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Article de revue

Fanon, critique du « fétichisme méthodologique »

Pages 49 à 59

Notes

  • [1]
    Gordon Lewis R., Fanon and the Crisis of European Man. An Essay on Philosophy and the Human Sciences, New York/ Londres, Routledge, 1995, pp. 22-23.
  • [2]
    Gordon Lewis R., Bad Faith and Anti-Black Racism, Amherst, Humanity Books, 1995.
  • [3]
    Gordon Lewis R., Existentia Africana. Understanding Existential Thought, New York/Londres, Routlegde, 2000.
  • [4]
    Bogues Anthony, Carribean Reasonings : After Man, Towards the Human. Critical Essays on Sylvia Wynter, Kingston/Miami, Ian Randle Publishers, 2005.
  • [5]
    Gordon Lewis R., Fanon and the Crisis of European Man. An Essay on Philosophy and the Human Sciences, op. cit., p. 24.
  • [6]
    Maldonado-Torres Nelson, Against War : Views from the Underside of Modernity, Durham, Duke University Press, 2008.
  • [7]
    Gordon Lewis R., Disciplinary Decadence : Living Thought in Trying Times, Boulder, Paradigm Publishers, 2007.

Crise et violence

1Vous définissez dans votre ouvrage consacré à Fanon, Fanon and the Crisis of European Man, la notion de crise à partir d’un malaise dans la civilisation que mettait au jour la division coloniale du monde à l’époque de Fanon. Comment établissez-vous le rapport entre le sens philosophique et politique de la crise comme rupture, et celui de la crise au sens clinique que Fanon connaissait bien en tant que psychiatre ? Le concept de crise n’entre-t-il pas lui-même en crise lorsque des formes de violence échappent au mode d’expression de la crise ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas des formes de violence sans crise, comme on peut le voir par exemple dans certains rapports hommes/femmes dans les pays colonisés où la violence peut prendre la forme du désir ?

2Tout d’abord, permettez-moi de dire que je suis d’autant plus heureux de faire cet entretien que votre revue s’intéresse non seulement à la compréhension de Marx, mais également à la distinction entre les différents marxismes et à ce qui semble a priori s’en détacher. Il est difficile d’avoir des discussions sérieuses autour de Marx aux États-Unis. Les ignorants confondent marxisme et fascisme. Et les marxistes académiques qui errent dans les universités de pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni se sont transformés en créatures étranges : des marxistes bourgeois. Il semble que les anarchistes soient plus disposés à des discussions sérieuses. Et pour pousser davantage encore ces discussions, et en avoir une vue plus ample et plus riche, il faut plutôt aller en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Même les pays des Caraïbes sont, pour la plupart, devenus assez stériles, à l’exception de ceux qui engagent un dialogue sérieux avec l’Amérique latine.

3En réponse à votre question, je dirais que la notion de « crise » opère à plusieurs niveaux. Je considère que les sens philosophiques et politiques sont interdépendants, et qu’ils révèlent une connexion continue à l’étymologie du terme. Le mot crise vient du grec krenein qui signifie choisir. Or, choisir n’est pas simple. Pour ce faire, il faut décider à partir de raisons qui nous permettent d’établir un jugement. Ainsi, le krit?s (le juge ou décideur) est celui qui choisit après avoir formulé un jugement à partir de kriteria (critères, autre mot corrélatif à celui de crise). Ce qui est fascinant à propos de cette série de termes, c’est qu’une décision doit être prise dans une situation où on ne veut pas prendre de décision. Certains essaient d’éviter ce moment en choisissant de ne pas choisir. Or, pour les existentialistes, ce non-choix est un choix. Pourquoi dois-je commencer par là ? La crise renvoie à l’anxiété d’avoir à prendre des décisions que nous ne voulons pas prendre. Elle nous invite à des actes de mauvaise foi. La signification psychanalytique du concept de dissociation se réfère à de tels actes. Mais il y a beaucoup d’autres formes de mauvaise foi. Quand quelqu’un approche de la mort, et qu’un médecin dresse le diagnostic de son état comme étant « critique », cela signifie qu’un choix difficile doit être fait. De même, lorsque nous parlons des « crises économiques », des « crises environnementales », des « crises politiques », cela renvoie au fait que beaucoup d’entre nous essaient d’échapper à ces décisions vitales. Il se produit alors un effort futile pour différer le moment de la décision, ce qui maintient l’état de crise. Prendre ses responsabilités, prendre une décision, est un moyen de sortir de cet état critique. Mais cela suppose d’admettre la responsabilité humaine de ce qui s’avère être des situations créées par l’homme.

4Je considère que ce que Fanon nous dit peut être propice à ce processus de maturation qui nous rappelle comment nous sommes empêtrés dans des situations qui sont en réalité historiquement produites par l’homme, et ce faisant transformables. Il nous appelle à prendre nos responsabilités pour l’avenir, et il admet que c’est quelque chose que beaucoup d’entre nous ne veulent pas faire. Dans L’An V de la révolution algérienne, il montre ainsi comment les colonialistes veulent croire que le colonialisme est bon ou juste, ce qui signifierait à leurs yeux qu’ils ont un droit légitime sur les terres qu’ils ont prises. Les anticolonialistes objectent qu’il y a un tort historique : la terre a été volée et les gens ont été humiliés. Les premiers voient le statu quo comme un bien, et tout changement comme nuisible. Les seconds dénoncent l’injustice d’un tel statu quo. Ce qui est dramatique, c’est notamment que personne ne peut obtenir ce qu’il veut sans mal. Comment choisit-on dans un tel cas ? De là vient la crise.

5Élever le diagnostic de la crise politique à un niveau philosophique révèle que la non-action conserve le mal. Les colonisateurs voient dans l’expropriation une injustice là où les colonisés considèrent, au contraire, que la restitution des terres est la condition de leur dignité. C’est pourquoi Fanon dit de la décolonisation qu’elle est un processus violent. Mais personne ne peut vivre dans la violence perpétuelle. Une transition de la force vers une autre forme d’activité oppositionnelle est nécessaire. Ce qui ressort alors, c’est la nécessité, selon Fanon, de la transmutation de la violence, de l’agressivité, en lutte politique. Mes écrits récents, qui comprennent des travaux sur Frederick Douglass et Steve Bantu Biko, accentuent l’idée de la nécessité de cette transmutation de la violence en action politique.

6Enfin, concernant votre question sur la façon dont les diagnostics de violence sont d’autant plus difficiles à dresser que le désir lui-même est colonisé, on peut dire qu’il y a effectivement dans ce cas une crise également liée aux rapports de genre. Mais ces crises sont ambivalentes. Elles peuvent être dues à un épuisement de la culture précoloniale, qui donne lieu à une reconfiguration ou à une accentuation de l’organisation patriarcale des rapports de genre. Mais la décolonisation peut, elle aussi, donner lieu à une re-historicisation erronée de la culture précoloniale. C’est ce que montre l’ouvrage de Oyeronke Oyewumi, The Invention of Women : Making an African Sense of Western Gender Discourse (University of Minnesota Press, 1997), qui nie le fait que le concept de genre soit applicable à toutes les sociétés. Cette théoricienne nigérienne, spécialiste de la culture Yoruba, montre comment les processus de décolonisation épistémique et politique doivent également interroger le constructivisme poststructuraliste qui cherche à saisir les rapports entre sexes à partir de la notion de genre, puisque, par exemple, la culture Yoruba avant la traite des esclaves était une culture où les déterminants de genre n’étaient pas le critère d’organisation sociale. En prenant cet exemple, ce que je veux montrer c’est qu’il faut s’interroger sur ce que signifie une « crise » dans les rapports de genre : le concept de genre lui-même peut entrer en crise, et faire l’objet d’une étude critique postcoloniale.

7Fanon analyse, à la fois du point de vue du philosophe et du psychiatre, des pathologies sociales qui sont lisibles psychiquement. Cette étude de la psychopathologie à travers les productions historiques de la déliaison sociale entérine sa critique de l’ontologie abstraite de l’être désincarné, tout en le conduisant à adopter une approche sociogénétique. En quoi celle-ci lui permet-elle effectivement de comprendre les souffrances sociales propres aux gens de couleur ? Autrement dit, comment le paradigme racial opère-t-il dans le cadre de cette sociogenèse débarrassée de l’ontologie désincarnée ?

8Oui, Fanon rejette l’étude de l’être désincarné. Il n’a pas, cependant, rejeté l’ontologie. Il adopte une ontologie existentielle socialement située, ou ce que j’appelle une ontologie « relationnelle ». Il rejette le manichéisme (eux/nous, Noirs/Blancs, prolétariat/bourgeois, femme/homme, etc.) et toutes oppositions tranchées entre deux éléments isolés fondées sur l’illusion qu’il s’agirait d’êtres dénués de relations mutuelles. Par ailleurs, il nous rappelle, par exemple, que l’histoire réduite à la phylogénie (les caractéristiques propres à l’évolution d’une espèce) et à l’ontogenèse (les caractéristiques propres au développement d’un individu) n’est pas pertinente pour les êtres humains qui vivent dans un monde de sens, un monde social significatif. En ce sens, la compréhension des êtres humains dépend de leur insertion dans un monde de symboles, de signes comme celui du langage, qui est généré à partir du monde social, c’est-à-dire à partir d’un rapport signifiant entre les individus. C’est ce que le terme de sociogenèse veut dire chez Fanon. Cela permet à Fanon de s’interroger en tant que psychiatre et philosophe sur le rapport au temps, l’expérience du sens, à partir d’un point de vue incarné, toujours en situation et en rapport avec autrui. Autrement dit, Fanon se demande ce qu’est le vécu, l’expérience d’être noir dans un monde qui est anti-noir. Comme l’expérience est toujours expérience de quelque chose, cet acte est toujours pris dans une relation.

9Fanon a fait valoir que le racisme est cette conduite d’évitement qui consiste à éviter d’avoir une relation humaine avec des indésirables. Il s’agit de mettre certaines personnes dans leur soi-disant « lieu », ce lieu étant en dehors du monde humain. Il l’appelle aussi la « zone de non-être ». Ce n’est pas un terme ontologique dans le sens d’un emplacement absolu. C’est un lieu assigné, et qui revêt donc une signification historique.

Le nom d’homme

10Dans le cadre de votre analyse du fonctionnement des processus de reconnaissance, vous attribuez l’échec de cette reconnaissance à « une mauvaise foi institutionnelle[1]  ». Et vous précisez qu’il s’agit là d’une « attaque de l’humanité au nom de l’humanité ».

11À quoi correspond cette violence du nom « homme », cette violence épistémique comme dirait Spivak, qui n’est pas une violence symbolique mais qui est source d’une déliaison sociale, économique et politique institutionnellement garantie ? Il s’agit en fait d’une double question : à quoi correspond une mauvaise foi institutionnelle ? Et, dans quelle mesure Fanon propose-t-il inversement une critique de l’humanité au nom de l’humanité ?

12J’ai parlé de « la mauvaise foi institutionnelle » dans mon livre Bad Faith and Antiblack Racism[2] pour montrer que la mauvaise foi pouvait aussi avoir pour objet la production institutionnelle des relations sociales. On crée des institutions, et pourtant, nous nous rapportons parfois à ces institutions comme si elles s’étaient créées d’elles-mêmes. Ou pire : comme si elles étaient des absolus, toujours déjà-là. Cette vision erronée provient d’une vérité fondamentale : nous sommes façonnés par nos institutions, ce qui nous empêche d’en voir l’historicité. Il ne s’ensuit pas, cependant, que nous sommes surdéterminés par elles. La mauvaise foi institutionnelle est l’ensemble des instruments sociaux qui facilitent la mauvaise foi. Ce sont les choses qui nous aident à nous mentir à nous-mêmes et qui nous empêchent de nous engager dans le projet de devenir ce que nous sommes. C’est l’édifice de mensonges, de fausses déclarations, qui nous aident à croire ce que nous voulons croire. Les existentialistes voient les institutions comme à la fois une contrainte et une opportunité pour la formation de l’individu. Foucault, comme nous le savons, a décrit quelque chose de similaire en termes de « techniques de soi ».

13La mauvaise foi n’a pas de sens sans un monde social. Par exemple, si le processus de dénégation du caractère constitutif, pourtant indéniable, de la relation à autrui est possible, c’est parce qu’effectivement les autres existent pour moi. Par exemple, on ne peut nier que notre vie est traversée de celles des autres. Je peux faire comme si, mais je ne peux faire semblant que dans la mesure où j’ai préalablement reconnu ces autres. L’acte de mauvaise foi suppose donc une reconnaissance au sein de ce que l’on dénie. De la même façon, si je me mens à moi-même en faisant comme si j’étais seulement une chose pour les autres, cela doit bien être précisément parce que je ne suis pas une « chose ». Un individu n’a de sens que dans la mesure où il est inséré dans un rapport avec un autre, ce qui fonde la relation éthique d’authenticité ou d’inauthenticité. Mais celle-ci est institutionnellement configurée. Le problème se complique lorsque nous oublions comment les institutions que nous avons créées nous affectent intimement. C’est ce que je montre dans le chapitre 4 de mon livre Existentia Africana[3] et dans de nombreux essais ultérieurs. Il importe en effet de nous rappeler, comme Fanon le fait dans Peau noire, masques blancs, que la société repose sur les êtres humains pour son existence. Nous voyons ici une corrélation avec la notion de crise, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Les crises prennent souvent la forme de la mauvaise foi parce que nous refusons de considérer notre puissance de manœuvre dans la situation, alors que les institutions, de par leur nature, ne traversent pas seulement les hommes mais sont constituées par ces derniers.

14En ce qui concerne Spivak, elle révèle une préoccupation similaire à celle qui anime Sylvia Wynter, qui soulève la question de « l’humain après l’homme ». Je conseille à ce propos de lire les discussions critiques soulevées dans le volume édité par Anthony Bogues en son honneur : After Man - Towards the Human[4]. Je ne pense pas, cependant, que ces analyses rendent justice à l’histoire du concept d’« humain ». Comme je l’ai mentionné dans une récente conversation avec Sara Ahmed, qui sera publiée en Australie l’année pro-chaine dans un volume de mes écrits (édité par Danielle Davis), mon utilisation du mot « humain » n’est pas prescriptive. J’ai certes fait valoir l’importance de l’anthropologie philosophique, mais il ne faut pas se méprendre sur le sens qu’il convient de lui attribuer. Lorsque l’on relève que le mot grec pour « homme » (anthropos) est suivi de celui de logos (la langue, le discours), cela nous permet de voir que les discours sur l’homme sont naturellement des discours réflexifs, de l’homme sur lui-même, mais cette réflexivité est insérée dans une relationalité primordiale, la relation aux autres hommes. C’est pourquoi je trouve utile la catégorie de l’humain ou de l’homme au sens de l’anthropos : elle nous dit encore quelque chose de notre être en tant qu’il est un être relationnel. En ce sens, je ne considère pas cette catégorie dans le cadre d’un dépassement de l’humanité, d’une sorte de fin téléologique de l’histoire. Pour concevoir la liberté, j’ai besoin analytiquement d’une conception philosophique de l’anthropologie, telle que je viens de la décrire. Mais cette conception anthropologique doit elle-même faire l’objet de ce que j’appelle « une pratique de justification », ou si vous voulez, d’une « justification de la justification », c’est-à-dire d’une activité méta-critique. Cela veut dire que je ne peux utiliser de manière critique ce concept d’homme sans auparavant avoir explicité son usage dans les discours et les pratiques de légitimation de la déshumanisation, mais aussi d’atomisation de l’humain dans les ontologies qui tendent à substantialiser l’homme, à l’extraire des relations qui le composent intrinsèquement. Je considère que cette activité métacritique (au sens où elle est une critique de discours qui eux-mêmes ont fonctionné de manière critique, comme par exemple ceux des Lumières) est vitale pour qui s’engage dans des pratiques de resubjectivation, lesquelles ne peuvent se faire que sur la base d’une réappropriation de notre généalogie historique. Et cette généalogie est, quoi qu’on en dise, l’histoire de notre avènement en tant qu’homme, même si cet avènement n’est qu’une variante de ce que l’on a habituellement appelé du nom d’homme.

La question de l’historicité

15Vous dites que chez Fanon « la perception est fonction d’une condition historique[5]  » où l’aliénation devient non seulement dépossession de soi mais revêtement d’un masque. C’est alors l’occasion pour vous de préciser la question de la réconciliation de l’existentialisme (ou plutôt de la philosophie de l’existence) avec le marxisme. À première vue, il s’agirait de voir comment on peut rendre compatible le socialisme scientifique avec la question de l’authenticité chère à la philosophie de l’existence. Mais vous considérez que chez un révolutionnaire comme Fanon la question porte plutôt sur la médiation historique, c’est-à-dire sur les moyens propres à la constitution d’un mouvement de libération nationale et… psychique. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la manière dont Fanon procède selon vous pour articuler existentialisme et marxisme ?

16Je suis un critique de l’authenticité. Je ne crois pas en un « soi authentique » qui se tiendrait intact alors que le monde s’écroule. L’authenticité nécessite une réconciliation avec soi-même qui peut très bien se manifester sous la forme de la mauvaise foi, dans la mesure où celle-ci peut exprimer la négation de ce qui dans le rapport à soi est médiatisé par le rapport au monde. Pour moi, le contraire de la mauvaise foi n’est pas l’authenticité. Plutôt que dans la recherche d’une sincérité morale, d’une franchise envers soi-même, il se trouve plutôt dans la recomposition de notre relation au monde et aux autres. La sortie de la mauvaise foi consiste à avoir une conscience aiguë de la réalité et de la manière dont cette réalité sociale qui a toutes les apparences de l’extériorité dépend de moi. En outre, je soutiens dans mon anthropologie philosophique que l’être humain n’est pas un sujet fermé. Cette ouverture de l’être et cette incomplétude fondamentale ne peuvent être dépassées dans une fermeture. Ainsi, chaque être humain est toujours cet être manquant et manquant de quelque chose : c’est cette faille que l’on ne peut combler qui est insaisissable par le concept d’authenticité qui renvoie, quant à lui, à la complétude de l’être qui se suffit à lui-même, ou qui trouve en lui, de manière autarcique, la confirmation de sa valeur. Cette critique de la clôture, du fonctionnement autarcique, je la formule également à l’encontre d’une certaine méthodologie scientifique qui considère la rationalité comme un système fonctionnant en vase clos, hors de toute réalité sociale, le critère de validation scientifique n’étant que la cohérence interne. En d’autres termes, le scientisme et ses rationalités connexes peuvent conduire à des attentes déraisonnables pour l’existence : l’attente de cohérence, de complétude du système des raisons, est de fait une exigence déraisonnable pour qui s’adresse à des hommes dont le mode d’être n’est pas réductible aux catégories logiques, voire syllogistiques, de la complétude ou de la cohérence. C’est pourquoi je prends la pensée existentielle au sérieux. Elle a non seulement l’humilité de la finitude humaine face à l’infini, mais elle prend la responsabilité d’évaluer la rationalité, et de traiter les contradictions de la vie autrement que sur le mode de l’exigence de rationalité. C’est le propre d’une certaine démarche dialectique que de faire de la confrontation aux contradictions de l’existence et à ses propres contradictions une méthode, au lieu de faire de ces contradictions ni plus ni moins que des obstacles à éliminer. C’est un paradoxe si l’on y réfléchit bien. La rigueur de la dialectique exige sa résistance à la fermeture ; donc, pour être complète, elle doit être incomplète, alors même que la dialectique est censée proposer un « système », donc une fermeture. C’est ce que j’appelle la « dialectique ouverte ». Si le socialisme scientifique suppose une caractérisation fermée de l’homme, un sujet-instrument du devenir historique, animée par une force historique prédictible selon des lois pré-ordonnées, alors je n’ai même pas besoin de l’existentialisme pour le rejeter car d’autres courants ont rejeté cette vision vulgaire du marxisme. Et nul besoin même d’être théoricien pour considérer le caractère inhumain d’une telle réduction du sujet à un acteurinstrument de l’histoire. Mais si l’on considère le marxisme comme un appel pour placer l’être dans une relation humaine avec les institutions humaines, on pourrait alors détecter une anthropologie philosophique ouverte au sein même du marxisme. C’est là que je vois la compatibilité entre le marxisme et l’existentialisme.

17Je pense, par ailleurs, que cette ligne de réflexion, que Sartre a embrassée dans sa Critique de la raison dialectique, a commencé dès la lecture de la réponse de Frantz Fanon à son « Orphée Noir ». Francis Jeanson a montré à Sartre Peau noire, masques blancs. On peut donc tout à fait penser que le rejet de la dialectique pure (et fermée) par Fanon, de cette dialectique qui enferme la revendication noire à n’être qu’une étape dépassable dans le devenir universel de l’histoire – est quelque chose que Sartre aurait pris au sérieux. Ces réflexions de Sartre sur la nécessité de penser une dialectique ouverte qui rompe avec une vision rigide, dogmatique du socialisme scientifique, ont continué ensuite à le préoccuper quand il s’est rendu en Pologne où son désenchantement à l’égard du stalinisme s’est encore plus affirmé. Mais c’est bien, je crois, la lecture de Peau noire, masques blancs qui l’a convaincu de la nécessité de penser une dialectique ouverte. La difficulté pour de nombreux Européens, cependant, était d’imaginer que l’un des philosophes européens les plus renommés ait été influencé par un psychiatre noir martiniquais.

18Dans Peau noire, masques blancs, Fanon déplace le traditionnel problème de la conscience aux sens philosophique (au sens de réflexion et d’aperception par l’esprit de sa propre activité) et politique (au sens de la conscience de classe) pour repenser la conscience du point de vue phénoménologique et en tenant compte de la spécificité de la question noire. Ce mouvement est exactement le même que celui que faisait W.E.B Du Bois lorsqu’il commençait Les Âmes du peuple noir par la question : « Qu’est-ce que cela fait d’être un problème » quand on est noir dans une société marquée par le racisme ? Pourriez-vous nous dire comment Fanon parvient à articuler question raciale et question sociale, conscience de sa race (s’il y a lieu) et conscience de sa classe ?

19Fanon avait conscience de la couleur de sa peau à travers les nombreuses humiliations que connaissaient les Martiniquais à la peau foncée. Il croyait cependant qu’en Martinique, la couleur de peau était transcendée par la classe. Mais, dans le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, lorsqu’il analyse la capacité du langage à le figer, lorsqu’un petit garçon l’interpelle (« Tiens, un nègre »), cela lui rappelle la consistance de l’épidermisation de la réalité sociale. Suite à cette interpellation, Fanon s’est dit brisé en morceaux. Mais il a dû se ressaisir. C’est à ce moment-là qu’il s’est rendu compte que les éléments de la classe petite-bourgeoise qui le caractérisaient en tant qu’étudiant en médecine ne pouvaient pas effacer ce qu’il a appelé le « schéma épidermique racial ». Un tel schéma le construit comme un être sans « dedans ». Il devient une fausse histoire, frappé d’une « double conscience », il se retrouve dégringolant les marches de l’histoire. Il devient ce quelque chose vu à travers des yeux hostiles ou effrayés. Se voir à travers les yeux d’autrui : voilà la double conscience. Son corps, il le réalise, est comme une noirceur « sécrétée » par la toile imaginaire des perceptions phobiques. Il a voulu vivre comme un Français, il a été considéré comme un Nègre. Sa réponse a été, je crois, de « potentialiser la double conscience » : cette forme de conscience émerge en dévoilant les contradictions du système oppresseur. Au lieu de s’en tenir à n’être qu’un objet phobogène – un « problème » –, Fanon questionne plutôt la société qui le construit comme tel. Il n’y a pas de problème noir, le problème c’est la société qui constitue des groupes d’hommes en problèmes. Dans Peau noire, masques blancs, le chemin vers cette prise de conscience mobilise de nombreux efforts de désaliénation, aussi bien dans l’amour, la langue, et dans la lutte active avec la réalité sociale. Je vois un même mouvement chez bon nombre d’auteurs africains dont j’ai parlé dans mon livre Introduction to Africana Philosophy. Ce qu’il est crucial de noter, c’est que Fanon a finalement vu que la praxis était nécessaire pour la transformation d’une société dans laquelle il ne pouvait « apparaître » que comme illicite, illégitime. À la fin des Damnés de la terre, la lutte est orientée aussi bien vers la formulation de nouveaux concepts, de nouvelles catégories d’analyse, que vers la transformation des conditions matérielles. En fait, si ce texte révèle aussi l’importance des concepts, c’est parce que ceux-ci sont susceptibles de produire d’autres formes de vie.

20Les premiers écrits de Fanon avaient examiné le rôle des sciences humaines dans la production coloniale d’une vie rétrécie. Le problème colonial se pose donc également à un niveau épistémologique. C’est pourquoi j’ai fait valoir la nécessité de ce que j’ai appelé « la décolonisation de la méthode ». Il s’agit en effet d’avoir un rapport critique au monde ordinaire tel que nous l’envisageons à travers des catégories logiques préétablies, des connaissances sédimentées. Nelson Maldonado-Torres appelle cela, dans Against War[6], une « réduction décoloniale ». Je définis pour ma part ce processus comme étant une véritable « phénoménologie postcoloniale », mais je le fais en passant également la phénoménologie au crible de la critique. J’ai montré, dans Fanon and the Crisis of European Man, et dans de nombreux essais ultérieurs, que la phénoménologie ne doit pas non plus prendre la légitimité de la phénoménologie pour acquise. Il faut mettre en œuvre une démarche analogue à la critique de la méthode chez Fanon. Elle est également semblable à la critique de la dialectique fermée chez Sartre. La chose importante pour moi, comme pour Fanon, c’est que cette démarche permette de se débarrasser du « fétichisme méthodologique » : fétichisme qui consiste pour les différentes disciplines à considérer que le protocole méthodologique et les critères d’énonciation objective prévalent sur l’appréhension de la réalité que ces disciplines sont censées décrire. J’aborde certains de ces problèmes et propose des solutions dans mon livre Disciplinary Decadence[7].

Notes

  • [1]
    Gordon Lewis R., Fanon and the Crisis of European Man. An Essay on Philosophy and the Human Sciences, New York/ Londres, Routledge, 1995, pp. 22-23.
  • [2]
    Gordon Lewis R., Bad Faith and Anti-Black Racism, Amherst, Humanity Books, 1995.
  • [3]
    Gordon Lewis R., Existentia Africana. Understanding Existential Thought, New York/Londres, Routlegde, 2000.
  • [4]
    Bogues Anthony, Carribean Reasonings : After Man, Towards the Human. Critical Essays on Sylvia Wynter, Kingston/Miami, Ian Randle Publishers, 2005.
  • [5]
    Gordon Lewis R., Fanon and the Crisis of European Man. An Essay on Philosophy and the Human Sciences, op. cit., p. 24.
  • [6]
    Maldonado-Torres Nelson, Against War : Views from the Underside of Modernity, Durham, Duke University Press, 2008.
  • [7]
    Gordon Lewis R., Disciplinary Decadence : Living Thought in Trying Times, Boulder, Paradigm Publishers, 2007.
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