Notes
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[1]
Le Collège d’études marxistes est une sous-institution de l’Académie chinoise des sciences sociales, fondée il y a plus de soixante ans.
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[2]
N.D.T. : “réactif” est à entendre ici au sens de “répondant aux besoins de la population”.
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[3]
Parmi les nombreuses publications de Wang Hui, on peut mentionner The End of the Revolution. China and the Limits of Modernity, Londres, New York, Verso, 2009.
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[4]
Le terme « Néoconfucianisme » renvoie au Confucianisme des dynasties Song et Ming. Le terme « Nouveau Confucianisme » désigne le courant qui se développa au début du XXe siècle.
1 Dans d’autres contextes, vous distinguez au moins cinq groupes dans la description des débats dans la Chine actuelle, à savoir : les Libéraux, la Vieille Gauche, la Nouvelle Gauche, les Néomaoïstes et les Conservateurs culturels. Par « Libéraux », vous entendez un groupe favorable au développement du capitalisme en Chine et à l’établissement correspondant d’une république de classe multipartite, la « démocratie » ; également favorables à la mondialisation, ils veulent apprendre de l’Occident. Les points de vue idéologiques et politiques des quatre autres groupes sont plus difficiles à décrypter.
2 Vue de l’Ouest, la référence à Marx est souvent comprise comme l’expression de la déclaration formelle de l’engagement du gouvernement en faveur de la construction d’un socialisme aux caractéristiques chinoises. Cette vision définit-elle la « Vieille Gauche » ?
3 Les termes « Vieille Gauche » et « Nouvelle Gauche » furent créés dans les années 1990 pour désigner deux groupes distincts d’intellectuels, tous deux critiques du développement du capitalisme en Chine. La Vieille Gauche renvoie à des groupes utilisant le cadre marxiste traditionnel pour exprimer leur critique du capitalisme ? la philosophie matérialiste, l’économie politique marxiste traditionnelle et la théorie du socialisme scientifique. Oui, la Vieille Gauche peut être caractérisée par son engagement en faveur du projet de socialisme aux caractéristiques chinoises.
4 En fait, au cours des trente dernières années, les préoccupations de la Vieille Gauche ont connu un certain nombre de changements. Dans les années 1980, alors que la Chine venait d’amorcer son processus d’ouverture et de réforme, les principaux soucis étaient la lutte contre les tendances conduisant au capitalisme et, donc, la préservation de la nature socialiste du pays : au plan économique, il s’agissait du maintien de la propriété publique et de la planification ; au plan politique, du rôle directeur du Parti Communiste ; au plan idéologique, de la préservation de la position dominante du marxisme. Pourtant, au cours de la dernière décennie, la préoccupation principale est devenue la justification idéologique du socialisme aux caractéristiques chinoises (ou du « mode de développement chinois », en tant que mode de développement socialiste).
5 De nos jours, un certain nombre de gens croient que les membres de la Vieille Gauche, en soulignant la nature socialiste du mode de développement, poussent le gouvernement dans le sens des nécessaires limitations et réglementations des progrès du capital et du marché. De ce point de vue, on pourrait effectivement penser que la Vieille Gauche est un des courants anticapitalistes en Chine. Du point de vue des gens ordinaires en Chine, l’adjectif « vieux » dans « Vieille Gauche » indique clairement, cependant, que ce groupe est considéré comme une survivance du passé. Avec le développement du capital et du marché, les théories de la Vieille Gauche, formulées dans l’ancien cadre de pensée, semblent complètement dénuées de signification concernant l’analyse de la situation actuelle ; en ce qui concerne la justification idéologique des succès du socialisme chinois, les thèses de la Vieille Gauche apparaissent totalement déconnectées des problèmes véritables.
6 Chez les intellectuels appartenant à d’autres courants, la Vieille Gauche n’est pas prise au sérieux. Beaucoup, en particulier les libéraux, soutiennent que les membres de la Vieille Gauche aident le gouvernement à gérer la relation entre son propre pouvoir et le développement du capitalisme, devenant ainsi de véritables « fournisseurs » en idéologie socialiste au bénéfice du gouvernement. Ainsi, les tenants de la Vieille Gauche sont-ils décrits par les autres intellectuels chinois comme de « faux membres de la Gauche et de vrais conservateurs ».
7 Et quelle est l’attitude du gouvernement chinois ?
8 Comme on peut s’en douter, l’attitude du gouvernement envers la Vieille Gauche est tout à fait positive. Leur relation relève du soutien mutuel : la Vieille Gauche fournit au gouvernement l’idéologie du socialisme, le gouvernement soutient la Vieille Gauche.
9 Au cours des trois dernières décennies, des changements mineurs sont intervenus dans cette relation. Dans les années 1980, des voix divergentes se faisaient entendre au sein du gouvernement ; certaines allaient dans le sens de la politique de réforme, d’autres étaient tout à fait conservatrices. La Vieille Gauche correspondait à ces voix conservatrices. Depuis les années 1990, l’accent, au sein du gouvernement, s’est déplacé vers le développement économique. Corrélativement, l’objectif de la Vieille Gauche a été la préservation de la continuité au plan idéologique. La fonction principale de cette gauche devint ainsi l’explication du projet du socialisme aux caractéristiques chinoises. Après 2000, compte tenu de la vigueur du débat concernant le mode de développement, des membres de la Vieille Gauche furent nommés à des postes d’importance encore supérieure dans le champ idéologique.
10 Le Projet pour l’étude et la construction du Marxisme, lancé par le gouvernement central en 2004, en est un exemple tout à fait caractéristique. Ce projet fut une réponse directe à la crise de l’idéologie en cours. C’est un projet multidimensionnel visant à accroître encore davantage la place de l’idéologie marxiste dans la Chine actuelle. Il se compose de divers sous-projets, à savoir : la position de la discipline des « études marxistes » au sein du système éducatif, la rédaction d’un ensemble de manuels marxistes, le développement de la théorie marxiste, et d’autres aspects. Par exemple, une composante de première importance de ce projet est le Collège d’études marxistes, créé en 2005 au sein de l’Académie chinoise des sciences sociales [1]. Cette institution est devenue la plateforme la plus importante pour les intellectuels de la Vieille Gauche travaillant dans le champ de l’idéologie marxiste.
11 Comment les étudiants réagissent-ils au fait de recevoir un enseignement marxiste traditionnel ?
12 La réaction des étudiants est double. D’une part, du fait de l’existence de ces cours de marxisme, ils manifestent de moins en moins d’intérêt pour toute forme de marxisme. Certains intellectuels, qui ne sont pas sur les lignes de la Vieille Gauche, se plaignent ainsi que l’enseignement de ces théories dans les universités n’ait pas rapproché les étudiants du marxisme, bien au contraire. D’autre part, les étudiants ne se rebellent pas contre l’existence de ces cours. Ils les prennent comme un fait accompli. On pourrait même affirmer que la réfutation de ces enseignements ne les intéresse pas. Ils les considèrent simplement comme complètement dénués de pertinence concernant leur existence.
13 J’ai été personnellement impliqué dans l’Association mondiale pour l’économie politique (World Association for Political Economy, WAPE). Est-ce une composante de ce nouveau dispositif ?
14 Je ne suis pas certaine qu’elle en soit une composante directe. Il s’agit probablement d’une association académique, mais beaucoup de ses membres partagent les vues de la Vieille Gauche. Ceux-ci doivent faire partie du projet.
15 Avant de passer à la Nouvelle Gauche, pourriez-vous expliquer ce que fut le « Mouvement des nouvelles Lumières » dans la Chine des années 1980 ?
16 Pour commencer, je tiens à souligner qu’aussi bien les intellectuels de la Nouvelle Gauche que les libéraux ? qui se réclament du point vue du libéralisme classique plutôt que du néolibéralisme ? se déclarent les véritables héritiers de ce mouvement des nouvelles Lumières dont je vais parler. De fait, presque tous en firent partie. D’où son importance.
17 Quelques éléments clefs de l’arrière-plan historique doivent être ici rappelés. La révolution politique de 1911, avec la fondation de la République de Chine en 1912 sous la présidence éphémère de Sun Yatsen, ne résolut pas véritablement les problèmes du pays. À partir de 1915, le « Mouvement de la nouvelle culture » ? étroitement lié au soulèvement étudiant du 4 mai 1919 ? fut l’expression d’une puissante réponse aux conditions difficiles de l’époque. Ce mouvement est connu comme le « Projet chinois des Lumières » du début du XXe siècle ou le « Premier mouvement des lumières en Chine ». L’objectif était la construction de la « Nouvelle culture », requérant la critique et l’élimination de la culture traditionnelle. Les intellectuels engagés dans ce mouvement partageaient la conviction que seule une véritable « révolution culturelle » pouvait permettre la modernisation de la Chine, assurant ainsi son salut. Science et Démocratie étaient brandies comme deux bannières. C’est à cette époque que le cadre « Moderne contre Traditionnel » fut élaboré. Parallèlement, ces premières Lumières étaient inextricablement liées au mouvement patriotique. Le 4 mai fut, en réalité, une lutte des étudiants pour le salut de la patrie. Ainsi, dès l’origine, le projet des Lumières et la volonté de sauver la nation en la dégageant de l’emprise des pays impérialistes furent étroitement associés. Et c’est finalement cette interconnexion qui sonna le glas du projet des lumières en Chine.
18 Dans les années 1980, avec le commencement des réformes et l’ouverture de la Chine, un nouveau mouvement prit son essor parmi les intellectuels et les jeunes étudiants. Il fut appelé le « Nouveau mouvement des Lumières », car on le considérait alors comme la continuation de ce mouvement de la Nouvelle culture.
19 Les participants de ces nouvelles Lumières pensaient que le premier projet du début du XXe siècle avait été interrompu par l’acceptation du socialisme, face à la nécessité d’assurer la survie de la nation ; dans leur combat, les Chinois avaient choisi le socialisme comme seul moyen de résister aux pays occidentaux. Corrélativement, le socialisme traditionnel fut jugé par les participants du mouvement des Nouvelles Lumières comme étant une forme de traditionalisme pré-moderne. Ils pensaient que les problèmes rencontrés dans la praxis du socialisme en Chine devaient être attribués à l’interruption du projet des Lumières. À partir de telles prémisses, ils élaborèrent une critique multidimensionnelle du socialisme traditionnel en Chine, combinant les cadres Moderne contre Traditionnel et Chine contre Occident. Dans leur critique de cette forme de socialisme et de la culture traditionnelle chinoise, ils défendirent passionnément les idées de liberté et de libération de l’homme. Ils demandaient la liberté économique, la liberté politique et, au plan philosophique, le respect de la subjectivité humaine. Concernant l’avenir de la Chine, ils soutenaient fermement que le pays devait suivre le cours de l’histoire et se moderniser.
20 Du fait de ces Nouvelles lumières, les années 1980 furent considérées comme un âge d’or pour les intellectuels. Pendant cette décennie, les intellectuels engagés dans leur entreprise de critique de toutes formes de traditionalisme avaient l’impression d’agir dans un esprit d’indépendance de pensée. Ils critiquaient l’idéologie officielle du gouvernement et la version traditionnelle du marxisme. Ils étaient aussi convaincus qu’ils accomplissaient leur mission pour le plus grand bénéfice de la nation chinoise tout entière, puisqu’ils étaient à la recherche de la meilleure voie que pouvait suivre le pays.
21 Ainsi, comme je l’ai dit antérieurement, les intellectuels de la Nouvelle Gauche et les libéraux se réclament-ils maintenant tous deux de l’héritage des Nouvelles Lumières. Ils tentent de prouver qu’ils sont les héritiers véritables de cet esprit, c’est-à-dire de la pensée critique.
22 Pourriez-vous expliquer ce que le mouvement des Nouvelles Lumières fit de Lukács et de l’école de Francfort ?
23 Au sein du mouvement, le marxisme traditionnel, ou le marxisme dogmatique, fut l’une des principales cibles sur lesquelles se portèrent les critiques. C’est aussi au cours de cette période que la tradition du marxisme occidental ? de Georg Lukács à l’école de Francfort puis aux marxistes français et à d’autres ? fut introduite en Chine. Ces théories furent utilisées comme ressources théoriques directes pour construire ce qui fut appelé le « marxisme humaniste ». Celui-ci se caractérise par sa critique de l’aliénation et son objectif ultime de libération humaine. Comme ces tendances correspondaient directement aux principaux aspects des nouvelles Lumières, à savoir la quête de la liberté de l’homme, le marxisme humaniste en fut naturellement une des composantes les plus importantes.
24 Plus précisément, dans la construction de ce marxisme humaniste, les intellectuels chinois puisèrent à deux sources principales : la critique marxiste occidentale de l’aliénation et de la réification et la critique de l’aliénation par Marx lui-même, notamment telle que développée dans les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Ils firent de la critique de l’aliénation par Marx le cœur de leur critique du capitalisme, étendant la notion à celle de l’aliénation dans les sociétés socialistes. Ainsi, le marxisme humaniste utilisa à la fois le marxisme comme critique du socialisme traditionnel et comme assise de l’établissement de la liberté de l’homme. On peut finalement affirmer, en simplifiant quelque peu, que le marxisme occidental fut transformé en marxisme humaniste par le mouvement des nouvelles Lumières, et que celui-ci servit de fondement au projet de libération humaine.
25 Et la Nouvelle Gauche ? Est-elle la continuation des Nouvelles Lumières ? Quelles sont ses thèses principales ? Quelles sont les relations de cette Nouvelle Gauche à d’autres groupes ?
26 Les intellectuels de la Nouvelle Gauche se présentent comme les continuateurs du mouvement des Nouvelles Lumières. Ils soutiennent qu’ils en ont simultanément préservé l’esprit et transcendé le cadre théorique encore simple. Ils déclarent que, depuis les années 1990, les conditions économiques nationales et internationales ont radicalement changé. En Chine, avec le développement du marché et du capital, s’est ainsi posé le problème aigu de l’inégalité sociale ; au plan international, avec le développement de l’économie chinoise, les conflits entre les intérêts de différents pays ? en particulier entre les pays les moins et les plus avancés ? sont apparus clairement aux yeux des Chinois. Réunissant ces deux aspects, on peut affirmer qu’aujourd’hui, la modernisation n’est pas seulement un idéal que les Chinois doivent poursuivre, mais qu’elle constitue désormais un défi que la Chine doit relever.
27 Dans ce nouveau contexte, la Nouvelle Gauche souligne que les fondements mêmes des modes de pensée du peuple chinois doivent être transformés. La question cruciale n’est pas la tradition pré-moderne mais la réflexion sur la modernité elle-même. La Chine doit faire face aux problèmes réels de la situation actuelle posés par la modernisation chinoise, les problèmes inhérents à la relation entre le capital et l’État-nation et entre la liberté et l’égalité – pas seulement des questions théoriques difficiles mais des problèmes réels internes au mode de développement chinois.
28 Les questions concrètes sont celles de la position de l’économie chinoise au sein du capitalisme mondial et des problèmes sérieux rencontrés en matière de justice sociale, de conditions de vie de la population, etc. Le problème de la justice sociale est tout à fait manifeste, étant donné l’écart croissant entre les riches et les pauvres. Les membres de la Nouvelle Gauche y voient l’effet du développement débridé du capitalisme dans le pays. Ils soulignent, en particulier, la privatisation des entreprises publiques et la situation prévalant dans les campagnes. Dans ces deux domaines, ils soutiennent que le gouvernement fit preuve d’une impuissance totale dans la conduite de sa relation avec le capital. Partant de cette analyse des réalités chinoises actuelles, la Nouvelle Gauche fait également un effort considérable pour trouver une voie alternative. C’est là le thème principal des théories visant à la définition d’un autre type de démocratie.
29 En ce qui concerne la relation de la Nouvelle Gauche avec d’autres groupes, il faut mentionner deux aspects principaux : la controverse opposant cette Gauche aux libéraux et ce qui la sépare des intellectuels marxistes.
30 Vous avez donc mentionné la controverse entre la Nouvelle Gauche et les libéraux.
31 Quelques précisions d’abord concernant les libéraux. Depuis la fin des années 1990, les intellectuels libéraux ont été très actifs aux plans académique et culturel. La plupart d’entre eux se déclarent « libéraux » et non néolibéraux, je le rappelle, dans le prolongement de la tradition du libéralisme classique. Ils sont donc davantage préoccupés que les néolibéraux par les problèmes de la justice sociale et des conditions de vie des gens les moins favorisés. Face aux problèmes sérieux rencontrés en matière de justice sociale en Chine, ils sont particulièrement soucieux de trouver des issues permettant de progresser sur la voie de la démocratie.
32 Depuis les années 1990, la controverse entre la Nouvelle Gauche et les libéraux fut le phénomène le plus important parmi les intellectuels. Elle tourne autour de trois thèmes principaux. En premier lieu, quel est le problème actuellement le plus important en Chine, celui de l’égalité ou celui des privilèges ? Dans le premier cas, est en jeu la relation entre la liberté et l’égalité, alors que, dans le second cas, la question centrale est celle de la relation entre liberté et privilèges. En deuxième lieu, dans quelle direction la Chine devrait-elle se diriger pour résoudre ces problèmes ? Une autre forme de démocratie, la démocratie directe, par opposition au système socialiste sous la conduite du Parti Communiste, ou la démocratie constitutionnelle ? En troisième lieu, quels sont les véritables héritiers des Nouvelles Lumières : les intellectuels critiques, c’est-à-dire la Nouvelle Gauche, ou les libéraux ?
33 Concernant le premier thème ? la relation entre la liberté et l’égalité ?, les tenants de la Nouvelle Gauche soutiennent qu’étant donné les grands changements produits par le processus d’ouverture et de réforme, cette question est désormais centrale. Il nous faut maintenant sortir du cadre des Nouvelles Lumières et résoudre la crise de la modernité elle-même. Nous ne pouvons pas continuer à nous battre seulement pour la liberté ? potentiellement interprétée comme la liberté de la propriété privée garantie par la démocratie constitutionnelle ?, car cette liberté-là ne nous permettra jamais de sortir de la crise actuelle. Cette crise est une crise de l’inégalité, tant au plan national qu’international. Pour résoudre les problèmes de la Chine, une voie alternative doit donc être ouverte réglant simultanément les questions de la liberté et de l’égalité. Il faut donc trouver « une forme particulière de démocratie ». La Nouvelle Gauche insiste ainsi sur trois aspects de la démocratie : économique, à la base (l’autogouvernement dans des unités locales comme les villages) et directe.
34 En ce qui concerne la seconde question ? la relation entre la liberté et les privilèges ?, les libéraux y voient le problème crucial de la Chine contemporaine. En d’autres termes, la lutte contre toutes les formes de privilèges, contre les effets du système non démocratique en Chine et pour la liberté de tous est la tâche à laquelle nous devons nous atteler. Les libéraux soutiennent que la solution se trouve dans l’établissement de la démocratie constitutionnelle, dans laquelle ils voient le système susceptible de conduire à l’application des principes de liberté en Chine.
35 On peut résumer la controverse de la manière suivante : la Nouvelle Gauche oppose aux vues des libéraux l’idée que le processus d’ouverture et de réforme a provoqué des changements considérables. Dans ce contexte, l’accent placé exclusivement sur la liberté par les libéraux peut être interprété comme la volonté de promouvoir des tendances conduisant à la privatisation des entreprises publiques. L’effet ultime de ladite « démocratie constitutionnelle » ne serait que la garantie donnée par la Constitution aux droits de la propriété privée. De cette manière, la liberté au sens libéral du terme conduirait aux privilèges d’une minorité, plutôt qu’à l’abolition des privilèges, comme le prétendent les libéraux. À cet argumentaire, ces derniers opposent que le discours de la Nouvelle Gauche sur l’égalité ne constitue qu’une forme d’utopie abstraite, laissant délibérément de côté le problème de l’égalité politique et négligeant complètement, du même coup, les progrès de la liberté humaine et de l’égalité sociale. Autrement dit, les libéraux soutiennent que nous ne pouvons pas résoudre simultanément les deux problèmes, ceux de la liberté et de l’égalité, mais que nous devons avancer graduellement. À leurs yeux, la façon réaliste de progresser est de commencer par la liberté humaine, ce qui aiderait à résoudre, par la suite, le problème de l’inégalité sociale. Ils soulignent également que, compte tenu de l’inefficacité de la démocratie à la base et de la démocratie économique, la Nouvelle Gauche ouvre la voie à une forme d’« autoritarisme populiste ». Analysant l’expérience de la Chine au cours des soixante dernières années, ils soutiennent que la Nouvelle Gauche prône, en réalité, une forme d’« étatisme », qu’elle instrumentalise la référence à la « démocratie directe » aux fins de l’action gouvernementale. En d’autres termes, selon les libéraux, la Nouvelle Gauche bascule de la « démocratie alternative » à la « démocratie réactive » [responsive democracy] [2] et au gouvernement socialiste dirigé par le Parti Communiste. Toujours selon les intellectuels libéraux, le sujet de cette démocratie réactive n’est pas le peuple, mais les dirigeants. La question politique se voit ainsi réduite à celle de la « bonne gouvernance » et, finalement, la démocratie s’établit « par le haut », c’est-à-dire qu’elle n’a pour enjeu que les moyens par lesquels les dirigeants répondent aux besoins des gens ordinaires.
36 Enfin, comme je l’ai mentionné, les membres de la Nouvelle Gauche et les libéraux déclarent qu’ils sont, les uns et les autres, les véritables héritiers des Nouvelles Lumières. Afin de rendre cette relation plus évidente, les membres de la Nouvelle Gauche se désignent eux-mêmes comme des « intellectuels critiques », revendiquant ainsi une filiation directe. Les libéraux, qui, je le rappelle, se différencient soigneusement des néolibéraux et se réclament de la tradition du libéralisme classique, se placent dans la continuité de l’esprit de la pensée critique des Nouvelles Lumières, manifestant leurs préoccupations en matière de justice sociale et vis-à-vis des intérêts des fractions les moins favorisées de la population.
37 Peut-on caractériser la Nouvelle Gauche comme un courant anticapitaliste ? Comme étant marxiste ?
38 L’analyse des controverses entre les membres de la Nouvelle Gauche et les libéraux montre clairement que les premiers se soucient beaucoup du développement débridé du capitalisme en Chine. Ils sont convaincus que ce développement conduira la Chine à sa crise finale. Concernant les possibilités de limiter et de réglementer ce développement, ils rejettent catégoriquement la démocratie constitutionnelle dans laquelle ils voient un simple instrument justifiant et garantissant l’établissement du capitalisme. L’examen de leurs discussions concernant des formes de démocratie alternative révèle clairement leur désir de faire revivre l’héritage du socialisme dans la Chine actuelle. Mais beaucoup de problèmes restent à résoudre, le plus important étant la manière d’éviter le populisme autoritaire. Une fois encore, la question centrale paraît être celle de la relation entre le capital et l’État.
39 Bien que la Nouvelle Gauche soit la principale force critique face au développement du capitalisme en Chine, ses membres ne se présentent jamais comme marxistes. Wang Hui [3], un des intellectuels de la Nouvelle Gauche les plus en vue, a souligné qu’on peut distinguer trois formes de marxisme en Chine : le marxisme traditionnel (celui de la Vieille Gauche), le marxisme des réformes et le marxisme humaniste. La différence principale est celle qui sépare le premier groupe du troisième. Alors que le marxisme traditionnel insistait sur la manière socialiste, également traditionnelle, de conduire le processus de modernisation, les deux autres catégories mettaient l’accent sur la nécessité de tracer un nouveau chemin. Alors que le marxisme des réformes soulignait que l’essence du socialisme est la libération de la productivité, le marxisme humaniste plaidait en faveur de la liberté humaine. Tous deux représentèrent des voix de grande importance au sein des Nouvelles Lumières.
40 La Nouvelle Gauche, en tant que regroupement d’intellectuels des années 1990, estime avoir rompu avec ces trois catégories de marxisme. Pour ce qui est de son inspiration théorique, ses membres s’intéressent davantage à la pensée critique occidentale actuelle. Pourtant, dans leur critique du développement désordonné du capitalisme en Chine, ils ont intégré les analyses marxistes occidentales du capitalisme tardif, de la mondialisation (comme la théorie de la dépendance ou celle du système-monde) et d’autres théories pertinentes. À l’inverse, ils ne se préoccupent guère des théories des marxistes chinois actuels. Dans une certaine mesure, ils semblent considérer que les études marxistes actuelles en Chine sont encore prisonnières du cadre ancien. Pour cette raison, ils pensent être, eux-mêmes, les vrais intellectuels critiques en lieu et place des spécialistes marxistes officiels des universités dans les champs idéologique et économique.
41 Pour beaucoup de gens, dans les pays occidentaux, le renouveau du maoïsme apparaît particulièrement étrange. Pourriez-vous parler un peu des origines de ce courant ?
42 Deux courants principaux sont impliqués. Le premier renvoie à la réaction spontanée des gens ordinaires aux problèmes suscités par le développement des marchés et du capital en Chine depuis 1980. Le second résulte du soutien apporté au mouvement par un certain nombre de personnes appartenant à la Vieille Gauche. La convergence de ces deux tendances aboutit à la formation du néomaoïsme. En 2003, les néomaoïstes ouvrirent leur site web Utopia, qui est devenu une de leurs plateformes les plus importantes.
43 Arrêtons-nous sur la seconde composante ? issue de l’intérieur de la Vieille Gauche. Alors que la Chine venait d’entamer son processus d’ouverture et de réforme dans les années 1980, la principale préoccupation de la Vieille Gauche était de combattre les tendances capitalistes et de préserver la nature socialiste du pays. Ce courant faisait écho à une des voix divergentes qui se faisaient alors entendre dans le gouvernement. Certains membres de la Vieille Gauche, les artisans de l’idéologie du socialisme aux caractéristiques chinoises, se mirent au service du gouvernement existant, alors que d’autres devenaient très critiques. Les membres de ce dernier groupe affirmaient que le processus de réforme avait conduit à l’apparition de sérieux problèmes en Chine, notamment l’énorme écart séparant les riches et les pauvres, la corruption et la vente des intérêts du pays au capital privé national et international. À leur avis, le moment était venu d’analyser et de corriger l’ensemble des politiques de réforme.
44 Le mouvement s’appelle « néomaoïsme », car ses tenants voient encore dans le socialisme maoïste la meilleure option que puisse adopter le pays. Examinant l’histoire de la Chine depuis soixante ans, ils soutiennent que les conditions en matière de justice sociale, d’égalité et de modes de vie étaient bien meilleures durant l’ère maoïste que dans la Chine contemporaine. Concernant l’avenir, ils pensent que seul le maoïsme serait susceptible de surmonter les difficultés actuelles : au plan international, la Chine doit encore lutter contre l’impérialisme, et, au plan national, elle doit renforcer la dictature du prolétariat pour remédier à l’inégalité et à la corruption.
45 S’agit-il, pour le néomaoïsme, de sortir du capitalisme de manière radicale ou est-ce une affaire d’« état d’esprit » et de « culture » ?
46 Le néomaoïsme se déclare comme étant le continuateur du socialisme maoïste. Le dépassement du capitalisme est donc nécessairement en jeu. Mais lorsqu’il fut mis en pratique, comme à Chongqing au cours des dernières années, le résultat fut un cocktail de socialisme petit-bourgeois au plan économique et de gouvernement autoritaire au plan politique, deux notions sur lesquelles je vais revenir.
47 L’ancien dirigeant de Chongqing, Bo Xilai, est issu de la famille d’un membre de la première génération de responsables du Parti Communiste. Il déclara initialement que ce qu’il faisait à Chongqing n’était rien d’autre que la continuation du socialisme maoïste, mais il en donna, ensuite, une définition spéciale, à savoir : « devenir riches ensemble ». Simultanément, il soulignait que le socialisme ne pouvait résulter que de la lutte du peuple contre le capitalisme, que les politiques gouvernementales qui avaient conduit aux graves inégalités sociales étaient en réalité de nature capitaliste. Enfin, l’expérience menée à Chongqing n’était pas, selon lui, d’importance uniquement locale, mais de portée générale pour l’ensemble de la Chine.
48 Comment résoudre véritablement le problème de l’inégalité ? En matière économique, Bo retint certaines des suggestions faites par des intellectuels de la Nouvelle Gauche, sachant que celle-ci luttait également pour l’égalité sociale. Une de ces recommandations mises en pratique à Chongqing est le développement d’une forme d’économie socialiste petite-bourgeoise (le « socialisme néoproudhonien »). Un premier volet a trait aux paysans, un second aux entreprises publiques. Sur la base de la propriété collective de la terre, les néomaoïstes de Chongqing prônent des mesures assurant aux paysans (tous, pas seulement ceux vivant dans les périphéries proches de la ville) une participation aux bénéfices résultant de l’urbanisation. Concernant les entreprises publiques, ils insistent sur le fait qu’une proportion importante des bénéfices du capital possédé par l’État doit être reversée à la société, ce qui devrait permettre de résoudre partiellement le problème de l’inégalité sociale.
49 Ce programme est étroitement lié à l’existence d’un gouvernement autoritaire à Chongqing, dont un trait caractéristique est l’auto-déclaration de démocratie. Il ne s’agit pas d’une démocratie « par le bas » mais bien « par le haut ». Afin de démontrer qu’un tel gouvernement est effectivement le représentant du peuple, le gouvernement de Chongqing a pris un ensemble de mesures visant à renforcer le lien entre les dirigeants au sommet et l’homme de la rue. L’accent fut placé sur deux aspects de cette relation : le rôle des officiels à différents niveaux et l’action des étudiants. Ces mesures visaient à pousser les officiels et les étudiants à « aller vers le peuple ». Afin de motiver les gens ordinaires, le gouvernement de la municipalité investit beaucoup d’argent dans l’édification de la « culture rouge ». Au final, on peut affirmer que, d’une certaine manière, se répétait la politique maoïste de motivation des masses.
50 Cette structure sociale est problématique. La démocratie y est utilisée non pas pour limiter le pouvoir mais pour garantir au pouvoir existant une autorité absolue. Récemment, le gouvernement central chinois a remplacé le dirigeant de Chongqing, révélant ainsi l’ampleur des problèmes résultant de cet exercice illimité du pouvoir.
51 Ainsi, nous avons deux groupes d’intellectuels particulièrement critiques du développement du capitalisme en Chine, la Nouvelle Gauche et les dirigeants-intellectuels de Chongqing ?
52 Oui. La combinaison de la perspective de la Nouvelle Gauche et du modèle de Chongqing a créé une nouvelle situation. Antérieurement au modèle de Chongqing, il y avait une séparation claire entre, d’une part, la Nouvelle Gauche dans la sphère intellectuelle et, d’autre part, les néomaoïstes à la base. La prise du pouvoir politique aboutit à l’intégration d’un certain nombre d’intellectuels de la Nouvelle Gauche au sein du projet de Chongqing. D’autres préfèrent, cependant, conserver leur position d’« intellectuels », bien que leur attitude envers le pouvoir politique de la municipalité soit tout à fait positive. Sur le site web Utopia, vous pouvez trouver trois sortes de textes : ceux directement liés au modèle de Chongqing, ceux signés par des intellectuels de la Nouvelle Gauche et ceux, maoïstes de base, passionnés mais sans fondements théoriques.
53 Pourriez-vous faire quelques commentaires supplémentaires concernant le socialisme néoproudhonien ?
54 Comme je l’ai dit, le socialisme néoproudhonien fut originellement mis en avant par les intellectuels de la Nouvelle Gauche, qui y voyaient le moyen le plus efficace de résoudre le problème de l’inégalité croissante. L’idée centrale est que la suggestion faite par Marx de l’abolition de la propriété privée n’est pas adaptée aux réalités chinoises. Quatre points sont mis en avant. En premier lieu, concernant la propriété de la terre, le système de propriété collective doit être conservé comme le meilleur moyen de mettre en pratique le principe d’égalité. En deuxième lieu, s’agissant de la relation entre le travail et le capital, nous devons réaliser une forme d’« association travail-capital », ce qui signifie que les travailleurs doivent devenir les actionnaires des entreprises. En troisième lieu, en ce qui concerne la relation entre le capital possédé par l’État et la société, le gouvernement doit verser les bénéfices des entreprises publiques à la société. Enfin, au plan de l’organisation de la production, nous devons établir un système de démocratie économique. Ces suggestions ont été partiellement mises en pratique à Chongqing comme nouvelles politiques susceptibles de combler le fossé entre les riches et les pauvres.
55 Pouvons-nous passer au « conservatisme culturel » ? Ce mouvement est-il lié au « confucianisme » ou au « néo-autoritarisme » ? Est-ce une composante du mouvement anticapitaliste ?
56 Deux éléments doivent être pris en considération dans l’analyse des racines historiques du conservatisme culturel tel qu’il se manifeste dans la Chine contemporaine. Le premier facteur fut la montée du nationalisme depuis les années 1990 ; le second, le Nouveau Confucianisme [4], dont les racines doivent être recherchées dans le premier mouvement des Lumières, celui du début du XXe siècle.
57 Tous les intellectuels qui prirent part aux premières Lumières combattaient pour la survie de la nation chinoise. Mais, alors que certains affirmaient que la Chine devait se débarrasser complètement de la culture chinoise traditionnelle, le Nouveau Confucianisme se développait ; à l’inverse, en réaction directe aux courants favorables à l’« occidentalisation ». Cette critique de l’occidentalisation recouvrait à la fois une préoccupation pour la survie de la nation chinoise et un désir de faire front face à un problème universel, la crise de la modernisation. Les Nouveaux Confucéens insistaient sur le fait que la civilisation occidentale moderne posait des problèmes sérieux. Le plus important, à leurs yeux, était le sens ultime de la vie humaine. La science, la technologie et la démocratie occidentales ne pouvaient résoudre ce problème. Ainsi voyaient-ils dans le retour à la tradition chinoise confucéenne l’unique voie susceptible de sauver la Chine. De cette tradition, il fallait faire surgir de nouvelles structures économiques, sociales et politiques. Ils ne réussirent, cependant, jamais à mener à bien ce projet. Ils firent d’énormes efforts pour établir des « moments de médiation » entre les modes confucéens de culture morale et les nouveaux ordres sociaux de type nouveaux confucéens, mais leurs théories se révélèrent très faibles dans ces domaines.
58 Dans les années 1980, alors que beaucoup d’intellectuels et de gens ordinaires étaient impliqués dans le mouvement des nouvelles Lumières, l’universalisme dominait, par opposition au nationalisme. Mais, à partir du début des années 1990, lorsque les problèmes suscités par les nouvelles tendances économiques et politiques de l’époque se manifestèrent aux plans national et international, le mouvement des Nouvelles Lumières entra dans une phase de déclin. Dans ce nouveau contexte, les valeurs universalistes que véhiculait ce mouvement commencèrent à être mises en question, débouchant sur la critique de la croyance en l’universalisme. À partir de ce moment, le nationalisme devint l’une des voix les plus fortes entendues en Chine. Certaines formulations restaient modérées, d’autres s’avéraient plus radicales. Le courant conservateur du néo-autoritarisme fut une des expressions de ce nouveau nationalisme. On le désigne également comme « néo-conservatisme », « néo-orderisme » ou « nationalisme conservateur ». Utilisant le Confucianisme comme source d’inspiration théorique directe, les tenants de ce courant soutiennent que la question centrale pour la Chine est la préservation de la stabilité de l’ordre social. Cela implique le rejet de la notion occidentale de liberté, tout comme, dans une certaine mesure, l’abandon du principe d’égalité. Il s’agirait de l’unique manière de sauver à la fois la nation et le socialisme chinois.
59 La séquence des événements est importante. La plupart des tenants actuels du conservatisme culturel ont été impliqués dans les Nouvelles Lumières ou ont été, au moins, influencés par ce mouvement. Déçus par lui, ils devinrent, comme je l’ai dit, critiques de son point de vue universaliste, abandonnant le cadre « Moderne contre Traditionnel » et prenant au sérieux la tradition chinoise, tout spécialement le Confucianisme traditionnel. Ils pensent qu’ils doivent maintenant faire face à des problèmes similaires à ceux rencontrés par les Nouveaux Confucéens des premières Lumières. À leurs yeux, ce qu’ils entreprennent désormais n’est rien d’autre que l’accomplissement de cette mission que les Nouveaux Confucéens n’étaient pas parvenus à réaliser au début du XXe siècle. Ils se voient comme les continuateurs de cette mission et déclarent, simultanément, vouloir transcender le projet du Nouveau Confucianisme du passé. Le vrai défi qu’ils doivent relever est la découverte de ces moments médiateurs concrets requis par l’établissement des ordres sociaux nouveaux confucéens au sein de la société moderne, auxquels j’ai fait référence plus haut comme étant le point faible du premier mouvement nouveau confucéen.
60 Deux de leurs suggestions ont été amplement discutées en Chine : l’établissement du Confucianisme comme religion civile et l’expérimentation de politiques constitutionnelles confucéennes. La première est considérée comme une recommandation relativement modérée. Face au déclin moral suscité par le développement rapide du capital et du marché, de grands efforts devraient être faits pour ressusciter les valeurs confucéennes traditionnelles ; la manière la plus efficace de parvenir à ce résultat serait d’établir le confucianisme comme religion civile. La seconde est considérée comme une recommandation plus « fondamentaliste ». Ni le gouvernement chinois ni la manière démocratique occidentale de gouverner ne seraient réellement appropriées. Plutôt que ces deux régimes, la seule politique adéquate en Chine serait la politique constitutionnelle confucéenne : en fait, la politique dite des « élites confucéennes ».
61 Le conservatisme culturel contribue également à la montée de tendances anticapitalistes en Chine, surtout parce qu’il s’oppose à l’universalisme. Les membres de ce courant rejettent l’idée que le mode de développement capitaliste – y compris l’économie de marché libre, la politique économique et la culture de l’individualisme – soit la configuration universelle la plus appropriée pour tous les pays du monde. Ce jugement explique l’opposition de ce groupe à la mondialisation et au capitalisme en Chine.
62 Comment la situation évolue-t-elle actuellement ?
63 Il ressort, je crois, du tableau que j’ai brossé que la question principale est celle de la possibilité d’une voie alternative au mode capitaliste de développement en Chine susceptible de résoudre les problèmes qui lui sont inhérents. Alors que les libéraux nient l’existence de toute forme d’alternative, tous les autres courants ? la Vieille Gauche, la Nouvelle Gauche, le néomaoïsme et le conservatisme culturel ? sont favorables à l’ouverture d’une autre voie. Mais quelles sont les ressources disponibles susceptibles de contribuer à sa définition ? En quête de réponses, certains se tournent délibérément vers le passé. Les tenants de la Vieille Gauche en reviennent au marxisme staliniste traditionnel ; les néomaoïstes, à l’expérience historique du socialisme maoïste ; les tenants du conservatisme culturel, à la tradition du Confucianisme chinois. Seule la Nouvelle Gauche tente d’ouvrir de nouvelles voies. Ses membres ont beaucoup emprunté à l’apport de la pensée de gauche afin de développer leur critique du capitalisme. Il est clair qu’ils ne se satisfont d’aucune réponse simple. Leurs théories ? principalement la critique du développement du capitalisme en Chine ? ont un impact significatif dans le pays et dans les pays occidentaux. Mais dès qu’ils se voient poussés jusqu’au point de véritablement formuler des réponses, ce qu’ils sont capables de mettre en avant reste très faible, à savoir : la démocratie directe, la démocratie locale ou la démocratie économique. Alors que la preuve est progressivement administrée dans les faits que de telles suggestions ne dépassent pas le champ des idées théoriques abstraites en Chine, ils réinvestissent leurs espoirs dans l’action du gouvernement. Ce constat montre bien que les tendances anticapitalistes en Chine n’ont pas suscité la formulation de vraies alternatives. La Chine étant déjà une composante du système capitaliste mondial, il est difficile de dire ce qui pourrait être fait, et le pays est maintenant bloqué dans cette situation.
64 L’existence de forces anticapitalistes permet cependant à la Chine de ne pas être complètement « capitalisée ». Le capital n’a pas encore dévoré tous les héritages traditionnels et socialistes et il existe encore des aspects de la vie du peuple chinois ancrés dans la tradition ou le socialisme. C’est là, peut-être, ce qui explique pourquoi le peuple chinois peut encore accepter, tout en ne le prenant pas au sérieux, le discours de l’idéologie officielle du socialisme aux caractéristiques chinoises.
65 Pour terminer, à la lumière de ce que vous venez de dire, quel est le sens de la référence au « socialisme » dans la Chine contemporaine ?
66 Le terme « socialisme » a des sens très divers en Chine aujourd’hui. Schématiquement, il y a deux types d’interprétation, l’officielle et la critique.
67 L’interprétation officielle réside dans le socialisme aux caractéristiques chinoises. Il est lui-même la combinaison de deux éléments : la conception traditionnelle et celle de la réforme. La conception traditionnelle renvoie à la propriété publique, à l’économie planifiée et à la dictature du prolétariat. La conception propre à la réforme souligne que l’essence du socialisme est la libération de la productivité. En tant qu’unification de ces deux points de vue, le socialisme aux caractéristiques chinoises met en avant l’intervention du gouvernement. La propriété des moyens de production est dominée par la propriété publique ; le système des revenus est dominé par la répartition selon le travail ; le système du marché est dominé par la réglementation gouvernementale ; et le développement économique dépend principalement des besoins domestiques, du capital et des réalisations technologiques.
68 L’interprétation critique est surtout portée par les intellectuels de la Nouvelle Gauche. L’accent est placé sur le principe d’égalité. Comme je l’ai déjà signalé, l’établissement d’un nouveau type de démocratie ? la démocratie directe, économique et locale ? est en jeu. Mais, dans les faits, une telle démocratie ne peut être mise en place que sous la forme de la « démocratie réactive » du gouvernement, le gouvernement socialiste qui déclare représenter réellement les intérêts du peuple. De cette manière, on pourrait affirmer que la version critique du socialisme se réduit à l’intervention gouvernementale.
Notes
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[1]
Le Collège d’études marxistes est une sous-institution de l’Académie chinoise des sciences sociales, fondée il y a plus de soixante ans.
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[2]
N.D.T. : “réactif” est à entendre ici au sens de “répondant aux besoins de la population”.
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[3]
Parmi les nombreuses publications de Wang Hui, on peut mentionner The End of the Revolution. China and the Limits of Modernity, Londres, New York, Verso, 2009.
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[4]
Le terme « Néoconfucianisme » renvoie au Confucianisme des dynasties Song et Ming. Le terme « Nouveau Confucianisme » désigne le courant qui se développa au début du XXe siècle.