Couverture de AMX_045

Article de revue

En finir avec la fin de l'art

Pages 88 à 96

Notes

  • [1]
    Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Paris, Éditions Gallimard, (coll. « Folio Essais inédits »), 2005, p. 295.
  • [2]
    Jürgen Habermas, « La modernité ; un projet inachevé », trad. G. Raulet, Critique, n° 413,1981, pp. 950-967.
  • [3]
    Lucy R. Lippart et John Chandler, « The Dematerialization of Art », Art International, n° 2, février 1968, pp.31-36. Repris dans Lucy R. Lippard, Changing : Essays in Art Criticism, New York, Dutton, 1974, pp. 225-276 (extraits traduits dans Compilation – Le Consortium : Une expérience de l’exposition, Dijon, Les Presses du Réel, 1998, pp. 502-510).
  • [4]
    Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Éditions Klincksieck, 1985.
  • [5]
    Marc Jimenez, La Critique. Crise de l’art ou consensus culturel ?, Paris, Éditions Klincksieck, 1995, p. 12.
  • [6]
    Ibid.
« […] En se donnant pour tâche de dé-visager crûment et parfois cruellement la réalité, l’art du XXIe siècle s’annonce comme étant l’art de l’iconoclastie permanente. Iconoclastie autophage, pourrait-on dire, où l’art prend le risque de briser sa propre forme sublimée pour dire le monde tel qu’il est et dénoncer toutes les figures de réconciliation ou de complicité avec lui. »

1C’est ce que nous écrivions dans La Querelle de l’art contemporain[1]. Ces lignes figurent ici en exergue, non par goût de l’autocitation, mais plutôt au titre de mea culpa. Rédigées en 2005, elles s’inscrivent dans le contexte des polémiques et des controverses qui, entre 1990 et 1998, ont opposé les partisans et les adversaires de l’art dit « contemporain ». Il apparaissait, à cette époque, que l’art des temps présents méritait mieux que l’opprobre qui frappait indistinctement les artistes, les institutions, l’État, voire un public que le « monde de l’art » jugeait avec condescendance, un public soi-disant trop ignorant et trop niais pour percevoir la manipulation dont il était victime. Plutôt que taxer globalement de nullité la totalité de la création contemporaine, l’exigence minimale était de connaître les œuvres – évidence non admise par tous –, d’apprendre à les voir et à les interpréter avant de les juger – posture rarissime, y compris chez les spécialistes attitrés de l’art actuel.

2C’était hier ! Aujourd’hui, la situation n’est en rien comparable. Si l’attention que requièrent les formes très diversifiées de la création artistique vivante demeure indispensable, la vision relativement optimiste qui entendait répondre aux contempteurs hargneux de l’« art contemporain » n’est plus de mise. Et il est de plus en plus évident que la conception d’un art « iconoclaste » et « autophage », recelant un noyau dur rebelle à la récupération institutionnelle et au marché relève d’un idéalisme résiduel et tenace, totalement décalé par rapport au statut social, économique, culturel et politique de l’art actuel. Certes, des stratégies personnelles s’instaurent, des micro-résistances individuelles aux circuits artistiques dominants se développent en marge de la logique marchande et de la spéculation outrancière, mais il su?t de circuler dans les couloirs des nombreuses foires d’exhibition internationales pour mesurer à quel point elles sont justement « marginales ».

3La querelle de l’art contemporain est donc bel et bien terminée. Cette fin signe l’obsolescence de la critique, du moins son inutilité. Elle met aussi un terme aux confrontations esthétiques sur la qualité et la valeur des œuvres, sur leur rapport à la société, sur leur lien avec le monde, préoccupations désormais dérisoires comparées aux enjeux commerciaux.

FÉTICHISME ET RÉIFICATION POST-MODERNES

4Que s’est-il donc produit en si peu de temps pour expliquer ce revirement ?

5Rien de vraiment spectaculaire, hormis le fait que s’achève le processus de modernité enclenché au début du siècle dernier. On serait tenté de dire – plus précisément et par référence à l’article de Jürgen Habermas en 1981 [2] – que s’« inachève » définitivement le « projet moderne »… ce qui finalement revient au même. Il nous faut revenir quelques décennies en arrière seulement pour comprendre comment ce qui se fait de nos jours dans le domaine de la création artistique devient le lieu de ce qu’Herbert Marcuse nommait les « satisfactions substitutives », ces gratifications compensatoires, entièrement intégrées à l’ordre établi – et éventuellement produites par ce dernier – de façon à enchaîner l’individu au système et, de ce fait, à consolider celui-ci.

6Mars-avril 1969 : à la Kunsthalle de Berne, la fameuse et mythique exposition d’Harald Szeemann, « Quand les attitudes deviennent formes », inaugure un nouvel âge d’un art non encore labellisé contemporain. De quoi s’agit-il ? D’œuvres, certes – Richard Serra, Claes Oldenburg, Josef Beuys, Lawrence Weiner, etc. –, mais aussi d’une tradition picturale qu’il convient d’« ébouriffer » déclare Oldenburg ; la peinture doit « prendre l’air », sortir des mausolées, se faire concept, processus, situation et information, quitter l’espace muséal, rejoindre la rue ou bien trouver refuge dans un pur espace mental. Szeemann enregistre les tendances de son époque et anticipe magistralement. L’art qu’il promeut est bien celui – à quelques années près – de l’après-fin des Trente Glorieuses chères à Jean Fourastié ; c’est déjà celui de la dématérialisation, de l’« immatérialité », concept à la mode, qui s’impose comme un nouveau paradigme aussi bien chez Daniel Bell que chez Alain Touraine et un peu plus tard, en 1985, chez Jean-François Lyotard, concepteur de l’exposition « Les Immatériaux » au Centre de Création industrielle de Beaubourg. Dès 1968, dans leur article intitulé « e Dematerialization of Art », Lucy R. Lippart et John Chandler voient juste [3]. En 1973, Lippart apporte des précisions importantes concernant la dissolution progressive de l’objet d’art en insistant sur les conséquences culturelles, sociales et politiques de la désintégration de l’art. La transmutation des valeurs est patente. Elle concerne la critique d’art : que faire, que dire en l’absence de l’objet ? L’artiste : comment remplit-il le vide ainsi créé ? Que faire de cette immensité de possibilités qui s’ouvre à lui du fait de la disparition de l’objet-référence et de son remplacement par le concept, l’action, la performance ?

7Le Spätkapitalismus se construit, si l’on peut dire, un art à son image, un art affranchi des diktats de la modernité finissante, sans modèles, sans valeurs, sans idéaux, sans perspective humaniste et sans « grands récits ». La période de forte croissance s’achève et les excroissances industrielles (industries lourdes), économiques (plein-emploi), ou démographiques (baby boom) se résorbent. On s’apprête, comme André Gorz en 1980, à dire « adieu » au prolétariat, pulvérisé lui aussi, évanoui dans la nature, dissous dans des cohortes de consommateurs. Les « Francfortois », comme Jürgen Habermas au-delà de sa polémique avec Lyotard, entendent résister à ces dérives immatérielles, déjà postmodernes. L’un et l’autre s’accordent au moins sur un point fondamental : il faut sauver la modernité, inachevée pour l’un, à « réécrire » pour l’autre.

8Trop tard. L’histoire de l’art est conçue sur le modèle d’une « série de pièces en enfilade », – belle image de Rosalind Krauss – que l’on peut parcourir sans heurts, de Rembrandt à Marcel Duchamp et de Manet à Jean-Michel Basquiat. L’air du temps en est déjà à la neutralité axiologique, au « tout se vaut » dans l’histoire, à l’éclectisme, au mélange des styles et des formes, au relativisme, au libéralisme et à ses futures déclinaisons en néo et ultra, à l’extinction de la critique, au consensus généralisé : allez donc critiquer une société qui s’immatérialise ! Allez donc mobiliser un ex-prolétariat vautré dans la consommation ostentatoire !

9La publication posthume, en 1970, de la éorie esthétique de eodor W. Adorno [4] coïncide avec la naissance de la société post-industrielle. L’ouvrage est inachevé. Comment Adorno entendait-il clore ce périple théorique à travers quatre décennies d’art moderne et de défense opiniâtre de la modernité ? Il n’est pas certain qu’il eût voulu « conclure ». En revanche, on sait que le philosophe s’inquiète de l’avenir, c’est-à-dire de la survie de l’art – déjà largement métamorphosé en culture – dans un monde qui ne souffre guère le caractère frondeur d’une création libre et rebelle. Adorno a entendu Pierre Boulez exiger qu’on brûle l’Opéra, Vasarely réclamer la fermeture des musées et les étudiants contestataires demander la disparition des nécropoles de l’art. Il sait bien que la vraie cible de ces exhortations est la culture bourgeoise ou plutôt la conception bourgeoise de la culture, mais il s’angoisse de la brèche ainsi ouverte dans la sphère de l’art, laquelle demeure – demeurait – envers et contre tout un lieu de liberté, de contestation, de polémique, de critique, de jouissance esthétique aussi, pour autant, confie-t-il un jour, que face au statu quo, vis-à-vis de l’ordre établi, « toute jouissance est critique ». Dans cette brèche ne tardent pas à s’engouffrer les managers culturels, au nom de la démocratisation de la culture justement, de son économie aussi. L’État investit, institutionnalise, dépoussière les musées désertés, multiplie la construction d’espaces et de lieux confortables pour le bien-être d’un public toujours adepte des « récréations dominicales », comme le disait ironiquement Eugène Ionesco, qui a tôt fait d’assimiler art et distraction, culture et divertissement.

10Dès les années 1970, à plus forte raison à partir de 1980, et surtout au lendemain de 1989, les fondements marxiens de la réflexion d’Adorno sur l’art – le caractère fétiche de la marchandise et la théorie de la réification (les rapports sociaux de production prenant fatalement la forme de rapports entre les choses et la réduction des individus à leur force de travail), ne peuvent plus guère servir de référence sous le régime du capitalisme libéral en voie d’expansion. L’accroissement spectaculaire du marché de l’art et de la consommation culturelle ne cesse de démentir les principes d’une esthétique « négative » qui souligne de façon aussi radicale et intransigeante le caractère irréconciliable de l’individu et du monde, de l’art et de la société.

11Le mérite d’une telle théorie résidait incontestablement dans le fait que, de toutes les esthétiques philosophiques forgées au XXe siècle – on pense notamment à celle de Georg Lukács, d’Ernst Bloch, ou d’Ernst Fischer –, seule la théorie d’Adorno s’était risquée à analyser, à commenter, à interpréter les œuvres modernes. Militer en faveur de leur reconnaissance supposait qu’on lutte simultanément sur trois fronts : contre l’académisme, le conservatisme et le traditionalisme bourgeois, contre l’exécration nazie envers l’« art dégénéré » et contre la détestation stalinienne vis-à-vis de l’art « décadent ».

12Aujourd’hui, cette « défense et illustration » résolue de l’art moderne au moment même de son émergence – dès le milieu des années 1920 – impressionne par sa pertinence et par la cohérence d’une thèse qui vise à saisir le sens de la création artistique dans le plan général d’une philosophie de l’histoire. Mais un regard rétrospectif pourrait aussi a?rmer qu’elle concentre les illusions et les désillusions d’un siècle largement dominé par les espoirs et par les utopies avant-gardistes. Il faut cependant voir plus loin. Esthétique de la modernité, la théorie d’Adorno est également une esthétique de la fin de la modernité. Le philosophe n’était pas dupe de cette évolution. Il savait qu’il y avait tout lieu de craindre le pire, à savoir que l’art oublie sa propre histoire qui est celle, aussi, des souffrances accumulées dans le passé. C’est en cela que l’exposition de Szeemann, en 1969, six mois avant la disparition d’Adorno, prend une signification particulière. Elle marque un tournant décisif. Indirectement – et contre les intentions initiales de Szeemann –, elle trace une voie triomphale au « kitsch » postmoderne et prépare sa victoire écrasante sur l’« avant-garde » – pour reprendre les termes de Clement Greenberg. Elle anticipe le passage de l’esthétique au tout culturel, plus précisément à la logique économico-culturelle, laquelle n’est assurément plus commandée par l’art, mais obéit au système économique du capitalisme libéral. Les attitudes sont effectivement devenues formes et processus, dématérialisées et virtualisées sans faire disparaître pour autant les peintures, sculptures, ready-made et autres objets divers, choses matérielles – parfois en matériaux précieux, rares et chers – que se disputent les collectionneurs, les galeristes, les marchands, les hommes d’affaires et les spéculateurs. Fétichisme et réification de l’objet d’art sont encore dans ce domaine, et sans doute pour longtemps, d’actualité.

13La « forme » dont il est question ici n’a évidemment rien à voir avec la forme éclatée, déstructurée des œuvres de la modernité dont parle Adorno ; tout le contraire de cette « synthèse non violente des éléments épars de la réalité » dans laquelle se révèlent les failles et les dysfonctionnements de la société et du monde. Les artistes exposés en 1969 à Berne, aussi dérangeants soient-ils au regard des canons de la modernité classique (Josef Beuys, Mario Merz, Claes Oldenburg, Richard Serra, Lawrence Weiner, etc.), ne veulent pas – et d’ailleurs ne peuvent évidemment pas – révolutionner la société, quels que soient, parfois, la virulence et le caractère provocateur de leurs déclarations ou de leurs discours anti-capitalistes (tels ceux de Beuys, par exemple). La manifestation de Szeemann inaugure l’exposition comme genre spécifique où se côtoient le grand public, l’amateur averti, le collectionneur et le marchand, sous l’œil attentif du nouveau promu, maître des lieux et metteur en scène, à la fois coordinateur, décideur, manager et gourou : le « curateur », anglicisme qui, tout bien considéré, remplace avantageusement le « commissaire ». L’institutionnalisation de l’art dans les années 1980, en France, – création des FRAC, et ouverture des centres et instituts d’art – renforce ce processus de socialisation de l’art, qui ressemble plus à une démocratisation culturelle qu’à l’instauration d’une culture véritablement démocratique. Ce qui triomphe, en effet, c’est bien ce culturel de moins en moins sectaire et sélectif dont je disais, il y a déjà près de quinze ans, qu’il est tolérant, boulimique, ignorant les hiérarchies et les différenciations esthétiques, « apte à transfigurer chaque exposition ‘culturelle’ en exhibition de sa propre mansuétude » [5]. Et le diagnostic porté à l’époque me semble encore partiellement valable : « Quel que soit son objet, art du passé, art moderne et contemporain, contre-culture au quotidien, et en dépit de son aptitude à mettre au jour un potentiel subversif niché au cœur de l’œuvre, la critique esthétique est condamnée, bon gré mal gré, à abdiquer devant la puissance d’assimilation du culturel » [6]. Partiellement, car il convient de prendre en compte aujourd’hui la dimension économique fondamentale de notre époque, à savoir le gonflement artificiel de bulles spéculatives dans tous les domaines, y compris dans celui des œuvres d’art. Il est vrai que j’ignorais tout, à l’époque, des théories de Joseph Stieglitz expliquant les mécanismes du marché boursier. La grande question de l’art comme « autonomie et fait social », qu’Adorno situait encore dans le cadre d’une problématique marxiste, n’a plus guère de sens aujourd’hui. L’autonomie s’est muée en hétéronomies institutionnelle, économique et politique, et le fameux « fait social » ne renvoie plus à rien d’autre qu’à ces files d’attente interminables qui, obéissant à une sorte de réflexe pavlovien, se forment à l’entrée des lieux culturels dès lors que les stimuli multimédias ont bien fonctionné.

UNE POSTURE D’INTERVENTION

14Les thèses les plus récentes concernant un éventuel renouveau de la fonction critique de l’art contemporain se fondent sur la multiplication des pratiques marginales, en rupture avec la tradition moderne, décalées par rapport à l’art contemporain o?ciel. On abandonne la pesanteur du matériau et la densité de l’objet au profit du processus, du virtuel, de l’action immédiate et éphémère en pariant sur leur volatilité et donc leur caractère di?cilement récupérable. Et l’on reparle des happenings, d’Allan Kaprow, des performances… lesquels, à dire vrai, n’ont jamais quitté la scène de l’art. On pense à ces utopies plutôt joyeuses qui misaient, dans les années 1970, sur la déterritorialisation possible de subjectivités désirantes, à l’origine de petites stratégies capables, à la longue, de miner le système de l’intérieur. On se souvient par exemple de Présence Panchounette ! Une sorte de ver dans le fruit. Un ver d’une patience infinie ! Mais ces stratégies souffrent de la plus évidente contradiction : ou bien elles restent marginales – aussi méritantes soient-elles – et seule une minorité d’initiés ou de happy few s’y intéressent, ou bien elles franchissent le mur de la notoriété, notamment médiatique, et leur impact prétendument critique, provocant ou subversif, disparaît.

15La réactivation d’une fonction critique de l’art à travers ces postures – dont le web et les blogs se font largement l’écho – est donc loin d’être assurée. On pourrait même considérer que leur large couverture électronique et leur succès sur la toile sont un indice de leur caractère totalement inoffensif.

16S’il est vrai qu’aucune œuvre d’art ne constitue plus un scandale vis-à-vis de cette surpuissance que constitue la réalité économique et politique apte à « convertir » l’art en culturel et à l’intégrer dans le système consumériste, comment sortir de cette alternative – un vrai dilemme – entre la froide soumission au marché, le compromis avec les institutions, l’insertion dans le circuit international et les pratiques « processuelles » finalement confidentielles et réservées aux initiés ?

17En bref, comment « repenser les conditions sociales et économiques de l’art », pour reprendre la formulation du « Forum de l’essai sur l’art » version 2008, dès lors qu’il s’agit non pas de spéculer dans l’abstrait mais de formuler des propositions concrètes ?

18Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’art demeure encore largement soumis au régime de la séparation des sphères d’activité. En dépit de l’hétérogénéité des pratiques, des formes, des matériaux, de l’inter et de la pluridisciplinarité qui caractérisent la création contemporaine, celle-ci entretient de trop rares relations avec la science et les technologies avancées.

19Paradoxalement, libérer l’art des sujétions dont il est victime de nos jours consisterait à le ré-ancrer sur des savoirs, des techniques et des pratiques qui, en elles-mêmes, entretiennent déjà un rapport étroit et permanent, voire quotidien, avec la société et l’économie. L’art recouvrerait ainsi une fonction d’intervention effective dans la réalité, un rôle qu’il n’assume pas véritablement lorsqu’il n’est plus que divertissement ou se vaporise, comme on l’a dit, dans une aura gazeuse. Quelques axes de recherche peuvent ainsi être dégagés, susceptibles de donner lieu à une réflexion plus approfondie :

  • Aujourd’hui, les artistes – plasticiens, cinéastes, vidéastes, photographes, infographistes, performeurs – hésitent de moins en moins à s’approprier les techniques de pointe afin de réaliser des travaux auxquels ils assignent une finalité artistique. Ces techniques, détournées de leur but premier – la recherche fondamentale ou les applications industrielles – permettent d’élaborer des œuvres qui traitent d’aspects importants du « monde vécu » sur les plans culturel, anthropologique, éthique, juridique ou sociétal. Il en est ainsi de l’art transgénique, des expérimentations artistiques à partir des techniques du clonage, et plus généralement des NST (nanosciences et nanotechnologies). Hormis quelques articles ciblés dans des revues ou des sites Internet spécialisés, aucune étude d’ensemble n’existe actuellement proposant une réflexion coordonnée et argumentée sur les enjeux multiples qui, portant initialement sur les orientations parfois inattendues de la création contemporaine, dépassent largement le cadre strictement artistique. Seuls un recensement et une analyse des travaux en cours permettraient d’interpréter esthétiquement et philosophiquement ces tendances artistiques qui interfèrent chaque jour davantage avec le champ scientifique, notamment dans le domaine de la biologie, qu’il s’agisse de la transgénèse, de l’hybridation végétale ou animale, ou bien de la synthèse de séquence ADN artificielle. Le bioart et l’art biotech s’intéressent au vivant, au corps, sur les plans clinique, psychologique, éthique, social et esthétique. Les travaux des artistes chercheurs du Laboratoire de Recherche artistique de l’University of Western Australia – notamment ceux d’Oron Catts et de Ionat Zurr – créant du « cuir biologique » à partir de cellules souches, sont exemplaires de ces préoccupations nouvelles qui croisent d’autres secteurs comme les réparations esthétiques et la reconstruction du corps meurtri ou handicapé ;
  • Environnement et développement durable constituent actuellement des thèmes figurant en première ligne sur l’agenda des politiques, des scientifiques et des économistes. Pourquoi pas également sur celui des artistes ? Certains s’en soucient déjà, aux États-Unis, en Australie, quelques-uns en Allemagne et en France. Or il est possible de mettre en place des protocoles de collaboration avec des scientifiques de haut niveau, par exemple avec des géophysiciens. Il s’agirait d’étudier les pratiques d’instauration d’œuvres entre l’art contemporain le plus ouvert sur le monde actuel et les travaux les plus ambitieux et rigoureux des sciences de la terre. D’autres actions isolées sont actuellement conduites par des artistes associés à des scientifiques préoccupés, par exemple, par la fonte de la banquise arctique sous l’effet du réchauffement climatique ou encore par la destruction de la canopée dans les zones intertropicales ;
  • Actuellement, les questions que pose l’art aux neuroscientifiques trouvent un début de réponse dans un corpus de travaux empiriques réalisés essentiellement au sein des sciences cognitives et de la psychologie cognitive sur la manière dont le sujet « traite » cet objet particulier. Ainsi les protocoles expérimentaux concernent, notamment, la réception de l’objet d’art. Ils tentent de déterminer l’importance de l’émotion dans l’expérience esthétique, ses corrélats neuronaux et les processus cognitifs qui sous-ten-dent les processus créatifs. Il conviendrait d’explorer plus profondément les implications de ces expérimentations non seulement d’un point de vue clinique et thérapeutique, mais aussi sur le plan social et économique.

20Quarante ans après l’exposition d’Harald Szeemann, les attitudes sont effectivement devenues formes et processus, dématérialisées et virtualisées. Pour autant, les peintures, sculptures, ready-made et autres objets bien concrets et matériels continuent d’alimenter le fétichisme d’une partie « fortunée » du monde de l’art.

21Mais, ni le fétichisme ni la totale désubstantialisation ne sont une fatalité. Pas plus que le désenchantement postmoderne. Il revient à l’art de recouvrer une posture d’intervention en interaction avec les avancées de la recherche scientifique et les pratiques sociales que celle-ci engendre. C’est notamment par cette voie que l’art peut jouer son rôle proprement « politique » à l’intérieur de la Cité. n


Date de mise en ligne : 09/04/2009

https://doi.org/10.3917/amx.045.0088

Notes

  • [1]
    Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Paris, Éditions Gallimard, (coll. « Folio Essais inédits »), 2005, p. 295.
  • [2]
    Jürgen Habermas, « La modernité ; un projet inachevé », trad. G. Raulet, Critique, n° 413,1981, pp. 950-967.
  • [3]
    Lucy R. Lippart et John Chandler, « The Dematerialization of Art », Art International, n° 2, février 1968, pp.31-36. Repris dans Lucy R. Lippard, Changing : Essays in Art Criticism, New York, Dutton, 1974, pp. 225-276 (extraits traduits dans Compilation – Le Consortium : Une expérience de l’exposition, Dijon, Les Presses du Réel, 1998, pp. 502-510).
  • [4]
    Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Éditions Klincksieck, 1985.
  • [5]
    Marc Jimenez, La Critique. Crise de l’art ou consensus culturel ?, Paris, Éditions Klincksieck, 1995, p. 12.
  • [6]
    Ibid.

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