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Article de revue

Esthétique et anthropologie.

Approche de la dernière esthétique de Georg Lukács

Pages 24 à 35

Notes

  • [1]
    V. Segalen, Les Immémoriaux, in Œuvres Complètes I, Paris, Éditions Robert Laffont (coll. « Bouquins »), 1995, p. 107.
  • [2]
    É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 2.
  • [3]
    La même tendance intégrative se dessine à cette époque, sous des formes diverses, chez les historiens allemands de l’art et de la culture : de Burckhardt (qui était Suisse) à Schmarsow, de Riegl à Wölfflin, de Wundt à Lamprecht. Voir sur ce thème G. Didi-Huber-man, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
  • [4]
    M. Raphael, « Zur Kunsttheorie des dialektischen Materialismus » (1932), in Marx Picasso, Francfort/Main – Paris, Qumran Verlag, 1983, p. 52.
  • [5]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 77.
  • [6]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, Neuwied et Berlin, Luchterhand, 1963.
  • [7]
    Citons pour mémoire la fin de non-recevoir opposée par Adorno à toute réflexion sur les origines de l’art (« Théories sur l’origine de l’art », dans les paralipomènes à la Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Éditions Klincksieck, 1995).
  • [8]
    On ne peut nier que Lukács se laisse parfois aller aux commodités d’un évolutionnisme linéaire, facilitant ainsi grandement la tâche de ses détracteurs. Il reprend ainsi (en 1963 !) à Frazer le schéma historique magie – religion – science, déjà battu en brèche par Marcel Mauss (en 1903 !) (voir M. Mauss, « Théorie générale de la magie », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 2006, pp. 4 sq.). E.R. Dodds (Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Éditions Flammarion, 1965) et G.E.R. Lloyd (Origines et développement de la science grecque, Paris, Éditions Flammarion, 1990) ont depuis montré, par exemple, que la pensée magique avait au contraire accompagné pendant toute l’Antiquité l’essor de la pensée scientifique grecque. Nous verrons plus loin que le même reproche peut être adressé à Lukács à propos d’un certain nombre d’interprétations utilitaristes.
  • [9]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 176.
  • [10]
    A. Gehlen est cité in G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. I, p. 210.
  • [11]
    G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, Neuwied et Berlin, Luchterhand, 1986, t. II, p. 346.
  • [12]
    Ibid., p. 358.
  • [13]
    Ibid., p. 419.
  • [14]
    On pourrait évoquer ici ce que George Herbert Mead dit de l’« Autrui généralisé » : l’individu se constitue par l’intégration du point de vue de l’Autre, il construit ses valeurs par référence aux valeurs qui ont cours dans son entourage, parce que c’est la seule manière pour lui d’être reconnu par celui-ci. Mead, cependant, s’en tient au cadre du groupe social (fût-il élargi aux dimensions d’une communauté future), alors que Lukács pose la nécessité d’une référence à l’ensemble de l’humanité comme sujet collectif. Voir G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société, trad. D. Cefaï et L. Quéré, Paris, PUF, 2006.
  • [15]
    G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., t. II, pp. 362 sq.
  • [16]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. II, p. 31.
  • [17]
    Il s’agit ici d’une thèse personnelle, à mon avis indispensable à la cohérence du propos lukácsien. Elle pose évidemment la question du support de cette « mémoire inconsciente ». Je me contenterai de signaler l’importance, dans ce contexte, de la théorie darwinienne de l’hérédité des gestes expressifs et de l’analyse gehlenienne des institutions (notamment de l’institution « art », qui seule permet aux œuvres elles-mêmes d’être « non seulement l’organe visuel, auditif, sensible de l’humanité — de l’humanité en chaque homme individuel —, [mais] aussi sa mémoire » [Ibid., t. I, p. 514]). On voit ici comment la référence à Darwin et Gehlen (et, comble de vulgarité, Pavlov) évite du moins à Lukács d’introduire une « vie des formes » autonome, ou une mémoire étendue à toute « matière organique » (voir G. Didi-Huberman, L’Image survivante, op. cit., p. 241, avec les contre-exemples d’Ewald Hering, Samuel Butler et Richard Semon. La question du support de la mémoire et de la diffusion des formes est évidemment au cœur de la théorie warburgienne de la survivance).
  • [18]
    Dans cette perspective, les formes conflictuelles de l’éthique auxquelles la littérature, sinon notre expérience personnelle, nous a habitués, appartiennent à la « préhistoire » de l’éthique, comme la lutte des classes appartient à la préhistoire de l’humanité.
  • [19]
    Depuis certaines croyances africaines jusqu’aux spéculations post-bibliques de Walter Benjamin et Gershom Scholem.
  • [20]
    Voir les remarquables intuitions de Walter Benjamin (dès 1935, avant la découverte de Lascaux !) dans « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Œuvres III, trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, Paris, Éditions Gallimard, 2000, p. 79. On peut remarquer à ce sujet que la première mesure prise par les « autorités » lors de la découverte des plus récents sites préhistoriques (grottes Chauvet et Cosquer, après Lascaux) a été de les interdire au public, c’est-à-dire de les rendre à nouveau inaccessibles. Cette singulière répétition suggère une autre piste : peut-être les figures paléolithiques devaient-elles, dès l’origine, être protégées. L’image réussie, comme le vrai nom de la chose, ne doit pas être mise entre toutes les mains, ni exposée à tous les regards. Non seulement parce qu’elle donne à l’individu qui la maîtrise un dangereux pouvoir, mais aussi parce que ce pouvoir est fragile. La représentation a quelque chose de sacrilège, elle expose (au double sens du terme) l’essence de l’être représenté. L’image et le langage véritables sont « tabou », il faut leur substituer des leurres.
  • [21]
    A. Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, t. I : La Préhistoire et le Moyen Âge, Paris, Éditions Le Sycomore, s. d., p. 27.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Des analyses beaucoup plus fines ont essayé de mettre en évidence une structure cachée dans l’agencement des figures. Voir Max Raphael, « L’art des cavernes préhistoriques », trad. R. Rochlitz et P. Brault, Café n° 3,1983 ; André Leroi-Gourhan, L’Art pariétal, langage de la préhistoire, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992 ; Jean-Louis Schefer, Questions d’art paléolithique, Paris, P.O.L., 1999. Mais toutes ces interprétations impliquent une déspatialisation de l’objet, qui devient ou « message » ou « corps » – et confirment dans cette mesure le diagnostic lukácsien de Weltlosigkeit. Il est tentant, par exemple, de rapporter la rupture entre le paléolithique et le néolithique au conflit entre un modèle organique (la grotte est un corps) et un modèle géométrique (le champ est un espace). Sur la conception lukácsienne de la « mondanité » comme critère central de l’esthétique, voir mon article « L’Œuvre-monde », in Art et politique 2, sous la dir. de J.-M. Lachaud et O. Neveux, Paris, Éditions L’Harmattan, (coll. « Ouverture philosophique »), à paraître début 2009.
  • [24]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. I, p. 328.
  • [25]
    M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. Tina Jolas, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 74.
  • [26]
    Richard Lee est cité par M. Sahlins, op. cit., p. 63.
  • [27]
    Ibid, pp. 80 sq.
  • [28]
    Voir A. Gehlen, « Une image de l’homme », in Anthropologie et psychologie sociale, trad. J.-L. Bandet, Paris, PUF (coll. « Philosophie d’aujourd’hui »), 1990, pp. 51 sq.

1L’œuvre d’art pose, éminemment, la question de la temporalité de l’invention humaine. L’œuvre dure : pas seulement l’objet matériel, mais l’idée qu’elle figure. Si elle n’a pas de subsistance propre, on la répète, et le rite prend la même valeur d’éternité que la sculpture de granit — et que la montagne par-dessus.

2« L’heure était propice à répéter sans trêve, afin de n’en pas omettre un mot, les beaux parlers originels : où s’enferment, assurent les maîtres, l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, le façonnage des vivants, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maori. Et c’est affaire aux promeneursdenuit, aux haèré-po à la mémoire longue, de se livrer, d’autel en autel et de sacrificateur à disciple, les histoires premières et les gestes qui ne doivent pas mourir » [1].

3Même l’objet technique, utilitaire, ne se périme pas tant qu’on le croit : l’outil et la machine gardent leur puissance évocatoire longtemps après que l’usage s’en est perdu. Nous sommes requis par tout ce que l’homme a fait, sitôt que se dissipe le brouillard de l’habitude. Il ne s’agit pas là d’une disposition subjective, mais d’un mode d’être des objets, dont les œuvres d’art témoignent plus que tout autre. L’esthétique doit s’interroger sur cette action de l’œuvre dans (et sur) le temps, elle doit éclairer la structure ontologique qu’elle présuppose : cette même structure qui, nouant survivances, traditions, imagination, fait résonner le passé dans l’objet actuel.

4La résilience des œuvres suggère l’idée de la permanence du genre humain, elle lui donne un support matériel. Elle supprime entre les époques l’étrangeté, sans abolir les différences. De toute évidence, le temps reste toujours en course. Des matériaux, des formes, des contenus différents sont apparus. D’anciens ont peut-être disparu. De quel homme la succession des œuvres projette-t-elle l’image ? Marx s’est une fois aventuré sur ce terrain, sans bonheur : l’épopée grecque comme expression d’une « enfance normale » de l’humanité, merveilleux moment d’équilibre entre l’état réel de la société et l’image qu’elle se fait du monde. C’est aller contre le témoignage criant de l’expérience esthétique. L’art archaïque n’est pas une promesse : l’éblouissement et le mystère de la mise en forme symbolique du monde sont donnés là tout entiers, dès le départ. La fuite même du sens ne nous rend pas les œuvres plus étrangères. Plus loin encore que les récits homériques, les peintures et les gravures paléolithiques, les agencements de mégalithes, les mythes originels exercent une fascination où le charme du primitif n’a aucune place. Il faut ici rappeler une évidence : la découverte esthétique de l’art dit primitif est un phénomène récent, que ni Marx ni Hegel n’ont intégré dans leur construction théorique. Elie Faure publie le premier volume de son Histoire de l’Art en 1909, Carl Einstein La sculpture nègre en 1915, Franz Boas L’Art primitif en 1927, la grotte de Lascaux est découverte en 1940. L’image des âges de la vie, déjà bancale à propos d’Homère, perd toute plausibilité devant les témoignages toujours plus nombreux d’un art hautement élaboré, rien moins que naïf, dans les stades archaïques de l’humanité.

LE TOURNANT ANTHROPOLOGIQUE

5Les anthropologues du tournant du XXe siècle (de Tylor à Boas) rabattirent la distance temporelle sur la distance géographique et culturelle. Les pratiques mélanésiennes et australiennes semblaient éclairer les origines et la nature profonde de l’art. De la même manière, Durkheim annonçait en ouverture de son étude sur Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) : « Nous n’étudierons donc pas la religion très archaïque dont il va être question pour le seul plaisir d’en raconter les bizarreries et les singularités. Si nous l’avons prise comme objet de notre recherche, c’est qu’elle nous a paru plus apte que toute autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité » [2]. Depuis, les spécialistes n’ont cessé de nous mettre en garde contre la tentation d’identifier les cultures dites primitives à une hypothétique origine (dont on manquerait ainsi la complexité réelle et le caractère historique). Il reste que la méthodologie développée à ce moment-là révélait effectivement « un aspect essentiel et permanent de l’humanité » — indépendamment de son caractère inaugural (ou non) : l’unité fondamentale du fait culturel. L’anthropologie a montré que l’art, tel qu’il se dessine dans les pratiques occidentales contemporaines, n’est qu’un domaine particulier dans le vaste circuit des formes et des significations. À mesure qu’on remonte vers l’« archaïque » — c’est-à-dire vers des états de moindre division du travail —, la distance s’amenuise entre les divers modes d’activité et d’expression, faisant ressortir l’unité de l’univers social. À cet égard, oui, l’anthropologie a été pour l’esprit européen une manière de se confronter à ses origines [3].

6L’articulation anthropologique de la distance temporelle et de la distance géographico-culturelle porte moins sur les contenus particuliers que sur la structuration du champ social. La « religion archaïque », l’« art des origines », ne nous renseignent pas tant sur la religion et l’art d’aujourd’hui, ou sur l’essence permanente de la religion et de l’art, que sur un mode d’organisation et d’imbrication des « niveaux d’existence ». Max Raphael, qui se frotta à l’exégèse marxiste avant de se lancer dans de brillantes incursions dans l’anthropologie philosophique et le déchiffrement de l’art paléolithique, a voulu résoudre en ce sens la question abstraite du « développement inégal » de la production matérielle et de la création artistique (il s’agit encore de la question posée par Marx à la fin de l’« Introduction à la critique de l’économie politique » : comment une société économiquement peu développée a-t-elle pu produire des œuvres aussi accomplies que les épopées homériques ? ) : « L’art, qui est une unité des moyens de production spirituels et de la capacité d’organisation spirituelle (et de bien d’autres facteurs), ne progresse pas seulement en proportion de l’évolution des moyens de production matériels, mais en proportion de la relation entre les moyens de production matériels et la capacité d’organisation matérielle » [4]. Raphael rappelle une autre évidence essentielle pour notre propos : l’« art » comme tel n’existe pas, il est une manière abstraite de désigner une multitude de pratiques et d’objets, de sorte que le « développement » de l’une ou l’autre de ses spécialités ne prend son sens que dans l’organisation générale du domaine. De même, chaque champ spécifique génère sa propre inertie, suscitant un rapport de rivalité entre champs qui brouille le rapport univoque d’une société ou d’une classe sociale avec ses productions culturelles. Ce sera exactement le propos de Pierre Bourdieu un demi-siècle plus tard qui, croyant marquer une réserve à l’égard du marxisme, écrit : « Ce qui se passe dans le champ est de plus en plus dépendant de l’histoire spécifique du champ, et de plus en plus di?cile à déduire ou à prévoir à partir de la connaissance de l’état du monde social au moment considéré » [5].

VUE CAVALIÈRE SUR LE SYSTÈME ANTHROPOLOGIQUE DE LUKÁCS

7Ce mouvement d’autonomisation des champs culturels, complexifiant progressivement une totalité sociale qui reste tout au long de l’histoire le but dernier de l’homme, le support et le garant ultime de son identité humaine : tel est exactement l’axe autour duquel tourne la dernière Esthétique de Georg Lukács [6]. Aucun penseur n’a intégré à un tel degré de systématicité la dimension anthropologique de l’esthétique [7]. L’évolution de l’humanité est envisagée ici en termes de différenciation : face à la pression du réel, l’homme articule diverses « réponses » d’ordre pratique — le savoir-faire technique, le travail productif, l’organisation sociale, mais aussi les loisirs et le jeu — ou symbolique — l’art, la connaissance, la morale. Ces sphères se dissocient les unes des autres, elles s’autonomisent en intégrant au fur et à mesure leurs différents avatars et en entretenant un rapport toujours plus lointain, toujours plus complexe, mais en dernier recours indéracinable, avec l’immédiateté quotidienne.

8Ainsi s’établit une relation de correspondance entre le plan génétique « diachronique » et le plan ontologique « synchronique » : les différents stades historiques d’autonomisation des sphères survivent comme différents degrés de pureté dans l’exercice actuel des activités spécialisées. Les pratiques de l’humanité ancienne se perpétuent dans le clair-obscur de la vie quotidienne, où l’homme revient à un niveau de conscience moins différencié. L’histoire, en somme, ne crée rien — elle n’efface rien non plus. Le « progrès » consiste en un double mouvement de différenciation et de réintégration : c’est tout autre chose que l’idée traditionnelle d’un avancement des « lumières », conçu comme processus linéaire et négatif de dissipation des erreurs et des illusions, tout autre chose aussi qu’une vision évolutionniste, postulant le remplacement progressif d’un état par l’autre [8].

9Or cette fonction de différenciation/intégration apparaît comme le prolongement d’une faculté de synthèse déjà impliquée dans l’exercice des facultés élémentaires de l’être humain, telles que la perception sensible, la gestuelle, le langage. Les expériences de Pavlov, par exemple, ont montré qu’entre le raisonnement logique et les mécanismes physiologiques, il n’existe pas une séparation hermétique : les chaînes associatives se transforment constamment en réactions spontanées. Quand un animal réagit au stimulus « associé » exactement de la même manière qu’au stimulus « premier », son organisme supprime en quelque sorte un maillon de la chaîne logique qui relie le son de la clochette au plaisir de manger. De la même manière, la Gestalttheorie et les réflexions phénoménologiques qu’elle a nourries montrent comment le corps humain gère spontanément un changement inattendu (une perte d’équilibre, un changement quelconque) par une réaction globale, mettant en jeu l’image du corps tout entier. La perception du corps propre, dit Merleau-Ponty, ne résulte pas d’une simple addition d’informations, mais d’une synthèse immédiate, comme si le corps lui-même était un unique organe sensoriel. Cette mise en forme du monde par le corps suggère à Merleau-Ponty le parallèle avec la création artistique : le corps — non seulement dans son comportement propre, mais aussi dans sa façon de percevoir ou de façonner l’environnement — est d’abord un style[9]. L’analyse phénoménologique de la faculté synthétique inscrite dans les fonctions sensorielles et comportementales, avant toute démarche réflexive, s’accorde parfaitement avec l’approche de Lukács. Le corps fonctionne comme une totalité organique, et c’est à travers cet organe intégrateur, dans cette synthèse primordiale, que le monde nous apparaît. Il y a plus : les processus d’accoutumance et d’apprentissage, qui forment peut-être le premier objet des relations humaines, reposent entièrement sur ce mécanisme physiologique. Lukács s’appuie ici sur les analyses d’Arnold Gehlen, pour montrer comment la vue, en particulier, assimile des informations venues d’autres champs sensoriels (le toucher, l’ouïe, le goût) ou de la mémoire d’expériences passées. Gehlen écrit ainsi : « Les choses, l’une après l’autre, sont prises et laissées, mais au cours de ce processus, elles s’enrichissent insensiblement d’une intense symbolique, si bien que finalement, l’homme les embrasse d’un coup d’œil, sans avoir à se donner la peine de les prendre en main, et y aperçoit directement des valeurs d’usage et d’interaction qui devaient auparavant être laborieusement dégagées par une activité propre » [10]. De sorte que si l’aigle voit mieux que l’homme, l’œil humain voit infiniment plus de choses que celui de l’aigle — parce que l’homme travaille et devient progressivement l’auteur du monde dans lequel il vit. Il y a ainsi une histoire des sens, de même qu’une histoire des gestes et des postures, qui suivent le mouvement même d’humanisation du monde. La formation des cinq sens, dit Marx dans les Manuscrits de 1844, est l’ouvrage de toute l’histoire du monde.

10Le travail humain n’enrichit pas seulement les mécanismes physiologiques, il informe aussi la conscience, d’autant plus que le monde résiste, que l’acte effectif ne coïncide pas parfaitement avec l’acte intentionné. Il est à la fois moins et plus : moins parce qu’il ne satisfait pas complètement les attentes dont il est né, plus parce que l’acte met en branle une multitude de chaînes causales « collatérales » qui n’avaient pas été prévues à l’origine, et qui n’ont même pas nécessairement à être prises en compte dans l’acte en cours. L’acte effectif et l’acte intentionné présentent ainsi un degré plus ou moins grand d’adéquation, résultant de l’autonomie ontologique du monde objectif. Ce rapport d’adéquation constitue pour Lukács la forme première de la valeur : un objet résultant d’un acte humain intentionnel aura plus ou moins de valeur, selon qu’il sera plus ou moins conforme à l’intention à laquelle il répond. Par suite, les objets naturels eux-mêmes seront appréciés en fonction des usages auxquels ils se prêtent. Avec l’élargissement progressif de l’activité téléologique, c’est le monde entier qui s’ordonne en zones de valeurs différentes. Parce que le monde est toujours en excès, que le sujet peut choisir une infinité de voies pour réaliser son intention, il rapporte les différents objets que rencontre sa pratique à des qualités abstraites et à des catégories générales qui permettent d’en faire la comparaison. Lukács montre que ce processus de généralisation et d’abstraction logique va de pair avec la socialisation du monde : ces opérations, les hommes « ne les effectuent pas chacun pour soi seul, mais dans un contexte social. La pierre la plus grossièrement travaillée, même la simple pierre qu’on ramasse pour effectuer un travail, est déjà un objet dans le monde, pour le monde de l’Être social : chacun peut l’utiliser. Cela devient ici une qualité inhérente à l’objectivité elle-même, que les objets naturels dans leur être primitif ne possèdent pas. [...] L’objectivité sociale a donc toujours un caractère général » [11]. Ce que Lukács décrit ici, c’est l’émergence simultanée des catégories générales et du sujet collectif. Le langage joue naturellement un rôle capital dans ce processus : comme moyen de communication, il est le ciment indispensable de la communauté humaine, mais il est aussi le seul support possible de ces qualités abstraites par lesquelles les objets peuvent être rapportés les uns aux autres. Une pierre peut se montrer du doigt, mais pas sa densité, sa porosité ou son tranchant ; on peut tenir une pomme, mais pas les fruits en général. En tant qu’il conditionne et accompagne le développement du travail, le langage est d’emblée imprégné par la valeur : « La moindre expression verbale, qui se situe nécessairement dans l’alternative du juste et du faux, prend spontanément un caractère de valeur ou de non-valeur » [12]. Le double mouvement d’abstraction et de socialisation opéré par le langage introduit ainsi la question de la vérité au cœur même du social. La généralisation opérée par le langage reflète la normalisation des pratiques individuelles autour de l’usage commun [13].

11Lukács forge ici une nouvelle conception de l’universalité, qui dépasse à la fois la simple universalité logique et l’universalité formelle de type kantien, une catégorie qui naît à l’intersection de la réalité objective, de l’expérience individuelle et de l’institution collective. C’est cette qualité universelle que Lukács appelle la généricité, la « Gattungsmäßigkeit ». On ne peut répondre à la question de la « permanence » humaine — et notamment des œuvres humaines — qu’en envisageant sérieusement cette notion fondatrice. L’acte téléologique est double, comportant objectivation et extériorisation. L’homme produit des objets nouveaux et simultanément s’exprime dans cet acte de production. L’objet auquel il a donné forme selon son intention et son sentiment existe désormais aussi pour les autres, à la valeur qu’il possède pour son auteur se superpose celle qu’il présente pour autrui. D’une manière très cohérente, l’extériorisation apparaît comme le point de départ du processus de socialisation : il faut que le sujet se donne une existence objective « pour » les autres, pour que le « je » devienne un « nous » [14]. L’opération d’abstraction et de généralisation opérée dans l’acte individuel trouve sa confirmation ou son démenti dans l’usage commun, qui dessine l’image d’un sujet collectif pour lequel la valeur prend une signification culturelle, c’est-à-dire institutionnelle.

12La généricité est ici « en soi », pour autant que la collectivité est encore posée comme une force extérieure à l’individu agissant, et que l’universel n’est pas explicitement visé dans les choses ; le mouvement objectif d’universalisation ne s’accompagne pas d’une représentation, encore moins d’une revendication d’universalité. À cette Gattungsmäßigkeit an sich succède la Gattungsmäßigkeit für sich, lorsque le sujet prend conscience de la convergence entre ses fins propres et les fins collectives et agit consciemment en tant que membre de la société humaine. « C’est là le deuxième grand saut dans le développement de l’Être social, le bond de la généricité en soi à la généricité pour soi, le début de la véritable histoire humaine, dans lequel la contradiction — insoluble — au sein de la généricité, entre l’individu et la totalité sociale, cesse d’avoir un caractère antagonique. L’évolution de l’humanité, de l’en soi de l’espèce à son pour soi représente ainsi un processus qui s’effectue dans l’homme, en dernière instance : en chaque homme particulier, comme la séparation interne de l’homme particulier de celui en qui le pour-soi de l’espèce lutte pour l’existence » [15]. L’identification, à ce stade, inclut l’histoire passée : de la même façon que l’individu est désormais capable de reprendre à son compte les fins de l’humanité entière, il peut aussi concevoir tous les stades du développement des sociétés humaines comme ses propres possibles. L’émergence d’une conscience universelle s’accompagne de la constitution d’une psycho-physiologie universelle, fondée sur la généralisation d’un mécanisme individuel mis en évidence par Pavlov : « L’une des thèses fondamentales de l’étude de l’activité corticale est qu’il se produit une superposition des stimuli, et non une élimination des stimuli anciens par les plus récents » [16]. Dans l’histoire de l’humanité aussi, les stimuli se superposent les uns aux autres sans s’annuler [17].

13Il est clair, dans tous les cas, que la « généricité » ne relève en aucun cas d’une simple « collectivisation » des consciences : l’écart entre les fins individuelles et les fins communes reste irréductible. Mais l’individu devient capable d’intérioriser un sujet collectif qui englobe en dernier recours l’humanité entière, de même qu’inversement la société parvient à intégrer les individus en tant qu’individus, sans les réduire au dénominateur commun des valeurs collectives. C’est ici le lieu de se rappeler que Lukács a conçu L’Ontologie comme la première partie d’une Éthique, par laquelle il entendait mettre au jour les conditions matérielles à partir desquelles l’homme choisit et évalue ses fins (particulières et collectives) en tant que bonnes ou mauvaises. La valeur, telle qu’elle est intervenue jusqu’ici, n’a pas encore de portée éthique : dans l’objectivation, elle sanctionne la réussite d’un acte selon sa plus ou moins grande conformité à l’intention initiale. Dans l’extériorisation, elle mesure la « fidélité » à la substance individuelle, c’est-à-dire à l’image que l’individu se fait de lui-même. À partir de là, il peut assigner en quelque sorte le terme formel du devenir-éthique (le singulier-collectif de la généricité pour soi). C’est seulement quand l’humanité, par le biais de la collectivité sociale, devient une partie intégrante de cette image individuelle, c’est seulement quand la singularité individuelle devient infiniment précieuse pour le groupe tout entier, que l’éthique advient comme cette réalité « intermédiaire » où se déploie la véritable substance de l’humanité [18].

SITUATION DE L’ESTHÉTIQUE

14La dimension esthétique est présente à chaque stade de ce processus. L’acquisition du langage, le développement du travail ouvrent l’homme à la dimension de l’imaginaire. La faculté d’évoquer et de convoquer une réalité absente lui permet d’élargir radicalement le cercle de sa conscience. Pour désigner une chose, il en appelle l’apparition, pour évoquer une activité, il en décrit le succès, de sorte que l’apparition et le succès peuvent ensuite passer pour l’effet de l’évocation. La représentation capture l’être. Ainsi naissent dans l’échange collectif les pratiques que nous appelons magiques, qui sont à la fois la désignation emphatique de l’activité visée et un appel à sa bénédiction par les puissances tutélaires dont dépendent le succès ou l’échec. Toutes les conceptions de la magie langagière et des pouvoirs du nom [19] s’enracinent dans cette a?rmation d’existence liée à la faculté de désignation. La valeur symbolique naît quand le succès de l’opération magique est directement rapporté au respect des règles qui l’organisent, à ses règles de représentation, qui ne se confondent pas avec les nécessités de l’e?cacité pratique. L’acte mimé est coupé de sa fin pratique ; la lance jetée au cours de la cérémonie n’atteint aucune proie, mais il y a quand même une bonne et une mauvaise manière de la jeter. Ainsi se constitue un monde symbolique intimement relié au monde des fins pratiques, mais possédant ses règles et sa finalité propres.

15C’est un stade déjà très avancé et en même temps très spécifique, voire atypique, de cette évolution que représentent les peintures et les gravures pariétales du paléolithique. La puissance évocatrice de ces figures, l’extrême économie de moyens, le saisissant effet de réel font incontestablement de cet art une énigme, renforcée par notre profonde ignorance non seulement de son « sens », mais aussi des pratiques auxquelles il donnait lieu. Lukács, quant à lui, reprend sans hésiter l’explication « magique » de ces œuvres (qui était déjà celle d’un des principaux « découvreurs » de l’art préhistorique, l’abbé Breuil) : elles ont à ses yeux une fonction propitiatoire, la figuration des animaux dans les cavernes est destinée à provoquer leur apparition réelle dans la nature. Cette explication a le mérite de rendre compte d’un des traits les plus frappants de l’art paléolithique : son peu de visibilité. La plupart de ces figures étaient peintes au fond de cavernes obscures et peu accessibles, hors de l’espace commun, parfois même dans des anfractuosités incommodes. Si elles étaient destinées à être montrées, elles ne pouvaient l’être qu’au cours de cérémonies organisées, avec un éclairage spécifique [20].

16L’interprétation la plus radicalement utilitariste est sans doute celle d’Arnold Hauser, pour qui cet art « avait une fonction entièrement pragmatique ayant pour but exclusif des objectifs économiques directs. Apparemment, la magie n’avait rien de commun avec ce que nous entendons par religion ; elle ne connaissait pas de prière, ne vénérait aucune puissance sacrée et n’était liée à aucun être spirituel surnaturel [...] Il s’agissait d’une technique sans mystère, un procédé courant, l’application objective de méthodes ayant aussi peu de rapport avec le mysticisme et l’ésotérisme que le fait pour nous de disposer un piège à souris, de fumer la terre ou de prendre un médicament » [21]. Il faut cependant remarquer que le lien exclusif avec la chasse est lui-même problématique (le renne, principale ressource de ces peuples, est peu représenté ; l’homme chasseur n’apparaît pas ; que faire, par ailleurs, du grand nombre de symboles sexuels féminins dont s’ornent les cavernes ?) ; l’exclusion a priori de toute dimension religieuse n’est pas plus acceptable, puisque l’existence de sépultures volontaires et d’offrandes funéraires témoignent chez les hommes du paléolithique d’un souci conscient du surnaturel. Poussée à cet extrême, la thèse « magique » se retourne contre elle-même et détruit son principal argument. Hauser écrit ainsi : « Lorsque l’artiste paléolithique peignait un animal sur le roc, il produisait un animal réel. Pour lui, le monde de fictions et d’images, la sphère de l’art et de la simple imitation, ne formaient pas un monde en soi, différent et nettement délimité de la réalité empirique ; il n’était pas encore capable de confronter les deux sphères, mais voyait dans l’une la continuation directe, non différenciée de l’autre » [22]. Si les deux sphères sont à ce point indifférenciées, leur séparation spatiale, la localisation des peintures au fond de cavernes inaccessibles devient incompréhensible. La césure que Hauser essaie de gommer est d’autant plus criante qu’elle se redouble sur le plan sociologique : un des rares points assurés est en effet que ces œuvres étaient réalisées par des « artistes » spécialisés, formés en vue de cette activité, et qui concevaient leur activité comme un travail, un art, dont la maîtrise s’acquérait par l’apprentissage et l’exercice. Singulièrement, dans cette société de chasseurs, il existait une division du travail assez poussée pour que des individus (dotés par ailleurs de fonctions chamaniques ou sacerdotales ?) fissent le long apprentissage d’une technique de représentation artistique.

17Ce paradoxe prend une forme spécifiquement esthétique dans l’opposition entre l’extraordinaire force expressive de chaque figure particulière et l’absence apparente de composition des figures entre elles. Lukács, à cet égard, souligne la Weltlosigkeit des peintures pariétales : elles ne forment pas un « monde », les différentes figures ne sont pas ordonnées dans un espace commun, elles ne s’intègrent pas dans un élément homogène. La synthèse opérée au niveau de la représentation particulière manque totalement sur le plan de la composition d’ensemble [23]. C’est seulement dans une phase ultérieure que la représentation intégrera des formules su?samment abstraites pour traiter la dimension relationnelle — et notamment sociale — du réel. L’apparition de formes géométriques simples dans une fonction d’ornementation esthétique tient étroitement à la satisfaction d’avoir acquis un outil conceptuel permettant une meilleure maîtrise du monde naturel et humain, ce que Lukács appelle le « pathos de la connaissance vraie » [24]. Que ce nouveau départ représente au plan strictement artistique un recul par rapport aux réussites éblouissantes de l’art pariétal, cela ne fait aucun doute. Mais l’habileté technique pouvait être reconquise dans le champ incomparablement plus large qui s’offrait désormais à la mimèsis.

18Tout changement artistique est lié à l’invention de nouveaux besoins. « Le modèle culturel improvise toujours un rapport dialectique avec la nature. La culture nie les contraintes écologiques sans y échapper pour autant, si bien que le système porte à la fois l’empreinte des conditions naturelles et la marque distinctive d’une réponse sociale originale » [25]. Marshall Sahlins met en lumière cette « réponse sociale originale » dans l’agencement des besoins matériels : le mode de vie des chasseurs-collecteurs, leur apparente insouciance et le refus de toute accumulation (donc d’une activité qui produirait plus que ce qui est immédiatement nécessaire), s’explique par l’exigence de mobilité. Pour survivre, le chasseur doit être mobile, il doit changer régulièrement de territoire. Le stock qu’il pourrait constituer (il connaît les techniques de conservation des aliments) l’empêcherait d’accéder au stock inépuisable que lui fournit la nature. C’est donc en quelque sorte par nécessité économique qu’il limite son activité et se ménage de larges plages de loisirs. Dans le contexte de cet utilitarisme élargi, Sahlins signale le lieu de naissance d’une activité symbolique spécifique : « La chasse étant affaire de chance et comme telle assujettie aux forces de la magie, les chasseurs [Bochimans] connaissent parfois des séries noires et s’arrêtent de chasser pendant un mois ou même plus. Durant ces périodes, les hommes sont occupés à faire et à recevoir des visites et surtout à danser » [26]. Certains cas suggèrent même que le rapport pourrait s’inverser entre les « besoins primaires » et les « besoins secondaires » : chez les Murngin en Terre d’Arnhem orientale, Donald F. omson constate une intense activité, contrastant singulièrement avec l’oisiveté coutumière des peuplades de ce type. « Rien ne permet de penser que les problèmes de subsistance sont plus di?ciles à résoudre chez ces peuples que chez d’autres chasseurs. Les motifs qui les incitent à cette activité insolite sont ailleurs ; dans ‘une vie cérémonielle élaborée et contraignante’ et plus particulièrement dans un cycle complexe d’échanges cérémoniels qui confère du prestige au savoir-faire artisanal et au commerce » [27]. Non seulement les besoins matériels ne constituent jamais la seule explication des pratiques sociales, mais il semble bien souvent qu’ils occupent une place subalterne dans les schémas comportementaux des groupes humains.

19Kant a cru que l’expérience esthétique éteignait en l’homme tout intérêt pratique et qu’inversement, l’actualité de fins pratiques signalait le caractère non esthétique d’une activité. La perspective génétique montre au contraire que les deux plans sont intimement liés, la notion de besoin ou d’« intérêt » ne pouvant être confinée dans la sphère matérielle immédiate : a?rmer sa place au sein d’un ordre cosmique, rendre un culte aux forces naturelles, perpétuer une institution ou resserrer les liens communautaires sont des « besoins » au même titre que manger ou accumuler des richesses. La magie se tient au carrefour : elle est à la fois une formalisation tardive de la puissance inscrite dans la simple faculté de représenter et le premier stade d’un processus de spécialisation, d’autonomisation institutionnelle, au cours duquel l’art tendra de plus en plus à se donner ses propres valeurs. Mais toute l’anthropologie témoigne qu’il n’existe pas de coupure radicale entre le « règne de la nécessité » et le « règne de la liberté » : l’humanité de l’homme ne s’a?rme pas seulement au-delà de la satisfaction de besoins élémentaires immuables, qu’il partagerait avec les animaux. Dès le premier acte conscient, il conjugue le symbolique et l’utilitaire. Ses besoins sont d’emblée des besoins humains, et le développement de son humanité passe par la création et la satisfaction de besoins nouveaux : les sociétés peu différenciées présentent cet état d’intégration des fins humaines comme l’acte d’auto-a?rmation d’un « être déficient » [28]. En ce sens, on peut dire que l’origine est le but. Il ne s’agit pas d’une mise à plat de l’histoire qui redonnerait une actualité à tous les archaïsmes. Il s’agit de l’effort conscient de l’homme pour s’aménager une patrie dans le monde. En mettant inlassablement l’homme, le monde de l’homme, au centre de l’art, Lukács témoigne que le « genre humain » n’est pas une donnée objective, ni un principe téléologique, mais un de ces besoins inventés qui définissent une culture. n


Date de mise en ligne : 09/04/2009

https://doi.org/10.3917/amx.045.0024

Notes

  • [1]
    V. Segalen, Les Immémoriaux, in Œuvres Complètes I, Paris, Éditions Robert Laffont (coll. « Bouquins »), 1995, p. 107.
  • [2]
    É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968, p. 2.
  • [3]
    La même tendance intégrative se dessine à cette époque, sous des formes diverses, chez les historiens allemands de l’art et de la culture : de Burckhardt (qui était Suisse) à Schmarsow, de Riegl à Wölfflin, de Wundt à Lamprecht. Voir sur ce thème G. Didi-Huber-man, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, 2002.
  • [4]
    M. Raphael, « Zur Kunsttheorie des dialektischen Materialismus » (1932), in Marx Picasso, Francfort/Main – Paris, Qumran Verlag, 1983, p. 52.
  • [5]
    P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 77.
  • [6]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, Neuwied et Berlin, Luchterhand, 1963.
  • [7]
    Citons pour mémoire la fin de non-recevoir opposée par Adorno à toute réflexion sur les origines de l’art (« Théories sur l’origine de l’art », dans les paralipomènes à la Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Éditions Klincksieck, 1995).
  • [8]
    On ne peut nier que Lukács se laisse parfois aller aux commodités d’un évolutionnisme linéaire, facilitant ainsi grandement la tâche de ses détracteurs. Il reprend ainsi (en 1963 !) à Frazer le schéma historique magie – religion – science, déjà battu en brèche par Marcel Mauss (en 1903 !) (voir M. Mauss, « Théorie générale de la magie », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (coll. « Quadrige »), 2006, pp. 4 sq.). E.R. Dodds (Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Éditions Flammarion, 1965) et G.E.R. Lloyd (Origines et développement de la science grecque, Paris, Éditions Flammarion, 1990) ont depuis montré, par exemple, que la pensée magique avait au contraire accompagné pendant toute l’Antiquité l’essor de la pensée scientifique grecque. Nous verrons plus loin que le même reproche peut être adressé à Lukács à propos d’un certain nombre d’interprétations utilitaristes.
  • [9]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 176.
  • [10]
    A. Gehlen est cité in G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. I, p. 210.
  • [11]
    G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, Neuwied et Berlin, Luchterhand, 1986, t. II, p. 346.
  • [12]
    Ibid., p. 358.
  • [13]
    Ibid., p. 419.
  • [14]
    On pourrait évoquer ici ce que George Herbert Mead dit de l’« Autrui généralisé » : l’individu se constitue par l’intégration du point de vue de l’Autre, il construit ses valeurs par référence aux valeurs qui ont cours dans son entourage, parce que c’est la seule manière pour lui d’être reconnu par celui-ci. Mead, cependant, s’en tient au cadre du groupe social (fût-il élargi aux dimensions d’une communauté future), alors que Lukács pose la nécessité d’une référence à l’ensemble de l’humanité comme sujet collectif. Voir G. H. Mead, L’Esprit, le soi et la société, trad. D. Cefaï et L. Quéré, Paris, PUF, 2006.
  • [15]
    G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, op. cit., t. II, pp. 362 sq.
  • [16]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. II, p. 31.
  • [17]
    Il s’agit ici d’une thèse personnelle, à mon avis indispensable à la cohérence du propos lukácsien. Elle pose évidemment la question du support de cette « mémoire inconsciente ». Je me contenterai de signaler l’importance, dans ce contexte, de la théorie darwinienne de l’hérédité des gestes expressifs et de l’analyse gehlenienne des institutions (notamment de l’institution « art », qui seule permet aux œuvres elles-mêmes d’être « non seulement l’organe visuel, auditif, sensible de l’humanité — de l’humanité en chaque homme individuel —, [mais] aussi sa mémoire » [Ibid., t. I, p. 514]). On voit ici comment la référence à Darwin et Gehlen (et, comble de vulgarité, Pavlov) évite du moins à Lukács d’introduire une « vie des formes » autonome, ou une mémoire étendue à toute « matière organique » (voir G. Didi-Huberman, L’Image survivante, op. cit., p. 241, avec les contre-exemples d’Ewald Hering, Samuel Butler et Richard Semon. La question du support de la mémoire et de la diffusion des formes est évidemment au cœur de la théorie warburgienne de la survivance).
  • [18]
    Dans cette perspective, les formes conflictuelles de l’éthique auxquelles la littérature, sinon notre expérience personnelle, nous a habitués, appartiennent à la « préhistoire » de l’éthique, comme la lutte des classes appartient à la préhistoire de l’humanité.
  • [19]
    Depuis certaines croyances africaines jusqu’aux spéculations post-bibliques de Walter Benjamin et Gershom Scholem.
  • [20]
    Voir les remarquables intuitions de Walter Benjamin (dès 1935, avant la découverte de Lascaux !) dans « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Œuvres III, trad. M. de Gandillac et R. Rochlitz, Paris, Éditions Gallimard, 2000, p. 79. On peut remarquer à ce sujet que la première mesure prise par les « autorités » lors de la découverte des plus récents sites préhistoriques (grottes Chauvet et Cosquer, après Lascaux) a été de les interdire au public, c’est-à-dire de les rendre à nouveau inaccessibles. Cette singulière répétition suggère une autre piste : peut-être les figures paléolithiques devaient-elles, dès l’origine, être protégées. L’image réussie, comme le vrai nom de la chose, ne doit pas être mise entre toutes les mains, ni exposée à tous les regards. Non seulement parce qu’elle donne à l’individu qui la maîtrise un dangereux pouvoir, mais aussi parce que ce pouvoir est fragile. La représentation a quelque chose de sacrilège, elle expose (au double sens du terme) l’essence de l’être représenté. L’image et le langage véritables sont « tabou », il faut leur substituer des leurres.
  • [21]
    A. Hauser, Histoire sociale de l’art et de la littérature, t. I : La Préhistoire et le Moyen Âge, Paris, Éditions Le Sycomore, s. d., p. 27.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Des analyses beaucoup plus fines ont essayé de mettre en évidence une structure cachée dans l’agencement des figures. Voir Max Raphael, « L’art des cavernes préhistoriques », trad. R. Rochlitz et P. Brault, Café n° 3,1983 ; André Leroi-Gourhan, L’Art pariétal, langage de la préhistoire, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1992 ; Jean-Louis Schefer, Questions d’art paléolithique, Paris, P.O.L., 1999. Mais toutes ces interprétations impliquent une déspatialisation de l’objet, qui devient ou « message » ou « corps » – et confirment dans cette mesure le diagnostic lukácsien de Weltlosigkeit. Il est tentant, par exemple, de rapporter la rupture entre le paléolithique et le néolithique au conflit entre un modèle organique (la grotte est un corps) et un modèle géométrique (le champ est un espace). Sur la conception lukácsienne de la « mondanité » comme critère central de l’esthétique, voir mon article « L’Œuvre-monde », in Art et politique 2, sous la dir. de J.-M. Lachaud et O. Neveux, Paris, Éditions L’Harmattan, (coll. « Ouverture philosophique »), à paraître début 2009.
  • [24]
    G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, op. cit., t. I, p. 328.
  • [25]
    M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. Tina Jolas, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 74.
  • [26]
    Richard Lee est cité par M. Sahlins, op. cit., p. 63.
  • [27]
    Ibid, pp. 80 sq.
  • [28]
    Voir A. Gehlen, « Une image de l’homme », in Anthropologie et psychologie sociale, trad. J.-L. Bandet, Paris, PUF (coll. « Philosophie d’aujourd’hui »), 1990, pp. 51 sq.

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