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Article de revue

Une théorie marxiste du néolibéralisme

Pages 24 à 38

Notes

  • [1]
    En témoignent ce numéro et l'ouvrage Séminaire d'Études Marxistes, La finance capitaliste, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
  • [2]
    D. Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 16.
  • [3]
    K. Marx, Misère de la philosophie (1847), in Œuvres, Economie, t. 1, Paris, Gallimard, 1965, p. 134-135.
  • [4]
    K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, Éditions sociales, tome 3,1968, pp. 204-205.
  • [5]
    G. Duménil, D. Lévy, « Les trois champs de la théorie des relations financières de Marx. Le capital financier d'Hilferding et Lénine », in Séminaire d'Études Marxistes, La finance capitaliste, op. cit., pp. 181-219.
  • [6]
    K. Marx, Le Capital, Livre III (1894), Paris, Éditions sociales, tome 2,1967, pp. 52-53.
  • [7]
    Ibid., p. 66.
  • [8]
    Ibid., p. 67.
  • [9]
    R. Hilferding, Le capital financier. Étude sur le développement récent du capitalisme (1910), Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 318.
  • [10]
    K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, Éditions sociales, tome 2,1968, ch. XIII, XIV et XV.
  • [11]
    K. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18,1971, chapitre G : Les deux phases historiques du développement de la production capitaliste, pp 191-223.
  • [12]
    G. Duménil, M. Glick, D. Lévy, « The History of Competition Policy as Economic History », The Antitrust Bulletin, Vol. XLII, 1997, pp. 373-416.
  • [13]
    R. Hilferding, Le capital financier, op. cit. ; V. Lénine, Œuvres, tome 22, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, Éditions sociales, 1976, pp. 201-327.
  • [14]
    P. Baran, P. Sweezy, Le capitalisme Monopoliste. Un essai sur la société industrielle américaine, Paris, Maspero, 1970.
  • [15]
    P. Boccara, Études sur le capitalisme monopoliste d'État, sa crise et son issue, Paris, Éditions Sociales, 1974.
  • [16]
    N.D. Kondratieff, « The Static and Dynamic View of Economics », Quarterly Journal of Economics, Vol. 34,1925, pp. 575-583.
  • [17]
    E. Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, Paris, Éditions Page deux, 1999.
  • [18]
    G. Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power and the Origins of our Times, Londres, New York, Verso, 1994.
  • [19]
    I. Wallerstein, « Mondialisation ou ère de transition ? Une vision à long terme de la trajectoire du système monde », in Séminaire Marxiste, Une nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Syllepse, 2001, p. 78.
  • [20]
    On pensera, par exemple, à la périodisation triviale, tant célébrée, de Walt Rostow : 1) la société traditionnelle, 2) les préliminaires du décollage, 3) le décollage, 4) l'âge de la grande consommation de masse, et 5) « au-delà de la consommation », ce dernier stade étant imprévisible (W.W. Rostow, The Stages of Economic Growth : A Non-Communist Manifesto, Cambridge, Cambridge University Press, 1960).
  • [21]
    Le néologisme est construit sur le modèle de socio-économique, et non socialo-économique. Le refus de prendre en compte ces transformations du capitalisme conduit à l'incapacité à caractériser les sociétés de ce qu'il est convenu d'appeler les « pays socialistes » ; voir G. Duménil, D. Lévy, R. Lew, « Cadrisme et socialisme. Une comparaison URSS-Chine », Transitions, Vol. 40, 1999, pp. 195-228 ; G. Duménil, « L'absolutisme bureaucratique selon Moshe Lewin », Actuel Marx, n° 39,2006, pp. 167-172.
  • [22]
    K. Marx, Le Capital, Livre III (1894), Paris, Éditions sociales, t. 2,1967, p. 104.

1Anachronisme ? Dans l'étude du néolibéralisme, comment se réclamer d'une analyse du capitalisme vieille de plus de 150 ans ? Tout change et le capitalisme contemporain est profondément différent de celui dont Karl Marx fut le témoin (dans l'Angleterre et, dans une moindre mesure, les États-Unis du XIXe siècle). Et que penser des interprétations développées par Rudolf Hilferding et Vladimir Lénine au début du XXe siècle ? Nous gagnons quelques décennies, pourtant près d'un siècle nous sépare encore de la théorie du capital financier.

2Mais le temps ne fait pas tout à l'affaire. Curieusement, il est plus facile de décrypter les traits caractéristiques du capitalisme de la fin du XXe siècle et de ce début du XXIe à la lumière du Capital que d'appliquer ce cadre analytique aux premières décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. Le paradoxe n'est qu'ap-parent. On peut dater le néolibéralisme de la transition des années 1970 et 1980 ; il a rétabli avec une acuité particulière certains des traits capitalistes spécifiques de nos économies et sociétés, rendant au Capital son évidence.

3De quoi s'agit-t-il ? Qui dit rétablissement, dit déclin antérieur. Aussi nous faut-il revenir quelque peu en arrière. Malgré les caractères impérialistes des années 1950 et 1960, celles des guerres coloniales et de la brûlante « guerre froide », l'après-guerre fut l'occasion de notables avancées dans les pays du centre : progrès du pouvoir d'achat de la grande masse des salariés, extension des systèmes de protection sociale, politiques favorables à l'emploi et avancées en matière d'éducation et de santé publique. En Amérique Latine, des modèles de développement autocentrés permirent le maintien de taux de croissance de 6 ou 7 %, comme au Mexique ou au Brésil ; en Asie, certains pays, tels le Japon et la Corée, s'engagèrent sur des trajectoires de croissance très rapides. Toutes ces expériences coïncidèrent avec un recul des prérogatives et des revenus des propriétaires du capital ; ce recul s'accompagna d'une autonomie accrue des cadres, qu'il s'agisse de la gestion des entreprises ou des politiques. Les performances japonaises, par exemple, ont été acquises dans un mépris profond des intérêts financiers et par le biais d'une forte intervention étatique. Au centre de ce « modèle », se trouvaient les cadres des entreprises et des ministères.

4Avec le néolibéralisme, les classes propriétaires du capital ont retrouvé leurs prérogatives, et le capitalisme bien des aspects de la violence qui lui est propre. Et ce retour en force s'est souvent opéré de manière particulièrement arrogante et choquante. Ce nouveau cours des choses s'enracine dans les rouages les plus profonds du mode de production, qu'il s'agisse des mécanismes économiques ou politiques (d'ailleurs difficilement séparables). La lutte des classes gouverne la dynamique du capitalisme, comme toujours, mais de manière encore plus évidente. Et en matière d'impérialisme, si certaines modalités ont évidemment changé, la violence économique, la corruption, la subversion et la guerre sont toujours à l'ordre du jour.

5Pour nous autres, analystes se réclamant des principes mis en avant par Marx il y a 150 ans, comment formuler ce paradoxe ? Est-ce le néolibéralisme ou Marx qui nous facilite la tâche ? La réponse est évidemment : les deux. Et cette étrange convergence imprègne cet article.

6Dans un extrême raccourci, on peut donner une définition synthétique du nouvel ordresocial : le néolibéralisme est une étape du capitalisme, la dernièreen date, dont le trait principal est le renforcement du pouvoir et du revenu de la classe capitaliste. Une affaire d'institutions financières et de classes. Ce rétablissement est le fait d'une entité sociale hybride, que nous avons baptisée la finance. Elle réunit la fraction supérieure de la classe capitaliste et « ses » institutions financières. À ce titre, on peut désigner cet ordre social comme une seconde hégémonie financière, faisant écho à la première (du début du XXe siècle à la dépression des années 1930).

7Ce cadre analytique est le nôtre. D'un auteur à l'autre, la terminologie change, et le terme « finance » est souvent réservé aux institutions financières. Il existe, cependant, de nombreuses et fortes convergences parmi les marxistes  [1]. Tous mettent l'accent sur un processus de financiarisation et l'importance des mécanismes financiers ; tous soulignent l'intensification de l'exploitation ; et la dimension impérialiste est toujours cruciale. David Harvey s'est maintenant rallié à la thèse qui voit dans le néolibéralisme le rétablissement du pouvoir des classes dominantes  [2], dont nous avons établi les aspects théoriques, historiques et empiriques, selon les publications. Mais certaines divergences subsistent. Elles concernent la relation entre capitalisme, mondialisation et néolibéralisme (comme en témoigne la discussion qui figure au début de ce dossier).

8Banal ? Certes pas. Sans parler d'économie au service des classes dominantes, les problématiques keynésiennes abordent ces questions de manière bien différente. Il en existe toute une gradation. À une extrémité de l'éventail politique, on trouve un keynésianisme naïf, qui voit dans l'entrée dans le néolibéralisme le résultat d'une lutte de titans, le marché contre l'État, comme deux acteurs sociaux. Dans les premières années de prise de conscience du tournant néolibéral, cette vision a pesé lourd. À l'autre extrémité, existe un keynésianisme politique, qui se rapproche considérablement d'une problématique marxiste, sans que la frontière soit bien établie. Ce sont surtout les classes qui font problème pour les keynésiens. Les hiérarchies sociales sont pensées en termes d'inégalités ; l'État est encore très souvent perçu comme une entité autonome, au-dessus des classes ; les méchants sont les multinationales, en oubliant qu'elles ont des maîtres, les classes capitalistes justement.

9Cet article a pour objet le néolibéralisme ; il laisse de côté un important aspect de l'analyse de Marx, comme penseur de la mondialisation. Dès le Manifeste du parti communiste [GD2] (1848), l'idée de la formation du marché mondial est définie comme une caractéristique fondamentale du capitalisme. Elle a des implications politiques importantes, auxquelles fait écho la fameuse formule « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Cette vision engage Marx politiquement très loin, puisque dans son Discours sur le libre-échange (contemporain du Manifeste), il n'hésite pas à se déclarer en faveur du libre-échange, dont il stigmatise les ravages, parce qu'il pense que la mondialisation du capitalisme accélérera la révolution.

10Un premier champ où la contribution de Marx est essentielle à l'analyse du néolibéralisme est celui des modes de constitution de la classe capitaliste comme acteur de la lutte des classes, à travers l'État et les institutions financières (première section). La question de la périodisation du capitalisme définit un second champ (deuxième section). Existe-t-il une théorie marxiste des étapes ou stades (deux termes que nous considérons comme équivalents) ? Comment la caractériser ? Onsait pourtant que, chez Marx, l'idée d'une progression historique est inséparable de sa vision de la grande périodisation qui le motive, celle de la succession des modes de production, s'ouvrant sur le dépassement du capitalisme. Et pourquoi avons-nous alors le néolibéralisme ? La dernière section conclut brièvement quant à la difficulté des marxistes à s’adapter à la capacité du capitalisme à surmonter ses crises et aux constants ajournements de son dépassement.

11Cet article met l'accent sur le cadre analytique marxiste, et non sur l'étude de l'histoire elle-même, ce que nous faisons davantage dans une autre contribution à ce dossier.

LA CLASSE CAPITALISTE ORGANISÉE

12L'analyse du néolibéralisme met en scène un acteur historique, la classe capitaliste, en particulier sa fraction supérieure (les gros plutôt que les petits). Mais le pouvoir et les actions de la classe capitaliste ne sont pas la simple somme d'interventions individuelles. Ils s'expriment par le biais de cadres institutionnels. C'est un tel acteur dans l'histoire qu'il était convenu d'appeler classe pour soi, par opposition à une détermination plus structurelle de la classe capitaliste, en tant que classe en soi, renvoyant directement aux rapports de production  [3].

13Dans cette section, on présentera les deux modalités institutionnelles principales de cette emprise capitaliste sur la société : 1) le pouvoir étatique, qu'incarne un État de classe dans une société de classe (premier point), 2) le pouvoir financier, expression d'autres formes d'organisation collective par le biais des institutions financières (points suivant).

141-Pouvoir d'État. Dans le langage courant, et s'agissant de nos « démocraties », la notion d'État réfère à un ensemble d'institutions au centre desquelles se trouvent des assemblées, un gouvernement et un chef d'État, entourés d'un vaste ensemble d'organes : administrations diverses, police, armée. On peut considérer cet État au plan national (y compris régional et local), dans sa relation aux citoyens, ou international, où les États interagissent, coopèrent et rivalisent.

15Ce n'est pas la vision de Marx. Celui-ci définit directement l'État dans sa relation à la structure de classe, au pouvoir de classe. Il s'agit bien d'un ensemble d'institutions, mais elles ne sont pas appréhendées du point de vue de leurs fonctions organisationnelles. En premier lieu, s'y configurent les relations de pouvoir entre classes et fractions de classe ; en second lieu, l'État est l'agent de l'exercice du pouvoir ainsi constitué, sachant que cet exercice ne peut être que collectif (quelque minoritaires que soient ses assises).

16Sans aucun doute, les choses sont plus compliquées, car au-delà de ces assises fondamentales dans la structure de classe, l'État est également porteur d'un mouvement historique, propre aux sociétés humaines, à la recherche des cadres de ce que Marx appelait « socialisation »  [4]. Ce mouvement a une portée nationale et internationale. C'est une caractéristique du cheminement de la pensée de Marx que cette perpétuelle « dialectique » du meilleur et du pire  [5].

17Quels sont les enjeux théoriques de telles distinctions ? La conception du néo-libéralisme comme opposition entre État et marchés sévit encore, même parmi ceux qui se réclament du marxisme. Pourtant, il n'y a pas d'État au-dessus des classes ; le prétendu recul du pouvoir étatique, des décennies keynésiennes aux décennies néolibérales, n'est que l'expression de l'altération de la configuration des relations de pouvoir entre classes et fractions de classe, d'une période à l'autre (on précisera un peu plus bas son contenu). Réduire l'État à ses instruments conduit à des conclusions radicalement erronées et fait perdre à l'analyse son unité : celle du politique et de l'économique.

18Du fait même de la nature du néolibéralisme, l'État néolibéral n'est pas un État faible. Au contraire, il est très fort. Comment prétendre que l'Etat états-unien est faible ? De quoi parle-t-on ? Au plan politique et économique, national et international ? Certes, cet État s'est désengagé de certaines fonctions, expressions de l'ordre social antérieur (en matière de protection sociale, de politique industrielle...) ; mais globalement, il s'est renforcé. Au passage, notons que la conviction de l'importance du rôle de l'État dans le néolibéralisme (qui semble contredire l'omnipotence du « marché ») conduit certains analystes à remettrele concept de cette période du capitalisme en question, alors qu’elle ne fait que souligner le caractère partiellement inapproprié du terme néolibéralisme utilisé pour la caractériser.

19Quelle que soit l'emprise de la classe capitaliste sur les institutions étatiques, les classes dominantes ne gouvernent pas indépendamment du tissu de relations qu'elles établissent avec d'autres classes. Pour rendre compte de ces configurations des relations de pouvoir, nous utilisons la notion de compromis. Par ce terme, nous n'entendons pas seulement des « arrangements » idéologiques et politiques, mais des alliances reposant sur des fondements économiques : un sort économique particulier, par exemple en matière de revenus. Typiquement, il s'agit d’alliances avec les classes moyennes, mais on ne peut se contenter de cette vague notion. Nous parlons du compromis keynésien et du compromis néolibéral, dont les traits sont définis dans notre second article. D'une période à l'autre, l'État a vécu cette métamorphose des compromis de classe. Les chronologies et les contenus furent plus ou moins distincts selon les pays, comme en France et aux États-Unis. Pourtant, cette transition ne fut pas une dissolution de l'État, mais une reconfiguration des compromis.

20La conclusion tient en peu de mots : renouer avec la théorie de l'État de Marx, pour comprendre le néolibéralisme.

212-Propriété et gestion. L'analyse du néolibéralisme se relie directement à un autre aspect de l'œuvre de Marx. Il s'agit de la théorie des transformations du rapport de propriété capitaliste, au Livre III du Capital. Cette analyse le conduit à l'étude de ce qu'on peut désigner dans un langage contemporain comme la séparation de la propriété et de la gestion. Une des clefs de l'interprétation de la dynamique du capitalisme depuis le début du XXe siècle.

22Dans le capitalisme dont Marx est le témoin, la propriété est encore individuelle ou familiale, mais les formes préliminaires des transformations qui vont révolutionner le mode de production à la transition des XIXe et XXe siècles sont déjà en marche ; et Marx saisit leur portée historique. On peut distinguer deux étapes dans le processus qu'il décrit :

  1. Le financeur et l'entrepreneur. Partant du capitaliste individuel, qui avance le capital et le gère, Marx note l'apparition d'une nouvelle catégorie de capitalistes qui contribuent à l'avance sans s'impliquer dans la gestion. Il s'agit du capitaliste du capital porteur d'intérêt, mais cette catégorie inclut également l'actionnaire : au total, ce que nous appelons le capital de financement (du financeur). En parallèle, le capitaliste encore impliqué dans la gestion est rebaptisé par Marx, capitaliste actif. Si le financeur reçoit son intérêt ou dividende, le capitaliste actif reçoit le profit d'entreprise, soit, littéralement, le profit de l'entrepreneur. Cet entrepreneur en vient à se considérer lui-même au double titre 1) de sa contribution à l'avance, sur un pied d'égalité avec les autres financeurs, et 2) d’agent se chargeant de ce que Marx appelle les fonctions capitalistes, soit la gestion dans un sens large.
  2. ii) Le salarié gestionnaire. Nouvelle étape — la personne de l'entrepreneur, en tant que gestionnaire, cède la place à un directeur salarié :
    (...) le simple directeur qui n'est à aucun titre possesseur de capital, ni comme emprunteur ni autrement, remplit toutes les fonctions effectives que nécessite le capital actif en tant que tel ; il s'ensuit que seul le fonctionnaire [celui qui exécute les fonctions, soit le gestionnaire] demeure, le capitaliste disparaît du procès de production [plus rigoureusement, du processus du capital : sa valorisation et sa circulation] comme superflu[6].

23Finalement, la gestion est transférée à des salariés. Dans l'extrait ci-dessus, il s'agit du directeur, mais cette délégation se fait en direction d'une pyramide de tels salariés.

24Le cadre institutionnel où s'inscrit la « propriété » du capital est donc métamorphosé. Dans son intégrité, cette notion regroupe la propriété au sens étroit, dite parfois « juridique », à savoir le droit de transmettre cette propriété et de jouir du revenu qu'elle procure, d'une part, et l'exercice du contrôle, soit la gestion, d'autre part. Ce capitalisme des financeurs et des gestionnaires salariés, dont la genèse remonte au début du XXe siècle, est caractéristique de l'économie contemporaine.

25Cet éclatement du rapport de propriété suscite des tensions considérables, que Marx n'a pas analysées. Les propriétaires et les très hauts gestionnaires se rencontrent dans un lieu social que nous appelons l'interface propriété-gestion, le monde de la très haute gestion, dite de nos jours gouvernement d'entreprise, comme dans les conseils d'administration. C'est en grande partie là que se règlent les problèmes de coopération entre ces fractions des classes dominantes.

263 - La banque administratrice du capital de financement. L'analyse des institutions financières dans Le Capital est d'abord celle du capital bancaire, la principale institution financière du capitalisme, surtout du vivant de Marx. Cette analyse renvoie à deux champs théoriques. Premièrement, la théorie de la circulation du capital et, deuxièmement, celle du capital de financement.

27Le livre II est consacré au circuit du capital. Dans le circuit complet, celui du capital industriel, le capital traverse l'atelier. Il revêt donc les formes argent, A, marchandise, M, et capital productif, P : A — M... P... M' — A', le « ' » notant l'accroissement de valeur résultant de l'accaparement de la plus-value. Certains tronçons de ce circuit sont délégués à des entreprises particulières : le commerce des marchandises et le « commerce de l'argent ». Par cette dernière expression, Marx désigne les opérations de tenue de compte et celles d'encaissement et de change que requiert le capital sous sa forme A. Ce sont les banques qui assurent ces opérations, ce qui leur permet de réunir les avoirs oisifs des entreprises, auxquels se joignent les avoirs des ménages et de l'État. Même si ces avoirs sont individuellement éphémères, leur centralisation alimente une masse de fonds plus ou moins stable.

28Une deuxième fonction de la banque est la centralisation du capital de financement et sa mise à disposition des agents qui en ont l'usage :

29

Nous avons vu à la section précédente que la garde des fonds de réserve des hommes d'affaires, les opérations techniques de l'encaissement et du paiement d'argent, des paiements internationaux et par là du commerce des lingots se trouvent concentrées entre les mains des banquiers. Conjointement à ce commerce d'argent se développe l'autre aspect du système de crédit : la gérance du capital porteur d'intérêt ou du capital-argent [capital de financement], en tant que fonctions particulières des banquiers. Emprunter et prêter de l'argent devient leur affaire particulière[7].

30Ainsi la propriété du capital, du moins une fraction importante de celle-ci, se trouve-t-elle médiatisée par le système bancaire. Il en devient l'administrateur :

31(...) de sorte que ce sont les banquiers qui, au lieu du prêteur individuel, affrontent, en tant que représentants de tous les prêteurs d'argent, le capitaliste industriel et le commerçant. Ils deviennent les administrateurs généraux du capital-argent [de financement]  [8].

324 - Le capital financier d'Hilferding et la finance contemporaine. On est ici très proche de l'analyse du capital financier d'Hilferding. Le capital financier est ce dispositif dans lequel le capital de financement est rassemblé par les banques et mis à disposition des entreprises. Lénine emboîte le pas.

33Le capital financier n'est pas un secteur financier s'opposant à un secteur non financier, comme on le croit souvent. Le capital financier est le grand capital ; la banque est un des éléments du dispositif qui permet aux grands capitalistes, les « magnats » selon la terminologie d'Hilferding, de contrôler les grandes entreprises du système productif :

34

Si l'industrie tombe ainsi sous la dépendance du capital bancaire, cela ne veut pas dire pour autant que les magnats de l'industrie dépendent eux aussi des magnats de la banque. Bien plutôt, comme le capital lui-même devient, à son niveau le plus élevé, capital financier, le magnat du capital, le capitaliste financier, rassemble de plus en plus la disposition de l'ensemble du capital national sous forme de domination du capital bancaire[9].

35Hilferding et Lénine poursuivent donc l'idée de Marx de cette reconfiguration des pouvoirs des grands capitalistes – ce que nous appelons « fraction supérieure de la classe capitaliste » – dans les institutions financières. Nous pensons que c'est une des clefs de l'interprétation de la dynamique historique du capitalisme depuis la fin du XIXe siècle. Dans notre concept de finance, cette articulation est cruciale : fraction supérieure de la classe capitaliste et institutions financières. Dans le capitalisme contemporain, il faut donner aux institutions financières toute leur surface : banques (désormais, aux États-Unis, financial holding companies, des institutions financières diversifiées), fonds de placement, banque centrale, Fonds monétaire international, etc. Dans le néolibéralisme, toutes ces institutions (y compris celles de caractère étatique) sont les agents des pouvoirs des grandes familles capitalistes et les garants de leurs revenus. On peut ainsi résumer les trois grandes clefs de l'interprétation du néolibéralisme que nous fournit la théorie marxiste : une analyse de l'État dans la structure de classe, l'élaboration de la théorie du capital jusqu'à la séparation de la propriété et de la gestion et la concentration du rapport capitaliste dans les institutions financières.

QUELS STADES ?

36Un autre terrain sur lequel il est possible d'apprécier l'apport d'une problématique marxiste à l'analyse du néolibéralisme est celui de la périodisation. Comment distinguer des stades dans l'histoire du capitalisme ?

37Il n'y a pas chez Marx de théorie de périodes longues. On peut penser à son analyse de l'accumulation primitive du capital, à la fin du Livre I, un stade préliminaire. Mais c'est un cas unique. Dans Le Capital, on trouve diverses périodisations concernant les cadres institutionnels des procédés technico-organisationnels. Un exemple très connu est celui de la succession des phases : la coopération, la manufacture, et le machinisme et la grande industrie[10]. Elle recoupe une autre distinction de portée chronologique, celle qui oppose soumissions formelle et réelle au capital  [11]. Lorsque les travailleurs, réunis par les capitalistes, travaillent dans des conditions techniques et organisationnelles presque inchangées, leur soumission au capital est dite formelle. Le machinisme introduit un lien de dépendance directe du travailleur vis-à-vis de la dynamique créée par la machine, orchestrée par le capitaliste (de fait ses représentants).

38Nous ne pensons pas qu'il existe une périodisation du capitalisme, selon un critère qui s'imposerait clairement aux autres. Oui, le capitalisme se transforme et, dans bien des cas, on peut identifier des ruptures assez brutales. Mais le problème est créé par la multiplicité des points de vue. Les grandes tendances du changement technique se renversent ; le taux de profit peut croître ou décroître ; les structures de classes s'altèrent ; les formes que revêt la propriété du capital se modifient : la concurrence peut s'atténuer ou s'exacerber ; ou, selon la périodisation privilégiée dans cette étude, les pouvoirs de classe s'expriment dans des configurations diverses, etc. Les transitions peuvent coïncider avec des événements spectaculaires, généralement dramatiques, telles les crises ou les guerres. Comme ces circonstances sont motrices de changement, les périodisations les plus triviales, du type « avant » et « après » la guerre ou la crise, sont souvent très pertinentes, et ce n'est pas par hasard que beaucoup d'analystes s'y retrouvent.

391 – Concurrence. Un thème central dans la périodisation du capitalisme par les marxistes est celui de la concurrence, précisément de sa disparition au profit de la monopolisation. Aux États-Unis, ces théories ont surgi dans la seconde moitié du XIXe siècle, suite à la phase de baisse du taux de profit (qui déboucha sur la grande crise des années 1890). Cette baisse fut imputée par ses contemporains à la concurrence excessive, dite « coupe-gorge ». Les entreprises y répondirent en s'organisant entrusts et cartels, où elles se partageaient la demande ou les profits, fixaient des prix, etc. Ces pratiques furent interdites par une loi fédérale en 1890. Au tournant du siècle, se produisit une formidable vague de fusions en sociétés de holding, autorisées également en 1890 par d'autres lois. Diverses entreprises se constituaient en une société unique. Cette vague est connue comme la révolution des sociétés (Corporate revolution)

40[12]. La littérature sur ce thème est énorme, et cette supposée perte de concurrence fut invoquée comme la principale explication de la crise de 1929 (à égalité avec la sous-consommation, théorie rivale). L'opposition aux monopoles, de la part des agriculteurs et surtout des ouvriers, fut considérable, d'autant plus que les capitalistes du secteur de l'économie le moins avancé instrumentalisèrent ce mouvement populaire pour défendre leurs propres intérêts.

41L'Europe fut le champ de tensions similaires à la même époque. Il n'est donc pas étonnant qu'Hilferding et surtout Lénine, écrivant respectivement en 1910 et 1916, aient fait des monopoles une caractéristique majeure de la nouvelle phase du capitalisme, aux côtés du capital financier [13]. Lénine soutint que, s'il fallait définir l'impérialisme d'un seul trait, ce serait « le stade monopoliste du capitalisme ».

42Réduite à une théorie de la concentration, la thèse du capitalisme monopoliste, comme stade du capitalisme, a la force de l'évidence. Mais en tant que théorie de la fin de la concurrence ou même de sa modération, elle est erronée. Elle a pourtant imprégné la pensée économique se réclamant de Marx depuis le début du XXesiècle. Un exemple est la thèse du capitalisme monopoliste de Paul Baran et Paul Sweezy  [14]. En France, on connaît l'analyse du Parti Communiste du capitalisme monopoliste d'État[15]. De nos jours, les opinions sont diversifiées. Malgré la poursuite de la croissance de la taille des entreprises, certains soulignent la vigueur de la concurrence.

43Il n'y a pas de spécificité du néolibéralisme concernant la concentration et la concurrence. Les tendances antérieures, dites de la « mondialisation », et la confrontation des géants se poursuivent au plan mondial. Une des composantes du néolibéralisme fut la modification des procédures antitrust, la pratique plutôt que la législation. Il n'est pas évident qu'il faille parler d'accélération de la concentration, malgré la multiplication des fusions et acquisitions. On observe ici un exemple des innombrables recoupements entre critères de périodisation, quoique leur superposition rigoureuse soit impossible.

442 - Ondes longues : accumulation et croissance, changement technique et rentabilité. Le cadre analytique des ondes longues s'est développé depuis les années 1920, dans la foulée des travaux de Nicolas Kondratieff  [16] (ce dernier observa les prix, mais les études modernes ont recentré les analyses sur la croissance). Cette problématique s'est imposée aux marxistes comme un correctif des visions eschatologiques, où l'accumulation des contradictions du capitalisme et ses crises l'enterraient hâtivement. Le capitalisme s'enfonce périodiquement dans des crises profondes et durables, mais renaît, et cela de manière éphémère si l'on considère que trente ans sont vite passés.

45Ce courant est bien représenté dans le marxisme contemporain. C'est une telle lecture, en termes de cycles longs, que donna Ernest Mandel  [17]. Il relie cette périodicité à des phases ascendantes et descendantes de la rentabilité du capital, renouant ainsi avec un aspect central de la théorie de Marx : la tendance à la baisse du taux de profit. La relation avec le néolibéralisme est très forte, dès lors que la transition entre les phases ascendantes et descendantes est liée par les auteurs à un processus de financiarisation  [18], avec un déplacement de l'investissement « de la sphère productive vers la sphère financière », comme l'écrit Immanuel Wallerstein  [19]. Dans le néolibéralisme, les dérives financières contemporaines seraient l'expression de l'épuisement d'une phase ascendante.

46Les marxistes s'orientent comme ils le peuvent dans cette complexité factuelle où se combinent accumulation et croissance, d'une part, et technique et rentabilité, d'autre part. Mais c'est l’un des champs où leur contribution est la plus intéressante et sans rivales dans l'économie dominante  [20].

473- Rapport de production et structures de classes.Les périodisations peuvent, ou pourraient, se fonder sur la transformation des rapports de production. Il s'agit principalement du changement des formes dans lesquelles s'exprime la propriété des moyens de production. Comme on l'a rappelé, Marx analyse les transformations de la propriété capitaliste de manière très minutieuse. Jamais il n'en déduit explicitement la définition de stades. Onpasse d'un capitalisme de propriété individuelle ou familiale, à un capitalisme où propriété et gestion sont séparées, la propriété concentrée dans les institutions financières et la gestion déléguée à des salariés. Pourtant, Marx ne ressent pas le besoin de périodiser : le capitalisme évolue vers sa maturité. A l'inverse nous pensons que ces transformations des rapports de production dessinent des phases clairement distinctes. Elles définissent, peut-être, l'une des périodisations les plus pertinentes du capitalisme.

48Les périodisations peuvent également se fonder sur les rapports de classes, en étroite relation avec la périodisation précédente, étant donné la correspondance stricte, ou homologie, entre rapports de production et structures de classe. Le point déterminant est ici l'apparition des classes de cadres et d'employés. C'est la pensée non marxiste qui a produit le concept de capitalisme managérial, au centre duquel se trouvent ces nouvelles classes, une longue tradition aux États-Unis. Les marxistes sont ici saisis d'effroi. Nous caractérisons le capitalisme contemporain, depuis la révolution managériale à la fin du XIXesiècle et jusqu’à nos jours, en dépit du néo-libéralisme, comme un capito-cadrisme[21]. Si on le souhaite, on peut assimiler ce concept à celui de capitalisme managérial, en dépit de la différence profonde des problématiques.

49Dans l'analyse du capitalisme contemporain, cette réticence à prendre en compte ces nouvelles structures de classes a les conséquences les plus graves. Nous pensons qu'il est impossible de comprendre le sens véritable du néolibéralisme hors de cette problématique du capito-cadrisme. Il s’agit d’un problème de pondération des pouvoirs entre capitalistes et cadres. Les cadres ont été la cheville ouvrière du compromis social des premières décennies de l'après-guerre, souvent appelé le compromis keynésien, où la classe capitaliste était contenue ou réprimée. C'est ce à quoi a répondu le néolibéralisme en imposant une nouvelle discipline aux gestionnaires, rétablissant la primauté du pouvoir des propriétaires du capital.

504 - Pouvoirs de classe et rivalités internationales. Ce qui définit le néolibéralisme en matière de périodisation est, cependant, d'une autre nature. Le néolibéralisme est une configuration des relations de pouvoir au sein d'une structure de classe, et non pas une structure de classe particulière ou une forme institutionnelle de la propriété du capital. C'est ce que décrit la formule hégémonie financière, compte tenu de la définition qu'on a donnée antérieurement de la finance. Il s'agit du pouvoir, et corrélativement du revenu, de la fraction supérieure de la classe capitaliste, dans sa relation privilégiée aux institutions financières. Cette domination n'exclut pas des alliances, en l'occurrence avec le haut de la hiérarchie des gestionnaires aux États-Unis.

51Les concepts d'hégémonie financière, la première et la seconde, ou de compromis keynésien dépassent clairement les alliances politiques temporaires que Marx décrit dans Le 18 Brumaire. Bien que nous ignorions la longévité de la seconde hégémonie financière, il s'agit de phases s'étendant sur quelques décennies. Ce sont de grandes conjonctures politiques, mais elles reposent sur une base économique : certaines modalités de fonctionnement du capitalisme. Ces modalités fondent les relations internes du compromis entre les diverses fractions. Par exemple, dans le néolibéralisme (déjà vieux d'un quart de siècle), les modes de gestion des entreprises, les politiques et les cadres institutionnels (libre-échange, libre circulation des capitaux...) ont été profondément modifiés. Les fractions supérieures des cadres sont associées à certains des bénéfices du nouvel ordre social.

525-Au-delà du capitalisme. Marx n'était pas l'homme des périodisations du capitalisme. On peut en donner deux raisons. Sans doute la première est-elle sa compréhension de la complexité de l'évolution du mode de production. On trouve bien, chez Marx, des périodisations, comme celle des changements technicoorganisationnels ; on voit avec quel soin il examine certaines transformations, comme celles des formes de la propriété du capital. Mais il ne tente jamais de faire une synthèse, d'emboîter les petits modules dans les grands.

53La seconde raison est politique. Marx a les yeux rivés sur ce qui est, pour lui, la périodisation : celle qui conduit au dépassement du capitalisme. On l'a dit, Marx concentre son attention sur la maturation du capitalisme, qu'il conçoit comme un processus contradictoire : les progrès de ce qu'il appelle la « socialisation », mais aussi le chaos potentiel résultant du caractère encore privé de mécanismes de portée sociale. Au lieu d'une nouvelle phase du capitalisme, cette maturation prépare son abolition. Révolution oblige ! Traitant de la concentration du capital en peu de mains, Marx écrit par exemple :

54

C'est là la suppression du mode de production capitaliste à l'intérieur du mode de production capitaliste lui-même, donc une contradiction qui se détruit elle-même et qui, de toute évidence, se présente comme simple phase transitoire vers une forme nouvelle de production[22].

MARX ET LES MARXISTES FACE À L'HISTOIRE

55L'histoire de la théorie marxiste témoigne donc d'une permanente adaptation. Il aura fallu deux changements. Tous les deux se situent dans la continuité du constant « report » du dépassement du mode de production :
1. Le capitalisme a bien produit la violence de sa propre élimination. Mais l'édification d'une société nouvelle, sans classes, a fait long feu. Très vite, elle a manifesté les caractères de la restauration d'un ordre social de classe, un cadrisme bureaucratique ; puis, ces sociétés se sont révélées incapables de se réformer ; leur classe dominante n'a pas su conquérir sa démocratie (de classe) ; jusqu'à la grande bousculade vers l'appropriation privée individuelle des moyens de production en Union Soviétique (ce que la Chine semble mener plus posément). Pendant ce temps, le capitalisme poursuivait sa course, elle-même bien peu tranquille, voire parfois chaotique. Les marxistes se virent ainsi contraints de reconnaître constamment le renouvellement du capitalisme, le franchissement de nouvelles étapes. Il fallait apprendre à penser simultanément changement et continuité. La concurrence disparaît, mais elle survit ! Le taux de profit baisse, mais il remonte ! Ainsi s'élaboraient les interprétations marxistes les plus fécondes de l'histoire, sous l'empire des événements. 2. Mais avec le néolibéralisme, la nécessité d'innover se fait sentir avec encore davantage d'acuité. La confrontation des théoriciens du marxisme contemporain à l'ordre néolibéral est un phénomène ambivalent. D'un côté, le néolibéralisme leur rend un énorme service en tant qu'analystes, car il ressuscite bien des caractères du capitalisme dans leurs formes les plus crues ; de l'autre, il les confronte à une période nouvelle, étrangère aux traditions de périodisation propres à leur courant théorique. D'où le repli vers des processus que Marx, Hilferding et Lénine avaient bien identifiés : la mondialisation et le monopole. Marx avait vu dans les banques les administrateurs du capital de financement, et Hilferding fut très proche de la description d'une première hégémonie financière. Mais les hiérarchies restaient pensées à l'intérieur de la classe capitaliste : la marche vers un paroxysme en préparation du grand basculement. Ni Marx ni ses grands continuateurs n'ont préparé les marxistes à la révolution de pensée requise par la notion d'une atténuation des prérogatives de la classe capitaliste et de son rétablissement.

56Ainsi, ce qui apparaît le plus précieux dans l'accomplissement de cette mise à jour n'est pas une indication spécifique de Marx, mais l'héritage des grands cadres analytiques, notamment la théorie de l'État, et, saurait-on s'en étonner, celle du capital !

Notes

  • [1]
    En témoignent ce numéro et l'ouvrage Séminaire d'Études Marxistes, La finance capitaliste, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
  • [2]
    D. Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 16.
  • [3]
    K. Marx, Misère de la philosophie (1847), in Œuvres, Economie, t. 1, Paris, Gallimard, 1965, p. 134-135.
  • [4]
    K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, Éditions sociales, tome 3,1968, pp. 204-205.
  • [5]
    G. Duménil, D. Lévy, « Les trois champs de la théorie des relations financières de Marx. Le capital financier d'Hilferding et Lénine », in Séminaire d'Études Marxistes, La finance capitaliste, op. cit., pp. 181-219.
  • [6]
    K. Marx, Le Capital, Livre III (1894), Paris, Éditions sociales, tome 2,1967, pp. 52-53.
  • [7]
    Ibid., p. 66.
  • [8]
    Ibid., p. 67.
  • [9]
    R. Hilferding, Le capital financier. Étude sur le développement récent du capitalisme (1910), Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 318.
  • [10]
    K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, Éditions sociales, tome 2,1968, ch. XIII, XIV et XV.
  • [11]
    K. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18,1971, chapitre G : Les deux phases historiques du développement de la production capitaliste, pp 191-223.
  • [12]
    G. Duménil, M. Glick, D. Lévy, « The History of Competition Policy as Economic History », The Antitrust Bulletin, Vol. XLII, 1997, pp. 373-416.
  • [13]
    R. Hilferding, Le capital financier, op. cit. ; V. Lénine, Œuvres, tome 22, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, Éditions sociales, 1976, pp. 201-327.
  • [14]
    P. Baran, P. Sweezy, Le capitalisme Monopoliste. Un essai sur la société industrielle américaine, Paris, Maspero, 1970.
  • [15]
    P. Boccara, Études sur le capitalisme monopoliste d'État, sa crise et son issue, Paris, Éditions Sociales, 1974.
  • [16]
    N.D. Kondratieff, « The Static and Dynamic View of Economics », Quarterly Journal of Economics, Vol. 34,1925, pp. 575-583.
  • [17]
    E. Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, Paris, Éditions Page deux, 1999.
  • [18]
    G. Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power and the Origins of our Times, Londres, New York, Verso, 1994.
  • [19]
    I. Wallerstein, « Mondialisation ou ère de transition ? Une vision à long terme de la trajectoire du système monde », in Séminaire Marxiste, Une nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Syllepse, 2001, p. 78.
  • [20]
    On pensera, par exemple, à la périodisation triviale, tant célébrée, de Walt Rostow : 1) la société traditionnelle, 2) les préliminaires du décollage, 3) le décollage, 4) l'âge de la grande consommation de masse, et 5) « au-delà de la consommation », ce dernier stade étant imprévisible (W.W. Rostow, The Stages of Economic Growth : A Non-Communist Manifesto, Cambridge, Cambridge University Press, 1960).
  • [21]
    Le néologisme est construit sur le modèle de socio-économique, et non socialo-économique. Le refus de prendre en compte ces transformations du capitalisme conduit à l'incapacité à caractériser les sociétés de ce qu'il est convenu d'appeler les « pays socialistes » ; voir G. Duménil, D. Lévy, R. Lew, « Cadrisme et socialisme. Une comparaison URSS-Chine », Transitions, Vol. 40, 1999, pp. 195-228 ; G. Duménil, « L'absolutisme bureaucratique selon Moshe Lewin », Actuel Marx, n° 39,2006, pp. 167-172.
  • [22]
    K. Marx, Le Capital, Livre III (1894), Paris, Éditions sociales, t. 2,1967, p. 104.
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