Notes
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[1]
Dans Une lente impatience (Paris, Stock, 2004), Daniel Bensaïd retraçait avec clairvoyance et sensibilité son itinéraire intellectuel et politique (« Nous avons été, comme il se doit, des jeunes gens pressés. L’histoire nous mordait la nuque. […] Pourtant, rien n’arriva. Et il fallut apprendre ‘l’art de l’attente’. D’une attente active, d’une patience pressée, d’une endurance et d’une persévérance qui sont le contraire de l’attente passive d’un miracle »).
-
[2]
Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Paris, Plon, 1990 (« Une politique du temps présent, où la danse du virtuel l’emporte sur le piétinement du réel, où l’éclosion des ‘peut-être‘ brise le cercle de l’éternel retour, où la hache acérée de la raison messianique croise le marteau du matérialisme critique. Où Benjamin donne l’alerte générale à la chaîne des sentinelles engourdies », ainsi concluait-il son étude).
-
[3]
La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995 (il s’agissait de relire Marx « pour réveiller les virtualités enfouies sous le sommeil dogmatique du marxisme orthodoxe »).
-
[4]
Le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997 (« Il est mélancolique, sans doute, ce pari sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde », écrivait-il).
-
[5]
Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001 (« Pour conjurer la crise, les résistances sans projet et les paris sur un hypothétique salut événementiel ne sauraient suffire. Il faut tenir bon à la fois sur la logique de l’histoire et sur l’impromptu de l’événement. Rester disponible à la contingence du second sans perdre le fil de la première. C’est le défi même de l’action politique », constatait-il).
-
[6]
K. Marx, Sur la question juive, présentation et commentaires D. Bensaïd, Paris, La Fabrique, 2006.
-
[7]
Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.
-
[8]
Politiques de Marx, suivi de Inventer l’inconnu, textes et correspondances autour de la Commune, Paris, La Fabrique, 2008.
-
[9]
Les Crises du capitalisme, texte inédit de Marx traduit par J. Hebenstreit, Paris, Demopolis, 2009.
-
[10]
On se souvient, entre autres, de son Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995.
-
[11]
Paris, La Découverte, 2009.
-
[12]
« Keynes, et après ? » in Clémentine Autain (dir.), Postcapitalisme. Imaginer l’après, Paris, Au Diable Vauvert, 2009, pp. 29-48.
-
[13]
Paris, Albin Michel, 2008.
-
[14]
Un nouveau théologien. Bernard Henri Lévy. Fragments mécréants 2, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2007.
-
[15]
Les Trotskysmes, Paris, PUF, Que sais-je ? 2002.
-
[16]
Paris, Lignes, 2008.
-
[17]
« Quelle articulation entre partis, syndicats et mouvements ? » (discussion entre D. Bensaïd, P. Khalfa, C. Villiers et P. Zarka), Actuel Marx, n° 46, 2009, pp. 12-26.
-
[18]
Prenons parti. Pour un socialisme du XXIe siècle, Mille et une Nuits, 2009.
-
[19]
1968. Fins et suites, Paris, Lignes, 2008.
-
[20]
« Le scandale permanent », in Démocratie, dans quel état ?, ouvrage collectif (G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Žižek), Paris, La Fabrique, 2009, pp. 27-58.
-
[21]
« Puissances du communisme », Contretemps, n° 4, 2009, pp. 13-16.
-
[22]
Voir « Daniel Bensaïd (1946-2010) à contretemps » (Editorial), Contretemps, n° 5, 2010, pp. 5-8.
GRAMSCI
Guido LIGORI, Pasquale VOZA (dir.) Dizionario gramsciano, 1926-1937, Roma, Carocci, 2009, 918 pages.
1 Guido Liguori et Pasquale Voza, coordonnateurs d’une équipe de collaborateurs venus de disciplines différentes, mais tous unis par leur connaissance de l’œuvre gramscienne, offrent au public de spécialistes et de lecteurs intéressés un instrument de travail et de culture très remarquable en publiant ce Dictionnaire gramscien. Ainsi trouve son couronnement une entreprise commencée en 2000 dans le cadre du « Séminaire sur le lexique des Cahiers de la prison », et soutenue par l’« International Gramsci Society Italia », fondée et dirigée par le regretté Giorgio Baratta, décédé récemment.
2 Ce séminaire a conçu et réalisé ce projet et en a donné une version brève dans l’ouvrage de Fabio Frosini et de Guido Liguori, Le Parole di Gramsci. Per un lessico des Quaderni del carcere (Roma, Carocci, 2004). Cette équipe essentiellement italienne joua un rôle séminal ; elle comprenait des chercheurs, jeunes et moins jeunes, qui tous ont largement contribué au Dictionnaire : Giorgio Baratta (auteur de 15 entrées du Dictionnaire gramscien), Derek Boothman (23), Giuseppe Cospito (12), Lea Durante (10), Roberto Finelli (2), Fabio Frosini (57), Guido Liguori (38), Rita Medici (1), Marina Paladini Musitelli (13), Giuseppe Prestipino (32), Pasquale Voza (20). Le Dictionnaire s’est adjoint de nombreux collaborateurs, comme Andrea Catone (12 entrées), Roberto Cicarelli (12), Michele Filippini (35), Eleona Forenza (12), Elisabetta Gallo (13), Jole Silvia Imbarnone (30), Rocco Lacorte (11), Tommaso La Rocca (34), Elisabetta Gallo (13), etc. Il faut noter la participation de quelques spécialistes non italiens, comme Joseph J. Buttigieg, Carlos Nelson Coutinho, Peter Thomas, et d’un français, Jacques Texier, auteur de l’entrée précise et topique « Società civile », dont il faut rappeler le rôle de pionnier dans les études gramsciennes en France. Il faut signaler enfin le rôle important assumé par Fabio Frosini, auteur de Gramsci e la filosofia. Saggio sui Quaderni del carcere (Roma, Carocci, 2003) : il est en fait l’autre maître d’œuvre de ce monument.
3 Le Dictionnaire Gramscien (DG) intègre les textes de Gramsci écrits durant les années 1926 à 1937, textes pour lesquels il dispose d’éditions scientifiques, les Quaderni del carcere, édition de Valentino Gerratana (Torino, Einaudi, 1975) et les Lettere dal carcere, édition d’Antonio A. Santucci (Sellerio, Palermo, 1996). Les entrées sollicitent néanmoins les textes, articles, études antérieurs à 1926, année de l’arrestation de Gramsci. C’est l’absence d’une édition complète et philologiquement assurée de cette production si riche de Gramsci, journaliste politique et culturel militant socialiste, puis dirigeant du Parti communiste italien, qui a justifié cette limitation historique. Le DG contient près de 650 entrées traitant aussi bien des concepts gramsciens fondamentaux que des expressions et lemmes plus ou moins occasionnels, des références aux processus historiques que des auteurs cités et travaillés par Gramsci, sans oublier les personnes ou interlocuteurs qui ont importé pour lui durant cette période d’intense élaboration. Une vaste et utile bibliographie mise à jour conclut l’œuvre.
4 La méthodologie du DG innove en ce que chaque problématique ou conceptualité importante fait l’objet d’une étude qui tient compte des déplacements de la recherche gramscienne en ces années, notamment des inflexions se produisant autour de 1930 et conduisant souvent à de nouvelles rédactions de notes écrites en première rédaction. De même le DG interroge les textes de première rédaction demeurés sans suite tout comme il fait apparaître la tendance à une fixation du vocabulaire et des distinctions. On peut voir comment ce work in progress n’est pas un patchwork, mais une oeuvre ne cessant de se ramifier en réseaux, en un pluriversum, d’une diversité inégalable dans les marxismes du XXe siècle, tout en cherchant à se ramasser autour d’un programme et à donner lieu aux cahiers thématiques. Le DG montre l’organicité d’une pensée qui se veut dialectique, dialogique, et cohérente, sans jamais tomber dans l’esprit de la synthèse spéculative. Le souci est constant de rendre intelligible en ses sinuosités et ses tensions productives une pensée complexe et pourtant percutante encore aujourd’hui, de rendre compte de son langage flexible et dense.
5 Cette leçon de méthode fera date en ce qu’elle rend désormais impossibles les études « à la grosse » qui pendant longtemps ont conduit à des approches synthétiques utiles mais simplificatrices. Elle aidera à forer dans les profondeurs des Cahiers de la prison, à restituer les cheminements latéraux, à identifier les nœuds des complexes de significations et de problèmes, à prendre en compte les mouvements de la pensée et de ses remaniements. Les recherches gramsciennes seront bien contraintes de s’opérer « après » et « d’après » les grilles et les schèmes, les carrefours et les brèches du Dictionnaire gramscien. Cette rigueur philologique contribue de manière irremplaçable à la compréhension théorique ou philosophique ; elle s’inscrit dans le meilleur de la tradition italienne d’histoire critique qui passe par Vico, Leopardi, Croce, Gentile.
6 Le DG est en fait inscrit explicitement dans le sillage de Gramsci qui préconisait une philologie vivante attentive aussi bien aux textualités signifiantes qu’aux contextualités des rapports sociaux. Face à des œuvres qui comme celle de Marx, et, ajoutons-le, comme celle de Gramsci, actualisent « une conception du monde » qu’il faut déchiffrer parce qu’elle n’est pas « exposée de façon systématique », « la recherche du leitmotiv, du rythme de la pensée en son développement doit importer davantage que les affirmations singulières occasionnelles et que les aphorismes détachés » (Quaderni del carcere, Q. 6, 2, 1840 sq.).
7 Il ne faudrait pas croire cependant que les contributeurs aient renoncé à éliminer des interrogations qui s’enracinent dans notre présent et qui appartiennent à un autre âge que celui de la construction socialiste en URSS, des dictatures nazi-fascistes, de la rescousse libérale et démocratique, du fordisme et du taylorisme, des intellectuels organiques et du parti prince moderne. Tous historicisent la pensée des Cahiers de prison mais procèdent à des interprétations vivantes. Si Gramsci est bien un classique de la modernité, un classique et un moderne, nos questions doivent, sous certains aspects, spécifier celles de Gramsci. La question qui les résume toutes est bien de savoir quelle est la capacité d’assimilation des masses subalternes contemporaines dans un monde qui est celui du supercapitalisme et de l’hégémonie de cette véritable conception du monde qu’est le néolibéralisme compris comme forme actuelle de la religion de la liberté. Gramsci donne des instruments conceptuels et méthodologiques pour tester et évaluer dans l’immanence cette hégémonie, ses limites, ses fissures, ses transformations, sa capacité à rendre vivable l’existence de multitudes humaines que l’on désapproprie de ce qu’il nommait la « terrestréité ». « La société réglée » de masses s’arrachant à « la subalternité » demeure à l’ordre du jour tant que dure la société déréglée des castes politiques et entrepreneuriales qui ne peuvent plus produire un consensus aux formes devenues irrationnelles de leur soit disant rationalité.
8 André TOSEL
Peter D. THOMAS The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden/Boston, Brill, 2009, 477 pages.
9 L’année 1975 a marqué un tournant dans les interprétations de l’œuvre de Gramsci : c’est l’année de la publication, par Valentino Gerratana, de l’édition complète et scientifique des Cahiers de Prison, qui a définitivement remplacé l’ancienne édition thématique publiée après la guerre sous la houlette de Togliatti. Cet accès à la totalité du texte, dans la complexité de son déroulement historique, a changé la donne, et rendu caduques un certain nombre de lectures classiques de Gramsci. Le livre de Thomas, qui est un monument, tire pleinement parti de cette nouvelle donne : c’est une lecture systématique des Cahiers, dans l’historicité de leur écriture mais aussi dans la cohérence de leurs concepts. Il prend pour point de départ deux critiques de Gramsci, dont il montre qu’elles ne portent pas sur le véritable texte des Cahiers, faute d’avoir bénéficié de l’édition définitive : la critique de la philosophie de Gramsci (historicisme, humanisme) par Althusser dans Lire le Capital et celle de sa théorie politique (Est et ouest, guerre de mouvement ou de position, hégémonie ou coercition, etc.) par Perry Anderson, dans Sur Gramsci. Il ne s’agit pas naturellement d’une simple critique textuelle, dont l’objet est de rectifier des interprétations erronées, mais plutôt d’une lecture « philologique » dans le sens étendu que Gramsci donne à ce concept : le reconstruction de l’histoire interne des Cahiers permet de comprendre la valeur contextuelle des concepts gramsciens (où il apparaît que l’humanisme que critique Althusser concerne plus John Lewis ou la politique du PCF que Gramsci) et de saisir leur cohérence (et contrairement à ce que soutient Anderson, il y a bien une construction gramscienne des concepts principaux, qui ne sont pas de simples emprunts à la tradition, celle de Croce et Gentile, ni des exemples de langue d’Esope, pour tromper le censeur).
10 Le résultat est impressionnant. L’érudition de Peter Thomas est sans faille, et il utilise la critique gramscienne en quatre langues (il a en particulier bénéficié de la récente tradition de philologie gramscienne en Italie, qui vient de culminer avec le Dictionnaire gramscien de Liguori et Voza). L’abondance, la précision et la minutie de ses analyses forcent l’admiration, et on ne peut sortir de cette lecture sans être convaincu que les critiques d’Althusser et d’Anderson ont manqué leur cible. Mais l’ouvrage n’est pas seulement un exercice de réfutation : il contient une reconstruction de la philosophie gramscienne autour des trois thèmes clés identifiés par Thomas : l’historicisme absolu, l’immanence absolue et l’humanisme absolu. Le premier et le troisième visent à montrer en quoi la philosophie de Gramsci échappe à l’assaut althussérien, le second en quoi Gramsci se distingue de Spînoza. Le terme « absolu » ne marque pas un retour à l’hégélianisme, malgré l’importance de Croce dans la pensée gramscienne, il marque le caractère idiosyncrasique de l’utilisation que Gramsci fait de ces trois concepts. Et sur ce point, Thomas fait preuve d’un rare talent pédagogique, en retraçant à chaque fois en quelques lignes la généalogie philosophique du concept considéré, pour indiquer ce que Gramsci en reprend et en quoi il s’en démarque. Apparaît alors une constellation de concepts qui définissent la philosophie gramscienne : l’historicisme absolu est compris comme traduction rationnelle de la perspective philosophique en termes d’organisation hégémonique des relations sociales ; l’immanence absolue implique l’analyse de l’intensité et de l’efficace des pratiques sociales dans leur contexte historique et elle débouche sur la thèse de l’unité de la théorie et de la pratique comme construction philosophique d’une cohérence à partir du matériau fourni part le sens commun ; l’humanisme absolu analyse l’individu comme ensemble de relations sociales, et remplace le concept de sujet par celui de persona, qui n’est pas tant la personne que l’ensemble des rôles sociaux et des sédiments historiques qui font du sujet un « site archéologique », selon l’expression de Gramsci. Les analyses qui concernent les rapports entre philosophie, idéologie, sens commun et bon sens, et la critique du concept traditionnel de sujet qu’elles impliquent sont particulièrement convaincantes, l’ironie dramatique faisant que sur ce point, comme le note Thomas lui-même, Gramsci est assez proche de l’Althusser de la théorie des AIE (à une différence capitale près : il n’y a pas chez Gramsci d’idéologie unique et sans histoire, mais seulement des idéologies au pluriel, et toujours saisies ans leur conjoncture historique).
11 Ce livre fera date, et toute lecture de Gramsci devra dorénavant en tenir compte. Il suscite également des questions (qui ne sont pas des réticences) : non dans ses analyses elles-mêmes, mais en amont et en aval. En amont : la thèse de Thomas, est qu’il y a deux « moments » (au sens de conjoncture et au sens de force d’impulsion) dans la philosophie marxiste, le moment gramscien et le moment althussérien et que leur choc, et ici Thomas cite André Tosel, est le dernier grand débat de la philosophie marxiste. Et de fait la critique que fait Thomas de la critique althussérienne de Gramsci est toujours mesurée et animée par un forme d’empathie à l’égard du texte critiqué : il n’y a pas dans ce livre seulement une lecture de Gramsci mais aussi, en filigrane, une lecture d’Althusser. Il se trouve que je partage la position de Thomas sur ce point : elle a l’avantage non seulement d’indiquer la grandeur de Gramsci mais également de nous rappeler qu’Althusser fut lui aussi un philosophe considérable et que nous devons continuer à le lire. Toutefois, cette décision philosophique est une prise de parti, qui a quelque chose à voir avec ce que la langue anglaise appelle wishful thinking. Si par exemple on considère la situation de la philosophie marxiste en France, on dira brutalement que les marxistes ne sont pas althussériens et que les althussériens ne sont plus guère marxistes. Je déplore cette situation, mais il faut bien que je m’en accommode. La décision philosophique de Thomas a à la fois l’avantage et le défaut de contenir sa lecture dans le cadre d’une forme « orthodoxe », pour le dire rapidement, de la philosophie marxiste. Et c’est ici qu’apparaissent les problèmes en aval de ses admirables analyses. On peut se demander, étant admise l’urgence de formuler un « programme de recherches en philosophie marxiste » (ce qui est l’ambition explicite de Thomas) si l’objectif d’une lecture renouvelée et précise des Cahiers de Prison ne devrait pas être, plutôt qu’une réfutation d’Althusser et d’Anderson, dont les critiques appartiennent à des conjonctures aujourd’hui dépassées, une crique de l’utilisation de Gramsci dans des contextes post-marxistes, chez Laclau et Mouffe, chez Stuart Hall (qui sont à peine mentionnés), ou dans les Subaltern Studies indiennes (qui ne sont pas mentionnées du tout). Mais je ne veux pas bouder mon plaisir, et mon admiration : Peter Thomas n’a pas seulement écrit un livre épais, il a écrit un grand livre.
12 Jean-Jacques LECERCLE
THÉORIE CRITIQUE
Walter BENJAMIN Romantisme et critique de la civilisation, textes choisis et présentés par Michael Löwy, trad. Chr. David et A. Richter, Paris, Payot, 238 pages.
13 « Par leur critique radicale de la civilisation bourgeoise moderne, par leur déconstruction de l’idéologie du progrès – le Grand récit des temps modernes, commun aussi bien aux libéraux qu’aux socialistes –, les écrits de Benjamin semblent un bloc erratique en marge des principaux courants de la culture moderne ». Par ces mots, Michael Löwy introduit cet ensemble de textes du philosophe allemand, pour la plupart inédits en langue française. Ces pages, écrites entre 1913 et 1939, montrent la persistance de l’influence romantique, utopique et messianique au cœur de la pensée benjaminienne. Agissant tel le « courant électrique », cette référence au romantisme, certes critique, qui nourrit les recherches menées par Benjamin, rend possible selon M. Löwy « quelques-unes de ses illuminations profanes les plus fascinantes ». Elle permet également au matérialisme historique benjaminien (Benjamin est par ailleurs un lecteur attentif de Georg Lukács et de Franz Rosenzweig) d’échapper au dogmatisme du marxisme orthodoxe.
14 Ainsi, dans ses réflexions sur « la religiosité du présent » et sur « la volonté romantique » qui « aspire à la beauté […], à la vérité […], à l’action », dans son étude sur le drame baroque allemand, dans son évocation du combat de Bartholomé de Las Casas (« […] au nom du catholicisme, un prêtre s’oppose aux horreurs qui sont commises au nom du catholicisme »), dans son approche des écrits de Johann Jacob Bachofen et de Franz von Baader, dans ses études sur la production littéraire d’E.T.A. Hohhmann et d’Oscar Panizza, dans sa forte critique du roman d’Anna Seghers Le Sauvetage (« […] la conteuse a osé regarder en face la défaite que la révolution a subie en Allemagne »), s’exprime une incisive Zivilationskritik inspirée du romantisme et porteuse d’aspirations émancipatrices. Mais, si Benjamin est particulièrement inquiet face aux risques menant à la catastrophe liés à la logique du développement capitaliste (l’invention de nouvelles armes de destruction et de terreur, par exemple), il n’adopte jamais une posture condamnant par principe la technologie moderne (aussi, rejette-t-il avec fermeté l’hypothèse du déclin soutenue par Ludwig Klages).
15 En lisant ce recueil, le lecteur découvrira enfin l’intérêt que porte Benjamin aux travaux des théoriciens de l’École de Francfort exilés aux États-Unis. Soulignant que leur « objectif commun » est « d’ajuster le travail de leurs propres disciplines et des théories de ces disciplines sur le niveau de développement social », il insiste sur les débats qu’ils mènent à propos du positivisme (celui-ci, observe-t-il, « s’est éloigné des préoccupations de l’humanité » et n’a pas hésité à signer « un contrat de service avec ceux qui sont au pouvoir ») et du pragmatisme (les pragmatistes, note-t-il, passent « outre les faits historiques en faisant de la première ‘pratique’venue un principe directeur de la pensée »). De même, il soutient le projet de critique de la conscience bourgeoise mené par l’Institut de recherches sociales, mentionnant entre autres les essais d’Erich Fromm et, du côté de la théorie critique de la culture, les études de Siegfried Kracauer, de Leo Löwenthal et d’Hektor Rottweiler.
16 Au regard de la richesse révolutionnaire de ces propos, Michael Löwy a raison d’écrire que les « outils » forgés par Walter Benjamin restent pour nous « un précieux arsenal d’armes critiques et une fenêtre ouverte sur les paysages du désir de l’utopie ».
17 Jean-Marc LACHAUD
Alfred SOHN-RETHEL La Pensée-marchandise, Bellecombe, Éditions du Croquant, 2010, 150 pages.
18 Assez bien traduit en anglais et en italien, Sohn-Rethel n’était guère lisible en langue française que grâce, semble-t-il, à un unique article publié en 1970, et cela même si une de ses expressions-fétiches, « abstraction réelle » (Realabstraktion), est passée dans l’usage courant en théorie sociale. Proche des problématiques de l’École de Francfort, favorablement citée par Adorno dans la Dialectique négative, appréciée dans la gauche allemande après 1968, sa réflexion s’accorde aujourd’hui à un air du temps marqué par le désir de renouer avec une critique de l’univers marchand/monétaire/consumériste, à la source de laquelle le marxisme a puisé tout en l’enrichissant décisivement en retour. Les trois textes traduits dans ce volume, précédés d’une belle préface d’A. Jappe, vont donc sûrement contribuer à tonifier un débat déjà bien engagé dans l’espace francophone.
19 Ces textes gravitent autour d’un noyau intuitif qu’il est facile de définir. 1) S’il y a une philosophie chez les classiques du marxisme, c’est dans Le Capital, et particulièrement dans la première section (« Marchandise et monnaie ») du livre I qu’il faut la chercher, et non dans les textes qui annoncent le « matérialisme dialectique ». 2) Cette philosophie tire sa substance d’une critique globale de la civilisation moderne, et non pas seulement d’une critique de l’exploitation du travail ; en l’occurrence, elle vise le nivellement réifiant universel qu’induit le principe illimité de l’échange marchand. 3) Cependant, pleinement développée (et là, l’auteur se sépare de Lukács pour annoncer le Habermas de Connaissance et intérêt), cette philosophie a son centre de gravité dans une théorie de la connaissance : elle montre comment les catégories de l’entendement, de même que le sujet qui les met en œuvre, s’enracinent dans la pratique, plus précisément dans la pratique de l’échange marchand. C’est ainsi, par exemple, que Sohn-Rethel (p. 103) affirme que la catégorie de « Nature », telle qu’élaborée dans la philosophie grecque classique (autonomie et stabilité s’opposant à la contingence des affaires et des conventions humaines), n’est jamais que l’explicitation d’un a priori inhérent à l’usage de la monnaie. Car pour vendre ou acheter, il faut disposer d’une capacité à unifier l’ensemble des choses sous l’égide d’une abstraction conceptuelle, ce que suppose l’idée de « Nature », tout en étant sensible à la spécificité de la convention ; il y a même des raisons de penser que c’est parce que l’on a utilisé l’argent que cette double compétence est parvenue à s’exprimer. Bref, c’est l’argent, comme matérialisation de l’équivalence universelle, qui a ouvert l’esprit à la puissance de la généralisation pensante et à la réflexion sur l’essence : il y a plus qu’une coïncidence historique dans la contemporanéité entre la naissance de la philosophie et le développement de l’économie monétaire en Grèce ancienne.
20 Assurément, ce style d’analyses, qui tire le marxisme du côté d’un kantisme revu et corrigé à la lumière du thème du « primat de la pratique », ne satisfera pas les lecteurs qui cherchent d’abord dans Le Capital une théorie sociale ajustée au présent, c’est-à-dire capable, par exemple, de leur parler du capitalisme, du travail et des rapports de classes qui s’y greffent. Si le cœur philosophique des recherches de Marx se ramène au projet d’établir un lien entre argent et concept, le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? On restera cependant sensible à la fermeté et à l’originalité d’une démarche pour laquelle l’auteur du Capital fut aussi un penseur de l’existence, soucieux de situer, à distance de tout préjugé réductionniste, les opérations de l’intelligence dans le tissu de la vie, dans l’expérience sociale concrète.
21 Stéphane HABER
HISTOIRE
Robert MENCHERINI Vichy en Provence. Midi rouge, ombres et lumières. Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950, vol. II, Paris, Syllepse, 2009, 660 pages.
22 Cet imposant ouvrage, d’une grande érudition et multipliant les analyses précises, relate, après un premier volume consacré aux années de crise 1930- 1940, les vingt-neuf mois de juin 1940 à novembre 1942 de la période de Vichy. Une période qui a fait l’objet d’un intense débat autour de la question de savoir s’il y a eu ou non double jeu d’un Vichy attentiste, avec l’accent, tout au contraire, sur un gouvernement de Vichy soucieux non seulement d’administrer de concert avec les nazis, mais aussi de faire sa révolution intérieure, en particulier dans l’historiographie anglo-saxonne (Robert Paxton, Stanley Hofmann). Approche qui se confirme dans le cas de la Provence, ce qui est déjà un acquis important. Ainsi, le terrain d’expérimentation des Bouches-du-Rhône permet d’examiner les limites d’une telle opération de Révolution nationale, ce que fait Robert Mencherini dans un ensemble impressionnant.
23 Première synthèse scientifique sur le sujet, cet ouvrage fournit un tableau d’ensemble des actions d’un État autoritaire, et des acteurs impliqués dans ces actions dans une région donnée. Le plan de l’ouvrage, en huit chapitres, nous mène des premières semaines de la défaite, de l’installation qui s’ensuit de l’État de Vichy, avec sa panoplie d’« hommes du Maréchal » et de ralliés organisant la « propagande spectacle » de Pétain aux très dures conditions de vie de la population durant cette période, en passant par les diverses modalités d’instrumentation de la « Révolution vichysoise » auprès des populations provençales, en particulier les modes de contrôle instaurés auprès des groupes sociaux à cet effet.
24 Il en ressort une vision d’ensemble avec ses étapes et ses effets propres : mise au ban des institutions démocratiques de la République française au bénéfice d’organisations s’appuyant sur la droite extrême, comme la Légion française des combattants, dictature pluraliste (Stanley Hoffmann) soucieuse de pénétrer les groupes sociaux, renforcement de la centralisation, épuration des services, prise en main des pouvoirs locaux, contrôle corporatif des divers secteurs économiques. Il s’agit donc bien d’une contre-révolution en acte avec l’appui du Parti populaire français bien implanté à Marseille et dans le département des Bouches-du-Rhône, sous la houlette de son chef Simon Sabiani.
25 Reste l’étude d’une opinion dont l’adhésion n’est en rien acquise, dans la mesure où elle manifeste, et pas seulement face aux restrictions, donc sur nombre d’exemples présentés – ainsi de la rafle des juifs –, voire des faits mineurs – ainsi la désapprobation de la destruction des statues de la république occitane –, une forte réticence à l’égard de la collaboration.
26 Jacques GUILHAUMOU
Julian MISHI Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses univer sitaires de Rennes, 2010, 344 pages.
27 L’ouvrage très documenté de Julian Mishi est une contribution importante à la compréhension des liens complexes entre les classes populaires et l’institution communiste. L’originalité de sa démarche, multidimensionnelle (sociologique, ethnologique, historique), tient aux relations dialectiques qu’elle établit entre les différentes formes de mobilisation collective des classes populaires et l’appareil du parti. Loin de se satisfaire d’une relation mécaniste entre représentants et représentés (passifs), d’une subordination totale des uns aux prescriptions bureaucratiques des autres, Mishi nous montre à travers quatre études de cas particulièrement fouillées (Allier, Isère, Meurthe et Moselle, Loire Atlantique) comment la classe ouvrière a réussi à « s’approprier » l’appareil partisan pour rendre visible sur la scène politique des revendications qui sont souvent, localement, en décalage avec les thèses officielles du centre communiste. Telle la défense de la petite propriété paysanne dans le bocage bourbonnais (Allier), ou de la chasse et de la pêche dans les communes de Brière à la périphérie des chantiers navals de Saint-Nazaire. Ou encore, Mishi nous montre comment, dans le bassin de Longwy, se nouent des relations paradoxales entre sociabilité minière, culture syndicale et adhésion au PCF ; loin de reproduire l’image d’Epinal d’une CGT « courroie de transmission » du PCF, le cas Lorrain révèle plutôt une profonde subordination du PCF local à la culture syndicale.
28 Le choix de ces quatre bassins d’emploi très contrastés est fondé sur un parti pris méthodologique ambitieux, visant à saisir comment surgissent des « formes populaires d’engagement » qui ont une dynamique propre, tout en s’intégrant dans une dynamique d’ensemble qui constitue le PCF sur le plan national. Une deuxième partie, plus « organisationnelle », va en effet s’attacher à analyser comment s’est effectué un travail politique d’homogénéisation, d’encadrement, par le biais notamment de l’action des « permanents » ouvriers visant à réduire « l’insubordination » ouvrière. Tentative qui aura toujours les limites que nous venons de décrire… et qui prendra fin dans les années 1970, lorsque « l’ouvriérisation » du PCF, de ses cadres nationaux et locaux, cèdera la place à une montée des couches moyennes salariées (enseignants notamment) et donc une « normalisation » du PCF par rapport aux autres partis politiques. L’échec de la « mutation » du PCF comme parti organisé selon la matrice bolchévique du « centralisme démocratique », son incapacité à renouer des liens avec le nouveau salariat renvoient à d’autres recherches qui sont en dehors du champ de Mishi. Son ouvrage nous interpelle cependant sur les raisons qui expliquent aujourd’hui la « démobilisation » politique des couches populaires. S’il est peu probable de voir réémerger en France ou en Europe un grand « parti de la classe ouvrière » sur le modèle léniniste, si, par ailleurs, les partis de gauche dirigés par une mince élite technocratique ont peu d’assises populaires, c’est donc que la manière de faire de la politique autrement n’est toujours pas trouvée.
29 Jean LOJKINE
POLITIQUE
Alex CALLINICOS Imperialism and Global Political Economy, Cambridge, Polity Press, 2009, 296 pages.
30 Alex Callinicos, qui dirige la revue International Socialism, travaille depuis une vingtaine d’années sur l’impérialisme : une réalité que les considérations sur la globalisation tendent parfois aujourd’hui paradoxalement à occulter. Il nous livre ici un ouvrage de synthèse, qui propose, en même temps qu’une excellente introduction historique aux débats en cours, une ligne d’analyse impressionnante. Ayant exposé les grands moments de l’émergence de ce concept au sein du marxisme à partir de Rosa Luxembourg, Lénine et Boukharine, Hilferding et Trotski, il développe la thèse introduite dans son livre The New Mandarins of American Power : The Bush Administration’s Plans for the World (Polity Press, 2003), et proche de celle de David Harvey, dont The New Imperialism paraît précisément la même année. L’impérialisme, dit-il, est à comprendre à l’intersection de deux processus autrefois distincts : une compétition économique entre capitaux et une compétition géopolitique entre États, aujourd’hui au sein de la Triade Europe /USA /Japon et Chine, pour le contrôle des territoires. Cette approche va à l’encontre tant de l’idée d’un dépassement transnational de la conflictualité à la Negri que de celle d’un leadership américain avancée par Panitch et Gindin.
31 L’auteur inscrit son analyse, à la fois théorique et historique, dans la longue durée, à partir de l’émergence du capitalisme dans l’espace européen. Il discute entre autres Braudel, Bois, Wallerstein, Arrighi, Tilly, Brenner, Meiksins Wood. Il aborde aussi des recherches comme celles de Chr. Wickham, portant sur la relation de l’impérialisme aux puissances féodales et tributaires, par contraste si introverties, qu’il va désintégrer. L’investigation couvre l’ensemble de l’histoire moderne.
32 Le dernier chapitre évoque une perspective assez pessimiste quant au possible affrontement entre l’Amérique et la Chine. L’Europe, en dépit de son poids économique, tend à perdre sa capacité d’influence autonome et à se définir en tandem avec les USA, qui peut aussi compter sur une certaine alliance avec le Japon et l’Inde. Contrairement à d’autres, comme Perry Anderson, qui tendent à penser que l’interdépendance économique constitue, même sous la forme du néolibéralisme, un facteur antithétique à l’affrontement guerrier, Alex Callinicos souligne par contraste que la tension et la guerre au Moyen-Orient, de la Palestine au Pakistan, manifestent sans cesse davantage une polarisation belliqueuse des USA vers les ressources fondamentales, ressorts de la puissance économique, et son irrésistible propension à occuper, au moins politiquement, cette zone-pivot entre les deux mondes. Cette posture agressive, portée à l’extrême par l’administration Bush, est largement partagée par les dirigeants démocrates.
33 Il aurait sans doute été éclairant de rapporter l’impérialisme à l’autre dimension de la mondialité contemporaine, celle qui s’esquisse dans des institutions et structurations non plus simplement internationales, mais proprement supranationales (versus transnationales). Et cela d’autant que l’un et l’autre sont puissamment entrelacés. Il reste que cet ouvrage montre efficacement que l’impérialisme n’est pas mort et que les pires dangers demeurent.
34 Jacques BIDET
Grégoire CHAMAYOU Les Chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010, 246 pages.
35 « Faire l’histoire des chasses à l’homme, c’est écrire un fragment de la longue histoire de la violence des dominants. C’est faire l’histoire de technologies de prédation indispensables à l’instauration et la reproduction des rapports de domination ». Tel est l’objectif clairement visé par cet essai érudit, qui, par ailleurs, assume une évidente dimension politique critique.
36 En analysant des faits et en décryptant les discours théoriques qui accompagnent ou légitiment cette forme de violence, l’auteur cerne, jusqu’à l’avènement de la modernité, trois principales figures : la « chasse d’acquisition du maître d’esclaves », la « chasse capture de la souveraineté tyrannique » et la « chasse d’exclusion du pouvoir pastoral ». Mais, pour Grégoire Chamayou, si de telles pratiques sont alors « régulières » et « parfois massives », s’affirme avec l’instauration de la logique capitaliste, de la chasse « aux Indiens » à celle « aux peaux noires », leur extension et leur rationalisation (le « grand pouvoir chasseur, qui déploie ses filets à une échelle jusque-là inconnue dans l’histoire de l’humanité, c’est celui du capital », soutient-il). La richesse de cet essai repose sur une étroite articulation entre considérations historiques et questionnements philosophiques ; évoquant l’esclavage moderne, l’auteur consacre par exemple un très incisif chapitre sur la « dialectique » du « prédateur » et de sa « proie ». Au-delà, Grégoire Chamayou montre avec précision comment l’État moderne, rapidement, se dote d’un « appareil centralisé de traque et de capture » (et d’enfermement), visant les bandits et les marginaux, les pauvres et les révolutionnaires. De même, il explique avec précision que la chasse « aux étrangers » relève d’une « entre-prédation entre les exploités » que la classe dominante n’hésite pas à encourager pour conserver son pouvoir (les « chasses xénophobes » sont souvent en fait des chasses « de mise en concurrence salariale », écrit-il), que les chasses « aux juifs » (il rejette avec Hannah Arendt l’idée d’un « antisémitisme éternel ») ont changé de nature (d’« émeutières », de « religieuses » et « meurtrières », elles deviennent « étatiques », « racistes » et « génocidaires ») et évoque enfin (pages en relation avec la détestable actualité concernant les migrants sans papiers) la chasse « aux hommes illégaux ». L’auteur nous rappelle également que si les chasses à l’homme peuvent être provoquées par des pouvoirs « identifiables et organisés », elles peuvent aussi être spontanément déclenchées par ce qu’Elias Canetti appelait une « meute de chasse » (Grégoire Chamayou s’intéresse ici au lynchage : « […] la barbarie continue d’habiter la ‘civilisation’ même comme sa condition cachée »).
37 Le parti pris de Grégoire Chamayou se distingue ainsi de la thèse soutenue entre autres par René Girard (admettant un « invariant de la violence dans les sociétés humaines, essentiellement fondée pour lui sur une logique de sacrifice expiatoire ») et propose aux lecteurs de « dégager ce que les grands phénomènes historiques de chasse à l’homme avaient chaque fois de spécifique dans leurs mobiles et leur fonction ». Concluant cette convaincante histoire politique, Grégoire Chamayou considère que doit être posé, parce qu’incontournable, le « problème de la protection » ; en effet, indique-t-il, la « vocation d’une communauté politique universelle, son telos » est bien d’« assurer une protection collective contre les rapports de prédation interhumains ».
38 Jean-Marc LACHAUD
PSYCHANALYSE ET SOCIOLOGIE DU TRAVAIL
Christophe DEJOURS Le Travail vivant, tome I : Sexualité et travail, Paris, Payot, 2009, 214 pages ; tome II : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, 242 pages ; Conjurer la violence. Travail, violence et santé (sous la direction de), Paris, Payot, 2007, 307 pages ; avec Florence BÈGUE, Suicide et travail : que faire ? Paris, PUF, 2009, 128 pages.
39 La tournure tragique qu’a prise l’évolution du monde du travail en France ces dernières années a propulsé Christophe Dejours au cœur de l’attention médiatique. Mais depuis longtemps déjà, son expertise en matière de santé au travail faisait de lui l’un des interlocuteurs privilégiés des autorités publiques et des syndicats. Parallèlement à l’audience accordée à son expertise de praticien, son travail théorique, articulé autour de son modèle de « psychodynamique du travail », est aussi devenu une référence dans nombre de programmes de recherches en sciences sociales. Ce processus de fertilisation des thèses dejouriennes est notamment à l’œuvre dans un certain nombre de récents travaux d’inspiration marxienne. Le modèle du travail développé par Dejours se montre particulièrement apte à informer un diagnostic critique des développements récents de l’organisation du travail capitaliste. Il présente également une conception normative sophistiquée de la subjectivité qui permet de redonner vigueur à certaines des catégories critiques essentielles du marxisme, notamment les notions de réification et d’aliénation. Néanmoins, l’importation de la théorie dejourienne du travail au dehors de l’intérêt strictement clinique restait incomplète jusque-là, parce que ses implications précises pour la politique n’avaient pas été tout à fait développées. Les récents ouvrages publiés par Christophe Dejours, notamment les deux volumes de Travail vivant, permettent de combler cette dernière lacune.
40 Avant d’aborder Travail vivant, disons quelques mots de deux autres ouvrages parus récemment. Le premier, Suicide et travail : que faire ? est avant tout un ouvrage de conseil et de méthode à l’adresse des professionnels de la santé au travail. Le livre est composé de trois parties : dans la première, Dejours pose le cadre théorique informant l’intervention en entreprise décrite dans la partie suivante. Dans cette dernière, Florence Bègue rend compte de son expérience dans une entreprise de maintenance de matériel aéronautique. La psychologue décrit l’instauration progressive d’une « organisation folle » (p. 57), produisant violence et mal-être, jusqu’à l’apparition de suicides. Elle explique ensuite le sens et les difficultés de son intervention, fondée sur les principes de la psychodynamique. Dans la troisième partie, Dejours revient sur les enseignements de cette expérience pour en tirer des conclusions de méthode.
41 Au-delà de son lectorat spécialisé, ce traité est riche d’enseignements généraux. Le récit de Florence Bègue vient prendre place parmi les témoignages multipliés de travailleurs et praticiens qui lèvent le voile depuis plusieurs années sur les caractères destructeurs de l’organisation du travail contemporaine. La phénoménologie de la souffrance ordinaire au travail délivre une accusation sans contestation possible de l’inhumanité des méthodes de gestion du travail au sein des sociétés riches. Dans son cadrage théorique, Dejours montre que l’organisation actuelle du travail est le résultat d’une « bataille du travail », engagée contre la logique des métiers, dans laquelle le « cheval de Troie » de l’analyse gestionnaire (évaluation généralisée, qualité totale) et du management post-fordiste (déconstruction des équipes, chantage à la perte d’emploi, pression par la mobilité forcée) ont été introduits pour mieux briser les solidarités, flexibiliser et individualiser le travail, au nom de la productivité. Le point de vue inhérent à l’approche métapsychologique montre ici toute sa force : c’est uniquement si l’on est capable de rendre compte théoriquement du rôle constitutif du métier et du collectif de travail dans la construction psychique individuelle et dans les rapports sociaux de travail, et par contre coup au-delà du travail (dans la famille et la cité), que les dégâts causés par l’approche gestionnaire peuvent être révélés dans toute leur étendue. L’analyse métapsychologique permet notamment de surmonter l’opposition séparant les causalités sociales des causalités individuelles, une opposition qui à chaque nouveau cas rend incertain le diagnostic (les facteurs privés expliquaient-ils à eux seuls le geste fatidique ? quelle est la part exacte des conditions de travail dans la tragédie ?) et retarde les conclusions pratiques. Cette approche apporte une réponse roborative au questionnement public face à la répétition des gestes extrêmes et la multiplication des témoignages sur la dégradation de la vie au travail. Contrairement aux préjugés négatifs possibles, l’approche « psychologique » (au sens « métapsychologique » qu’on définira plus précisément ci-dessous à propos de Travail vivant) se montre politiquement féconde, aussi bien du point de vue du diagnostic que des préconisations concrètes. Selon Dejours, la priorité revient à la démocratisation des lieux du travail, seule manière de restaurer une solidarité qui est essentielle pour permettre aux individus de tenir le choc du travail.
42 Conjurer la violence : Travail, violence et santé, ouvrage collectif de 2007, traitait déjà de questions similaires. Ce livre est un compte rendu des travaux d’une commission consacrée au thème « Violence, emploi, travail, santé ». Les récits d’expériences et d’interventions psycho-médicales publiés en annexe témoignent sous l’angle de la violence commise envers autrui de la même dégradation de la vie au travail que laisse entrevoir les cas de violence envers soi. Le diagnostic et les mesures préconisées par Dejours annonçaient ceux du livre sur le suicide. Pour lui, c’est la déstructuration du vivre ensemble au travail, causé par l’invasion des techniques gestionnaires, qui explique que les tensions au travail, ayant toujours existé, tendent de plus en plus souvent à se traduire en passages à l’acte. Le point le plus original du livre concerne le lien établi entre difficultés du travail et violence sociale. Ce lien, notamment le rôle prépondérant du chômage dans le mal-être des quartiers péri-urbains, est bien sûr documenté depuis longtemps par la sociologie. Mais l’approche psychodynamique permet d’interpréter le caractère destructeur du chômage de manière renouvelée. Elle donne en effet une explication détaillée d’un mécanisme psychosocial intuitivement évident mais que les sociologues ne peuvent que nommer sans l’expliquer, à savoir que le mépris social et la désaffiliation (que le chômage produit massivement) causent des cassures d’identité, contre lesquels les individus ont tendance à se prémunir par la violence. Selon l’approche psychodynamique, l’exclusion de l’emploi, et l’impossibilité pour les individus d’une reconnaissance sociale, conduisent nombre de populations jeunes à mettre en place des « stratégies de défense », seules manières de maintenir l’identité psychique, qui impliquent un renversement total des valeurs traditionnelles liées au travail et à l’éducation (censée mener au travail). Les positions d’ultra-virilité associées à certaines formes de cette culture alternative de la reconnaissance sont typiques de la polarisation genrée de ce type de stratégies de défense. Les mesures préconisées par Dejours, visant à assurer le plein-emploi, afin de « conjurer » la violence au travail et hors du travail, ne sont pas originales en soi. Mais l’approche psychodynamique renouvelle le sens de cette préconisation fondamentale, car au-delà du rôle général d’intégration sociale que joue l’emploi, cette approche insiste sur l’importance de la réalité de l’activité de travail, aussi bien pour la santé mentale et physique des personnes que pour la viabilité des collectifs professionnels, eux-mêmes essentiels pour développer les ressources psychologiques et éthiques nécessaires au vivre ensemble.
43 Les deux volumes de Travail vivant reprennent de manière systématique et progressive les arguments principaux de la « psychodynamique » du travail en les développant substantiellement. Le tout forme une somme théorique impressionnante, dépassant largement le cadre psychopathologique, et devrait occasionner un nouvel essaimage des thèmes dejouriens. Le premier volume, intitulé Sexualité et travail, élabore les traits fondamentaux d’une théorie du sujet, d’une « anthropologie psychanalytique », qui sert de prémisse aux arguments du second volume, Travail et émancipation, dans lequel une philosophie sociale et politique à part entière est proposée. Pris ensemble, les deux volumes veulent démontrer la centralité multivalente du travail : psychologique, épistémique, culturelle, éthique, sociale et politique.
44 De toute cette riche masse théorique, on ne peut discuter ici que des arguments fondamentaux. Pour la partie métapsychologique, c’est le suivant : il y a un lien structurel entre travail psychique (Arbeit, en référence à la prévalence du terme chez Freud, notamment dans le concept d’Erarbeitung) et travail productif (poiesis). Le travail-poiesis, par les obstacles qu’il oppose toujours à la réalisation de la tâche, force l’individu à un travail-Arbeit, c’est-à-dire un travail sur soi, qui, dans les meilleurs des cas, ouvre au sujet la voie du développement de soi. La place du corps est prépondérante. Le travail du soi sur soi permet, lorsque les conditions sont réunies, un accroissement de la sensibilité, de l’affectivité, de l’intelligence pratique « par le corps », qui est, selon Dejours, l’origine de l’intelligence au sens propre (par opposition à l’intelligence non incarnée qui n’emploie que la pensée d’emprunt), le lieu d’ancrage de la pensée. Ce défi et cet effort imposés à la subjectivité qui, lorsqu’ils sont surmontés, accroissent les pouvoirs de cette dernière, correspondent en fait au vrai sens de la pulsion et de sa sublimation. La pulsion, selon Dejours, ne doit pas être interprétée en termes biologiques ou évolutionnistes (comme une destinée naturelle faisant passer le sujet par une succession de stades prédéterminés), mais au contraire comme le conatus qui pousse le sujet à remettre en cause et à reconstruire son économie psychique. La pulsion peut ainsi se transformer, dans un travail débouchant donc sur la sublimation, en capacité de réflexion aussi bien théorique (autonomie intellectuelle) que pratique (autonomie morale). La pulsion de vie est alors repensée comme la force psychique qui se traduit, après un dérangement psychique initial demandant un travail-Arbeit, par un accroissement ordonné des différentes capacités et qui profite au moi. La pulsion de mort est celle qui entraîne une déstructuration du moi, par défaut de travail psychique, du fait de la tentation qu’elle offre de s’adonner à la jouissance sur des objets partiels. La notion de « travail vivant » désigne alors le travail quand il offre l’occasion de l’accroissement de la vie subjective, mais aussi la vie subjective elle-même lorsque cette dernière est suffisamment en possession de soi pour prendre le risque de confronter le « réel du travail », c’est-à-dire le risque de l’échec et de la remise en question.
45 Contrairement à de possibles apparences, ce lien structurel établi entre métapsychologie et travail peut faire de la psychodynamique un interlocuteur direct de recherches inspirées de Marx. Le modèle métapsychologique élaboré par Dejours peut être vu comme une clarification possible de la vision du travail au cœur de la pensée de Marx. Avant d’entrer comme facteur structurel dans les analyses d’économie politique, le travail pour Marx est une réalité anthropologique fondamentale. On peut lire la philosophie du travail proposée par Dejours comme une explication détaillée, par le biais métapsychologique, de ce que L’Idéologie allemande désigne par le terme de « processus de vie », comme le cœur anthropologique de l’approche matérialiste, ou encore comme une explicitation de la définition de la force de travail dans Le Capital. Et, bien sûr, l’opposition entre « travail mort » et « travail vivant » était déjà employée par Marx lui-même, précisément en un sens qui combinait intimement le phénoménologique (le travail comme expérience), l’anthropologique (le travail comme élément fondamental de la condition humaine) et l’économique-politique (le travail comme facteur de production). Il y a eu des tentatives célèbres dans l’histoire du marxisme pour expliciter le cœur anthropologique de la théorie marxienne du travail par recours à la métapsychologie freudienne. On pense notamment à Marcuse qui continue de produire des effets indirects dans la pensée politique contemporaine, du fait de son lien avec les théories de la « fin du travail ». Pour prendre un exemple particulièrement important, les thèses d’André Gorz, qui ont eu une grande influence sur des pensées sociologiques et politiques récentes de l’émancipation, mais aussi sur certains mouvements politiques à vocation transformatrice radicale, trouvent leur fondement dans une vision de l’être humain et de la place du travail dans la destinée humaine que les écrits de Marcuse avaient bien articulés. Dans ces pensées de l’émancipation, le travail est considéré comme une nécessité tragique qu’une nouvelle ère productive pourrait rendre superflue, libérant ainsi les pouvoirs érotiques, la « pulsion de vie », de son emprise par la pulsion de mort. La métapsychologie dejourienne, en liant pulsion de vie et travail, propose un modèle théorique permettant de corriger le réflexe de suspicion envers toute tentative de penser l’émancipation à travers la réorganisation du travail.
46 La notion fondamentale au cœur du second volume est celle d’« activité déontique du faire ». Dejours désigne par là tout le travail d’écoute, de communication et de discussion qui est requis du collectif de travail pour que les obstacles à la réalisation des tâches soient surmontés en commun. Cette activité est « déontique » car elle mobilise toute une série de valeurs et de normes qui ne sont pas simplement techniques, mais demandent de prendre en compte les intérêts et capacités de chacun. L’activité déontique est au cœur de la théorie sociale et politique de Dejours. Lorsque l’organisation du travail empêche cette activité de se déployer, les individus se retrouvent seuls face aux défis du travail. C’est alors qu’émergent les pathologies, d’une part, les violences envers autrui, d’autre part. Comme on l’a vu précédemment, les pathologies sociales contemporaines sont interprétées à partir du défaut de coopération au travail, qui provoque la fragilisation des identités individuelles, et la formation de communautés de la haine. Mais lorsque l’activité déontique peut effectivement se déployer, alors le lieu de travail devient un modèle de politique effective, et le lieu où les individus apprennent les vertus civiques au principe d’une politique d’émancipation. D’où la recommandation politique principale de Dejours : la condition d’une politique d’émancipation au sens général est la capacité offerte aux individus de se réaliser dans leur travail, ce qui requiert l’existence de collectifs de travail viables et donc le rejet de toute politique économique et sociale, et, plus généralement, de tout cadre de pensée, qui ne font la part belle qu’à la mesure de la productivité, aux dépens de l’humain. Toutefois, l’approche métapsychologique ne renonce pas à sa perspective subjective : même si l’émancipation requiert des conditions sociales favorables, principalement une organisation du travail respectueuse de l’humain, elle ne peut être qu’individuelle. Il s’agit d’offrir à chacun l’occasion de développer ses qualités propres d’autonomie intellectuelle et morale. Lorsqu’un groupe d’individus autonomes œuvre en commun, alors émerge le véritable « travail de culture », le Kulturarbeit dont parle Freud dans ses écrits de théorie sociale, à savoir la cristallisation dans des œuvres à valeur universelle de la capacité humaine à penser et transcender le destin des pulsions.
47 Il est difficile de dire de manière unilatérale comment un point de vue marxien réagira à de telles propositions. Pour certains, il manquera l’élément explicatif principal, à savoir la lutte des classes et l’extraction de la plus-value. L’explication métapsychologique sera accusée de rester en deçà du niveau auquel doivent être traités les problèmes de justice et d’injustice dans le capitalisme contemporain, à savoir l’analyse des systèmes économiques et leurs lois structurelles de fonctionnement. Mais d’autres lecteurs marxistes pourront souligner que la domination a sa place dans le modèle dejourien, précisément comme domination au travail, du travail et par le travail. Dejours ne cesse d’y revenir, notamment dans ses analyses de la domination de genre. Certains lecteurs marxistes pourront même arguer que la dénonciation d’un système de production, parce qu’il réduit le travail humain à une ressource au service de la création de valeur, et la critique des pathologies sociales à partir de cette inversion fondamentale, tout cela ressemble d’assez près au mouvement général de la pensée critique de Marx lui-même.
48 Jean-Philippe DERANTY
SUR LES DERNIÈRES PUBLICATIONS DE DANIEL BENSAÏD
49 La société nouvelle doit s’inventer sans mode d’emploi, dans l’expérience pratique de millions d’hommes et de femmes. Un programme de parti n’offre à ce propos, disait Rosa Luxemburg, que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif.
50 Le socialisme ne saurait être octroyé d’en haut.
51 Daniel Bensaïd
52 Au moment où se tient le sixième Congrès Marx International, la présence fidèle, la pensée non dogmatique et la voix chaleureuse de Daniel manquent cruellement. Professeur de philosophie (il enseignait à l’université de Paris 8 – Vincennes à Saint-Denis), militant révolutionnaire [1], ses réflexions intervenantes (que l’on songe, entre autres, à ses essais sur Walter Benjamin [2], sur la discordance des temps [3], sur le pari mélancolique [4] et sur la problématique de la résistance [5]) accompagnèrent plusieurs générations rebelles pour qui le capitalisme n’était pas un horizon indépassable. Alors que notre époque, loin d’être apaisée, s’avère brutale, que les atteintes à la dignité humaine, les modalités (élargies) de l’exploitation, les nouvelles formes d’aliénation, les inégalités économiques et les injustices sociales s’aggravent, que d’autres dangers encore, liés à l’écart qui se creuse vertigineusement entre les pays riches et les pays pauvres, à l’écrasement des cultures périphériques, à la marchandisation des découvertes scientifiques et de leurs applications technologiques, à l’indifférence des désastres écologiques provoqués par la loi du profit, se profilent, il est plus que jamais urgent, en écho aux luttes qui se développent localement et globalement, de construire, théoriquement et concrètement, une politique de l’émancipation authentiquement alternative. Les dernières publications de Daniel Bensaïd relèvent avec passion ce défi.
53 Il avait ainsi récemment présenté et commenté avec rigueur, soulignant leur actualité brûlante, quelques textes de Marx : sur la « question juive » [6], sur le droit de propriété [7], sur la Commune de Paris [8] et sur les crises inhérentes au système capitaliste [9] (le « capital porte en lui la crise », rappelait-il). Relire Marx aujourd’hui, sans dogmatisme, s’avèrait, selon lui qui n’en interrompit jamais ni la lecture ni l’étude [10], crucial. Son Marx [mode d’emploi] [11], pédagogique et sans concessions, rythmé avec humour par les illustrations de Charb, éloigné de « toute bigoterie doctrinaire », se présentait comme une « trousse à outils », permettant d’« affûter à nouveau nos faucilles et nos marteaux ». Pour Daniel Bensaïd, en effet, être « fidèle à son message critique, c’est continuer à juger que notre monde […] n’est pas réformable par retouches, qu’il faut le renverser ! » Ses lectures de Marx n’entendaient pas proposer la vérité sur Marx, mais « l’un des modes d’emploi possibles ». L’expression dit assez combien ce travail ne peut pas être désolidarisé de la pratique, de l’intervention directe dans le champ politique : interprétation et transformation du monde. Avec l’effondrement des régimes bureaucratiques à l’Est et la conversion au social-libéralisme de la social-démocratie européenne, il est urgent, pour contrer la brutalité du capitalisme financier (et les tragiques conséquences, sociales, écologiques…, imposées par la loi du marché), d’esquisser une authentique alternative politique. Dans « Keynes, et après ? » [12], Daniel Bensaïd proposait quelques « hypothèses stratégiques », fondées notamment sur le souci du bien commun et de la solidarité sociale, la remise en question du productivisme, la mise en place d’une planification « autogestionnaire et démocratique », le développement jusqu’au bout de la démocratie sociale et politique. Contre la « privatisation du monde » et la « concurrence impitoyable de tous contre tous », rappelant avec force que la « question de la démarchandisation » est « indissociable des formes d’appropriation et des rapports de propriété », l’enjeu pour lui était bien de rompre avec un système menant à la catastrophe.
54 Son Éloge de la politique profane [13], titre manifeste, tentait précisément de cerner et de relever les transformations de la politique, ses mutations, sa dérive vers les gouffres théologiques, sa crise. Il s’agissait, écrivait Daniel Bensaïd en introduction, reprenant une expression de Toni Negri, de tenter de mettre au point « un nouveau lexique politique ». Seulement, précisait-il, celui-ci « ne relève pas d’un pouvoir de nomination adamique. Il naît de l’échange conflictuel entre des langues réelles, d’expériences sociales et historiques fondatrices, de luttes de paroles ». De fait, son travail a toujours été placé sous le signe de la contradiction, du conflit, dans une « attention patiente aux déchirures de la domination d’où peut surgir une possibilité intempestive ». Suivre ce qui arrivait, depuis quelques siècles et quelques décennies à la politique, par un minutieux travail de lectures et d’interprétation de la réalité (de ses modifications et des tendances qui se dessinaient) obligeait à penser les transformations du capitalisme, de l’impérialisme, des rapports de domination et à percevoir le nouveau qui émergeait : nouveaux espaces, acteurs, débats. Cela devait, d’ailleurs, l’amener à batailler, ferme et respectueux, contre d’autres pensées de l’émancipation, contre du « nouveau » pas si « nouveau » : controverses avec John Holloway, avec Toni Negri ou, plus récemment, sur l’histoire avec Alain Badiou. Car sa lecture s’ordonnait à l’aune de quelques certitudes (relatives) : « Vous ne voulez plus de classes, ni de luttes ? Vous aurez les plèbes et les multitudes anomiques. Vous ne voulez plus des peuples ? Vous aurez les meutes et les tribus. Vous ne voulez plus des partis ? Vous aurez le despotisme de l’opinion ! »
55 Son écriture pouvait d’ailleurs épouser un ton polémique. Il répondit ainsi, dans un petit livre de circonstance [14], à Bernard-Henri Lévy, prenant prétexte d’un ouvrage de l’histrion sur la gauche pour clarifier quelques points. Il y revenait notamment sur l’infâme équation « antisionisme = antisémitisme » et sur ce que, pour lui, être juif signifiait. Il y relevait, en écho à son ouvrage précédemment cité, que « Quand la politique est à la baisse, la théologie est à la hausse. Quand le profane recule, le sacré prend sa revanche. Quand l’histoire piétine, l’Éternité s’envole ». Les trois termes (politique/profane/histoire) désignent tout à la fois ses objets d’investigation, ses soucis (et si la politique comme « art stratégique » venait à disparaître ?) et ses méthodes. Il s’y félicitait, d’ailleurs, d’être qualifié de « philosophe rustique » par Philippe Raynaud, manière de le disqualifier en raison de son militantisme. Car, en effet, il était, chose devenue rare en philosophie, un militant, qui plus est de parti : « En ces temps de vertiges médiatiques, où la flatterie journalistique persuade aisément tout un chacun qu’il a du génie, qu’il détient les clefs des mystères du monde, et qu’il est intelligent tout seul, la militance collective est une saine pratique de réalité (les idées viennent de la pratique et s’y éprouvent), de modestie (on parle et on pense dans une communauté d’égaux), et de responsabilité (à la différence du ludion médiatique, le militant est comptable de ses paroles et de leurs conséquences éventuelles) ». Co-fondateur des JCR en 1966, puis dirigeant et militant de la LCR et de la IVe Internationale (un « Que sais-je ? » il y a quelques années, revenait précisément sur « les trotskysmes » et leurs héritages [15]), ce qu’il écrivait se nourrissait de ses rencontres et débats sans sectarisme avec ses camarades, de sa solidarité active avec ceux qui luttent à l’échelle internationale contre l’ordre établi, de sa présence dans les Forums sociaux mondiaux, d’une pratique collective, soutenue, dans la durée de la politique.
56 C’est ce qui, il y a peu, au moment de la création du Nouveau Parti anticapitaliste, l’incita à publier un recueil d’articles au titre évocateur et emblématique de son parcours : Penser Agir [16]. S’y retrouvaient des textes qui, dans leur assemblement, leur succession, témoignaient du cheminement théorique et politique qui justifia la dissolution de la LCR et la création du NPA. Ces interventions permettaient de vérifier combien, loin d’être l’effet d’un emballement médiatique, la création du Nouveau Parti anticapitaliste résultait d’une analyse confirmant un changement de période (« nouvelle période, nouveau parti ») et d’opportunités politiques inédites, mais aussi d’un projet historiquement ancré et réaffirmé, depuis des décennies, du dépassement de la LCR. Si Daniel Bensaïd ne fétichisa jamais ses formes ou ses appellations, il fut l’un des fermes défenseurs de la nécessité organisationnelle, de la forme parti, comme il le rappelait dans le dernier numéro d’Actuel Marx : « Cette idée vient de loin » [17], disait-il en ouverture, souhaitant l’émergence d’« un nouveau parti, aussi fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux dominants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde ».
57 Du parti que fut la LCR, qu’il avait contribué à fonder, dont il fut l’un des animateurs et l’un des militants, refusant de s’enfermer dans la tour d’ivoire de l’intellectuel, il entendait toutefois ne pas en effacer et l’histoire et les acquis. C’est ainsi qu’il publia, avec Olivier Besancenot, Prenons parti [18], ouvrage conçu comme « une contribution sur ce que pourrait être le socialisme du XXIe siècle ». Mais ce livre de combat, somme de propositions et de principes, livré pour susciter le débat et la construction d’une alternative programmatique, vaut aussi par sa double signature qui lie deux générations et témoigne de l’attachement profond que Daniel Bensaïd accorda à la question de la transmission (ce fut, d’ailleurs, un des axes qu’il développa lors d’un récent colloque consacré au psychanalyste et militant Jacques Hassoun). Nombre de livres parus ces dernières années doivent leur existence à ce souci constant de passeur qui fut aussi, comme il l’écrivait de Walter Benjamin, « le gardien vigilant d’une ligne de partage et de démarcation ». « Fins et suites », affirmait par exemple le sous-titre d’un ensemble de textes qu’il co-signa avec Alain Krivine à l’occasion du 40ème anniversaire de mai 1968 [19]. C’était évidemment les suites qui l’intéressaient, loin de toute nostalgie d’anciens combattants, des suites qu’il pressentait, qu’il voulait ne pas encombrer de débats obsolètes. Des suites à partir desquelles il entendait toutefois rappeler les acquis de l’expérience militante du courant auquel il appartenait, internationaliste et anti-stalinien (comme il le fit encore dans un long retour théorique et historique sur la démocratie dans l’ouvrage collectif Démocratie, dans quel état ? [20])
58 Dans son ultime texte, publié dans Contretemps [21], la revue qu’il anima et dont l’existence et la pérennité lui importaient ardemment [22], Daniel Bensaïd participait au débat renaissant sur l’idée communiste. Tout en admettant que « les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé », ce qui rend nécessaire une réflexion critique sur ce que le mot « a nommé au XXe siècle », il y défendait l’« actualité d’un éco-communisme radical » et rappelait, de façon ferme et opportune, que communisme « nomme, indissociablement, le rêve irréductible d’un autre monde de justice, d’égalité et de solidarité ; le mouvement permanent qui vise à renverser l’ordre existant à l’époque du capitalisme ; et l’hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire ».
59 Jean-Marc LACHAUD et Olivier NEVEUX
Notes
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[1]
Dans Une lente impatience (Paris, Stock, 2004), Daniel Bensaïd retraçait avec clairvoyance et sensibilité son itinéraire intellectuel et politique (« Nous avons été, comme il se doit, des jeunes gens pressés. L’histoire nous mordait la nuque. […] Pourtant, rien n’arriva. Et il fallut apprendre ‘l’art de l’attente’. D’une attente active, d’une patience pressée, d’une endurance et d’une persévérance qui sont le contraire de l’attente passive d’un miracle »).
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[2]
Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Paris, Plon, 1990 (« Une politique du temps présent, où la danse du virtuel l’emporte sur le piétinement du réel, où l’éclosion des ‘peut-être‘ brise le cercle de l’éternel retour, où la hache acérée de la raison messianique croise le marteau du matérialisme critique. Où Benjamin donne l’alerte générale à la chaîne des sentinelles engourdies », ainsi concluait-il son étude).
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[3]
La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995 (il s’agissait de relire Marx « pour réveiller les virtualités enfouies sous le sommeil dogmatique du marxisme orthodoxe »).
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[4]
Le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997 (« Il est mélancolique, sans doute, ce pari sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde », écrivait-il).
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[5]
Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001 (« Pour conjurer la crise, les résistances sans projet et les paris sur un hypothétique salut événementiel ne sauraient suffire. Il faut tenir bon à la fois sur la logique de l’histoire et sur l’impromptu de l’événement. Rester disponible à la contingence du second sans perdre le fil de la première. C’est le défi même de l’action politique », constatait-il).
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[6]
K. Marx, Sur la question juive, présentation et commentaires D. Bensaïd, Paris, La Fabrique, 2006.
-
[7]
Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.
-
[8]
Politiques de Marx, suivi de Inventer l’inconnu, textes et correspondances autour de la Commune, Paris, La Fabrique, 2008.
-
[9]
Les Crises du capitalisme, texte inédit de Marx traduit par J. Hebenstreit, Paris, Demopolis, 2009.
-
[10]
On se souvient, entre autres, de son Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995.
-
[11]
Paris, La Découverte, 2009.
-
[12]
« Keynes, et après ? » in Clémentine Autain (dir.), Postcapitalisme. Imaginer l’après, Paris, Au Diable Vauvert, 2009, pp. 29-48.
-
[13]
Paris, Albin Michel, 2008.
-
[14]
Un nouveau théologien. Bernard Henri Lévy. Fragments mécréants 2, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2007.
-
[15]
Les Trotskysmes, Paris, PUF, Que sais-je ? 2002.
-
[16]
Paris, Lignes, 2008.
-
[17]
« Quelle articulation entre partis, syndicats et mouvements ? » (discussion entre D. Bensaïd, P. Khalfa, C. Villiers et P. Zarka), Actuel Marx, n° 46, 2009, pp. 12-26.
-
[18]
Prenons parti. Pour un socialisme du XXIe siècle, Mille et une Nuits, 2009.
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[19]
1968. Fins et suites, Paris, Lignes, 2008.
-
[20]
« Le scandale permanent », in Démocratie, dans quel état ?, ouvrage collectif (G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Žižek), Paris, La Fabrique, 2009, pp. 27-58.
-
[21]
« Puissances du communisme », Contretemps, n° 4, 2009, pp. 13-16.
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[22]
Voir « Daniel Bensaïd (1946-2010) à contretemps » (Editorial), Contretemps, n° 5, 2010, pp. 5-8.