Notes
-
[1]
Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, trad. Jean-Luc Evard, aris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, préface de Wolf Lepenies, 2006.
-
[2]
D. Kettler, V. Meja, N. Stehr, Karl Mannheim, Paris, PUF, 1987, pp. 137-138. Tout ce chapitre est dédié à une analyse précise et documentée des changements introduits par Mannheim dans la version anglaise de son livre.
-
[3]
J. Gabel, « Mannheim et le marxisme hongrois », in Idéologies, Paris, Anthropos, 1974, pp. 257-264.
-
[4]
K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op .cit., pp. 56,65,97.
-
[5]
Ibid., pp. 67,225.
-
[6]
Ibid., pp. 104,139,238.
-
[7]
Ibid., p. 81.
-
[8]
Ibid., p. 216.
-
[9]
Ibid., p. 159. Voir K. Mannheim, Ideologie und Utopie (1929), Francfort, Verlag G. Schulte-Bulmke, 1969, p. 169.
-
[10]
Ibid., p. 160. La version française traduit « Wunschbilder » par « chimères ». « Images de désir » me semble préférable (Ideologie und Utopie, op. cit., p. 170).
-
[11]
Ibid., pp. 161-162.
-
[12]
Ibid., p. 172.
-
[13]
Ibid., pp. 159-160,164.
-
[14]
Ibid., pp. 67.
-
[15]
Ibid., p. 124.
-
[16]
Ibid., p. 125.
-
[17]
Ibid., p. 125.
-
[18]
J'ai essayé de le faire dans mon livre Paysages de la Verité. Introduction à une sociologie critique de la connaissance, Paris, Anthropos, 1985.
-
[19]
K. Manhheim, Idéologie et Utopie, op. cit., pp. 63-64.
-
[20]
Ibid., p. 253.
-
[21]
R. Aron, La sociologie allemande contemporaine (1935), Paris, PUF, 1966, p. 69.
-
[22]
Id.
-
[23]
Ibid., p. 66.
-
[24]
Id.
1Grâce à Jean-Luc Evard, traducteur, et aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, il existe enfin une traduction française intégrale d’Idéologie et Utopie, à partir de l’original allemand de 1929 – un ouvrage incontournable pour toute réflexion sérieuse, non seulement sur ces deux concepts, mais aussi sur la sociologie de la connaissance, la sociologie des intellectuels, la sociologie de la culture et la science politique [1]. Cette édition inclut, à juste titre, l’article (allemand) de 1931 sur la sociologie de la connaissance – déjà inséré par Mannheim dans l’édition anglaise de son livre – qui apporte des précisions importantes.
2Non seulement la traduction de P. Rollet, parue aux éditions Marcel Rivière en 1956 était amputée de plus de la moitié du texte, mais, pire encore, elle avait été faite à partir non pas du texte allemand, mais de la traduction anglaise par E. Wirth et E. Shils, largement remaniée par l’auteur lui-même pour l’adapter au style de pensée anglo-américain, et publiée en 1936 à Londres (Routledge & Kegan). Analysant les modifications introduites par Mannheim dans cette version anglaise, David Kettler, Volker Meja et Nico Stehr arrivent, dans un chapitre significativement intitulé « Deux cultures : problèmes de traduction » de leur excellent ouvrage sur Mannheim, à la conclusion suivante : « L’effet de ce travail fut d’abord une transformation du vocabulaire théorique, le transportant de l’univers du discours philosophique allemand post-hégélien de la Geisteswissenschaft vers le système de référence de la philosophie anglaise de l’esprit (philosophy of mind) post-utilitariste, caractérisé par l’importance donnée à la distinction entre les jugements de fait et les jugements de valeur, ou encore au pragmatisme américain. Ainsi Geist[esprit] devient mind ou intellect, Bewusstsein[conscience] devient mental activity, et falsche Bewusstsein [fausse conscience] devient ‘connaissance erronée’ ou ‘attitude éthique inadéquate !’ » [2]. La traduction française de 1956 correspondait donc à cette variante passablement édulcorée du livre et non au texte original de 1929, bien supérieur du point de vue de sa cohérence philosophique et théorique. Joseph Gabel considère cette traduction défaillante comme une des principales raisons de l’insuccès du livre en France, mais il attribue à tort les changements apportés par Mannheim lui-même aux traducteurs anglais Edward Shils et Louis Wirth [3].
3Sans entrer dans une discussion plus détaillée de la réception de Mannheim en France, on peut la résumer dans les termes suivants : critiqué comme marxiste par les libéraux (Aron) et comme apologète de l’élite universitaire par les marxistes (Goldmann), traduit tardivement et de façon incorrecte, Karl Mannheim n’a trouvé grâce qu’aux yeux d’un chercheur, Joseph Gabel, qui s’intéressait à sa critique des idéologies mais rejetait comme sans intérêt sa principale contribution, la sociologie de la connaissance...
POINT DE VUE SITUÉ ET SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE
4Essayons d‘examiner brièvement le concept d’idéologie, tel qu’il apparaît dans cet ouvrage capital, et son rapport complexe au marxisme. C’est en partant à la fois de Marx, de Lukacs et de l’historicisme allemand que Mannheim va définir l’idéologie totale : non telle ou telle idée ou représentation, mais l’ensemble de la structure de conscience d’un groupe social, son style de pensée; il s’agit d’une Weltanschauung globale qui façonne, au cours du processus cognitif, les hypothèses, la problématique, la sélection des données, le vocabulaire, l’appareil conceptuel, les modèles intellectuels et les théories [4].
5Or, ces styles de pensée sont rattachés à des positions sociales, ils sont « inféodés à l’être » (Seinsgebundenheit), enracinés dans un lieu social déterminé, dépendants par rapport à un locus (Standortgebundenheit), liés à des unités sociales précises. De quelles unités s’agit-il ? Contre ce qu’il appelle « le marxisme rigide », Mannheim précise qu’il peut s’agir de générations, de sectes, de groupements professionnels, d’écoles de pensée, etc. Il ne reconnaît pas moins que « de tous ces groupes et de toutes ces unités sociales, c’est à la stratification par classes qu’il faut attribuer l’indice de pertinence maximum » [5].
6Mannheim souligne à juste titre que cette idéologie totale, ou perspective sociale, n’est pas seulement source d’erreur ou d’illusion : elle est aussi source de clairvoyance et de connaissance véritable, elle peut contribuer à « frayer une voie vers certaines régions du savoir ». En d’autres termes, le conditionnement social de la pensée ne signifie pas absence de connaissance, mais sa « particularisation », partialité, ses limites de validité. Selon Mannheim, cela ne s’applique pas aux sciences naturelles, fondées sur le paradigme mathématique, puisque dans le type de connaissance exemplifié par « 2 x 2 = 4 », la genèse sociale n’a aucun rôle constitutif dans le contenu cognitif [6]. Mannheim reprend ici à son compte la distinction historiciste entre Naturwissenschaften et Geistewissenschaften: la sociologie de la connaissance ne vise en réalité que les sciences humaines, celles qui, d’après leur essence, ne sont formulables que dans le cadre d’une perspective (socialement conditionnée).
7L’ensemble de la problématique de la Standortgebundenheit, de la solidarité de la pensée avec l’être social, résulte d’une greffe réussie entre le marxisme et l’historicisme : elle est, à notre avis, une des contributions théoriques les plus intéressantes de Mannheim, par ailleurs magistralement appliquée dans certaines de ses recherches historiques concrètes, comme par exemple son étude de 1927 sur la pensée conservatrice.
8Les analyses de Mannheim se caractérisent par une très grande créativité intellectuelle, mais aussi par un exaspérant manque de rigueur conceptuelle. Des intuitions d’une extraordinaire portée cognitive côtoient des définitions confuses et contradictoires. Des pistes de recherche d’une richesse étonnante croisent des arguments qui mènent tout droit à des impasses. Mannheim lui-même reconnaît, au sujet du concept d’idéologie, qui forme avec celui d’utopie la charpente théorique du livre, un certain « glissement du concept », produit d’une pensée non linéaire pleine de « contradictions non encore dépassées » [7].
9Cela se traduit notamment par l’attribution de deux significations distinctes au terme lui-même : d’une part, l’« idéologie totale », ou l’idéologie tout court, le style de pensée rattaché à une position sociale; d’autre part, cette perspective globale (« idéologie ») comporterait deux formes : l’utopie, c’est-à-dire les représentations ayant une fonction subversive, et… l’idéologie, favorable à la reproduction de l’ordre établi. L’idéologie serait donc un cas particulier de l’idéologie… Cette imprécision terminologique rend assez confuse toute discussion du concept. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, dans l’essai sur la sociologie de la connaissance de 1931, il remplace l’idéologie totale par un concept plus général : « la structure de pensée solidaire de l’être – ou inféodée à un locus » [8].
IDÉOLOGIE ET UTOPIE
10Si on laisse pour le moment de côté ces ambivalences pour nous intéresser à la distinction idéologie/utopie – sans doute un des grands apports de Mannheim à la sociologie de la culture au sens le plus large –, on trouve une argumentation bien plus convaincante. Son point de départ est l’hypothèse suivante : les êtres humains s’occupent plus fréquemment d’objets de désir dépassant leur plan d’existence que de ceux inhérents à cette existence. Or, idéologie et utopie sont deux formes possibles de pensée, deux structures de la conscience qui se trouvent en désaccord avec une situation sociale et historique donnée et qui donc la dépassent, la transcendent ou sont « hors réalité » (wirklichkeitsfremde) [9].
11Ces deux systèmes d’idée se distinguent en ceci que l’idéologie sert au maintien de l’état de choses existant, contribue à la reproduction du régime de vie en place (Reproduktion der bestehende Lebensordnung), tandis que l’utopie « dévaste, partiellement ou entièrement, le régime ontique (Seinsordnung) du moment ». Cette distinction est essentielle, mais il n’empêche qu’il existe une sorte de dialectique entre les deux formes : des idées utopiques peuvent devenir idéologiques, et vice-versa, en fonction des conditions sociales et historiques. C’est le cas notamment de certaines doctrines religieuses dont la signification peut varier radicalement. L’exemple que cite Mannheim est celui de l’idée de paradis : dans sa forme traditionnelle, située dans un autre monde, elle a une fonction idéologique et sert à légitimer l’ordre féodal mais, lorsque certains groupes sociaux s’en emparent pour essayer de réaliser le paradis ici-bas, elle devient utopique. En d’autres termes, lorsque des images-de-désir (Wunschbilder) – religieuses ou profanes – prennent une forme révolutionnaire ou subversive (umwälzend), elles deviennent des utopies [10].
12Curieusement, Mannheim n’accorde pas une attention particulière aux idéologies dans cette partie du livre et ne propose aucune étude concrète ou typologie. Il insiste cependant sur le fait que l’on ne saurait réduire l’idéologie au mensonge délibéré; celui-ci n’est qu’une des formes que prend la conscience idéologique. Plus importantes sont deux autres formes : la « conscience hypocrite », qui se dissimule à elle-même l’écart entre ses idées et sa conduite, et l’« axiomatique de la pensée », avec sa détermination historique et sociale, qui empêche le sujet de prendre conscience du désaccord entre ses idées et la réalité [11].
13C’est donc surtout des utopies et de leurs caractéristiques qu’il va s’occuper. Il s’agit, selon lui, de systèmes d’idées et de valeurs dans lesquels sont contenus, sous une forme condensée, les aspirations non encore réalisées qui représentent les besoins d’un groupe social à un moment historique déterminé. Ce sont des attentes et des espoirs qui façonnent non seulement les conceptions du passé, du présent et de l’avenir, mais aussi la compréhension même de la temporalité et « la totalité de sens articulant le train du monde » [12]. Ces idées sont subversives parce qu’elles visent à torpiller l’ordre existant et à transformer, d’une façon quelconque, la réalité socio-historique donnée [13].
MANNHEIM ET LUKACS
14Mannheim avait été, dans ses années de jeunesse en Hongrie, un proche disciple de György Lukacs. Plus tard, établi en Allemagne, il prit ses distances avec lui, sans toutefois perdre son intérêt pour l’auteur d’Histoire et Conscience de Classe (1923). En réalité, Idéologie et Utopie doit beaucoup plus à Lukacs, dans son appareil conceptuel et méthodologique, que ce qu'on pourrait déduire des rares références directes qu'on y trouve. Par exemple, la question sociologique centrale du livre est typiquement « lukacsienne »: « Une fois opérée cette interversion – au sens où l’on pose que, par essence, un savoir historique est transitif et ne peut se formuler que dans sa dépendance à un locus (standortgebunden) – alors (...) on doit bien se demander quel locus a le plus de chances d’approcher au mieux la vérité (…) » [14]. Sa réponse à cette question est, à certains moments, très proche de celle présentée dans Histoire et Conscience de Classe. Tout d'abord dans son évaluation critique du point de vue bourgeois : « La conscience bourgeoise avait un intérêt vital et social à se dissimuler dans cet intellectualisme les limites de son propre schéma rationalisateur et de faire comme si, par la discussion, on pouvait complètement vider des conflits réels » [15]. Sa réponse s'en rapproche aussi dans l'argument sur la supériorité du point de vue socialiste : « Ici se manifeste derechef comment la pensée socialiste s’est mise sur les rangs dans le moment même où la pensée bourgeoise-démocratique butait sur ses limites, et quelle fut sa clairvoyance en la matière, s’agissant de phénomènes justement que la pensée bourgeoise, fidèle à son intérêt vital, avait laissés dans l’ombre » [16]. Il rend aussi hommage aux « découvertes du marxisme » qui, grâce à « une méthode de pensée d’un nouveau genre », ont « élargi l’horizon précisant ce qu’il en est du champ proprement politique » [17].
15Cependant, comme l'on sait, Mannheim n'a pas suivi l'option marxiste lukacsienne, mais il a proposé une solution nouvelle, originale et brillante : les meilleures chances pour la connaissance sont celles qui résultent d'une synthèse dynamique des divers points de vue et perspectives, dont le porteur – ou le sujet – serait la freischwebende Intelligenz, la couche des intellectuels librement flottants. Ce n'est pas ici le lieu de discuter les problèmes épistémologiques posés par cette théorie [18], mais il serait pertinent d'examiner son rapport au marxisme. Le principal argument de Mannheim contre le marxisme est intéressant : le matérialisme historique démasque comme idéologiques, c’est-à-dire « inféodés à l’être social », tous les points de vue sauf le sien propre… Pour illustrer son propos, l’auteur d’Idéologie et Utopie emprunte la célèbre allégorie du « fiacre » suggérée par Max Weber : « L'interprétation matérialiste de l'histoire n'est pas un fiacre dans lequel on peut monter à son gré, et qui s’arrêterait devant les promoteurs de la révolution. Le problème de l'idéologie est bien trop général et trop principiel, pour pouvoir rester à la longue le privilège d'un parti, et personne ne put interdire à son adversaire d'analyser le marxisme aussi sous l’angle de son coefficient d’idéologie » [19].
16Cet argument est sans doute pertinent par rapport aux courants dominants du marxisme « orthodoxe », aussi bien de la deuxième que de la troisième Internationale, qui, sous l'influence du positivisme, présentaient le matérialisme historique comme une pure « science », libre de toute dimension idéologique (ou utopique). Il existe cependant au moins un exemple de philosophe marxiste qui prend l'historicisme au sérieux et n'hésite pas à appliquer le marxisme à lui-même, en le présentant comme « conscience adjugée (zugerechnetes Bewusstsein) du prolétariat »: György Lukacs... Curieusement, Mannheim ne discute pas, dans Idéologie et Utopie, cette variante historiciste et anti-positiviste du marxisme, qui échappe au reproche contenu dans l'allégorie wébérienne du « fiacre ».
17Une des rares références à Lukacs se trouve non dans le livre de 1929, mais dans l’article sur la sociologie de la connaissance de 1931 : sans vraiment discuter les thèses d’Histoire et conscience de classe, notamment par rapport au « principe du fiacre », il se limite à une observation assez sommaire et quelque peu énigmatique : « Lukacs (…) fait retour à Marx et y réarticule les linéaments féconds de l’œuvre hégélienne : il donne ainsi au problème une solution tout à fait robuste, mais unilatérale (elle prend le risque d’une conception arrêtée de la philosophie de l’histoire), échafaudée selon un pli dogmatique » [20].
ENTRE MARXISME ET RELATIVISME ?
18Jusqu’en 1956, on peut dire que l’œuvre de Mannheim est pratiquement inconnue en France. Le débat autour d’Idéologie et Utopie, qui a fait rage à la fin des années vingt en Allemagne, n’a pas traversé le Rhin. Et tandis qu’en Angleterre et aux USA, suite à la traduction anglaise du livre (1936), on connaît et on discute, dans la littérature sociologique, les thèses de cet ouvrage, rien d’équivalent n’a eu lieu en France.
19La seule exception est La sociologie allemande contemporaine (1935) de Raymond Aron, qui dédie à Mannheim l’une des sections du chapitre II intitulé « Sociologie historique ». Les citations montrent qu’Aron a une connaissance assez précise des principaux écrits allemands du sociologue de Budapest : non seulement Idéologie et Utopie, mais aussi les essais de jeunesse sur l’historicisme et la sociologie de la connaissance, le grand article sur le conservatisme et celui sur la signification de la concurrence. Son analyse est souvent subtile : examinant le perspectivisme, qui est le thème central de la sociologie de la connaissance de Mannheim, Aron montre qu’il résulte de l’historicisme allemand poussé à son terme, ou mieux, d’une synthèse entre marxisme et historicisme qui affirme la solidarité essentielle entre idée et devenir historique – dans les essais de jeunesse –, par la suite, entre idée et classe sociale, dans le grand ouvrage de 1929.
20Une des vertus de l’approche d’Aron fut précisément de mettre en évidence la dimension marxiste de la sociologie de la connaissance de Mannheim. Certes, il n’est pas question, chez ce dernier, d’une détermination « mécanique » des idées par les faits. Le plan social, à quoi Mannheim « rapporte » les idées, est, selon Aron, « esprit », c’est-à-dire cristallisation de relations humaines, et non « matière ». Mais, en dernière analyse, malgré ces nuances, « en dépit de cette métaphysique spiritualiste de l’histoire, Mannheim n’en revient pas moins au marxisme » [21]. Comme les « porteurs » des systèmes successifs sont avant tout les classes sociales, « on en arrive, bon gré mal gré, à un marxisme singulier, à la fois spiritualiste et relativiste » [22]. On peut discuter du « spiritualiste », mais Aron n’a pas tort de mettre l’accent sur la dette de Mannheim – celui des écrits des années 1920 – envers le marxisme, même s’il ne semble pas se rendre compte que c’est la pensée de Lukacs qui joue ici le rôle de référence centrale.
21Par ailleurs, Aron souligne, à juste titre, que Mannheim est allé « audelà du marxisme lui-même » [23], pour aboutir à une vision socio-historique qui refuse de choisir entre les visions des classes sociales en conflit, en considérant qu’elles représentent toutes une « perspective » contenant des vérités partielles. Ce qui le conduit nécessairement, selon Aron, à « un relativisme historique intégral dont la sociologie de la connaissance n’est que la traduction soi-disant scientifique » [24]. Or, la critique en termes de « relativisme intégral », ou même de « scepticisme », qui est souvent adressée à Mannheim et qui est reprise ici à son compte par le sociologue français nous semble manquer son but : le relativisme est, pour Mannheim, un moment nécessaire pour la constitution de la sociologie de la connaissance, mais il est dépassé grâce à la possibilité d’une synthèse des différentes perspectives par l’intelligentsia librement flottante (freischwebende Intelligenz). Aron mentionne cette solution – qu’il tend à réduire à un privilège cognitif des « professeurs » – mais ne la discute pas sérieusement en tant qu’alternative au « relativisme intégral ».
22Pour conclure, si l’on peut douter de la réussite de l’ambition de Mannheim de « dépasser le marxisme » dans Idéologie et Utopie, sa tentative d’articuler certaines problématiques marxistes avec celles de l’historicisme allemand n’est pas moins un apport stimulant aux débats sur le concept d’idéologie.
Notes
-
[1]
Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, trad. Jean-Luc Evard, aris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, préface de Wolf Lepenies, 2006.
-
[2]
D. Kettler, V. Meja, N. Stehr, Karl Mannheim, Paris, PUF, 1987, pp. 137-138. Tout ce chapitre est dédié à une analyse précise et documentée des changements introduits par Mannheim dans la version anglaise de son livre.
-
[3]
J. Gabel, « Mannheim et le marxisme hongrois », in Idéologies, Paris, Anthropos, 1974, pp. 257-264.
-
[4]
K. Mannheim, Idéologie et Utopie, op .cit., pp. 56,65,97.
-
[5]
Ibid., pp. 67,225.
-
[6]
Ibid., pp. 104,139,238.
-
[7]
Ibid., p. 81.
-
[8]
Ibid., p. 216.
-
[9]
Ibid., p. 159. Voir K. Mannheim, Ideologie und Utopie (1929), Francfort, Verlag G. Schulte-Bulmke, 1969, p. 169.
-
[10]
Ibid., p. 160. La version française traduit « Wunschbilder » par « chimères ». « Images de désir » me semble préférable (Ideologie und Utopie, op. cit., p. 170).
-
[11]
Ibid., pp. 161-162.
-
[12]
Ibid., p. 172.
-
[13]
Ibid., pp. 159-160,164.
-
[14]
Ibid., pp. 67.
-
[15]
Ibid., p. 124.
-
[16]
Ibid., p. 125.
-
[17]
Ibid., p. 125.
-
[18]
J'ai essayé de le faire dans mon livre Paysages de la Verité. Introduction à une sociologie critique de la connaissance, Paris, Anthropos, 1985.
-
[19]
K. Manhheim, Idéologie et Utopie, op. cit., pp. 63-64.
-
[20]
Ibid., p. 253.
-
[21]
R. Aron, La sociologie allemande contemporaine (1935), Paris, PUF, 1966, p. 69.
-
[22]
Id.
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[23]
Ibid., p. 66.
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[24]
Id.