (…) dissimule toute trace de son essence fondamentale – la relation entre hommes ». Ce qui intéresse les auteurs ici est la manière dont ce concept permet de penser de façon unitaire la pluralité des rapports constitutifs du capitalisme. Le leitmotiv est en effet celui d’une critique globale du capitalisme ce qui, comme le montre F. Monferrand, implique une fondation ontologique de la critique de la réification.
7Mais si le concept est d’origine marxienne, cet ouvrage s’intéresse aussi à la manière dont il fut approprié par d’autres traditions, que ce soit chez Weber, dont A. Berlan montre qu’il utilise la réification afin de décrire la rationalisation de la politique, ou chez Heidegger qui, comme l’écrit B. Bégout, couple la réification à l’inauthenticité des rapports du Dasein au monde. Ce concept est utilisé par des traditions critiques diverses. On croisera ainsi dans ce livre le rapport d’une certaine théorie critique au concept de réification, notamment sous l’analyse que fait V. Chanson de son utilisation adornienne. Le lien entre reconnaissance et réification chez Sartre est également analysé dans un texte de C. Lazzeri. On retrouve ce lien dans un article de M. Angella sur Axel Honneth. Les textes composants ce livre analysent également la manière dont la réification a pu inspirer des auteurs chez lesquels cette notion n’était pas centrale. A. Tosel écrit par exemple que la réification devient chez Henri Lefebvre « le noyau dur » de l’aliénation à travers la catégorie de fétichisme. Les différents auteurs du livre entendent soit continuer la critique de l’économie de Marx, comme le fait A. Jappe en reformulant l’analyse lukácsienne trop centrée sur les rapports de production selon-lui, soit compléter cette critique de l’économie en s’intéressant aux modes de vie sous le capitalisme. Bien évidemment, certains penseurs se réclamant explicitement de la tradition marxienne sont également au cœur de ce livre, comme Slavoj Zizek, sur lequel se penche F. Fischbach, mais aussi Antonio Negri.
8La troisième partie revient sur les mutations du concept de réification découlant directement des transformations actuelles du capitalisme, de sa financiarisation – comme précisé par A. Cukier – mais également de l’émergence de nouveaux combats. Il semble que le concept de réification soit le point nodal permettant de s’intéresser aux connexions entre le marxisme et des luttes qui semblent s’inscrire dans un autre horizon. F. Boggio Éwanjée-Épée s’intéresse dans le chapitre clôturant l’ouvrage, au concept de réification sous l’angle des luttes féministes afin d’expliciter les rapports entre la critique de l’économie politique et celle du patriarcat. La réification permet donc de se pencher sur les différentes sphères de la domination, sur leur autonomie et leurs entrecroisements. Faire l’histoire de ce concept permet ainsi de montrer la nécessité d’une critique du capitalisme qui englobe les divers aspects de l’exploitation et de la domination.
9Selim NADI
Théorie critique
Iain MACDONALD, Pierre-François NOPPEN et Gérard RAULET (dir.) Les Normes et le possible. Héritage et perspectives de l’École de Francfort, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2012, 378 pages
10Les auteurs réunis au sein de cet ouvrage, qui ne s’inscrit pas seulement dans le champ de l’histoire des idées, mais interpelle en quel sens l’héritage de l’École de Francfort peut activement participer au nécessaire renouveau de la pensée critique aujourd’hui, affirment leur volonté de prendre quelques distances par rapport à certaines « interprétations qui ont marqué la réception des textes issus de la première génération de l’École de Francfort ». Il s’agit, par exemple, de repenser ce qui est habituellement considéré comme le pessimisme culturel et l’élitisme artistique de l’École de Francfort, supposés évidents au regard des célèbres pages consacrées à la Kulturkritik, de refuser toute approche post-moderne de la Dialectique de la Raison, alors qu’il faut « comprendre comment une critique qui s’attaque aux représentations dominantes de la rationalité ainsi qu’à ses manifestations pathologiques peut prétendre opérer à même nos pratiques et œuvrer au redressement des Lumières », de ne pas réduire le projet de l’Institut für Sozialforschung au seul « cadre de la critique de l’économie politique marxienne ». De nombreuses pistes novatrices sont dès lors ouvertes, concernant le « concept matérialiste de la culture », le matérialisme politique, le rapport à l’animalité, la perspective utopique…, et d’intéressants débats entre les penseurs de Francfort et Karl Marx, Hannah Arendt, Karl Popper… sont menés.
11Il est impossible ici d’évoquer la richesse de toutes les contributions rassemblées. Très arbitrairement, nous insisterons sur les textes qui constituent la partie intitulée « Une philosophie qui imiterait l’art ». À partir des thèses d’Adorno sur le montage (notamment tel qu’il est pratiqué en 1909-1910 par Gustav Mahler dans sa Neuvième Symphonie), Xander Selene s’intéresse à la construction de la « constellation adornienne », qui ne peut être identifiée à l’œuvre d’art. En effet, souligne-t-elle, « l’art et la philosophie diffèrent en ce qui concerne le mode du non-étant qu’ils essaient de convoquer », tout en indiquant qu’Adorno vise l’interprétation de « ce qu’il appelle ‘la réalité nonintentionnelle’ ». De son côté, Agnès Gayraud propose une stimulante analyse du film catastrophe américain. Cette « esthétique du désastre », note-t-elle, promeut « l’avènement d’une idéologie fataliste, voire sacrificielle, où les individus contemplent le désastre comme une donnée aussi inéluctable qu’étrangement réconfortante ». En ce sens, pour elle, sont ainsi validés certains éléments du « diagnostic » de la Théorie critique. Corina Golgotiu, enfin, interroge la « tâche de la critique », en revisitant les thèses défendues, théoriquement et pratiquement, par Walter Benjamin et par Karl Kraus.
12L’intérêt de ce volume, par ces multiples relectures des œuvres des théoriciens de Francfort, est de rappeler qu’il est toujours décisif de « trouver prise sur les modalités effectives de la rationalité », parce que « l’exercice de la rationalité » tend à permettre « aux acteurs d’œuvrer à leur émancipation propre ainsi qu’à celle de leur collectivité ».
13Jean-Marc LACHAUD
Fabian FREYENHAGEN, Adorno’s Pratical Philosophy : Living Less Wrongly, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 285 pages
14Cet ouvrage de Fabian Freyenhagen, enseignant à l’Université d’Essex et spécialiste de philosophie morale, propose d’utiles indications quant au statut possible d’une éthique adornienne. Parmi l’abondante littérature secondaire consacrée au philosophe de Francfort, les études centrées sur la morale et la philosophie pratique semblent en effet traversées par une problématique au premier abord délicate : celle du statut d’une éthique confrontée au négativisme radical d’une pensée rendant toute pratique suspecte de compromission et de soumission devant l’ordre des choses. La dimension normative de la théorie y est systématiquement reconduite à la dimension socio-historique de la totalité que le dispositif de la dialectique négative doit précisément perturber. Autant dire que les réflexions morales se voient souvent absorbées par la philosophie de l’histoire et ses grands diagnostics de surplomb. Il n’en demeure pas moins qu’un des grands textes du corpus adornien, Minima Moralia, s’engage dans la voie d’une éthique en s’attachant à penser la vie dans son caractère mutilé, à « enquêter sur la forme aliénée qu’elle a prise, c’est-à-dire sur les puissances objectives qui déterminent l’existence individuelle au plus intime d’elle-même » L’étude de Freyenhagen se propose ainsi d’examiner ce qu’il nomme un « négativisme épistémique » (Epistemic Negativism) ou « négativisme méthodologique » (methodological negativism) propre à Adorno et à partir duquel se déploierait une philosophie pratique axiologiquement orientée. Il s’agira donc de montrer qu’une théorie de la vie éthique (visant à « vivre moins faussement » comme il est écrit en sous-titre) peut être dérivée de la micrologie adornienne, qu’une philosophie orientée vers le primat du non-identique est aussi reconnaissance de la dimension morale de la résistance du singulier face au tout qui le mutile. Dès lors, c’est un concept critique et négatif de totalité qui offre une assise à une série d’énoncés normatifs ; car malgré l’impossibilité de penser une perspective pratique positive, la critique radicale de la pensée identitaire ne semble pas invalider la possibilité d’une rationalité méta-éthique substantielle. Fabian Freyenhagen analyse ainsi dans un premier temps (les trois premiers chapitres) la conception adornienne d’une totalité fausse et la forme de vie mutilée qui lui est articulée. La théorie sociale vient ici fonder quasi-gnoséologiquement le négativisme éthique d’Adorno. Le propos de l’auteur consistera à déployer à partir de ces considérations une philosophie morale au sens effectif du terme, que ce soit comme critique du rationalisme éthique traditionnel (chapitre 4) ou comme proposition pour élaborer un nouvel impératif catégorique érigeant le négatif comme horizon normatif. L’occasion pour Fabian Freyenhagen d’interroger finalement ce qu’il appelle un « aristotélisme négatif » (chapitre 9, « Adorno’s Negative Aristotelism ») comme thèse interprétative fondamentale.
15Cette étude assume ainsi un certain usage de la théorie critique d’Adorno, préférant un minimalisme éthique pleinement efficient au pessimisme teinté de Kultukritik qui fait souvent office de lieu commun dans sa réception. Le livre de Fabian Freyenhagen s’impose et a pour intérêt évident de faire d’Adorno un auteur susceptible d’intervenir dans les débats éthiques contemporains.
16Vincent CHANSON
Martin JAY, Kracauer l’exilé, trad. S. Besson, Fl. Nicodème et D. Scholtz, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, 248 pages
17Siegfried Kracauer est une figure intellectuelle atypique. Il y a quelques années, Enzo Traverso a retracé avec talent l’itinéraire de cet auteur (Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La Découverte, 2006). L’essai de Martin Jay, historien de l’École de Francfort (L’Imagination dialectique, trad. E. E. Moreno et A. Spiquel, Paris, Payot, 1977) apporte un éclairage significatif sur l’œuvre de celui que Theodor W. Adorno considérait, tout comme Walter Benjamin, « à l’écart de tous les courants ». Dans sa forte « Préface » à ces textes de Martin Jay écrits entre 1975 et 2012, Patrick Vassort rappelle que les analyses de Kracauer « s’attardent parfois sur des singularités ou des particularités », mais « dévoilent dans le même temps et la réalité de son époque et peut-être plus que celle-ci ». L’approche proposée par Martin Jay permet selon lui de mieux comprendre les débats qui se développèrent au sein de l’Institut für Sozialforschung, de « conserver l’Histoire en mémoire » et de cerner un « processus de pensée » qui, non sans contradictions internes, est complexe, parce que lié à des « contextes » spécifiques (de la République de Weimar à l’exil américain), et à « la pluri-dimensionnalité de l’Histoire ».
18Dans un passionnant premier chapitre intitulé « La vie extraterritoriale de Siegfried Kracauer », Martin Jay retrace le parcours de Kracauer et revisite ses œuvres les plus marquantes, de De Caligari à Hitler : une histoire psychologique du cinéma allemand à Les employés : aperçus de l’Allemagne nouvelle, de Jacques Offenbach ou Le secret du Second Empire à Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, autant de publications (sans oublier Rues de Berlin, L’Ornement de la masse et Le Roman policier, par exemple) qui méritent d’être (re)découvertes. L’auteur s’attarde plus longuement sur un ouvrage, L’Histoire. Des avant-dernières choses, injustement négligé. Il montre que Kracauer souligne « les antinomies du temps et la non-homogénéité de l’univers historique » et s’oppose à d’autres philosophies de l’histoire : « […] tandis que d’un côté Kracauer prenait Bloch et Benjamin à partie pour leurs espoirs de réaliser l’utopie dans l’histoire, de l’autre il accusait Adorno d’éliminer complètement ontologie et utopie », note Martin Jay. Dans les autres chapitres, Martin Jay interroge la « politique de la traduction » en convoquant les thèses de Kracauer et de Benjamin et il explicite les raisons de l’« amitié perturbée » qui unit Kracauer et Adorno (précisant que, finalement, « d’une façon inattendue, la position d’Adorno s’est trouvée […] justifiée »). Deux chapitres retiennent par ailleurs notre attention. Dans l’un, Martin Jay expose avec précision les enjeux du débat qui oppose Kracauer à Horkheimer à propos de la culture de masse (se demandant, en conclusion, si « l’histoire culturelle occidentale n’est pas arrivée récemment à la fin d’une époque, celle où l’art se voyait assigner une fonction privilégiée en tant que force radicale, disons même utopique, capable de jouer un rôle majeur dans la transformation de la société »). Dans l’autre, c’est un acteur de l’École de Francfort moins bien connu en France, Léo Löwenthal, qui est interpellé lorsque l’auteur examine avec justesse le contenu d’une correspondance assidue avec Kracauer, personnelle et théorique, qui témoigne de son « amitié durable ».
19Martin Jay livre des pages intellectuellement alléchantes sur les travaux de celui qui « voulait signifier qu’il appréciait par-dessus tout les objets dont la richesse de contenu excédait toute tentative de les subsumer sous des catégories ou de les absorber dans la volonté imaginative de l’observateur ». C’est en ce sens qu’il présente Kracauer comme un « nominaliste magique » qui, souligne-t-il, « en dépit de ses réticences à accepter la dialectique négative adornienne », en est peut-être « malgré lui, tout à fait représentatif ».
20Jean-Marc LACHAUD
Capitalisme
Jean-Marie HARRIBEY, La Richesse, la valeur et l’inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les liens qui libèrent, 2013, 543 pages
21Le titre du livre résume bien le double projet de son auteur. Au lieu de « richesse », on peut lire « valeur d’usage » ; le deuxième terme, « valeur », s’entend avec toute la rigueur de la théorie de la valeur travail ; « l’inestimable » est la nature qui nous entoure. On ne joue pas avec des notions telles que celles en jeu dans la théorie de la marchandise au commencement du Capital. Pour qu’il y ait valeur, il faut qu’il y ait production, c’est-à-dire travail ; le concept ne peut être étendu à l’eau, l’air, ou toute ressource non reproductible, etc. De manière générale, Harribey se bat contre la pensée dominante et le « marxisme traditionnel ». Mais le sous-titre souligne également l’ambition de l’ouvrage. Face aux théories dominantes ou aux reformulations erronées, le projet est de laisser aux « citoyens » un cadre théorique « concurrent », leur permettant de « procéder à leur choix » (p. 435) en connaissance de cause. Menant ce double projet à son terme, Harribey entraîne le lecteur dans un très vaste champ de lectures allant d’Aristote aux théoriciens contemporains de la justice, en passant par nos chers collègues, ceux qu’on salue dans les couloirs des séminaires et colloques, mais dont on ne partage pas nécessairement les idées.
22Concernant la thèse centrale, celle de l’incommensurabilité, comment ne pas se sentir solidaire ? L’auteur a beau jeu de ridiculiser les tentatives de valorisation de l’environnement (tout doit avoir un prix pour les « néoclassiques ») ou les extensions du PIB à la mode de la Commission Stiglitz, visant à y inclure les loisirs ou le lait maternel – comme si la mesure de la production était celle du bien-être et méritait d’être perfectionnée à ce titre. Cette critique, Harribey la mène au nom de la théorie de la valeur travail et de la théorie des prix et de la monnaie de Marx. Au passage, il ouvre donc de grandes parenthèses consacrées à analyse de la pensée des déconstructeurs du marxisme : la société postindustrielle ; le capitalisme cognitif ; la monnaie selon Michel Aglietta ; les réflexions d’André Orléans, critique des théories de la valeur « substance », prétendument communes à Marx et aux théoriciens néoclassiques, et célébrant une conception alternative mimétique ; on rejoint ainsi l’analyse du « désir » selon Frédéric Lordon, jusqu’à celle du « conatus », où nous apprenons que les capitalistes cherchent, cependant, avant toute chose, le profit ; sans parler de Bernard Friot et de Serge Latouche, etc. Les critiques ne sont pas tendres et valent le détour.
23De manière plus positive, Harribey révise et étend la théorie de la valeur travail. L’ambition théorique et le projet politique convergent toujours chez lui. Une révision assez surprenante le conduit à soutenir que le travail complexe ne crée pas plus de valeur que le travail simple, ce qui serait fort bien au plan politique, mais dont je n’en ai pas saisi la démonstration. Il faut surtout mentionner l’extension de la théorie de la valeur au secteur non-marchand. À suivre Harribey, l’impôt sur le secteur marchand ne finance pas l’activité du secteur non-marchand. Il imagine une société entièrement non-marchande, où l’on verrait clairement que cette thèse du financement par l’autre secteur serait indéfendable. Voici comment je comprends les choses. Dans une telle société non-marchande, où le travail ne serait pas rémunéré (à quoi servirait un salaire ?), l’accès aux biens et services appropriables individuellement devrait être rationnée selon des procédures spécifiques (telles que la prescription dans un système de santé où le prix ne joue plus son rôle dissuasif). Dans une société mixte, des revenus (rémunérant le travail dans les deux secteurs ou étant attribués forfaitairement), seraient requis pour permettre l’acquisition des produits du secteur marchand ; ils ne devraient pas dépasser le prix total de ces produits. Mais quel rapport avec la théorie de la valeur travail ?
24On peut imaginer de briser l’étroite connexion entre la théorie de la marchandise et celle de la valeur comme le fait Harribey, mais il faut en expliciter la finalité. Dans l’analyse marxiste, la valeur introduit à la pensée du capital comme valeur prise dans un mouvement d’auto-accroissement, et à la théorie de l’extraction de la plus-value (dont la complexité résulte du grand métabolisme du travail à travers les rouages de la formation des prix). De quel processus analytique ce nouveau concept de valeur non-marchand serait-il un outil ? Dans quelle société ?
25Quelques mots de la crise, un thème important du livre. Il y a deux crises, inséparables selon l’auteur, la crise économique et la crise écologique. Je saisis bien que leurs effets se conjuguent et se conjugueront toujours davantage. Mais je ne comprends toujours pas ce qui les réunit quant à l’analyse des mécanismes qui les ont provoquées, si ce n’est qu’elles sont le produit de dynamiques capitalistes très générales, à savoir la recherche du profit. Je m’en tiens à ce que j’ai étudié, la crise économique. Il y a deux théories de la crise économique dans le livre. La première est la « suraccumulation », résultant d’un mécanisme bien connu, la divergence créée par la recherche des profits et la possibilité de les réaliser faute de débouchés. Ce cadre définit une forme d’orthodoxie marxo-keynésienne, au sein de laquelle certains réussissent à réintroduire la variable taux de profit. La seconde théorie de la crise renvoie aux aspects financiers. Toute création de monnaie ou expansion des actifs financiers au-delà de la création de valeur (la vraie) ne peut conduire qu’à la catastrophe. On retrouve donc ici la théorie de la valeur, base de toute l’économie politique. Je ne reproduirai pas ici ce que nous avons, avec Dominique Lévy, écrit sur ces thèmes aux plans théorique et empirique, qui montre que le chemin peut être long entre les principes fondamentaux et les interprétations factuelles. La Richesse, la valeur et l’inestimable pourrait, d’ailleurs, faire croire qu’Harribey n’a jamais entendu parler de ces travaux, sans mentionner quelques réflexions concernant la théorie marxiste que nous nous sommes permises dans le passé (seule la « nouvelle solution du problème de la transformation » est brièvement évoquée).
26Gérard DUMÉNIL
Arno MÜNSTER, Pour un socialisme vert, Paris, Lignes, 2012, 144 pages
27À partir du milieu des années 1970, avec l’évidence de la crise du modèle civilisationnel établi, on peut percevoir une sorte de « réveil » d’une « conscience écologique ». Depuis lors, simultanément à l’émergence sur la scène politique des partisans d’un « capitalisme vert », la question écologique est devenue également un thème fondamental pour certains mouvements anticapitalistes, favorisant l’apparition de ce qui sera connu, plus tard, comme « éco-socialisme ». C’est dans cette dernière perspective que s’inscrit Pour un socialisme vert, ouvrage d’Arno Münster, selon lequel – à la différence de la plupart des discours écologistes contemporains – seule la réalisation des transformations sociales « radicales », c’est-à-dire « éco-socialistes », est capable d’affronter les problèmes suscités par la crise écologique, dont le principal responsable est le capitalisme lui-même.
28Malgré les différences indéniables entre leurs « représentants », les éco-socialistes convergent sur un constat essentiel : la sauvegarde de l’équilibre écologique de la planète est incompatible avec le système capitaliste. Ainsi, s’ils critiquent le caractère non écologique du « socialisme » bureaucratique de l’ex-URSS et des pays de l’Europe de l’Est, ou même certaines ambivalences de la pensée de Marx sur le sujet, les éco-socialistes (ou au moins une partie importante d’entre eux) croient que les travailleurs et les classes subalternes sont toujours des forces indispensables pour faire face à la nature destructive du capitalisme. Mais pour cela, il est nécessaire, selon Arno Münster, de construire une « éthique éco-socialiste », à travers la formation d’une « utopie concrète » (Ernst Bloch), à la recherche d’un « monde plus habitable [et] plus juste […], où la condition du ‘déploiement des potentialités créatrices de chacun sera la condition du déploiement de la créativité de tous’ (Marx) » (p. 35).
29Dans cette perspective, Arno Münster analyse – dans les chapitres suivants – certaines des principales tendances de l’écologie radicale de plusieurs pays, tels que l’Allemagne, les États-Unis (avec l’importance vitale du travail de Joël Kovel), la Grande-Bretagne et la France, pays où les années 1974, avec la candidature de René Dumont aux élections présidentielles, et 1975, avec la publication du livre Écologie et Politique d’André Gorz, ont signifié un vrai « tournant » en matière d’écologie. Plus récemment, Michael Löwy – qui fut le responsable, avec Joël Kovel, de la rédaction du « Manifeste Éco-socialiste » en 2001 – a assumé un rôle de premier plan pour redynamiser et réactualiser ce courant dans l’hexagone et dans le monde.
30Cependant, bien qu’il examine de façon critique les différentes tendances de l’écologie sociale, Arno Münster témoigne d’une certaine indulgence à l’égard de certaines d’entre elles, entravant, ainsi, la possibilité de définir les spécificités de l’éco-socialisme. Il suffit de mentionner l’appréciation excessivement positive qu’il fait du travail « écologique » d’André Gorz, considéré comme l’un des grands auteurs pouvant contribuer à la construction d’un « socialisme vert », avec sa défense d’un « réformisme révolutionnaire » qui vise à créer des « valeurs nouvelles » dans le cadre d’un processus de « sortie du capitalisme » déjà en cours.
31En réalité, face à la menace de la catastrophe écologique et civilisatrice, il faudrait non seulement construire de nouvelles valeurs dans un processus de dépassement progressif du capitalisme, mais aussi préparer son interruption radicale. La « révolution éco-socialiste » devrait donc être l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train du « progrès » capitaliste « tire le frein d’urgence » (selon les mots de Walter Benjamin), ce que Münster, après tout, semble lui-même envisager lorsqu’il suggère dans la dernière phrase du livre que « l’alternative est plus que jamais : Eco-socialisme ou barbarie ! »
32Fabio MASCARO QUERIDO
Histoire
Philippe BUONARROTI, Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, édition critique établie par Jean-Marc Schiappa (dir.), Jean-Numa Ducange, Alain Maillard et Stéphanie Roza, Paris, La ville brûle, 2014, 479 pages
33De l’été agité puis révolutionnaire de 1830 aux lendemains de la Commune de Paris puis dans la seconde partie du vingtième siècle, le récit de la « conspiration » parue pour la première fois en 1828 à Bruxelles chez l’éditeur « La Librairie romantique », a paru fournir le modèle premier de toute entreprise révolutionnaire ayant pour objectif la conquête du pouvoir d’État aux fins d’enclencher une révolution sociale et, par le biais d’une modification radicale du régime de la propriété sociale, d’ouvrir la voie à un nouveau dispositif de répartition des biens d’usage et des valeurs correspondantes. « Socialiste » ou « communiste », l’idéologie et le projet politique de Babeuf et des babouvistes, tels que Philippe Buonarroti nous les donne à saisir, vont cependant bien au-delà de ce programme : ils donnent à rêver. Il sont immanquablement promesse de régénération de l’humain dans l’ordre collectif, réappropriation par la société, libérée de l’oppression et des vices consubstantiels aux régimes d’inégalité, d’une perspective de libération destinée à tous et toutes, présents et à venir, donc de réalisation d’une émancipation humaine de dimension proprement anthropologique, inscrite dans une longue durée de luttes et d’aspirations remontant aux origines de l’humanité, mais chronologiquement mise en mouvement par la Révolution française, son temps et ses suites, révolution essentielle, elle-même saisie comme moment tournant d’une histoire millénaire.
34Composée par Buonarroti tout au cours de sa longue vie militante, préparée de manière quasiment érudite, sans doute dès sa sortie de détention en 1800, à Sospel puis à Genève, mais rédigée in fine à Bruxelles où il vit en exil (mais en contact continu avec tous ceux qui aspirent à soulever le carcan d’oppression que la Sainte alliance réactionnaire inflige à toute l’Europe) La Conspiration, dite de Babeuf, se présente comme un livre étrange : une première partie (volume 1 et première partie du volume 2, « Le Procès ») sous forme de récit continu articulant la longue durée abstraite des causes de la Révolution française à une chronologie courte mettant en valeur comme moment essentiel l’apogée robespierriste, à laquelle, comme l’écho amplifie le son originel, l’entreprise subversive des Égaux et le Procès consécutif en Haute-Cour à Vendôme, est une réplique qui secoue encore plus profondément le socle des rapports de classe et dessine discursivement les nécessaires modalités et références de la révolution à venir, que l’histoire rendra possible, ici ou là. La seconde partie est celle qui a passionné inévitablement et intéresse toujours les historiens et les exégètes de la doctrine : on y trouvera les « pièces justificatives » versées au Procès de Vendôme et diverses « Annexes ».
35Sans son solide appareil critique constitué des quatre contributions majeures, qui encadrent cette réédition de l’œuvre de Buonarroti, celle-ci n’aurait guère qu’une valeur patrimoniale. Heureusement, ces quatre études donnent une chair incomparable à l’ouvrage tout entier : d’abord en raison de l’esquisse de biographie de Jean-Marc Schiappa, ensuite parce que le sociologue Alain Maillard replace avec maîtrise et finesse la parution de la Conspiration et son effet historique dans la construction de la pensée sociale au moment de sa parution et de sa première diffusion, enfin du fait que l’historien Jean-Numa Ducange énonce avec ferveur et lucidité, mais aussi distanciation, ce qu’on peut (ou doit) retenir comme ayant valeur d’« héritages » authentiques dans le grand œuvre buonarrotien qui a donné à la conjuration de Babeuf et de ses compagnons toute sa portée annonciatrice : ce moment unique de l’histoire où l’« utopie » est devenue, en s’impliquant dans la pratique, « programme politique », thème qui précisément inspire la belle et profonde introduction de Stéphanie Roza, philosophe. À tout cela s’ajoutent pour le mieux-lisant, l’Index biographique des noms cités, une chronologie et une bibliographie indicative sérieusement sélectionnée. C’est à ce propos que je manifesterai ma seule et bien modeste réserve sur cette réédition : ne pas avoir rappelé, ne serait-ce que pour lui rendre hommage, la réédition en deux volumes naguère parue en 1957 aux Éditions sociales dans la collection « Les classiques du peuple », à l’initiative d’Albert Soboul.
36Il reste que la présente réédition dont il faut saluer l’initiative marque une belle et nouvelle étape d’un savoir nécessaire. Elle offre en outre la possibilité pour le prix de vingt-cinq euros, de rendre indispensable la présence du livre de Philippe Buonarroti dans toute bibliothèque-papier consacrée à l’histoire cosmopolite de l’émancipation humaine. Ce qui n’est assurément pas rien ! Voilà donc un ouvrage très bienvenu.
37Claude MAZAURIC
Kojin KARATANI, The Structure of World History, Durham, Duke University Press, 2014, 376 pages
38Kojin Karatani est un philosophe japonais, proche de Frederick Jameson et des courants marxistes postmodernes, théoricien du langage et de la culture, célèbre notamment pour son travail sur les origines de la littérature moderne japonaise et auteur, entre autres, d’un livre intitulé Un Communisme du possible. Dans ce nouvel écrit, il présente un essai audacieux, significatif d’une ambition de penser l’histoire de l’humanité au-delà de la perspective occidentale. Il se réclame de l’héritage marxien, mais considère que Marx a méconnu la relation entre économie et État. Au schème du « mode de production » il préfère donc celui, plus large, de « mode d’échange », Verkehr, qui inclut une forme sociale de production dans une relation toujours politique. Il distingue ainsi quatre modes de coordination sociale, toujours coexistant dans les formes successives de société mais articulés de façons diverses : A : la réciprocité, B : le gouvernement (dominateur-protecteur), C : le marché, D : la transcendance de ces termes figurée par la religion. Les trois premiers domineraient respectivement dans la tribu, dans l’État-nation (pris en un sens très large) et dans l’État moderne ; le dernier, D, qui marque la résistance de A, réprimé par B et C, relève d’une existence imaginaire, mais non illusoire. Selon ce modèle, les sociétés proprement modernes présenteraient une configuration où A = nation, B = État, C = capital, D = X à définir. L’auteur invoque tant les historiens marxistes – tels que Khozo Uno, Perry Anderson, ou l’École des Annales – que ceux de l’histoire globale, de Wallerstein à Arrighi. Aujourd’hui le système-monde figurerait le facteur B, et l’économie-monde le facteur C, en position dominante.
39Cette approche tend à résister à un historicisme « progressiste » qui met en scène, d’une période à l’autre, une humanité porteuse d’une identité chaque fois nouvelle et supposée supérieure. Elle table sur des logiques sociales communes à toute société, qui se réalisent de façon différente dans des conditions technologiques et des contextes différents. Elle fait apparaître les humains plus semblables entre eux au cours du temps, et leurs institutions plus comparables. Elle permet par exemple de mieux discerner les parallélismes entre monarchies absolues européennes et empires asiatiques. Elle cherche à dépasser la divergence entre la perspective de Marx, qui privilégierait la dimension économique, et celle de Smith et Ricardo, qui pensent une histoire des nations. Soulignant les tendances universalistes de la dynamique contemporaine, elle table sur un retour du principe de réciprocité, sous l’égide d’une refondation des Nations-Unies dans l’esprit kantien de la « paix perpétuelle. La teneur est décidément optimiste : « Aucune arme ne résiste au pouvoir du don » (p. 306).
40Ce livre donne à penser. Les points B et C renvoient à ceux que d’autres ont désigné en termes d’organisation et de marché. Quant au point A, on aurait pu attendre d’un théoricien du langage qu’il l’identifie, par contraste avec les médiations B et C, comme le moment du discours communicationnel immédiat, qui place les partenaires en position de réciprocité. Quoi qu’il en soit, le modèle proposé, nourri d’une vaste culture historique et anthropologique, est à la fois d’une grande simplicité et semble d’une grande fécondité.
41Jacques BIDET
Esthétique
Savvas MIHAIL, Musica Ex Nihilo. Dokimia ghia tin piisi, ti zoi, to thanato kai ti dikeossini (Essais sur la poésie, la vie, la mort et la justice), Athènes, Agra, 2013, 311 pages
42Savas Mikhail est un penseur a-typique et parfaitement « hors normes » : juif grec anti-sioniste et internationaliste, il est l’auteur d’une œuvre considérable, inclassable, quelque part entre littérature, philosophie et lutte de classes, qui se distingue par l’originalité et le dynamisme de sa démarche. La première chose qui impressionne le lecteur de ses écrits, c’est son immense culture : l’auteur connaît de près la Bible, le Talmud, la Kabbale, le théâtre grec ancien, la littérature européenne, la philosophie française contemporaine, la poésie grecque moderne, Hegel et Marx – sans parler de Trotsky, sa principale boussole politique –, on pourrait allonger la liste.
43Une des caractéristiques les plus singulières de sa pensée est la tentative de réinterpréter le marxisme et la théorie révolutionnaire à la lumière du messianisme et de la mystique juive – et inversement. Il s’agit d’une démarche paradoxale et inventive, qui relève – comme celle d’Ernst Bloch ou de Walter Benjamin, deux de ses auteurs préférés – de l’athéisme religieux, ou, si l’on veut, du messianisme profane. Cette problématique est abordée dans un remarquable recueil d’essais publié en 1999, Figures du Messianique. À propos du sujet et d’autres fantômes (2010), un autre exemple de cette approche athée religieuse, judéo-marxiste.
44Savas Mikhail n’a jamais caché ses convictions anti-fascistes, et n’a pas cessé, ces dernières années, de dénoncer les activités néfastes de l’organisation néonazie « Aube Dorée ». Ce parti, qui se réclame avec insistance de l’héritage du Troisième Reich, l’a accusé devant les tribunaux de « diffamation », d’« incitation à la violence » et d’« atteinte à la paix civile ». Cette affaire a bien entendu suscité de nombreuses protestations en Grèce et en Europe, et finalement Savvas Mihail a été acquitté par la justice.
45Le présent ouvrage est un recueil d’essais sur des thèmes très divers ; ce sont des pages denses et traversées d’illuminations profanes (pour employer une expression chère à Walter Benjamin). Il est divisé en quatre parties : 1) « Ex Nihilo », qui aborde des thèmes en rapport avec l’histoire, la littérature et la culture juives. 2) « Rêves et Poètes », dédiée à des poètes grecs modernes comme Dionisios Solomos (comparé à William Blake), Nikos Karouzos et Hector Kaknavatos. 3) « Dialogues non-platoniciens avec Platon », une discussion sur La République de Platon à la lumière de la crise contemporaine de la démocratie et une critique de l’interprétation de ce texte par Alain Badiou. 4) « L’Époque », qui va de Marx et Rousseau au poète russe cubo-futuriste Vélimir Khlebnikov, auteur du mot d’ordre : « Tout le pouvoir au ciel étoilé ! »
46Nous allons surtout nous concentrer, dans cette brève note, sur la première section, qui donne son titre au livre. Les deux premiers articles réfléchissent sur l’œuvre de Kafka, notamment à la lumière des échanges entre Gershom Scholem et Walter Benjamin sur l’écrivain de Prague. Je me permets de signaler ici une petite erreur de traduction : Savvas Mihail cite la correspondance Benjamin/Scholem sur Kafka d’après la traduction française. Or celle-ci contient une erreur au sujet du poème de Scholem dédié à Kafka : « La Révélation irradie solitaire/Dans ce Temps qui t’a rejeté/Seul ton Néant est l’expérience/qu’elle peut avoir de toi ». Le mot « elle » est une traduction du pronom féminin allemand « sie ». Mais dans le texte allemand, « sie » se réfère à « die Zeit », le temps, qui en allemand est du genre féminin… Il aurait donc fallu, dans la traduction française, remplacer « elle » par « il », en référence au temps (genre masculin en français). C’est essentiel pour la compréhension du poème : l’expérience du Néant de Dieu est celle du Temps (moderne) qui a rejeté la Révélation divine. Malgré cette erreur, Savvas Mihail a très bien saisi ou était le désaccord entre les deux amis : Scholem s’intéresse avant tout à la Révélation, et Benjamin à la Rédemption messianique. C’est ainsi qu’il répond au poème mentionné en écrivant à son ami : « j’ai voulu montrer comment Kafka au revers de ce néant, pour ainsi dire dans sa doublure, a essayé de reconnaître à tâtons la Rédemption ». C’est ici que se trouve, selon Savvas Mihail, la Musique rédemptrice qui surgit du néant, ex Nihilo.
47Toujours à propos de la musique chez Kafka, notre auteur propose une brillante interprétation du dernier récit de Kafka, « Joséphine la cantatrice, et le peuple des souris » : le chant ou « sifflement » de Joséphine est un signal d’alarme, adressé à son peuple humble et persécuté (les souris, c’est-à-dire les Juifs), un signal faible mais chargé de (faible) force messianique.
48Les autres essais de cette section concernent essentiellement la Shoah, le Judéocide. Les hypothèses de Hannah Arendt sur la « banalité du mal » et celles de Jean Améry sur la torture comme fondement du nazisme sont abordées de façon très pénétrante. Il me semble que les points de vue d’Arendt et d’Améry ne sont pas contradictoires mais complémentaires : le nazisme était à la fois composé de bureaucrates froids, calculateurs, « efficaces » et totalement indifférents à la souffrance humaine, et des bourreaux et tortionnaires sadiques. Curieusement, il manque, aussi bien chez Arendt que chez Améry, un personnage-clé : les Chefs du Troisième Reich, les Donneurs d’ordre, les Inventeurs du génocide, les Schickelgruber, Himmler, Heydrich et Cie.
49Le dernier texte de « Ex Nihilo » ne concerne ni les juifs ni la musique mais… un rêve de Leon Trotsky. Un rêve de juin 1935 où Trotsky se voit en train de converser avec son vieil ami Lénine, tout en se rendant compte que son interlocuteur est déjà décédé… Lacan et Zizek vont tenter de l’interpréter, mais Savvas Mihail le déchiffre comme une référence au rêve d’émancipation humaine universelle, qui triomphe de la mort.
50Un dernier mot, avant de conclure, à propos de l’article qui se trouve dans le dernier chapitre, sur Marx et Rousseau. Autant l’idée que Marx dépasse – dialectiquement – Rousseau me semble juste, autant je suis réservé devant la proposition de « dé-rousseauiser » Marx ; cela me semble aussi problématique que les tentatives de « dé-hégélianiser » Marx (Althusser).
51Cette brève note ne donne qu’une idée approximative de la réflexion subtile, poétique/dialectique et éminemment subversive de Savvas Mikhail, dont l’œuvre échappe aux catégories établies et n’entre dans aucun des tiroirs habituels de la production académique.
52Michael LÖWY
« Art et engagement », Recherches en Esthétique, n° 19, janvier 2014, 228 pages
53Dans sa dernière livraison, la revue Recherches en Esthétique, dirigée par Dominique Berthet, aborde la question de l’art engagé. Ce n’est pas la première fois que les rapports complexes entre esthétique et politique sont traités par cette revue, notamment dans ses numéros consacrés aux Utopies ou aux Transgression(s). Pour Dominique Berthet, il s’agit de repenser cette problématique dans un contexte où « l’idée du grand Soir ne fait plus recette ». Mais, poursuit-il, si la volonté des avant-gardes du xxe siècle « d’associer révolution esthétique et révolution sociale » n’est plus guère d’actualité, des artistes continuent de penser (et leurs pratiques en témoignent) qu’il est toujours possible « de créer des interstices dans le système, des failles dans lesquelles s’immiscer pour proposer d’autres possibles ».
54Dans une première partie, la parole est donnée aux philosophes. Parmi d’autres, Marc Jimenez revisite les thèses de Jean-Paul Sartre et de Theodor W. Adorno, avant d’envisager la problématique à l’ère du capitalisme néo-libéral triomphant à l’échelle planétaire ; Jean-Marc Lachaud se demande ce que « peut l’art » aujourd’hui, notamment en discutant les positions défendues par Jacques Rancière et en maintenant l’idée que le vacarme provoqué par certaines œuvres est susceptible de « griffonner […] de possibles issues » ; Dominique Berthet évoque des formes d’artivisme qui créent « des ouvertures dans l’espace social » ; Christian Ruby, enfin, questionne la posture du spectateur et, convoquant Gilles Deleuze, Michel Foucault et Jean-François Lyotard, renouvelle les modalités du lien qui peut être établi entre « art, spectateur et ordre social et politique ».
55Dans les deuxième et troisième parties, ce sont de significatives études de cas qui participent à la réflexion. Nous retiendrons, entre autres, les exemples données du côté des arts plastiques, par Hugues Henry (sur Lygia Pape, « femmeartiste anarchiste et anthropophage »), par Marion Hohlfeldt (qui analyse le travail de la plasticienne libanaise Lamia Joreige, agissant en tant qu’« embarquée dans l’Histoire ») et par Pierre Juhasz (qui décrypte le parti pris critique du photographe catalan Joan Fontcuberta) ; ou encore, du côté des productions cinématographiques, par Florent Perrier (sur un film-document d’Alejandra Riera, qui laisse s’exprimer des « paroles sauvages » et de « furieux désirs ») et par Sébastien Rongier (qui affirme que les films d’Alain Cavalier sont « intrinsèquement politiques dans leur forme et dans l’organisation de cette forme »).
56La quatrième partie privilégie (et c’est ce qui fait, comme dans chaque numéro, l’originalité de la revue) ce qu’il en est du thème d’un point de vue caribéen. Patricia Donatien-Yssa confirme que l’artiste caribéen est, à différents niveaux (en réponse à l’histoire, à l’identité, à la spiritualité…), « porteur d’engagement dans une Caraïbe redéfinie » et Manuel Norvat indique que la littérature, avec René Depestre, par exemple, est une « véritable métaphore de la répression des pouvoirs politiques et spirituels sur le corps ».
57Ce riche ensemble démontre que des artistes sont à l’écoute des soubresauts du monde et de « ce qui manque », selon les mots de Bertolt Brecht. L’engagement, pour Aline Dallier et Frank Popper reste « une tendance forte de l’art actuel », même si, comme le précise Sentier, dès lors qu’il « n’existe plus de grand mouvement utopiste », celle-ci résonne entre « résistances et révoltes ».
58Martine MALEVAL