Couverture de AMX_050

Article de revue

Marx, l'histoire et les historiens. Une relation à réinventer

Pages 153 à 165

Notes

  • [1]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World. Tales of Marx and Marxism, London, Little Brown, 2011, p. 384.
  • [2]
    Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, vol. I, Paris, Folio-Gallimard, 2010, p. 515. Dans la plupart des manuels ou dictionnaires critiques du marxisme parus au cours des dix dernières années, l’histoire ne fait pas l’objet d’articles spécifiques. Voir, par exemple, Jacques Bidet, Eustache Kouvélakis (éd.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001. Seuls deux historiens, E.P. Thompson, décédé en 1993, et Mike Davis, figurent dans la « cartographie des nouvelles pensées critiques » dessinée par Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche, Paris, Zones, 2010.
  • [3]
    Matt Perry, Marxism and History, New York, Palgrave, 2002, pp. 4, 158. Un tableau similaire, quoique plus attentif aux articulations du marxisme avec l’historiographie dans son ensemble, a été brossé par Carlos Antonio Aguirre Rojas, La historiografia en el siglo XX. Historia e historiadores, Madrid, Montesinos, 2004, chap. 2, 3.
  • [4]
    Voir Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell, 1996 ; Alex Callinicos, Against Postmodernism. A Marxist Critique, Cambridge, Polity Press, 1989.
  • [5]
    Voir Elias Palti, Giro linguistico e historia intelectual, Buenos Aires, Universidad Nacional de Quilmes, 1998.
  • [6]
    Cette filiation est soulignée et soigneusement reconstituée par Robert C. J. Young, Postcolonialism. An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001.
  • [7]
    Eric Hobsbawm, « Marxist Historiography Today », in Chris Wickam (éd.), Marxist History-writing for the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 185 ; Ellen Meiksins Wood, « What is the ’Postmodern’ Agenda ? » in Ellen Meiksins Wood, John Bellamy Foster (éd.), In Defense of History. Marxism and the Postmodern Agenda, New York, Monthly Review Press, 1997, pp. 1-16.
  • [8]
    Voir Perry Anderson, Les Origines de la postmodernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
  • [9]
    Pour une reconstitution critique de ces débats, voir Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011.
  • [10]
    Voir Jean Chesnaux, Du passé, faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens, Paris, Maspéro, 1976 (une des meilleures synthèses d’historiographie marxiste des années 1970).
  • [11]
    Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, 1919-1943, Paris, Fayard, 1997 ; Paolo Spriano, I comunisti europei e Stalin, Torino, Einaudi, 1983 ; Franz Borkenau, World Communism : a History of the Communist International, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962.
  • [12]
    Reinhart Koselleck, « ‘Champ d’expérience’ et ‘horizon d’attente’ : deux catégories historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 307-329.
  • [13]
    Georg Lukács, Histoire et conscience de classe (1923), Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 41.
  • [14]
    Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 437.
  • [15]
    Ernest Mandel, « Pourquoi je suis Marxiste » (1978), in Gilbert Achcar (éd.), Le marxisme d’Ernest Mandel, Paris, PUF, 1999, p. 206.
  • [16]
    Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction » (1973), in Jacques Le Goff, Pierre Nora (éd.), Faire de l’histoire, Paris, Folio-Gallimard, 2011, p. 282.
  • [17]
    Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Œuvres I, Paris, Pléiade-Gallimard, 1977, p. 273.
  • [18]
    Karl Marx, « Lettre à la rédaction de l’Otetschestwennyje Sapiski », in Maurice Godelier (éd.), Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 351.
  • [19]
    Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852), Les Luttes de classes en France, Maximilien Rubel (éd.), Paris, Folio-Gallimard, 2002, p. 176. Pour une présentation d’ensemble des écrits de Marx sur l’histoire, voir S.H. Rigby, Marx and History. A Critical Introduction, Manchester, Manchester University Press, 1987.
  • [20]
    Louis Althusser, « Marxisme et humanisme » (1966), Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005.
  • [21]
    Voir Ernest Mandel, Trotski, Paris, Maspéro, 1979, pp. 134-147. La position de Trotski est présentée comme exemplaire de cette « tendance volontariste » par Ales Callinicos, « The Drama of Revolution and Reaction : Marxist History and the Twentieth Century », in Chris Wickham (éd.), Marxist History-writing, op. cit., pp. 161-162.
  • [22]
    Voir Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • [23]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 362.
  • [24]
    Isaac Deutscher, « Marxism in Our Time » (1965), Marxism, Wars & Revolutions, London, Verso, 1984, pp. 243-255.
  • [25]
    Eric Hobsbawm, L’Ère des révolutions 1789-1848 (1962), Paris, Hachette-Pluriel, 2002.
  • [26]
    Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1994), Bruxelles/Paris, Complexe, 2003, p. 642.
  • [27]
    Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Paris, Max Milo, 2009.
  • [28]
    François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée de communisme au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
  • [29]
    Voir, par exemple, Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, München, C.H. Beck, 2009, pp. 758, 777.
  • [30]
    Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », op. cit., p. 179.
  • [31]
    Cité dans Penelope J. Corfield, « The State of History », Journal of Contemporary History, 2001, vol. 36, n° 1, p. 156. Parmi les dévots, on peut inclure Paul Blackledge, Reflections on the Marxist Theory of History, Manchester, Manchester University Press, 2006.
  • [32]
    E.P. Thompson, The Poverty of Theory (1978), London, Merlin Press, 1995, p. 63. C’est seulement en réduisant le marxisme à « la primauté des forces économiques, l’objectivité de la méthode scientifique et l’idée de progrès », que Georg G. Iggers peut conclure, en prenant en exemple Thompson, au passage de la « science historique marxiste du matérialisme historique à l’anthropologie culturelle » (Historiography in the Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the Postmodern Challenge, Middletown, Wesleyan University Press, 1997, p. 88).
  • [33]
    Isaac Deutscher, « 1984 : The Mysticism of Cruelty » (1954), Heretics and Renegades, and Other Essays, London, Cape, 1969 ; Hannah Arendt, « The ex-Communists » (1953), Essays in Understanding 1930-1954, New York, Schocken Books, 1994, pp. 391-400.
  • [34]
    Georges Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 107.
  • [35]
    Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction », op. cit., p. 245.
  • [36]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 391.
  • [37]
    Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie, Paris, Payot, 1992 ; Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997. Sur la mélancolie de gauche, voir aussi la conclusion d’Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille, op. cit.
  • [38]
    Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Frankfurt/M., Suhrkamp,1977, Bd. I.3, p. 1232.
  • [39]
    Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers, Paris, Aubier, 1993, p. 21.
  • [40]
    Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine 1910-1920, Paris, Syllepse, 1995. Gilly a explicité sa relation avec l’œuvre de Benjamin dans son recueil El siglo del relampago, Mexico, La Jornada Ediciones, 2002.
  • [41]
    Ranajit Guha, « The Small Voice of History », Subaltern Studies, vol. IX, 1996, pp. 1-12.
  • [42]
    Reinhart Koselleck, « Mutation de l’expérience et changement de méthode », L’Expérience de l’histoire, Gallimard, Paris/Seuil, "Hautes Études", 1997, p. 239.
  • [43]
    Siegfried Kracauer, Histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2005, p. 140.
  • [44]
    Walter Benjamin, « Un marginal sort de l’ombre » (1930), Œuvres II, op. cit., p. 188.

1Le « retour à Marx » qui s’est amorcé au cours des dernières années – bien visible dans ce qu’on appelle couramment les nouvelles pensées critiques – n’a pas touché l’histoire. Pour la plupart des jeunes historiens, Marx constitue une sorte de terra incognita ; pour leurs aînés, une figure oubliée, sinon bannie. Certes, nombre d’historiens marxistes restent actifs et prolifiques, surtout dans le monde anglophone, mais l’historiographie, dans son ensemble, n’a pas encore tourné la page de la « crise du marxisme ». Eric Hobsbawm, le plus célèbre des historiens marxistes vivants, constate ce phénomène avec lucidité : « Les vingt-cinq années qui ont suivi le centenaire de la mort de Marx – écrit-il – ont été les plus sombres dans l’histoire de son héritage » [1]. En France, Thierry Aprile a assombri le tableau. Retraçant la trajectoire du marxisme dans l’historiographie, il a souligné, tout d’abord, la reconnaissance de celui-ci, amorcée dans les années 1930 et poursuivie après la Seconde Guerre mondiale – surtout grâce aux Annales, avec son entrée, encore timide, dans le champ universitaire –, puis son hégémonie – Aprile n’hésite pas à parler de « domination » –, qui s’établit dans les années 1960 et 1970, lorsqu’il accompagne l’essor du structuralisme, avant d’entamer son déclin à partir du milieu des années 1970 et, finalement, de disparaître au cours de la décennie suivante, son décès étant symbolisé par le tournant de 1989. Commence alors une période pendant laquelle, selon Aprile, « la référence même au marxisme peut valoir disqualification » [2].

2Adoptant une approche similaire, Matt Perry a repéré trois principales étapes de l’historiographie marxiste, qu’il identifie un peu trop hâtivement à des « générations ». D’abord, celle des fondateurs, Marx et Engels, auxquels on pourrait ajouter une figure comme Franz Mehring. Ensuite, une étape intermédiaire, qu’il situe entre les deux guerres mondiales, marquée par des théoriciens marxistes qui écrivent et réfléchissent sur l’histoire (Georg Lukács, Léon Trotski, Antonio Gramsci, José Carlos Mariátegui) et par quelques grands historiens (David Riazanov, Arthur Rosemberg, C.L.R. James, Karl A. Wittfogel, W.E.B. Du Bois). Enfin, une troisième étape, celle de la guerre froide (1947-1989), qui voit l’émergence d’une historiographie marxiste originale et puissante, dont les bataillons se lancent à la conquête de l’université (qui les avait toujours exclus, à quelques exceptions près), tout en transformant les paradigmes de leur discipline. Dans cette période, se constituent des nouveaux courants qui bouleversent littéralement, tant par leurs méthodes que par leurs objets, l’atelier de l’historien. Dans le sillage d’Albert Mathiez et de Georges Lefebvre, une pléiade de chercheurs (Albert Soboul, Claude Mazauric, Michel Vovelle) élabore une historiographie marxiste de la Révolution française qui dispute le terrain à l’école conservatrice (Richard Cobb, François Furet), en imposant son hégémonie pendant une longue période. Au Royaume-Uni, la history from below (Eric Hobsbawm, Christopher Hill, E.P. Thompson, Raphael Samuel) revisite l’histoire de la Révolution anglaise et de la Révolution industrielle, découvre la culture ouvrière et repense le concept de classe, tandis que les Cultural Studies (Stuart Hall, Raymond Williams) introduisent l’anthropologie dans le marxisme pour analyser l’imaginaire et les cultures populaires. Aux États-unis, les théoriciens du world-system (Immanuel Wallerstein, Giovanni Arrighi) réinterprètent Fernand Braudel à la lumière du marxisme et élaborent une histoire globale du capitalisme. Parallèlement, surgit une new labor history qui réécrit l’histoire du mouvement ouvrier en plaçant au centre de l’analyse l’« ouvrier-masse » (unskilled) à la place des idéologies et des partis politiques (Herbert Gutman, Harry Braverman, ensuite Mike Davis). Dans les pays du socialisme réel, l’école des médiévistes et des modernistes polonais (Witold Kula, Jerzy Topolski) relance la réflexion sur la transition du féodalisme au capitalisme, qui connaît un rebondissement dans les années 1980 avec le Brenner Debate. En Inde, les Subaltern Studies (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty) réinterprètent les concepts gramsciens de subalternité et d’hégémonie pour réécrire l’histoire dans la perspective des dominés, au-delà des visions léguées par les colonisateurs et les élites autochtones. Partout, à partir des années 1960, l’histoire sociale et culturelle connaît un essor impressionnant – marqué par la naissance de revues et d’associations – dans le cadre d’un marxisme ouvert et antidogmatique. L’historiographie dans son ensemble se transforme dans le cadre d’un dialogue et d’une confrontation presque obligatoires avec le marxisme. Tous les nouveaux courants qui la traversent – de l’histoire des femmes à l’histoire orale, de la microhistoire à l’histoire des intellectuels – portent les traces, plus ou moins profondes, de son influence. Ce cycle foisonnant s’est néanmoins épuisé. Il reste aujourd’hui plusieurs représentants de cette troisième étape, mais leur lien avec le marxisme s’est sensiblement atténué et aucun signe annonciateur de l’avènement d’une « quatrième génération », constate Perry, n’est apparu jusqu’à présent à l’horizon [3].

3Comment expliquer cette rupture de continuité ? L’argument souvent avancé d’une éclipse générale de la raison historique emportée par la vague postmoderniste ne me semble pas sérieusement défendable. Penser que l’irruption d’un irrationalisme hostile à l’histoire, faisant de cette dernière une simple construction langagière, un discours autonome et indépendant de toute réalité extérieure, donc de toute vérification factuelle, aurait mis à mal les catégories interprétatives du marxisme (classes, forces productives et rapports sociaux de production, capitalisme, etc.), est une simplification bien discutable. D’une part, les marxistes ont réagi très tôt au linguistic turn, dès que ses effets se sont manifestés dans l’histoire [4] ; d’autre part, le postmodernisme n’a nullement ébranlé l’existence de l’historiographie comme discipline, dont la production s’est poursuivie, voire accrue, tant dans la recherche que dans l’édition. Dans certains cas, il a même eu des conséquences positives sur l’historiographie, en élargissant son champ d’investigation à de nouveaux sujets ou en forçant les historiens à réfléchir à la dimension scripturale de leur pratique, sans pour autant se faire engloutir dans le « maelström textualiste » qui supprime toute différence entre l’histoire et la littérature [5]. À plusieurs égards, dans sa recherche d’une synthèse entre l’anti-impérialisme, la critique de l’eurocentrisme et la mise en valeur de la subjectivité des dominés, le postcolonialisme est le produit de la rencontre du marxisme avec le postmodernisme [6]. La posture purement défensive aujourd’hui suggérée par Eric Hobsbawm ou Ellen Meiksins Wood – faire du marxisme la force motrice d’un « front de la raison » visant à contenir la menace d’une vague irrationaliste hostile à l’histoire [7] – me paraît de courte vue. La critique historienne (pas seulement marxiste) du postmodernisme a été vigoureuse et s’est révélée plus féconde lorsqu’elle a vu dans ce dernier un défi plutôt qu’un ennemi [8].

Le poids de la défaite

4Le recul du marxisme dans l’historiographie a plutôt des causes politiques. L’hégémonie marxiste dans les sciences sociales (dont l’histoire) avait certes été renforcée par l’avènement de l’université de masse dans l’après-guerre, mais elle avait été rendue possible avant tout par une avancée généralisée des luttes sociales et politiques. Entre la Résistance et les années 1970, en passant par la décolonisation et les révolutions en Asie et en Amérique latine, des relations nouvelles s’étaient nouées entre les intellectuels et les mouvements politiques, souvent des partis de masse, qui incarnaient l’héritage de Marx. La révolution conservatrice des années 1980, dont le tournant de 1989 a été l’apogée, a renversé la tendance. L’impact a été brutal et les effets cumulatifs de cette défaite historique sont aujourd’hui particulièrement perceptibles dans une discipline comme l’histoire, par définition tournée vers le passé. Au cours des vingt-cinq dernières années, l’historiographie s’est renouvelée (il suffit de penser à l’histoire culturelle, à l’histoire de genre, à l’histoire de la mémoire) sous le signe de sa dépolitisation. L’histoire politique, quant à elle, a été marquée par le retour à des paradigmes traditionnels – parfois par une véritable régression idéologique, comme l’ont montré les débats sur la Révolution française, le communisme et le totalitarisme [9] – que la transformation de la discipline en agence d’expertise pour les médias, l’industrie culturelle et les pouvoirs publics ont puissamment favorisé. Le recul du marxisme a laissé un vide rempli par une historiographie à coloration conservatrice. De lieu d’élaboration d’une conscience critique du passé, elle s’est transformée en un vecteur puissant de conformisme culturel : la Révolution française a été commémorée pour enterrer le siècle des communismes, le totalitarisme analysé pour légitimer la démocratie libérale comme horizon indépassable de l’histoire, la mémoire monumentalisée comme vertu de l’humanitarisme post-totalitaire, le passé national patrimonialisé avec un souci conservateur. La campagne de protestation soulevée par le projet d’une Maison d’histoire de France (volet culturel de la politique de défense de l’« identité nationale ») semble esquisser un tournant salutaire, fondé sur le rejet de toute prétention du pouvoir à exercer un contrôle sur le passé [10].

5Reste que si l’historiographie marxiste a connu un déclin évident, encore faut-il l’appréhender dans sa juste perspective. Certaines précautions élémentaires devraient ainsi nous conduire à relativiser aussi bien son hégémonie dans les années 1960 et 1970 que son recul à partir de la décennie suivante. Beaucoup d’historiens marxistes ne s’éloignaient guère, sur le plan méthodologique, de leurs collègues conservateurs. Entre les histoires de l’Internationale communiste écrites par le trotskiste Pierre Broué, l’eurocommuniste Paolo Spriano et l’anticommuniste Franz Borkenau [11] il n’y a pas, quant à la méthode, aux sources et aux catégories analytiques, une grande différence. Leur appréciation des événements et leurs conclusions changent, mais ils partagent tous une vision de l’histoire du mouvement ouvrier plutôt convenue, focalisée sur les appareils et les débats stratégiques lors des congrès. Il s’agit toujours d’une histoire politique, voire idéologique, très peu nourrie de chair et de sang. Bref, pour nombre d’historiens, l’abandon du marxisme ne signifia rien d’autre qu’un changement d’orientation politique ou d’objet de recherche.

6L’historiographie marxiste qui, par définition, ne pouvait pas se dire « axiologiquement neutre » (wertfrei) au sens de la science sociale wébérienne, a forcément subi les contrecoups du tournant de 1989. La chute du communisme a été bien plus que la fin d’un système de pouvoir déjà discrédité aux yeux de l’opinion internationale. Elle a achevé une époque placée sous le signe du « principe espérance » : une utopie émancipatrice qui, née avec la Révolution russe, a été portée par une concaténation de luttes et de révolutions. Or, le XXe siècle s’est soldé par une défaite historique du socialisme ; le siècle suivant a vu le jour dans un monde privé d’utopies. Le « présentisme » – le régime d’historicité aujourd’hui dominant – est le résultat d’une rupture de la dialectique de l’histoire, qui fait du présent, selon Reinhart Koselleck, le point de tension entre le passé comme « champ d’expérience » et le futur comme « horizon d’attente » [12]. Cet horizon apparaît maintenant brouillé, invisible.

7Selon des modalités différentes, sur la base d’engagements politiques plus ou moins explicites, les historiens qui s’inscrivaient dans la tradition de Marx restaient liés au postulat selon lequel l’interprétation du monde devait viser sa transformation. Ils voyaient le changement révolutionnaire de la réalité comme un processus dont le moteur, le prolétariat, demeurait, à travers de multiples médiations, leur référent social. L’historien reconstituait et interprétait le passé dans une perspective de classe, selon la formule de Lukács, pour qui, grâce au marxisme, le sujet de la connaissance historique coïncide avec son objet [13]. Sous cet angle, il n’y a pas d’histoire qui ne soit une histoire des luttes entre les classes, et l’histoire marxiste, quel que soit son objet, adopte toujours le point de vue des dominés. Même pour un marxiste hétérodoxe comme Walter Benjamin, « le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération » [14].

8Une historiographie fondée sur ces prémisses pouvait difficilement sortir indemne d’une défaite majeure du socialisme. Après 1989, le mouvement ouvrier semblait anéanti dans ses réalisations historiques (le socialisme réel), dans ses formes politiques (le déclin ou la fin des partis se réclamant du communisme) et même dans son corps social (les transformations structurelles des classes laborieuses engendrées par la fin du fordisme). La vague mémorielle qui a déferlé au cours des trois dernières décennies, dont l’historiographie a été un des vecteurs, s’est focalisée sur les victimes des violences de l’histoire, de l’esclavage aux génocides du XXe siècle, reléguant dans l’oubli les acteurs des luttes qui ont traversé un âge de feu et de sang. La mémoire de classe a été engloutie avec l’usine fordiste, son cadre social de transmission, et avec les partis qui en avaient été les porte-parole. Elle se perpétue aujourd’hui comme une mémoire marrane, invisible dans l’espace public, où les témoins portent le souvenir d’une humanité blessée, et non celui des hommes et des femmes qui ont mené des luttes de résistance ou de libération. La mémoire de la Shoah a pris la place de la mémoire antifasciste ; la compassion pour les victimes des catastrophes humanitaires a éclipsé le souvenir des luttes contre le colonialisme. La tendance à faire des génocides et des totalitarismes un prisme presque exclusif de lecture du XXe siècle est le symptôme d’une régression de l’intelligibilité du passé dont l’historiographie a souvent été le miroir.

Téléologie

9Pendant les premières années de ma formation intellectuelle et politique, dans l’Italie des années 1970, le marxisme avait une vocation « totalisante » – au sens hégélien du terme – qui lui conférait un statut non seulement de « science », mais aussi de véritable science maîtresse, une sorte de « science des sciences ». Un article d’Ernest Mandel de 1978 résume assez bien l’esprit de l’époque : « La grande force d’attraction intellectuelle du marxisme réside dans le fait qu’il permet une intégration rationnelle, complète et cohérente de toutes les sciences humaines, sans équivalent jusqu’à présent » [15]. S’affirmant comme une sorte de « dépassement dialectique » des sciences humaines et sociales, le marxisme avait pu s’enrichir en se frottant à tous les champs du savoir et en tirant profit de leur renouvellement épistémologique. Sa symbiose avec l’existentialisme, le structuralisme, la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie l’avait enrichi, lui permettant d’atteindre des résultats considérables. Dans ce contexte, les historiens marxistes oscillaient entre une sorte de panhistorisme (leur volonté affichée d’intégrer l’ensemble des savoirs dans l’histoire) et la dissolution de l’histoire dans un marxisme conçu comme science globale de la société. Pour Pierre Vilar, Marx n’était pas « historien » au sens traditionnel du terme, mais il avait toujours pensé historiquement, ce qui faisait de la « critique historique de la raison » sa véritable « découverte ». Il indiquait donc dans cet historicisme radical l’essence même du marxisme : « Tout penser historiquement, voilà le marxisme. […] À tous les niveaux, l’histoire marxiste est à faire. Et c’est l’histoire tout court » [16]. Le marxisme n’est pas concevable sans l’histoire et, en même temps, l’histoire est incorporée dans le marxisme. Mais cette conception perdit sa force d’attraction lorsque, dans un contexte nouveau, la synthèse entre interprétation et transformation du monde, qui habitait le marxisme depuis sa naissance, sembla brisée. Pendant la décennie suivante, bien peu d’historiens auraient pu souscrire à la conclusion de Vilar.

10En dépit de leur grande variété, les courants historiographiques apparus depuis la mort du fondateur du matérialisme historique – du marxisme comme science positive de l’histoire au marxisme comme historicisme humaniste et dialectique – peuvent s’inscrire dans le sillage de sa pensée, s’appuyant, privilégiant, parfois radicalisant de façon unilatérale tel ou tel aspect d’une théorie ouverte, traversée par des tensions fécondes, pas toujours résolues. Il y a un Marx téléologique, positiviste, théoricien du socialisme comme résultat presque inéluctable du progrès et du développement des forces productives. C’est le Marx du célèbre « Avant-propos » de 1859 à la Critique de l’économie politique, canonisé par l’historiographie positiviste (à l’aide d’Engels et de Kautsky), dont la pensée a été transformée en scolastique dans les pays du socialisme réel [17]. À côté de ce Marx, il y en a un autre : un Marx dialectique et antipositiviste, adversaire de l’eurocentrisme et du colonialisme, critique de l’exploitation capitaliste et de la civilisation bourgeoise dans son ensemble, partisan de l’auto-émancipation des opprimés plutôt que du progrès technique. C’est le Marx qui, dans ses lettres aux populistes russes, mettait en garde les lecteurs du Capital contre la transformation de son analyse de la genèse du capitalisme en Europe occidentale en « une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés » [18]. C’est le Marx qui analyse les révolutions du XIXe siècle et qui, aux antipodes de toute téléologie, formule une vision de l’histoire comme résultat d’une action humaine soumise à un réseau complexe de contraintes matérielles et culturelles à la fois. « Les hommes font leur propre histoire – écrit-il dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte –, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » [19].

11Dans l’historiographie marxiste, la vision du passé comme évolution inéluctable des formations sociales a souvent coexisté avec une vision volontariste fondée sur une accentuation quasi exclusive de l’agency et de l’empowerment, selon le lexique des théories critiques contemporaines. La première, défendue par une tradition positiviste qui va jusqu’à Louis Althusser, voit les êtres humains comme des instruments inconscients de l’histoire [20]. La seconde a trouvé sa formulation la plus péremptoire chez Trotski, en 1938, lorsqu’il écrivait que « la crise historique de l’humanité » se réduisait en dernière analyse à l’absence d’une direction révolutionnaire [21]. Entre les deux, l’historiographie marxiste n’a jamais su s’affranchir d’une certaine téléologie implicite dans ses dispositifs d’historisation, qui avaient tendance à adopter des schémas eurocentriques, aussi bien pour définir les coupures historiques que pour choisir les critères de périodisation. Les débats classiques sur la transition du féodalisme au capitalisme ou sur les révolutions modernes supposaient une séquence dont le modèle était l’Europe et la finalité, implicite et nécessaire, le socialisme [22]. Souvent, cette posture théorique était le miroir d’une culture diffuse dans le mouvement socialiste, comme le rappelle Hobsbawm en citant l’anecdote du syndicaliste britannique d’origine ouvrière qui, dans les années 1930, s’adressait à un homme d’État conservateur en le traitant de vestige du passé : « Votre classe est une classe en déclin ; ma classe représente le futur » [23].

12Isaac Deutscher interprétait le stalinisme comme un avatar lié aux contradictions du processus d’accumulation socialiste primitive, des contradictions dont la solution résidait en dernière analyse dans le développement des forces productives. Une fois libéré des entraves constituées par l’arriération soviétique, le socialisme aurait conquis le monde [24]. La tétralogie consacrée par Eric Hobsbawm à l’histoire du XIXe et du XXe siècles, dont le premier volume est paru en 1960 et le dernier en 1994, montre bien la transition de l’ancienne téléologie marxiste au constat lucide d’une défaite historique qui remet en cause toute idée d’une séquence nécessaire des formations sociales. Le premier volume étudie les révolutions bourgeoises entre 1789 et 1848, l’année qui annonce l’avènement des révolutions prolétariennes et socialistes [25]. Le dernier volume parvient à la conclusion que l’échec du communisme était inscrit dans ses propres contradictions : « La tragédie de la révolution d’Octobre est précisément de n’avoir pu produire qu’un socialisme autoritaire, implacable et brutal » [26]. La remise en cause de la vision marxiste traditionnelle de la transition du capitalisme au socialisme est illustrée de façon emblématique par le titre même du dernier ouvrage de Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin[27], qui voit dans le capitalisme et dans le marché l’aboutissement de la Révolution chinoise. En 1989, la téléologie semble avoir définitivement abandonné le marxisme pour s’installer avec force dans le camp des apologistes du marché et du libéralisme. Selon François Furet, le communisme ne fut, à l’instar du fascisme, qu’une simple parenthèse dans la marche inéluctable de l’histoire vers la démocratie libérale [28].

13Les travaux les plus intéressants de l’historiographie postérieure à 1989 ont cependant abandonné toute approche téléologique : le XIXe siècle a maintenant des frontières chronologiques ouvertes, ses révolutions bourgeoises n’annoncent pas les révolutions prolétariennes du XXe siècle et s’inscrivent dans des cycles dont l’Europe est un moment, et non plus l’épicentre. Il y a d’abord un cycle « atlantique », amorcé en Amérique en 1776 et achevé à Haïti en 1804, en passant par la Révolution française, puis une seconde vague de révolutions déconnectées entre elles, dont le point de départ se situe en Europe continentale en 1848 et le point d’arrivée aux États-unis en 1865, date de la fin de la guerre civile. Pendant ces deux décennies, se déroulent l’insurrection des Taiping en Chine et la révolte des Sepoys contre le colonialisme britannique en Inde [29]. Ainsi reconfigurées, les années 1789, 1848, 1871 et 1917 ne constituent plus les différents moments d’une seule séquence illustrant le cheminement de l’humanité vers le socialisme. L’histoire se dessine comme un labyrinthe, une route faite de bifurcations et de détours. Au fond, Marx lui-même le reconnaissait, lorsqu’il critiquait la tendance des révolutions à se nourrir de « réminiscences empruntées à l’histoire universelle pour s’aveugler elles-mêmes sur leur propre objet » [30].

Réactiver le passé

14Je crois avoir appris, au fil du temps, à instaurer avec le marxisme une relation de tension critique – plus forte aujourd’hui que dans le passé – susceptible d’intégrer de nouveaux apports tout en échappant aux dilemmes posés par l’adhésion (ou le rejet) à un système de pensée bâti comme un édifice fermé. Je ne crois pas au marxisme comme arsenal conceptuel autosuffisant. Je suis désormais méfiant vis-à-vis de tout dispositif théorique prêt à être appliqué aux réalités mouvantes comme un ensemble de catégories normatives. J’essaie de faire un usage fructueux de certains concepts légués par la tradition marxiste – classe, luttes de classes, hégémonie, réification, mode de production, capitalisme ou impérialisme –, mais j’ai horreur de leur transformation en notions passe-partout. Cela vaut pour d’autres concepts aujourd’hui fort répandus tels que la déconstruction, la « pratique discursive », le biopouvoir, le champ et le sous-champ, l’habitus ou la reproduction. Si la vision critique de l’histoire esquissée par Marx demeure à mes yeux un acquis incontournable, l’herméneutique historique léguée par un marxisme transformé en doctrine me paraît douteuse. L’attitude d’E.P. Thompson, qui, vers la fin de sa vie, se disait « post-marxiste », en réaffirmant son attachement au marxisme face à ses détracteurs et son éloignement face aux dévots naïfs ou aveugles, me semble somme toute la plus honnête [31]. Il refusait de voir « l’historiographie marxiste comme la servante d’un quelconque corpus général du marxisme en tant que théorie, situé quelque part ailleurs » (notamment dans la philosophie). « L’histoire – écrivait-il – n’est pas une usine pour le fabriquant de la Grande Théorie […], ni une ligne d’assemblage pour la production sérielle de petites théories. Il ne s’agit pas non plus d’un gigantesque laboratoire expérimental dans lequel la théorie d’une entreprise étrangère pourrait être ‘appliquée’, ‘testée’ et ‘confirmée’. Cela n’est certes pas son but. Son but consiste à reconstituer, ‘expliquer’ et ‘comprendre’ son objet : l’histoire réelle » [32].

15Que reste-t-il à une historiographie débarrassée de la téléologie et du déterminisme ? Beaucoup : la tâche de déchiffrer le passé conçu comme totalité ouverte, comme une histoire façonnée – selon la formule de Marx – par les femmes et les hommes à travers leurs actions et leurs combats, sur la base de conditions sociales et culturelles données. Dans cet effort de mise en histoire, c’est-à-dire de contextualisation, objectivation et conceptualisation du passé, l’historien construit un récit (l’écriture de l’histoire) qui sélectionne, ordonne et interprète la matière hétérogène de l’univers historique (la réalité factuelle, mais aussi la pensée et l’imaginaire). Dans ce travail, certains outils épistémologiques apportés par Marx peuvent se révéler indispensables (mais pas toujours et parfois moins que d’autres). Marx nous aide à repérer des rapports et des conflits sociaux, des logiques culturelles et politiques sous-jacentes aux événements et à leurs acteurs. Il s’agit d’interactions, et non de causalités mécaniques, dont l’intelligence permet la construction d’un discours critique sur le passé. Cette approche s’oppose à l’histoire comme discours du pouvoir, traditionnellement décliné par l’État (avec ses archives, musées, commémorations) et, aujourd’hui, de plus en plus, par les médias et l’industrie culturelle, qui agissent comme des vecteurs puissants de réification du passé. Nous avons donc besoin de Marx. Mais si l’on peut douter d’une historiographie critique qui se passerait de Marx, il faut se méfier aussi des tentatives d’annexer l’histoire au marxisme. Le XXe siècle a largement prouvé à quel point le marxisme lui-même pouvait être asservi et transformé en idéologie.

16Cette tension critique à l’égard de la tradition marxiste est sans doute la seule manière d’éviter les écueils symétriques de l’apostasie stérile et de la fidélité aveugle. Au fond, les anti-marxistes se divisent en deux catégories : les critiques et les « renégats », non pas au sens où Lénine définissait Kautsky, c’est-à-dire en le stigmatisant sur le plan éthique et politique, mais au sens où Isaac Deutscher et Hannah Arendt qualifiaient les ex-communistes à l’époque de la guerre froide [33]. Nombre de libéraux (Max Weber, Benedetto Croce, Raymond Aron, Isaiah Berlin, Norberto Bobbio) ou même de conservateurs et réactionnaires (Werner Sombart, Carl Schmitt, Augusto Del Noce) ont reconnu le caractère fécond d’une confrontation critique avec la pensée de Marx. Les « renégats », c’est-à-dire les ex-communistes, sont passés d’une adhésion totale à un rejet tout aussi total de la pensée de Marx : on pourrait citer, parmi les historiens, Franz Borkenau, Eugene D. Genovese, Annie Kriegel et François Furet. Souvent, il s’agit d’ex-staliniens qui ont gardé une vision du monde schématique et sectaire, se limitant à changer de bord. Ces dilemmes n’ont jamais touché des historiens qui se sont servis, de façon plus ou moins large, de l’apport de Marx sans jamais se demander s’ils devaient se dire « marxistes ». C’est le cas d’un historien de la Grèce ancienne comme Pierre Vidal-Naquet, qui reconnaissait sa dette à l’égard de Moses Finley, ou d’un historien du monde contemporain comme Arno J. Mayer. Je me reconnais bien, de ce point de vue, dans les mots de Georges Duby : « Ma dette envers le marxisme est immense. Je me plais à en faire état. Par loyauté. […] Toutefois, j’affirme non moins nettement ne pas croire à l’objectivité de l’historien, ni que l’on puisse distinguer ‘en dernière instance’ le plus déterminant des facteurs dont procède l’évolution des sociétés humaines » [34]. C’est peut-être en ce sens que Vilar soulignait la « convergence des leçons de Lucien Febvre et de la leçon de Marx » [35] ou que Hobsbawm admettait combien la naissance, en 1952, d’une entreprise marxiste comme la revue britannique Past and Present devait au modèle des Annales de Fernand Braudel [36].

17Une relation féconde à la pensée de Marx me semble se dégager des écrits historiques de Walter Benjamin, du Livre des Passages à ses thèses « Sur le concept d’histoire ». Chez Marx, Benjamin n’a pas cherché une grille de lecture du monde, mais plutôt une sensibilité, une Stimmung, un style de pensée. Benjamin participe de ce qu’on pourrait définir, en empruntant la formule à Michael Löwy et Daniel Bensaïd, un « marxisme mélancolique » [37], susceptible d’entrer en tension avec d’autres traditions – en l’occurrence le messianisme juif – et libre de toute orthodoxie. C’est ainsi qu’il a renversé les canons marxistes de son époque : il ne voyait plus la révolution comme une « locomotive de l’histoire » conduisant l’humanité vers le « Progrès » mais comme le « frein d’alarme » qui arrête la course aveugle de la civilisation – dont le fascisme était un des visages – vers la catastrophe [38]. Benjamin a introduit dans le marxisme une mélancolie qui tient à la hantise des défaites accumulées au cours de l’histoire et qui se remémore le souvenir des vaincus. Cette approche est perceptible aujourd’hui chez des historiens qui ont entretenu une relation plus ou moins consciente de complicité avec la pensée de Benjamin, tout en provenant de traditions différentes. Parmi ceux-ci, on pourrait citer Carlo Ginzburg, le fondateur de la microhistoire – auteur d’un ouvrage comme Le Fromage et les vers, qui analyse la culture populaire en restituant la voix des humbles, des anonymes, de ceux qui ont été effacés de l’Histoire [39] –, Adolfo Gilly, qui a retrouvé l’esprit des paysans zapatistes dans la Révolution mexicaine [40], ou Ranajit Guha, soucieux d’écouter la « petite voix » des insurgés indiens du XIXe siècle, cachée entre les lignes de la prose coloniale [41]. Pour Benjamin, l’histoire est tout d’abord une remémoration des vaincus, dont le souvenir est porteur d’une « promesse de rédemption ». Un historien des concepts comme Reinhart Koselleck a bien formulé cette approche épistémologique, en soulignant que l’histoire écrite par les vainqueurs est toujours téléologique et apologétique : « À court terme, il se peut que l’histoire soit faite par les vainqueurs mais, à long terme, les gains historiques de connaissance proviennent des vaincus » [42].

18Écrire une histoire critique en adoptant la perspective des vaincus – en essayant parfois d’écouter leurs voix souterraines, inaudibles à la surface, ignorées par les archives officielles ou effacées par le discours dominant – est sans doute la manière la plus féconde, pour les historiens, d’accueillir l’héritage de la onzième thèse sur Feuerbach. Interpréter le monde pour le transformer ne signifie pas devenir les défenseurs d’une stratégie ou les combattants d’une idéologie, comme le furent les « intellectuels organiques » du mouvement communiste du XXe siècle. Cela veut dire, pour l’historien, ne pas considérer le passé comme un continent clôturé, définitivement fermé. L’anthropologie culturelle nous enseigne que les luttes du présent se nourrissent du souvenir des combats perdus, des défaites du passé. Dans certaines circonstances, le présent peut entrer en résonance avec le passé et le réactiver. Selon Siegfried Kracauer, « tel Orphée, l’historien doit descendre dans le monde inférieur pour ramener les morts à la vie » [43]. Walter Benjamin, quant à lui, comparait l’historien à un « chiffonnier » (Lumpensammler) soucieux de ramasser des objets abandonnés, oubliés, considérés comme inutiles, sachant qu’ils pourront servir un jour, comme les événements d’un passé qui demeure dans l’attente d’une rédemption à venir [44]. Certains diront qu’une telle conception de l’histoire revient à réhabiliter, dans une version séculière, la dimension messianique du marxisme, que ce dernier avait rejetée en s’efforçant de devenir une « science ». Eh bien, ce messianisme sécularisé me paraît un excellent remède aux échecs d’un marxisme conçu comme science de l’histoire.


Date de mise en ligne : 14/11/2011.

https://doi.org/10.3917/amx.050.0153

Notes

  • [1]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World. Tales of Marx and Marxism, London, Little Brown, 2011, p. 384.
  • [2]
    Thierry Aprile, « Marxisme et histoire », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, vol. I, Paris, Folio-Gallimard, 2010, p. 515. Dans la plupart des manuels ou dictionnaires critiques du marxisme parus au cours des dix dernières années, l’histoire ne fait pas l’objet d’articles spécifiques. Voir, par exemple, Jacques Bidet, Eustache Kouvélakis (éd.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PUF, 2001. Seuls deux historiens, E.P. Thompson, décédé en 1993, et Mike Davis, figurent dans la « cartographie des nouvelles pensées critiques » dessinée par Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche, Paris, Zones, 2010.
  • [3]
    Matt Perry, Marxism and History, New York, Palgrave, 2002, pp. 4, 158. Un tableau similaire, quoique plus attentif aux articulations du marxisme avec l’historiographie dans son ensemble, a été brossé par Carlos Antonio Aguirre Rojas, La historiografia en el siglo XX. Historia e historiadores, Madrid, Montesinos, 2004, chap. 2, 3.
  • [4]
    Voir Terry Eagleton, The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell, 1996 ; Alex Callinicos, Against Postmodernism. A Marxist Critique, Cambridge, Polity Press, 1989.
  • [5]
    Voir Elias Palti, Giro linguistico e historia intelectual, Buenos Aires, Universidad Nacional de Quilmes, 1998.
  • [6]
    Cette filiation est soulignée et soigneusement reconstituée par Robert C. J. Young, Postcolonialism. An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001.
  • [7]
    Eric Hobsbawm, « Marxist Historiography Today », in Chris Wickam (éd.), Marxist History-writing for the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 185 ; Ellen Meiksins Wood, « What is the ’Postmodern’ Agenda ? » in Ellen Meiksins Wood, John Bellamy Foster (éd.), In Defense of History. Marxism and the Postmodern Agenda, New York, Monthly Review Press, 1997, pp. 1-16.
  • [8]
    Voir Perry Anderson, Les Origines de la postmodernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
  • [9]
    Pour une reconstitution critique de ces débats, voir Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011.
  • [10]
    Voir Jean Chesnaux, Du passé, faisons table rase ? À propos de l’histoire et des historiens, Paris, Maspéro, 1976 (une des meilleures synthèses d’historiographie marxiste des années 1970).
  • [11]
    Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste, 1919-1943, Paris, Fayard, 1997 ; Paolo Spriano, I comunisti europei e Stalin, Torino, Einaudi, 1983 ; Franz Borkenau, World Communism : a History of the Communist International, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962.
  • [12]
    Reinhart Koselleck, « ‘Champ d’expérience’ et ‘horizon d’attente’ : deux catégories historiques », Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, pp. 307-329.
  • [13]
    Georg Lukács, Histoire et conscience de classe (1923), Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 41.
  • [14]
    Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 437.
  • [15]
    Ernest Mandel, « Pourquoi je suis Marxiste » (1978), in Gilbert Achcar (éd.), Le marxisme d’Ernest Mandel, Paris, PUF, 1999, p. 206.
  • [16]
    Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction » (1973), in Jacques Le Goff, Pierre Nora (éd.), Faire de l’histoire, Paris, Folio-Gallimard, 2011, p. 282.
  • [17]
    Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Œuvres I, Paris, Pléiade-Gallimard, 1977, p. 273.
  • [18]
    Karl Marx, « Lettre à la rédaction de l’Otetschestwennyje Sapiski », in Maurice Godelier (éd.), Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 351.
  • [19]
    Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852), Les Luttes de classes en France, Maximilien Rubel (éd.), Paris, Folio-Gallimard, 2002, p. 176. Pour une présentation d’ensemble des écrits de Marx sur l’histoire, voir S.H. Rigby, Marx and History. A Critical Introduction, Manchester, Manchester University Press, 1987.
  • [20]
    Louis Althusser, « Marxisme et humanisme » (1966), Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005.
  • [21]
    Voir Ernest Mandel, Trotski, Paris, Maspéro, 1979, pp. 134-147. La position de Trotski est présentée comme exemplaire de cette « tendance volontariste » par Ales Callinicos, « The Drama of Revolution and Reaction : Marxist History and the Twentieth Century », in Chris Wickham (éd.), Marxist History-writing, op. cit., pp. 161-162.
  • [22]
    Voir Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • [23]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 362.
  • [24]
    Isaac Deutscher, « Marxism in Our Time » (1965), Marxism, Wars & Revolutions, London, Verso, 1984, pp. 243-255.
  • [25]
    Eric Hobsbawm, L’Ère des révolutions 1789-1848 (1962), Paris, Hachette-Pluriel, 2002.
  • [26]
    Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1994), Bruxelles/Paris, Complexe, 2003, p. 642.
  • [27]
    Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Paris, Max Milo, 2009.
  • [28]
    François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée de communisme au XXe siècle, Paris, Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
  • [29]
    Voir, par exemple, Jürgen Osterhammel, Die Verwandlung der Welt. Eine Geschichte des 19. Jahrhunderts, München, C.H. Beck, 2009, pp. 758, 777.
  • [30]
    Karl Marx, « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », op. cit., p. 179.
  • [31]
    Cité dans Penelope J. Corfield, « The State of History », Journal of Contemporary History, 2001, vol. 36, n° 1, p. 156. Parmi les dévots, on peut inclure Paul Blackledge, Reflections on the Marxist Theory of History, Manchester, Manchester University Press, 2006.
  • [32]
    E.P. Thompson, The Poverty of Theory (1978), London, Merlin Press, 1995, p. 63. C’est seulement en réduisant le marxisme à « la primauté des forces économiques, l’objectivité de la méthode scientifique et l’idée de progrès », que Georg G. Iggers peut conclure, en prenant en exemple Thompson, au passage de la « science historique marxiste du matérialisme historique à l’anthropologie culturelle » (Historiography in the Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the Postmodern Challenge, Middletown, Wesleyan University Press, 1997, p. 88).
  • [33]
    Isaac Deutscher, « 1984 : The Mysticism of Cruelty » (1954), Heretics and Renegades, and Other Essays, London, Cape, 1969 ; Hannah Arendt, « The ex-Communists » (1953), Essays in Understanding 1930-1954, New York, Schocken Books, 1994, pp. 391-400.
  • [34]
    Georges Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 107.
  • [35]
    Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en construction », op. cit., p. 245.
  • [36]
    Eric Hobsbawm, How to Change the World, op. cit., p. 391.
  • [37]
    Michael Löwy, Robert Sayre, Révolte et mélancolie, Paris, Payot, 1992 ; Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997. Sur la mélancolie de gauche, voir aussi la conclusion d’Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille, op. cit.
  • [38]
    Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Frankfurt/M., Suhrkamp,1977, Bd. I.3, p. 1232.
  • [39]
    Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers, Paris, Aubier, 1993, p. 21.
  • [40]
    Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine 1910-1920, Paris, Syllepse, 1995. Gilly a explicité sa relation avec l’œuvre de Benjamin dans son recueil El siglo del relampago, Mexico, La Jornada Ediciones, 2002.
  • [41]
    Ranajit Guha, « The Small Voice of History », Subaltern Studies, vol. IX, 1996, pp. 1-12.
  • [42]
    Reinhart Koselleck, « Mutation de l’expérience et changement de méthode », L’Expérience de l’histoire, Gallimard, Paris/Seuil, "Hautes Études", 1997, p. 239.
  • [43]
    Siegfried Kracauer, Histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2005, p. 140.
  • [44]
    Walter Benjamin, « Un marginal sort de l’ombre » (1930), Œuvres II, op. cit., p. 188.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions