Notes
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[1]
J. B. Foster, Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011.
-
[2]
J. B. Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000 ; Ecology Against Capitalism, New York, Monthly Review Press, 2002.
-
[3]
Il s’inscrit dans une démarche proche de celle de Paul Burkett (Marx and nature: a red and green perspective, London, Palgrave Macmillan, 1999 ; Marxism and ecological economics, toward a red and green political economy, Boston, Brill, 2006), d’Elmar Altvater (Die Zukunft des Marktes. Ein Essay über die Regulation von Geld und Natur nach dem Scheitern des ‘real existierenden Sozialismus’, Münster, Westfälisches Dampfboot, 1992), de Jacques Bidet (Théorie générale, Paris, PUF, “Actuel Marx Confrontation”, 1999), de Daniel Tanuro (L’impossible capitalisme vert, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010) ou, plus modestement, de moi-même.
-
[4]
K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard, “La Pléiade”, 1968, pp. 1487-1488.
-
[5]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 43.
-
[6]
K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, tome 1, Gallimard, “La Pléiade”, 1965, p. 998.
-
[7]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 62.
-
[8]
Ibid., p. 19.
-
[9]
Ibid., p. 63. Foster commente ici et cite dans le passage suivant Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éd. Sociales, 1974, tome 3, p. 10, note 1, ou dans Œuvres, op. cit., tome 2, p. 1289, note a.
-
[10]
Ibid., pp. 63-64.
-
[11]
Ibid., pp. 69-70.
-
[12]
Ibid., pp. 71-72.
-
[13]
Ibid., p. 115.
-
[14]
N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie, écologie, économie, Paris, Sang de la terre, 2e éd. 1995 ; R. Passet, L’économique et le vivant, Paris, Economica, 2e éd. 1996 ; Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. De l’univers magique au tourbillon créateur, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010.
-
[15]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 77.
-
[16]
Ibid., p. 98.
-
[17]
H. Daly, « The Circular Flow of Exchange Value and the Linear Throughput of Matter-Energy: A Case of Misplaced Concreteness », Ecological Economics, vol. 2, pp. 1-6 ; J. Martinez-Alier, « Valeur économique et valeur écologique », Écologie politique, n° 1, 1992, pp. 13-39. Pour un examen approfondi des controverses entre ces auteurs et les marxistes écologistes, voir A. Douai, « Richesse, valeur(s) et bien-être : Réflexions théoriques et méthodologiques sur l’analyse de la relation entre croissance économique et qualité de la vie », Thèse de doctorat de sciences économiques (dir. J.-M. Harribey), Université Bordeaux IV, 2009.
-
[18]
T. Benton, « Marxisme et limites naturelles », Actuel Marx, n° 12, deuxième semestre 1992, pp. 59-95 ; (ed.) The greening of Marxism, Guilford Press, 1996 ; J. Kovel, The enemy of nature: the end of capitalism or the end of the world?, Londres, Zed Books, 2007 ; M. Löwy (coord.), Écologie et socialisme. Paris, Syllepse, 2005 ; M. Löwy, Écosocialisme, L’alternative radicale à la catastrophe écologique planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2011 ; J. O’Connor, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, n° 12, deuxième semestre 1992, pp. 30-40 ; Natural causes: essays in ecological marxism, New York, Guilford Press, 1998 ; J.-M. Harribey et M. Löwy (dir.), Capital contre nature, Paris, PUF, 2003.
-
[19]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 130, note 48.
-
[20]
Ibid., p. 131.
-
[21]
Ibid., p. 68.
-
[22]
K. Marx, Le Capital, Livre III, Éd. Sociales, op. cit., tome 3, p. 195, ou dans Œuvres, op. cit., tome 2, p. 1430. Cette distinction entre l’apport positif de la nature à la richesse et son soi-disant apport à la création de valeur qui n’a aucun sens est au centre de mon propre travail et à l’origine de toutes les controverses que j’ai avec de nombreux théoriciens représentants de la doxa écologiste : J.-M. Harribey, L’économie économe. Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1998 ; « La richesse au-delà de la valeur », Revue du MAUSS, n° 26, second semestre 2005, pp. 349-365, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/richesse-valeur.pdf ; « La nature hors de prix », EcoRev, Revue critique d’écologie politique, n° 38, décembre 2011, pp. 36-43, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/nature-hors-prix.pdf.
-
[23]
Voir notamment P. Sukhdev, « L’économie des écosystèmes et de la biodiversité », 2008, http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_report_fr.pdf, p. 4 ; OCDE, Vers une croissance verte, 2011, http://www.oecd.org/dataoecd/37/49/48224700.pdf ; Vers une croissance verte : suivre les progrès, les indicateurs de l’OCDE, 2012, http://www.oecd.org/dataoecd/60/57/49526383.pdf.
-
[24]
Les théoriciens néoclassiques incorporent la « valeur intrinsèque de la nature » dans ce qu’ils appellent la « valeur économique totale » (voir R. Kerry Turner, Jeroen C. J. M. van den Bergh, Aat Barendregt, Edward Maltby, « Ecological-Economics Analysis of Wetlands: Science and Social Science Integration », Global Wetlands Economics Network (GWEN), 1998, http://dare.ubvu.vu.nl/bitstream/1871/9284/1/98050.pdf ; R. Kerry Turner, Jeroen C. J. M. van den Bergh, Tore Söderqvis, Aat Barendregt, Jan van der Straaten, Edward Maltby, Ekko C. van Ierland, « Special Issue. The Values of Wetlands: Landscape and Institutional Perspectives, Ecological-economic analysis of wetlands: scientific integration for management and policy », Ecological Economics, 35, 2000, pp. 7-23, http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800900001646.
-
[25]
N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie-écologie-économie, op. cit.
-
[26]
R. U. Ayres, « Two Paradigms of Production and Growth », Fontainebleau, Center for the Management of Environmental Resources, INSEAD, 2000 ; D. Lindenberger, R. Kümmel, « Energy-Dependent Production Functions and the Optimization Model “PRISE“ of Price-Induced Sectoral Evolution », Int. J. Applied Thermodynamics, vol. 5 (n° 3), sept. 2002, pp. 101-107. Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « La misère de l’écologie », Cosmopolitiques, n° 10, sept. 2005, pp. 151-158, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/misere-ecologie.pdf.
-
[27]
T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable (2009), Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia, 2010 ; voir J.-M. Harribey, « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/cr-jackson.pdf.
-
[28]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 84.
-
[29]
D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, op. cit., pp. 272-273.
-
[30]
M. Löwy, Écosocialisme, op. cit.
-
[31]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 105.
1Quatre articles du marxiste écologiste américain John Bellamy Foster viennent d’être traduits et réunis dans un petit livre, Marx écologiste [1]. Foster est connu pour être un des théoriciens de l’écosocialisme qui a déjà publié en anglais de nombreux articles et livres, notamment Marx’s Ecology, Materialism and Nature et Ecologist Against Capitalism [2]. La synthèse présentée dans Marx écologiste permettra aux lecteurs français de se familiariser avec une pensée originale à plus d’un égard. Tout le travail de Foster consiste à inviter à une lecture de Marx peu fréquente [3]. En effet, la réflexion écologiste dominante soutient que Marx et aussi Engels ont été victimes des illusions scientistes et prométhéennes du XIXe siècle et qu’ils se sont rangés sans aucune hésitation derrière l’entreprise de soumission et d’exploitation de la nature que menait déjà le capitalisme à leur époque, empêchant ainsi toute prise de conscience de l’écologie dans le mouvement socialiste et communiste ultérieur. À titre d’exemple de cette idéologie productiviste est souvent cité le texte qui termine le Livre III du Capital où Marx réfléchit au passage du règne de la nécessité à celui de la liberté qui ne pourrait être possible que dans une société communiste d’abondance [4]. Le verdict est alors prononcé : Marx est irrémédiablement coupable d’anti-écologisme.
2Foster déconstruit méthodiquement cette interprétation. Il met en avant pour cela trois séries d’arguments : le concept de métabolisme chez Marx, la présence dans son œuvre du concept moderne de soutenabilité et le dépassement de l’opposition entre anthropocentrisme et écocentrisme à travers l’idée de co-évolution humaine et naturelle.
Le métabolisme
3Foster montre que Marx n’a jamais cessé, depuis ses premiers travaux de jeunesse jusqu’aux œuvres de maturité, d’inscrire sa théorie critique du capitalisme dans la relation que l’homme entretient avec la nature. Cette relation est désignée par le concept de métabolisme, que Marx importe des travaux de son contemporain, le chimiste allemand Justus von Liebig. Celui-ci montrait combien l’agriculture moderne ruinait les possibilités de retour à la terre des éléments nutritifs permettant le renouvellement de la fertilité des sols. Et Foster détaille les très nombreuses références où Marx analyse comment le développement des forces productives au sein du capitalisme provoque une « rupture métabolique entre la production humaine et ses conditions naturelles » [5]. Cette rupture est illustrée par la pollution des villes, la perte de fertilité des sols, phénomènes déjà sensibles au XIXe siècle, et la coupure des villes et des campagnes, tous problèmes sur lesquels Marx revient fréquemment dans Le Capital :
Il en résulte donc que « Marx utilise le concept de rupture métabolique pour saisir l’aliénation matérielle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans le capitalisme. Affirmer que l’agriculture capitaliste à grande échelle créait une rupture métabolique entre les êtres humains et la terre revenait à affirmer que les conditions fondamentales de la préservation de la terre étaient violées. (…) L’incapacité à restituer au sol ses nutriments trouvait sa contrepartie dans la pollution des villes et l’irrationalité des systèmes d’égouts modernes » [7]. Autrement dit, Marx a toujours eu une conception matérialiste des rapports sociaux mais également de l’insertion de ces rapports dans la nature. Le travail est précisément la mise en action de cette dialectique. C’est la raison pour laquelle Marx et Engels adhérèrent immédiatement à la théorie de l’évolution des espèces de Darwin qui « fournissait le fondement de [leurs] conceptions dans l’histoire naturelle » [8].Dans l’agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n’être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d’exploiter et d’appauvrir le travailleur, la combinaison sociale du travail que l’oppression organisée de sa vitalité, de sa liberté et de son indépendance individuelles. La dissémination des travailleurs agricoles sur de plus grandes surfaces brise leur force de résistance, tandis que la concentration augmente celle des ouvriers urbains. Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur [6].
La soutenabilité
4On sait que, depuis quatre décennies maintenant, l’émergence de l’écologie politique, puis, plus récemment, les théories autour du développement durable ont systématisé le concept de soutenabilité écologique, laquelle est souvent associée à la soutenabilité sociale. En particulier, il est admis, même au sein de l’économie de l’environnement officielle, que la satisfaction des besoins humains aujourd’hui ne doit pas hypothéquer celle des besoins des générations futures.
5Foster soutient que cette préoccupation du long terme et donc des générations futures est omniprésente chez Marx : « Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même du capitalisme, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent » [9]. Il ajoute que « pour Marx, il est nécessaire que la terre soit ‘consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série de générations successives’ » [10].
6Et Foster de citer aussi Engels qui, dans Dialectique de la nature, écrivait : « Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. (…) Ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement » [11].
Le dépassement de l’opposition entre anthropocentrisme et écocentrisme à travers l’idée de co-évolution humaine et naturelle
7À ce stade, explique Foster, Marx, en affirmant la nécessité de maintenir à travers le temps le lien qui unit l’homme et la nature (donc, métabolisme et soutenabilité), forge la conception de co-évolution de l’histoire humaine et de l’histoire de la nature, qui sera reprise et approfondie par les scientifiques de la fin du XXe siècle. « Comme le note le biologiste et paléontologue Stephen Jay Gould, toutes les explications scientifiques de l’évolution du cerveau humain jusqu’à aujourd’hui ont pris la forme de la coévolution gènes-culture, et ‘la meilleure défense de la coévolution gènes-culture au XIXe siècle a été menée par Friedrich Engels’. L’analyse de Marx et d’Engels suggérait donc l’idée d’une coévolution : il ne s’agissait pas de réduire la société à la nature ni la nature à la société, mais d’explorer leurs interactions » [12]. Plus loin, il écrit : « La complexité de l’interaction entre la nature et la société telle qu’elle est envisagée par la théorie coévolutionniste laisse peu de place à des concepts tels que l’‘anthropocentrisme’ ou ‘écocentrisme’, dans la mesure où, même quand nous défendons la nature, nous défendons quelque chose de modelé par les êtres humains » [13].
8L’opposition traditionnelle entre les partisans d’une conception de l’écologie centrée sur l’homme et ses besoins, souvent à connotation utilitariste, et ceux d’une écologie centrée sur la nature, voire sur ses droits, n’a pas de sens chez Marx, affirme Foster. On peut même selon lui trouver chez Marx l’intuition de l’inscription de l’action humaine dans la biosphère que systématiseront plus tard Nicholas Georgescu-Roegen et René Passet [14]. Malheureusement, entretemps, le stalinisme avait étouffé tout développement d’une préoccupation écologique qui aurait bien pu se produire au sein du marxisme : il faut « concevoir les êtres humains, comme Boukharine le soulignait en 1931, comme des êtres ‘vivant et travaillant dans la biosphère’ » [15].
9Cette co-évolution ne peut être abandonnée au capitalisme, car « le danger de l’aggravation des problèmes écologiques est d’autant plus grand que le système ne possède pas de mécanisme de régulation interne (ou externe) qui entraînerait sa réorganisation. Il n’y a pas d’équivalent écologique au cycle des affaires » [16]. Foster fournit ici implicitement une clé pour critiquer la croissance verte ou le capitalisme vert qui sont censés remédier aux dégâts du productivisme.
10Foster s’écarte des thèses défendues par certains contemporains, hors du marxisme, tels Herman Daly ou Juan Martinez-Alier [17], et même au sein du marxisme écologique, notamment Ted Benton, Joel Kovel, Michael Löwy ou James O’Connor [18]. Ce dernier a soutenu que Marx aurait sous-estimé, voire ignoré, la « seconde contradiction du capitalisme », les limites naturelles, pour se concentrer sur la « première », celle de la lutte des classes, capital contre travail. Au contraire, Foster soutient la thèse selon laquelle « Marx parlait de deux sortes de barrières au capital, menant toutes deux à des contradictions dans l’accumulation du capital et à des crises : des barrières générales, communes à la production en général et liées aux conditions naturelles, et les barrières plus spécifiquement historiques et inhérentes au capital lui-même » [19]. Il soutient que « malgré l’intelligence de sa ‘ruse’, le capital n’est jamais capable de transcender la barrière des conditions naturelles, qui se réaffirment en permanence et impliquent que ‘sa production se meut dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout aussi constamment posées’. Nul penseur à l’époque de Marx, et peut-être jusqu’à aujourd’hui, n’a su aussi brillamment rendre compte de la complexité de la relation qu’entretiennent la nature et la société moderne » [20].
11À juste titre, Foster réfute l’idée omniprésente dans la pensée écologiste dominante selon laquelle la théorie de la valeur de Marx ignorerait la nature. Il rappelle que Marx distinguait richesse et valeur et que « la véritable richesse consistait en valeurs d’usage – qui caractérisent la production en général, au-delà de sa forme capitaliste. Par conséquent, la nature, qui contribuait à la production de valeurs d’usage, était autant une source de richesse que le travail » [21], mais pas de valeur, ainsi que l’a répété à de nombreuses reprises Marx : « La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé » [22].
12Marx anticipait et réfutait ainsi toutes les constructions idéologiques actuelles portant sur les prétendues « valeur économique intrinsèque » de la nature et « valeur économique des services rendus par la nature » que l’on trouve dans les expertises rendues par les organisations multilatérales au sujet du développement durable ou de la croissance verte. [23] Du côté néoclassique, la théorie de la valeur-utilité n’ayant aucune espèce de pertinence, des économistes croient tourner la difficulté en multipliant les artifices comme la « valeur des services rendus par la nature ». Mais, au mieux, ils ne peuvent que rendre compte de l’ensemble des coûts de production occasionnés par l’utilisation de la nature, qui n’ont strictement rien à voir avec une prétendue « valeur économique intrinsèque de la nature », laquelle est un non-sens absolu. [24] Du côté écologiste, certains travaux ont essayé de fonder une nouvelle économie politique en déclarant intégrer les principes de la thermodynamique que Nicholas Georgescu-Roegen avait suggéré d’appliquer à l’économie [25]. Ainsi, Robert Ayres, Dietmar Lindenberger et Reiner Kümmel [26] ont prétendu réfuter la théorie néoclassique en proposant une fonction de production Cobb-Douglas intégrant l’énergie à côté du capital et du travail. Plus récemment, Tim Jackson [27] a proposé d’utiliser une fonction à élasticité de substitution constante en introduisant aussi le facteur environnemental, mais cette proposition se heurte à des objections aussi fortes. En effet, le principe de cette introduction avait été posé par les pionniers des modèles de croissance néoclassiques des années 1950 à 1970, notamment Robert Solow et Joseph Stiglitz, dans le but explicite d’introduire l’environnement dans le modèle d’équilibre général et, au lieu d’amorcer une critique de la théorie économique dominante, cette introduction en est le parachèvement en même temps que l’image de son impasse totale.
13Dès lors, il faut revenir à la critique de l’économie politique. C’est ce que fait Foster dans sa conclusion, où il récuse « les six aveuglements attribués à Marx en matière d’écologie – à savoir son incapacité à prévoir 1) l’exploitation de la nature ; 2) le rôle de la nature dans la création de richesse ; 3) l’existence de limites naturelles ; 4) le caractère variable de la nature ; 5) le rôle de la technologie dans la dégradation environnementale et 6) l’incapacité de la simple abondance économique à résoudre les problèmes environnementaux – qui lui sont en réalité attribués à tort » [28].
14Sans doute, la discussion méritera d’être poursuivie, notamment à partir de l’hypothèse émise par Daniel Tanuro, à savoir que Marx a peut-être ignoré « le passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire, le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle des temps, le charbon » [29]. Dans le même ordre d’idées, Michael Löwy [30] est sans doute plus circonspect que Foster au sujet du développement des forces productives, qui reste un point d’ancrage de Marx. Ces questions restent ouvertes et elles renvoient à une autre discussion, récurrente depuis deux siècles d’essor industriel, sur la neutralité ou non de la technique et donc sur l’importance des choix techniques quant au devenir de la société. Discussion complexe qui, souvent, brouille les cartes et les rebat : d’un côté, le volontarisme politique invite à penser qu’il suffit de changer les rapports de propriété pour que la technique soit au service du socialisme, au risque de retomber dans les erreurs des révolutions du XXe siècle ; de l’autre, une critique de la technique en soi, au risque de retomber dans un déterminisme technique condamnant a priori toute tentative d’émancipation.
15Cependant, le plaidoyer de Foster en faveur de l’ouverture d’une nouvelle lecture écologiste de Marx ou, plus précisément, pour « une conception matérialiste, tant humaine que naturelle – comprise, comme il se doit, comme un processus dialectique et infiniment contingent » [31] est convaincant. À tout le moins, cette relecture sort Marx de la prison productiviste où nombre de penseurs écologistes l’enfermaient pour dissimuler le fait qu’ils avaient eux-mêmes trop souvent tendance à proposer une écologie en dehors de tout rapport social.
Notes
-
[1]
J. B. Foster, Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011.
-
[2]
J. B. Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000 ; Ecology Against Capitalism, New York, Monthly Review Press, 2002.
-
[3]
Il s’inscrit dans une démarche proche de celle de Paul Burkett (Marx and nature: a red and green perspective, London, Palgrave Macmillan, 1999 ; Marxism and ecological economics, toward a red and green political economy, Boston, Brill, 2006), d’Elmar Altvater (Die Zukunft des Marktes. Ein Essay über die Regulation von Geld und Natur nach dem Scheitern des ‘real existierenden Sozialismus’, Münster, Westfälisches Dampfboot, 1992), de Jacques Bidet (Théorie générale, Paris, PUF, “Actuel Marx Confrontation”, 1999), de Daniel Tanuro (L’impossible capitalisme vert, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010) ou, plus modestement, de moi-même.
-
[4]
K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, tome 2, Paris, Gallimard, “La Pléiade”, 1968, pp. 1487-1488.
-
[5]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 43.
-
[6]
K. Marx, Le Capital, Livre I, Œuvres, tome 1, Gallimard, “La Pléiade”, 1965, p. 998.
-
[7]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 62.
-
[8]
Ibid., p. 19.
-
[9]
Ibid., p. 63. Foster commente ici et cite dans le passage suivant Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éd. Sociales, 1974, tome 3, p. 10, note 1, ou dans Œuvres, op. cit., tome 2, p. 1289, note a.
-
[10]
Ibid., pp. 63-64.
-
[11]
Ibid., pp. 69-70.
-
[12]
Ibid., pp. 71-72.
-
[13]
Ibid., p. 115.
-
[14]
N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie, écologie, économie, Paris, Sang de la terre, 2e éd. 1995 ; R. Passet, L’économique et le vivant, Paris, Economica, 2e éd. 1996 ; Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire. De l’univers magique au tourbillon créateur, Paris, Les Liens qui libèrent, 2010.
-
[15]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 77.
-
[16]
Ibid., p. 98.
-
[17]
H. Daly, « The Circular Flow of Exchange Value and the Linear Throughput of Matter-Energy: A Case of Misplaced Concreteness », Ecological Economics, vol. 2, pp. 1-6 ; J. Martinez-Alier, « Valeur économique et valeur écologique », Écologie politique, n° 1, 1992, pp. 13-39. Pour un examen approfondi des controverses entre ces auteurs et les marxistes écologistes, voir A. Douai, « Richesse, valeur(s) et bien-être : Réflexions théoriques et méthodologiques sur l’analyse de la relation entre croissance économique et qualité de la vie », Thèse de doctorat de sciences économiques (dir. J.-M. Harribey), Université Bordeaux IV, 2009.
-
[18]
T. Benton, « Marxisme et limites naturelles », Actuel Marx, n° 12, deuxième semestre 1992, pp. 59-95 ; (ed.) The greening of Marxism, Guilford Press, 1996 ; J. Kovel, The enemy of nature: the end of capitalism or the end of the world?, Londres, Zed Books, 2007 ; M. Löwy (coord.), Écologie et socialisme. Paris, Syllepse, 2005 ; M. Löwy, Écosocialisme, L’alternative radicale à la catastrophe écologique planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2011 ; J. O’Connor, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, n° 12, deuxième semestre 1992, pp. 30-40 ; Natural causes: essays in ecological marxism, New York, Guilford Press, 1998 ; J.-M. Harribey et M. Löwy (dir.), Capital contre nature, Paris, PUF, 2003.
-
[19]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 130, note 48.
-
[20]
Ibid., p. 131.
-
[21]
Ibid., p. 68.
-
[22]
K. Marx, Le Capital, Livre III, Éd. Sociales, op. cit., tome 3, p. 195, ou dans Œuvres, op. cit., tome 2, p. 1430. Cette distinction entre l’apport positif de la nature à la richesse et son soi-disant apport à la création de valeur qui n’a aucun sens est au centre de mon propre travail et à l’origine de toutes les controverses que j’ai avec de nombreux théoriciens représentants de la doxa écologiste : J.-M. Harribey, L’économie économe. Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1998 ; « La richesse au-delà de la valeur », Revue du MAUSS, n° 26, second semestre 2005, pp. 349-365, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/richesse-valeur.pdf ; « La nature hors de prix », EcoRev, Revue critique d’écologie politique, n° 38, décembre 2011, pp. 36-43, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/nature-hors-prix.pdf.
-
[23]
Voir notamment P. Sukhdev, « L’économie des écosystèmes et de la biodiversité », 2008, http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_report_fr.pdf, p. 4 ; OCDE, Vers une croissance verte, 2011, http://www.oecd.org/dataoecd/37/49/48224700.pdf ; Vers une croissance verte : suivre les progrès, les indicateurs de l’OCDE, 2012, http://www.oecd.org/dataoecd/60/57/49526383.pdf.
-
[24]
Les théoriciens néoclassiques incorporent la « valeur intrinsèque de la nature » dans ce qu’ils appellent la « valeur économique totale » (voir R. Kerry Turner, Jeroen C. J. M. van den Bergh, Aat Barendregt, Edward Maltby, « Ecological-Economics Analysis of Wetlands: Science and Social Science Integration », Global Wetlands Economics Network (GWEN), 1998, http://dare.ubvu.vu.nl/bitstream/1871/9284/1/98050.pdf ; R. Kerry Turner, Jeroen C. J. M. van den Bergh, Tore Söderqvis, Aat Barendregt, Jan van der Straaten, Edward Maltby, Ekko C. van Ierland, « Special Issue. The Values of Wetlands: Landscape and Institutional Perspectives, Ecological-economic analysis of wetlands: scientific integration for management and policy », Ecological Economics, 35, 2000, pp. 7-23, http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800900001646.
-
[25]
N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie-écologie-économie, op. cit.
-
[26]
R. U. Ayres, « Two Paradigms of Production and Growth », Fontainebleau, Center for the Management of Environmental Resources, INSEAD, 2000 ; D. Lindenberger, R. Kümmel, « Energy-Dependent Production Functions and the Optimization Model “PRISE“ of Price-Induced Sectoral Evolution », Int. J. Applied Thermodynamics, vol. 5 (n° 3), sept. 2002, pp. 101-107. Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « La misère de l’écologie », Cosmopolitiques, n° 10, sept. 2005, pp. 151-158, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/misere-ecologie.pdf.
-
[27]
T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable (2009), Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia, 2010 ; voir J.-M. Harribey, « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/cr-jackson.pdf.
-
[28]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 84.
-
[29]
D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, op. cit., pp. 272-273.
-
[30]
M. Löwy, Écosocialisme, op. cit.
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[31]
J. B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 105.