Argentine
François CHESNAIS, Jean-Philippe DIVES ¡ Qué se vayan todos ! Le peuple argentin se soulève, Paris, Nautilus, 2002,230 p.
1Voici un ouvrage dont l’actualité du sujet et l’urgence de son écriture ne risquent pas de le condamner à partager, à brève échéance, une place dans les bacs à soldes des bouquinistes avec les romans de Patrick Poivre d’Arvor. Chesnais et Divès ont réussi à brasser une énorme masse d’informations avec une précision remarquable, ce qui contraste avec ces tristes et attristants « horizons » que nous ont assénés les colonnes du Monde au moment des évènements – où l’indigence intellectuelle ne le disputait souvent qu’à la désinvolture factuelle. Beaucoup d’études académiques sur l’Argentine feraient bien de s’inspirer, d’ailleurs, de ces pages écrites par des militants politiques.
2Pour les auteurs, l’Argentine constitue, pour les travailleurs, une sorte de miroir des effets du capitalisme mondialisé. Mais aussi un laboratoire des nouvelles formes de résistance, sous le signe de l’auto-organisation et les formes de représentation directe. C’est pourquoi ils concentrent leurs efforts sur l’analyse du mouvement des piqueteros, « cette création politique et sociale sui generis » surgie de la crise, où ils reconnaissent une tendance à l’autonomie, aux potentialités transformatrices immenses. Ce qui tranche avec un théoricien de la démocratie radicale comme Ernesto Laclau qui voyait, dans un entretien récent, les ombres du Léviathan derrière ce « ¡ qué se vayan todos ! »…
3On critiquera peut-être un souci trop grand de description au détriment de l’analyse. On aurait aimé retrouver peut-être un premier examen des rapports des classes après l’Argentinazo, et les possibles conséquences de la radicalisation des classes moyennes, inédite depuis les années 1960. Cela se ressent aussi dans le survol, nécessairement trop général, de l’histoire argentine, qui conduit peut-être à négliger la prégnance du populisme dans la culture politique des dominés. Et ce ne serait pas vraiment faire reproche aux auteurs, qui ne sont pas dupes des défauts de l’extrême gauche argentine (substituisme, sectarisme…), que de rappeler que le fondateur du MAS, Nahuel Moreno, soutenait que la Révolution argentine avait commencé en 1982… Ce qui prouve que certains travers de la gauche argentine viennent de loin.
4Depuis que les auteurs ont mis leur touche finale au livre (juillet 2002), la situation s’est stabilisée mais avec des évolutions ambiguës. Des injections d’aides sociales ont réussi à contenir les protestations sociales dans les rues, l’économie connaît une très légère reprise ces deux derniers trimestres, en même temps que le mouvement des assemblées de quartier, lieu de mobilisation politique des classes moyennes, semble s’essouffler, voire s’épuiser. D’autre part, la victoire de Lula au Brésil voisin peut donner une certaine dynamique aux programmes populistes, autour notamment de la CTA. Les élections présidentielles, reportées finalement au 27 avril, seront remportées vraisemblablement par un candidat péroniste Mais dans un contexte où le nombre des pauvres dénombrés par les statistiques officielles dépasse toutes les repères historiques, la dynamique politique des piqueteros dans la construction d’une culture alternative n’a pas fléchi. Le peuple argentin, comme le rappellent les auteurs, « s’est engagé collectivement, sans le savoir, dans une situation révolutionnaire, dont les traits sont largement, sinon absolument, nouveaux ». Ne pleure donc pas pour toi, Argentine.
5Carlos Miguel Herrera
Poésie et politique
Christophe HANNA Poésie action directe, Al Dante / & Léo Scheer, 2003,124 p.
6Voilà un livre passionnant qui mériterait une longue discussion. L’ensemble du propos est animé par la question suivante : par quels moyens la poésie peut-elle aujourd’hui prétendre produire un impact politique et agir sur la vie pratique ? Question qui concerne tout autant la poétique que la politique. Sur le versant poétologique, Christophe Hanna présente sa propre entreprise comme celle d’une théorisation ad hoc visant à expliquer en quoi consiste le type de poéticité qui caractérise les œuvres d’une nouvelle génération de poètes que l’on range habituellement sous l’étiquette « poésies informationnelles », ou « poésies re-médiées ». Une caractérisation par constraste : alors que la conception traditionnelle de la poésie fait de la coupure l’acte compositionnel caractéristique, ces nouvelles poésies trouvent dans le déplacement leurs ressorts créatifs, alors que la conception traditionnelle suppose que le langage poétique est sa propre fin, ces nouvelles poésies récusent l’opposition de la poésie et du reportage en visant la mise à jour et la subversion des dispositifs de réception des discours médiatiques, en utilisant des instruments comme le collage critique (ou virus). C’est dans cette dimension subversive et critique que réside leur dimension politique. Des poètes comme Manuel Joseph (Heroes are Heroes, Pol, 1994 ; sur la première guerre du golfe et les occupations d’Assedic, entre autres…), Christophe Hanna (Petits poèmes en prose, Al Dante, 1998 ; sur Kahled Kelkal et Stéphanie de Monaco, entre autres…), Christophe Fiat (New-York 2001, Al Dante, 2002 ; sur le traitement médiatique des attentats de septembre 2001) cherchent manifestement à produire des effets politiques directs. Dans Poésie action directe, Christophe Hanna cherche à montrer, là encore par contraste, que la fonction subversive/critique qu’ils confèrent à l’écriture poétique est elle-même nouvelle. Jakobson et l’article « Qu’est-ce que la poésie » servent alors d’interlocuteurs. Pour Jakobson, c’est en jouant sur la matérialité même de la langue que la poésie transforme nos conceptions du monde de sorte qu’elle peut être considérée comme « l’organisateur fondamental de l’idéologie ». La critique de Christophe Hanna joue sur trois tableaux : du point de vue de l’analyse pragmatique du langage, elle conteste que la poésie puisse produire de tels effets ; du point de vue de la théorisation ad hoc, elle remarque que les nouvelles poésies visent bien plutôt « le sabotage des systèmes symboliques d’une société » que la transformation de l’idéologie ; d’un point de vue historique, elle suggère que cet objectif est lui-même approprié à un changement de nature de l’idéologie (est-ce trahir ses idées que d’avancer que l’idéologie procède bien plutôt aujourd’hui par suraccumulation de descriptions que par discours de justification étayant une vision du monde ?). Cette nouvelle fonction critique naît dans un contexte de communication déréalisée et elle tente d’en faire apparaître la fonction idéologique en sapant ses effets objectivants, ou en « divisant la vérité ».
7On devine, en comprenant sa radicalité, que le propos excède la simple théorisation ad hoc. Sur le plan poétologique, Christophe Hanna indique que ces nouvelles poésies mettent elles-mêmes en place un nouveau dispositif de lecture de l’histoire de la poésie, histoire dont il esquisse quelques traits en montrant comment elles s’inscrivent dans le sillage de Lautréamont, Ponge et Denis Roche (chap. 2,3,4). Sur le plan politique, il s’agit principalement de mobiliser des instruments théoriques de la pragmatique du langage et de l’épistémologie d’un Feyerabend pour définir un mode d’action du texte sur ses contextes. Cette dernière entreprise, qui constitue le cœur de la partie proprement théorique de l’ouvrage (chap. 1) vise à prouver que les textes poétiques peuvent être autre chose qu’un ensemble de bibelots, qu’un amas de paroles désamorcées ; et là encore, la démonstration semble parfaitement convaincante.
8Emmanuel Renault
Figures de l’Etat moderne
Anne VERJUS Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, collection « socio-histoires », avec une préface de Mona Ozouf, 2002, 255 pages.
9Cet ouvrage répond à une question décisive : pourquoi les femmes ont-elle été mises à l’écart du droit de suffrage, dès l’avènement de la démocratie française ? S’inscrivant dans la perspective de l’analyse conceptuelle du politique, Anne Verjus étudie une catégorie politique méconnue, la famille, et pourtant fortement structurante de la construction politique de la citoyenneté entre 1789 et 1848. Pour mener à bien son analyse, elle prend en compte des ouvrages d’auteurs, des articles de journaux, des débats parlementaires, et surtout les lois électorales qui font du lien familial une catégorie du droit électoral dans les premières décennies du XIXème siècle.
10Ainsi Anne Verjus développe une explication socio-historique de la mise à l’écart des femmes qui nous renvoie à une pensée politique de l’unité d’intérêts entre l’homme et la femme au sein de la famille. Le modèle politique de la famille devient, un temps, le garant de l’unité des hommes et des femmes dans le tout politique : la femme n’est pas exclue de la nation, elle marque son appartenance concrète à la communauté réelle des citoyens en tant que membre de la famille. Bien sûr, il persiste une différence considérable entre les sexes, ne serait-ce que par la domination du père de famille, mais cette différence n’a rien de contradictoire dans une conception de la progression de la naturalité de la société familiale à l’artificialité de la société politique. La figure fondatrice de l’individu-nation est ici assimilée au citoyen d’une famille sexuellement différenciée, socialement hiérarchisée, politiquement unie : le père de famille, représentatif de l’autorité politique, est le garant des intérêts de tous, femmes incluses, donc sa capacité censitaire à devenir électeur est évaluée, si nécessaire, à partir de l’ensemble des contributions des membres, hommes ou femmes, de sa famille.
11L’avènement de « la communauté naturelle » des hommes en 1848, avec l’apparition du suffrage universel masculin, rompt avec un tel suffrage familialiste, et marque ainsi l’abandon, dans le droit électoral, de l’individu « social », au profit d’un homme sans qualités, « l’individu abstrait de la démocratie », selon la formule introductive de Mona Ozouf. Politiquement affranchie de la famille, la femme peut alors développer ses propres revendications dans la perspective de son inclusion politique. Certes l’autorité juridique du père de famille est toujours là, mais elle ne renvoie plus à la famille comme unité socio-naturelle, mais concerne un groupe social constitué de personnes distinctes, individualisées dans leur hiérarchie même.
12De cette démarche idéal-typique, qui nous renvoie à l’inscription préalable, donc implicite, de la différence des sexes dans le modèle politique de la famille, nous retiendrons le précieux apport d’une approche historicisée de la domination masculine, donc située hors de tout a priori universalisant.
13Jacques Guilhaumou
Alessandro DE GIORGI Il governo dell’eccedenza, Verona, 2002.
14La criminologie est une discipline qui peut parfois susciter des répugnances : jusqu’à la moitié du XIXe siècle, elle reste substantiellement une Polizeiwissenschaft ; cependant, en regardant du côté de la criminologie critique, l’auteur montre comment la recherche présente des facettes plus diverses. L’objectif est ambitieux : situer « les dispositifs de contrôle social dans le contexte des transformations économiques qui traversent la société capitaliste et des contradictions qui en découlent ». Le lien entre l’économie et la peine n’est pas conçu de façon déterministe. L’attention est portée sur la complexité des rapports, passés au crible de l’examen historique. Pour Foucault, entre le XVIIe et XVIIIe siècle, on passe d’un régime souverain à un régime disciplinaire : avec le « grand enfermement » les stratégies de contrôle prennent une fonction « positive » face à la déviance de la force de travail. Cette « gestion rationnelle des forces productives » constitue un modèle jusqu’au point culminant du fordisme, à travers la triade usinewelfare state-prison « correctionnelle » : celle-ci est « un dispositif orienté vers la production et la reproduction d’une subjectivité de prolétaire », instrument au service des rapports de production capitalistes. Aujourd’hui le projet disciplinaire cède le pas au modèle Tolérance Zéro, coupé des utopies panoptiques et étendu au contexte mondial. Le lien entre biopolitique et discipline se distend : un contrôle des flux de force de travail subsiste, mais les « technologies de subjectivation », de transformation des individus, fondées sur le contrôle individualisé tendent à s’effacer. « La transition du fordisme au postfordisme (apparaît comme le) passage d’un régime productif caractérisé par la carence [de puissance] (et par le déploiement d’un ensemble de stratégies tendant à discipliner la carence) à un régime productif défini par l’excès (et donc par l’émergence de stratégies tendant à le contrôler) ». Dans le postfordisme, le travail tend à investir l’existence entière et le chômage devient la « marge d’excès de la productivité sociale » : auparavant le capital excédait la force de travail, maintenant le rapport s’inverse générant des phénomènes de carence capitaliste. L’auteur parle en conséquence d’un excès négatif, comportant une attitude violente de la part du capital, surtout parce que « dans ce procès le pouvoir du capital en vient à être potentiellement nié ». Par ailleurs, si le travail tend à s’imposer comme fait linguistique, certaines distinctions classiques de l’économie politique « sautent » cependant : non seulement entre temps de travail et non-travail, mais aussi entre production et reproduction. La coopération invalide ainsi la « loi de la valeur » marxienne et le commandement pur fait obstacle au développement du general intellect : l’excès est positif parce que la force de travail sociale « se réfère constamment à la possibilité de dépasser le parasitisme du capital ». Il pourrait sembler que les deux excès soient en conflit. Mais la multitude, qui est antérieure à la distinction entre excès négatif et positif, précède « ontologiquement » le commandement capitaliste et « s’y soustrait potentiellement ». C’est pourquoi les contrôles disciplinaires ne l’assujettissent pas : à un pouvoir-savoir qui disciplinait et rendait productive la force de travail succède un régime de « non-savoir », qui se limite à un contrôle « négatif ». Par exemple, la prison assistantielle se définit par la position préventive sur le modèle de gestion du risque : « des catégories entières d’individus cessent virtuellement de commettre des crimes pour devenir eux-mêmes criminels ». Le recours à un contrôle total révèle la capacité d’embrigader la multitude : c’est pourquoi les stratégies d’aujourd’hui détruisent la subjectivité.
15L’auteur est attentif à ne pas se lancer dans des prévisions hasardeuses. Il souligne même qu’il s’agit d’analyses tendancielles, ouvertes à des interprétations différentes. Il crée ainsi un espace de débat constructif : on peut se demander par exemple si « la transition au postfordisme […] redessine en son entier la structure matérielle de la production », ou si la succession classe-multitude va de soi sans approfondissement ultérieur. Ce sont là des questions qui supposent une confrontation serrée, au-delà des diatribes lexicales qui réduisent le débat politique à la joute idéologique.
16Marco Enrico Giacomelli (traduit de l’italien par Jacques Bidet)
Histoire du socialisme Stephen RESNICK and Richard WOLFF Class Theory and History, Capitalism and Communism in the USSR, Routledge, Londres and N. Y., 2002,353 p.
17Comme le titre et le sous-titre l’indiquent, il s’agit d’un ouvrage ambitieux. Plus exactement il s’agit de montrer que L’URSS peut se comprendre comme une forme de capitalisme d’Etat. Une conception qui a souvent été développée, et cela pratiquement dès les débuts de la période soviétique. Mais les auteurs s’efforcent d’en renouveler l’interprétation sur la base d’une nouvelle théorie marxiste des classes qui est l’objet de plusieurs de leurs livres antérieurement publiés, conception qu’ils résument et présentent dans la 1° partie du livre. Pour eux l’essentiel est de savoir qui s’approprie le surplus, et ce surplus peut dans une même société être approprié par des groupes sociaux différents. Ils en déduisent une machinerie théorique fort élaborée. Il peut donc y avoir coexistence dans une même société de formes sociales très diverses, le communisme avec le capitalisme privé, le capitalisme d’Etat, voire des formes plus anciennes d’appropriation du surplus. Ainsi en Union soviétique « le communisme se présentait seulement sous une forme limitée, subordonnée […] et prenait la forme d’une structure de classe de type communisme » (p. IX). A la différence de l’idée marxiste traditionnelle, les « structures de classe communiste » peuvent coexister avec « la propriété privée des moyens de production, une distribution non démocratique du pouvoir, et/ou des marchés en compétition » (p. 51). Pour les auteurs, la forme dominante dans toute l’histoire soviétique est celle du capitalisme d’Etat. Le bolchevisme a remplacé le capitalisme privé qui dominait l’industrie de la Russie avant 1917 (ce qui est un peu vite dit) par un capitalisme d’Etat. Pour eux « la structure de classe communiste est celle où les producteurs et les “ appropriateurs ” sont les mêmes, alors que la différence de classe du capitalisme est justement celle où les “ appropriateurs ” sont différents des producteurs » (p. XI). Dans ce cas il y a exploitation des producteurs. Les auteurs s’opposent ainsi à ceux qui insistent sur la question de la propriété et du pouvoir pour caractériser un régime, et tout particulièrement l’URSS. La présentation de cette complexe armature théorique s’étend sur les 4 premiers chapitres. Pour mieux saisir la position des auteurs, on lira l’intéressant chapitre 4 sur « les débats sur le capitalisme d’Etat », où les auteurs considèrent un peu vite qu’ils sont les seuls, ou presque, à utiliser une analyse marxiste centrée sur l’appropriation du surplus. Ensuite ils déroulent leur argumentaire à travers l’histoire soviétique, en commençant par la période présoviétique. On ne peut ici résumer la démonstration. On peut juste constater que les auteurs sautent allègrement des années 1930 à la période récente du déclin de l’URSS, qu’ils consacrent un chapitre original à l’économie familiale, et de nombreux passages à la condition des femmes, parmi une multitude d’autres choses. Cette vaste construction est-elle convaincante ? Chacun en jugera pour son propre compte. On peut admirer la force de conviction qui sous-tend ce travail et n’être soi-même guère convaincu. C’est le cas de l’auteur de ces lignes. On peut surtout reprocher à ces auteurs de ne pas apporter du nouveau dans la vision et la connaissance de l’URSS, mais de faire entrer les faits connus, familiers, trop familiers, dans un schéma assez étonnant, dans son mélange de fidélité et de radicale révision du marxisme, qui explore ses axiomes sans montrer ou démontrer leur pertinence. Sans oublier ce fait un peu étrange pour un livre dans l’ensemble plutôt bien documenté que le système soviétique semble établi dans les années trente, ce qui était une idée très couramment acceptée jusqu’à ce que plus récemment, grâce à l’ouverture des archives, les études se multiplent sur l’après deuxième guerre mondiale, ce qui a pas mal changé le tableau de la période stalinienne, et de ce qui en sort. Et qui n’est pas pris en compte par les auteurs. Il y a ainsi une trop grande disproportion entre l’effort théorique, l’effort qu’il impose aux lecteurs, et ce qu’on apprend de nouveau et d’original sur l’URSS.
18Roland Weil
Wilebaldo SOLANO Le POUM : Révolution dans la guerre d’Espagne, Paris, Editions Syllepse, 2002,366 pages.
19On oublie, parfois, que l’Espagne a connu, en 1936-37, non seulement une guerre civile mais une des révolutions les plus originales de l’histoire européenne. Ce livre, rédigé par celui qui fut, pendant ces années de feu, le secrétaire général des jeunesses du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste – le célèbre POUM immortalisé par George Orwell dans ses mémoires – est à la fois une histoire de cette organisation et une biographie de son principal dirigeant, Andreu Nin, qui fut au cours des années 1920 un des principaux cadres de l’Internationale Syndicale Rouge. Nourri par ses souvenirs personnels, par son travail de recherche et par l’apport des archives soviétiques enfin ouvertes après 1989, W. Solano apporte une contribution importante à la connaissance de ce chapitre dramatique de l’histoire du mouvement ouvrier.
20Brillant intellectuel et dirigeant communiste, auteur de deux livres importants, Les dictatures de notre époque 1930) et Les mouvements d’émancipation nationale (1935), Andreu Nin, qui avait adhéré, lors de son séjour à Moscou, à l’opposition communiste de gauche, fonde, dès son retour en Espagne en 1930, la Gauche Communiste d’Espagne (IEC), affiliée au courant international dirigé par Trotsky. En septembre 1935 la fusion de différents groupes, dont notamment l’IEC et le Bloc Ouvrier et Paysan (ancienne Fédération Catalane du Parti Communiste), donne naissance au POUM, qui devient rapidement une des principales forces de gauche en Catalogne, et commence à s’étendre à d’autres régions de l’Espagne.
21Trotsky s’était opposé à cette fusion et ce désaccord va provoquer sa rupture avec Nin. Mais il sera impressionné par le rôle de ce mouvement révolutionnaire dissident dans les combats de juillet 1936 à Barcelone contre le soulèvement franquiste, et dans les premiers mois de la guerre civile, quand ses colonnes se battaient sur les fronts d’Aragon et de Madrid. Dans une lettre au délégué du mouvement trotskyste en Espagne, Jean Rous, le fondateur de l’Armée Rouge écrivait en août 1936 : « Quant à Nin, Andrade et les autres, dans la situation actuelle il serait criminel de se laisser porter par les réminiscences de la période précédente. Bien qu’il existe des divergences de programme et de méthode, même après l’expérience passée, ces dernières ne devraient empêcher en aucune façon un rapprochement sincère et durable, l’expérience ultérieure fera le reste ». La lettre, interceptée par la police de Mussolini, n’arrivera jamais à son destinataire (elle fut découverte bien plus tard par l’historien italien Paolo Spriano)…
22La suite des événements est connue, notamment grâce au film de Ken Loach, Land and Freedom : après les affrontements de mai 1937 à Barcelone, où les militants du POUM vont se battre aux cotés des anarchistes de la CNT – et surtout du groupe libertaire le plus conséquent, les « Amis de Durruti » – contre la tentative des communistes staliniens de les déloger de la Centrale Téléphonique, les unités combattantes du POUM seront dissoutes et leurs dirigeants emprisonnés. Quant à Andreu Nin, il sera enlevé, torturé et assassiné par des agents de la GPU de Staline en Espagne. Une partie importante du livre est dédiée à « la longue marche pour la vérité sur Andreu Nin », grâce, entre autres, à des documents nouveaux récemment découverts dans les archives soviétiques. Tout semble indiquer que ce fût le refus de Nin d’« avouer » – comme les accusés des Procès de Moscou – malgré les tortures, qui décida ses bourreaux du GPU à le tuer et faire disparaître son corps.
23A la fin de la guerre civile, en 1939, les militants du POUM survivants s’exilent en France, où ils seront bientôt internés dans des camps de travail : il était, selon le mot de Victor Serge – le principal soutien du POUM en France – « minuit dans le siècle ».
24Une section de documents complète le livre. Le dernier de ces textes est une auto-critique en bonne et due forme du PSUC (Parti Communiste de Catalogne), qui salue – en décembre 1989 – le travail de la Fondation Andreu Nin (présidée par W. Solano) et reconnaît que « Andreu Nin fait partie du carré d’honneur des dirigeants de la gauche catalane de ce siècle ».
25Michael Löwy
Modernité en question
Fredric JAMESON A Singular Modernity. Essay on the Ontology of the Present, London and New York, Verso, 2002.
26A l’heure où l’on assiste à un certain nombre de retours à des positions modernes dont la postmodernité avait toujours voulu se défaire (cet ironique emploi du passé est de l’auteur), A Singular Modernity entend offrir une « analyse idéologique », non pas tant du concept de modernité, que du mot lui-même : Jameson souhaite avant tout déterminer ses usages possibles, en dévoiler les présupposés idéologiques, en énoncer les « maximes », plutôt que livrer une version supplémentaire de ce qu’il serait censé désigner.
27L’une des thèses centrales de l’ouvrage, qui est également un thème fétiche de l’auteur, est qu’on ne peut échapper au récit, fût-ce sous une forme implicite, qu’il y a toujours un « retour du refoulé du récit ». Aussi la modernité se voit-elle désignée comme un « trope », une « catégorie narrative », permettant de « réécrire » un certain nombre de phénomènes (et Jameson de recenser au passage quatorze versions de la modernité). L’auteur insiste donc sur la nécessité de la périodisation, dialectique de la coupure et de la continuité, dont les « abus » pourront être dénoncés par l’analyse de « modernité ». Le récit de la modernité dépasse en effet ses limites quand, pose Jameson à la suite d’une lecture époustouflante de la représentation chez Heidegger, il se fonde sur la subjectivité et les concepts qui y sont afférents (individualité, liberté). Thèse (ou « maxime ») iconoclaste, non moins que cette autre, selon laquelle la modernité « se démasque comme catégorie purement historiographique » : en d’autres termes, le récit de la modernité ne saurait porter que sur le passé, puisqu’on ne peut plus concevoir désormais la modernité qu’à l’aune de « l’hypothèse » d’une coupure postmoderne. La seconde partie, consacrée au modernisme, déploie la même structure et aboutit à une conclusion similaire : en montrant que le postmodernisme ne rompt pas, comme il le croit, avec le modernisme « classique », mais avec le modernisme « tardif » (« contingent » en ce qu’il échoue à réaliser le projet du premier, l’autonomie de l’œuvre d’art, qu’il constitue en idéologie), Jameson entend d’une part réaffirmer l’impossibilité d’un retour au modernisme, et d’autre part expliciter sous un nouvel aspect la nature du postmodernisme. Ainsi, bien que le postmoderne n’y fasse que de brèves apparitions, il traverse le livre de part en part.
28Ouvrage d’essence dialectique où la mise au jour de tensions et l’élaboration des concepts appartiennent à la nature des concepts eux-mêmes, A Singular Modernity constitue une mise en abyme du récit : car si les termes de « modernité » et de « modernisme » impliquent la construction d’un récit, Jameson nous invite à lire son magistral et difficile essai comme le récit d’une élaboration, celle d’une « ontologie du présent » guidée par « ce désir appelé Utopie ». Restreindre les usages de « modernité » à l’écriture du passé, c’est en effet s’engager dans la voie qui nous permettra de déceler des alternatives radicales dans et à notre situation, et ainsi de délaisser les « prédictions du passé » au profit d’« archéologies du futur ».
29Nicolas Vieillescazes
Zygmunt BAUMAN Modernité et holocauste, Paris, La fabrique éditions, 2002,285 pages.
30Ce livre est, très probablement, le plus important texte sociologique de la deuxième moitié du XXème siècle. Comment se fait-il qu’il soit traduit en français avec tellement de retard, quatorze années après sa publication en anglais et sa traduction dans de nombreuses langues ? Sans doute parce que c’est un livre dérangeant…
31Ex-communiste, destitué de ses fonctions à la chaire de sociologie de l’Université de Varsovie pendant la campagne stalinienne antisémite de 1968, Bauman enseigne à l’Université de Leeds en Angleterre depuis 1971. Son livre a pour objectif de mettre en évidence les « affinités électives » – au sens webérien – entre l’extermination des juifs par le nazisme et la civilisation moderne.
32C’est une erreur, souligne Z. B., de faire de l’holocauste une affaire exclusivement juive, ou, pire encore, un tragique souvenir utilisé par l’Etat d’Israël comme certificat de légitimité politique, ou comme « des arrhes versées pour les injustices qu’il pourrait lui-même commettre ». Il s’agit d’un événement qui concerne les fondements de nos sociétés occidentales modernes, et qui met en question les théories dominantes sur le processus civilisateur et ses effets. Pour ces théories – dont Norbert Elias est le représentant le plus doué – le processus de civilisation a conduit à l’élimination progressive de la violence dans la vie sociale, à l’adoucissement des mœurs, au self-control du corps. Si un phénomène comme le judéocide a pu avoir lieu, il ne peut s’agir que du débordement irrationnel des résidus persistants d’une barbarie pré-moderne.
33Son livre prend systématiquement le contre-pied de cette vision mythique et confortable de notre civilisation. Tout d’abord, le processus civilisateur n’a expulsé la violence des rapports sociaux quotidiens que pour mieux la concentrer dans les mains de l’Etat, qui s’assure le monopole de la coercition physique – avec des conséquences potentiellement terrifiantes.
34Son hypothèse fondamentale est que l’holocauste est un phénomène typiquement moderne, qui ne peut être compris en dehors des tendances culturelles et techniques de la modernité. La civilisation moderne, avec sa rationalité instrumentale et son ethos bureaucratique, est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour le judéocide : sans elle, il serait inimaginable. L’extermination des juifs a été strictement administrée selon les méthodes de la rationalité bureaucratique, telle que l’a définie Max Weber : régularité, discrétion, subordination hiérarchique, règles calculables « sans considération pour les individus », spécialisation, efficacité. Comme toute action rationnelle en vue d’une fin celle des bureaucrates SS était imperméable à des considérations morales et organisée selon une longue chaîne de dépendances causales et fonctionnelles complexes, qui transformait les victimes en « objets » d’un traitement administratif.
35Rien n’est plus erroné que d’assimiler l’holocauste aux violences prémodernes, aux pogroms et autres massacres du passé « barbare » : « Comme tout ce qui est fait de façon moderne, donc rationnelle, planifiée, scientifique, experte, bien gérée et coordonnée, l’holocauste dépassa et surpassa de loin tous ses soi-disant équivalents pré-modernes, dont il démontra largement l’archaïsme, le gaspillage et l’inefficacité. […] Il domine de toute sa hauteur les génocides du passé, de la même façon que l’usine moderne domine la chaumière de l’artisan […] ». Il suffit de comparer la célèbre « Nuit de Cristal » de 1938 avec Auschwitz pour comprendre que la première, sorte de déchaînement de violence de foules, de pogrom à grande échelle, n’aurait jamais permis l’extermination des juifs d’Europe : au rythme de cent par jour – triste bilan de la Kristallnacht – il aurait fallu deux cents ans pour tuer six millions de victimes.
36L’antisémitisme nazi lui-même, loin d’être un vestige du passé, est fondamentalement moderne, et formulé en termes modernes de biologie raciale, hygiène sociale, médecine pathologique. Hitler ne comparait-il pas son combat à mort contre le « virus juif » avec les batailles scientifiques et médicales de Pasteur et Koch ?
37L’holocauste n’est pas le seul exemple des potentialités destructrices de la civilisation industrielle moderne : les crimes de l’URSS stalinienne, la destruction atomique d’Hiroshima, les bombardements au napalm du Vietnam en sont d’autres. Mais le judéocide est unique par la combinaison de différents aspects de la rationalité bureaucratique, technique et industrielle au service de l’extermination de tout un peuple.
38Le livre conclut par un hommage à Walter Benjamin qui avait, dans ses thèses « Sur le concept d’histoire » (1940) critiqué l’illusion néfaste de ceux qui s’étonnent que le nazisme soit possible au XXème siècle. C’est contre cette vision conformiste des sociétés modernes et rationnelles que s’insurge Bauman. Son propos est ambitieux : il n’aspire pas seulement à renouveler le débat sur la nature de l’holocauste, mais à poser celui sur les fondements de la rationalité instrumentale et de la civilisation occidentale. On peut considérer qu’il lui manque, contrairement à Hannah Arendt, une analyse généalogique des origines modernes du judéocide : l’impérialisme, l’esclavage, le colonialisme. Mais ce n’est pas le propos de sa recherche, dont l’objet est l’analyse « interne » de l’holocauste comme phénomène moderne. Il me semble que le livre de Bauman est le défi le plus sérieux à l’idéologie de la modernisation et du progrès depuis la Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer.
39Michael Löwy Le jeune Marx ressuscité Jean-Louis LACASCADE
Les métamorphoses du jeune Marx, Paris, PUF, collection Actuel Marx Confrontation, 2002,318 p.
40Marx a été, cela a été dit et répété plusieurs fois depuis les analyses célèbres de Gramsci, l’intellectuel « traditionnel », avec toutes les implications universitaires, culturelles et/ou sociologiques de ce terme, le plus important à « passer » dans les rangs du mouvement ouvrier. A l’origine lui-même d’une théorie qui a marqué de manière indélébile l’histoire de ce mouvement, on pouvait s’attendre à ce que le passage en question fût (et demeurât) un terrain privilégié pour l’étude de la fonction sociale et de la formation moderne des « intellectuels », et plus particulièrement de leur rapport avec les couches sociales « subalternes » (pour rester dans la terminologie gramscienne). C’est dans cette lignée, consciente des enjeux théoriques de son objet, que s’inscrit l’ouvrage de J.-L Lacascade (JLL).
41Pour reconstruire la trajectoire marxienne des années universitaires (1841 : soutenance de sa thèse de doctorat) à la veille des révolutions de 1848, l’auteur propose un « scénario analytique » qui s’organise, comme dans un film, autour du découpage en séquences distinctes dont l’enchaînement vise à « rendre intelligible la résistible ascension du jeune Marx dans la dynamique des affrontements et confrontations » (p. 17). JLL se réclame en effet d’une « approche pragmatique » qui accorde le primat aux rapports entre « actants », construisant leur propre espace scénique par le jeu de leurs interactions mutuelles, plus précisément par la compétition à laquelle ils se livrent à l’intérieur d’un « champ » existant ou en voie de formation (la référence à la sociologie bourdieusienne est explicitement revendiquée).
42Le parcours de Marx est restitué en quatre séquences, articulant chacune une conjoncture, un espace, et un « champ » distincts : la première (1836-41) se déroule dans la sphère universitaire et les luttes qui animent les cercles oppositionnels jeunes-hégéliens. Sur fond de luttes croisées menées autour de l’héritage hégélien, Marx y acquiert très vite cet « habitus antithétique jeune hégélien » (pp. 36 et 104), qui lui sera si précieux lorsqu’il s’agira d’affronter par la suite ses adversaires/concurrents ; il parvient même à y faire entendre sa voix propre, fût-ce à l’intérieur de cercles très limités. La deuxième séquence (1842-43) traduit à l’inverse l’entrée fracassante dans la scène publique, avec l’accès aux responsabilités d’un important organe de presse (la première Gazette Rhénane), lui-même au service d’un bloc de forces sociales hétérogènes, disputant l’hégémonie « régionale » (en Rhénanie) à l’emprise de l’administration prussienne. La troisième étape (1844-45) signale la rupture avec le cadre allemand, c’est celle de l’exil parisien, des premiers contacts avec les organisations ouvrières allemandes de l’émigration et, simultanément, de l’ouverture de nouveaux fronts à l’intérieur même de la mouvance jeune hégélienne (contre Bauer et Ruge). La quatrième enfin (1945-48), la période bruxelloise, consacre la victoire politique au sein des organisations ouvrières et un nouveau déplacement, tout aussi favorable à Marx, des lignes de confrontation avec les concurrents du jeune-hégélianisme (Feuerbach, Hess et Stirner).
43En fin de parcours, le récit de la « résistible ascension du docteur Marx » permet de tester, par effet de construction retrospective, les clés du scénario analytique évoqué au début : Marx aura réussi à échanger, ou à reconvertir, son capital symbolique et intellectuel initial en capital politique et intellectuel de type nouveau, consacré par « l’invention d’une nouvelle science politique », à la fois « politique-science » et « science-politique », « mélange détonant et instable, productif d’effets à long terme » (p. 212). Il aura, dans un même mouvement, réussi à évincer de la scène la totalité des concurrents potentiels, re-dessinant à la fois le « champ » de l’intelligentsia oppositionnelle et celui des organisations d’émigrés qui structurent le mouvement ouvrier allemand émergeant à cette époque. De même, l’évolution de sa pensée ne peut se comprendre, selon JLL, qu’en tant que reconversion de la culture de l’université allemande (où Hegel occupe une place centrale) dans les différents champs de savoir et d’intervention du mouvement social européen (l’économie politique, le socialisme français et leurs diverses « traductions » nationales). La postérité de ce qui s’est réclamé du nom de Marx aura ainsi été marquée par la répétition, à travers le jeu de ses clivages internes, de cette scène primitive où s’est construit « l’interface savoir-pouvoir », la rencontre des intellectuels et des « autres ». Rencontre qui aura laissé dans son sillage maintes tensions irrésolues (tout particulièrement entre un pôle objectiviste et matérialiste et un pôle subjectiviste et idéaliste), que les affrontements ultérieurs se chargeront de réactiver.
44Cette réécriture sociologique du récit de la trajectoire du jeune Marx parvient à convaincre du caractère constitutif des affrontements politicointellectuels concrets (sous leur aspect de « lutte de classement dans la théorie » si l’on veut) dans la formation de la pensée marxienne. Elle permet ainsi, à titre d’exemple, de rendre compte du fait, qui demeure mystérieux pour les amateurs de la philosophia perennis ou de l’histoire des idées traditionnelle, que Marx ait consacré des centaines de pages à polémiquer avec d’obscurs épigones du grand Maître, au lieu de nous livrer un savant commentaire de l’œuvre de ce dernier (ou de Platon ou de Spinoza). Nul hasard donc si les textes qui semblent le mieux convenir à la grille interprétative de JLL sont la Sainte Famille et l’Idéologie allemande. Le résultat paraît toutefois moins convaincant lorsqu’il s’agit de rendre compte des ruptures introduites (notamment entre les divers « champs », au-delà de leur reconfiguration interne), de la spécificité du terrain théorique (qui se laisse difficilement réduire à un simple jeu d’utilisation instrumentale des concepts et des références) et des enjeux liés à la conjoncture politique d’ensemble. Ainsi, par exemple, dire que Marx arrive, en cinq ans, à « se débarrasser de tous les chefs néo-hégéliens » (p. 211) n’a de sens que si l’on accepte de se placer dans la perspective (marxocentrique) du « changement de terrain » occasionné par le passage de Marx d’un « champ » à un autre (de l’université ou de la bohème intellectuelle aux organisations ouvrières via la presse libérale rhénane). Après tout, d’un bout à l’autre de la période considérée, le poids, politique et/ou intellectuel, d’un Ruge (l’un des dirigeants de la gauche au Parlement de Francfort en 1848-49), d’un
45Feuerbach, et même d’un Bruno Bauer, demeure tout à fait considérable.
46Sur un autre registre, le poids écrasant de l’affrontement avec l’absolutisme prussien, et le type de contraintes qui en découle, ressortent minorés par une approche qui accorde sans doute trop à l’autonomie des stratégies concurrentielles des actants. L’omniprésence de la censure et son degré d’intériorisation (l’autocensure constitue sans doute l’aspect décisif de la question), l’étroitesse des marges de manœuvre de toute stratégie oppositionnelle (bien au-delà du reste des seuls secteurs de l’intelligentsia) pèsent très lourdement dans la configuration du jeune hégélianisme et des luttes qui s’y déroulent, jusque dans la forme même du discours qui s’y élabore. Dans le même ordre d’idées, l’« équilibre » interne au bloc social hétérogène de la première Gazette Rhénane paraîtrait moins tenir à un « miracle » (p. 111) s’il était tenu compte de l’impératif catégorique de construction d’un front commun contre l’absolutisme et les forces qui le soutiennent (l’aristocratie, l’Eglise). Et, du côté de l’intervention théoricopolitique marxienne, les manuscrits dits « de 1844 » seraient plus difficilement assimilables aux écrits contemporains de Hess (p. 189), et, plus généralement, les textes publiés au cours de la période étudiée (notamment ceux des Annales franco-allemandes et du Vorwärts, les polémiques contre Kriege et Heinzen) dignes d’autre chose que (dans le meilleur des cas) d’une simple mention en passant (à l’exception de la Sainte Famille), si les concepts n’étaient pas appréhendés selon un mode instrumental, comme autant de modalités de gestion d’un « capital symbolique » servant à damer le pion aux concurrents.
47Mais ce qui manque le plus dans le scénario, un peu trop réglé à l’avance, de JLL, c’est sans doute la perception de la crise exacerbée, crise intellectuelle, politique et sociale, de la société allemande de cette période, crise qui déstabilise en profondeur les coordonnées mêmes d’une stratégie « pragmatique » des actants, et qui ouvre sur des possibilités inédites, bouleversant ainsi le film prévisible des événements. En ce sens, la véritable singularité de Marx n’est peut-être pas tant à chercher dans son habileté d’intellectuel reconverti (à la cause prolétarienne), ni, a fortiori, dans un quelconque « génie » individuel, mais plutôt dans sa capacité à condenser dans sa propre trajectoire les aspects fondamentaux de cette crise, à les pousser jusque dans leurs ultimes conséquences, et à produire, au prix de cette épreuve, des alternatives nouvelles. Ce n’est pas un rebondissement dans la lutte de classement entre intellectuels critiques mais la fuite en avant autoritaire du pouvoir prussien (elle-même répondant à l’ébranlement des fondements socio-politiques de l’absolutisme) qui déstabilise les stratégies réformatrices prévalentes jusqu’alors au sein des forces oppositionnelles (suite à la fermeture de la Gazette Rhénane) et conduit à de dramatiques révisions, poussant certains (plus particulièrement Marx) à radicaliser leurs positions. De même, vue d’en bas cette fois, il convient de ne pas sous-estimer la « rupture organique » (Gramsci) – avec les clivages et les effets de polarisation que celle-ci induit – que le surgissement de forces sociales nouvelles, ou, les mouvements de masses (voir l’extraordinaire impact du soulèvement des tisserands silésiens de l’été 1844) provoquent à l’intérieur du champ de la théorie et de la culture « traditionnelles ».
48Il est difficile de ne pas rejoindre JLL lorsqu’il critique la téléologie d’une certaine historiographie marxiste (notamment celle de Cornu) selon laquelle « Marx se conduit comme un opérateur rationnel qui possède la science infuse » (p. 206). Mais ne la remplace-t-il pas lui-même par une téléologie de la raison sociologique qui fait de Marx une sorte d’expert insurpassable en transfert de capital intellectuel et de sa trajectoire un « cycle parfait et complet dont l’enchaînement de quatre phases assure la progression » (p. 205) ? Outre son inquiétante proximité avec les clichés psycho-anthropologiques de la tradition réactionnaire – elle-même forgée et portée par des intellectuels – inaugurée par l’abbé Barruel (les intellectuels « prolétaroïdes » comme éléments déclassés animés d’un désir de pouvoir, mus par le ressentiment et avides de revanche, manipulant le peuple, lequel se laisse bien entendu passivement manipuler), ce récit de la réussite en reconversion ès capitaux symboliques obscurcit singulièrement la signification de la difficile et tortueuse formation de nouveau type d’intellectuels liés à des groupes sociaux subalternes en voie de constitution – que ce soit des types traditionnels arrachés à leur appartenance première, ou bien les types nouveaux, « organiques », i.e. les cadres que produit le mouvement organisé de ces groupes eux-mêmes.
49Il paraît ainsi tout à fait douteux, malgré les affirmations de JLL, que Marx ait adhéré à la Ligue des communistes seulement « lorsqu’il est assuré d’y imposer ses orientations » (p. 205). Les recherches d’archives menées par Andreas et Grandjonc ont au contraire montré que les conceptions de Marx et d’Engels l’emportent plus tardivement (pas avant le deuxième congrès de Ligue, en décembre 1847, contrairement à ce qu’avance JLL p. 168) et, surtout, beaucoup plus difficilement qu’on ne le pensait, notamment sur la base du récit rétrospectif, fort tardif, d’Engels. Les conceptions humanistes et antipolitiques, fortement teintées de religiosité, du « socialisme vrai », professées notamment par Moses Hess (point si éloignées du reste de celles du tailleur autodidacte Weitling, malgré la différence d’origine sociale, ce qui conduit à nuancer fortement la lecture de l’affrontement Weitling-Marx proposée par JLL p. 181) ont remarquablement bien résisté et elles étaient certainement en phase avec un « sens commun » largement présent dans les classes populaires (et pas seulement, c’est même plutôt le contraire) de l’époque. Inversement, ce qui est remarquable dans la trajectoire de Marx ou d’Engels, c’est le fait qu’ils aient aussi su apprendre de leur fréquentation des militants ouvriers – dont certains (voir l’emblématique Eccarius) se sont du reste rapidement reconnus dans leurs positions – et incorporer les leçons de cette expérience et pratique collectives dans leur élaboration théorique (cf. la (ré)écriture prolongée du Manifeste communiste). Voilà pourquoi « enseigner les ouvriers », ou tout autre groupe militant, c’est aussi accepter d’être enseigné par eux, et cela équivaut à un changement de pratique (à une auto-éducation dirait Fichte) autrement plus profond (et pénible) que, comme JLL le suggère (p. 204), la recherche d’un substitut à une carrière universitaire ratée.
50L’impact, assez précoce, de la trajectoire d’intellectuels comme Marx ou Engels (et bien d’autres) resterait à vrai dire inintelligible en dehors du mouvement plus large de radicalisation de secteurs sociaux très divers à la veille des révolutions européennes de 1848, mouvement dont ils représentent à la fois une pointe avancée et une forme de conscience anticipante. Privées d’une certaine épaisseur historique, celle de la dialectique constitutive des rapports intellectuels/classes subalternes, les « métamorphoses du jeune Marx », pour reprendre le titre de l’ouvrage, risquent, au bout du compte, d’apparaître bien énigmatiques.
51Eustache Kouvélakis
Du nouveau sur Le Capital Christopher ARTHUR The New Dialectic and Marx’s Capital, Brill, 2002,264 pages.
52Chr. Arthur inscrit son interprétation au sein d’un « nouveau marxisme hégélien », inspiré de la Logique, qui comprend un ensemble d’auteurs allemands (depuis H-G. Backhaus), anglo-saxons (Tony Smith, Geert Reuten, Howard Williams), japonais (Th. Sekine), – et qui trouve aussi en France et en Italie ses partisans. Tenant la « théorie de la valeur » exposée au début du Capital pour purement « technique », il lui oppose une « théorie dialectique de la forme valeur » et de « l’abstraction réelle ». L’argent, qui cherche en vain dans la thésaurisation à devenir « valeur pour soi », parvient à se faire valoir comme capital. On avance censément, sur cette voie, selon un mouvement impulsé par la « tendance des catégories finies », en réponse à « l’insuffisance » de chaque stade, par push and pull téléologiques, jusqu’à ce que le système se manifeste comme totalité concrète, comme capital. Il reste à savoir si la thématique hégélienne de la « totalité » et du « système » peut être ainsi mobilisée, pour la construction de concepts supposés de l’histoire réelle.
53Cette construction repose, me semble-t-il, sur une troublante confusion logico-historique. Pour que règne effectivement de la « loi de la valeur », il faut, disait Marx, que l’on soit parvenu au plein développement du capitalisme. Arthur croit pouvoir en conclure que le concept de marchandise ou de valeur, ou de travail abstrait, ne peut être exposé qu’avec celui de capital. Or Marx, traitant du capitalisme dans sa forme historiquement développée, commence significativement par un exposé de la forme valeur qu’il considère comme théoriquement achevé, avant de dire un mot du capital comme tel. Il ne s’agit pas ici de philologie, mais d’un point central pour l’intelligence de la théorie et l’usage qui peut en être fait : Marx donne à penser la production marchande pour elle-même. Il y va du rapport entre le marché et le capitalisme.
54Pour Arthur, il est vrai, les concepts de relations dialectiques sont eux-mêmes « flexibles ». Je vois là un obstacle épistémologique majeur. Car, quand la « théorie de la valeur se transforme en théorie de la plus-value », celle-ci la présuppose au contraire expressément, inchangée, dans la forme abstraite que Marx lui a donnée dans la section 1. Et cette « flexibilité » de la « détermination dialectique » confond en outre plusieurs sortes de relations conceptuelles hétérogènes. Certes, à chaque niveau de l’analyse structurelle, les catégories concernées, par exemple pour la construction du concept de production marchande en général (section I), ou de production capitaliste (section III), ou de la reproduction (Livre II), « s’appellent » réciproquement, ne faisant sens que par leurs relations. Mais, pour interpréter ainsi la théorie du capital dans son ensemble, il faut se donner un commencement ad hoc, la « circulation simple », et gommer dans l’indistinction « dialectique » toutes ses articulations spécifiques (marché/capital, structures/tendances, etc.). Dommage scientifique incalculable.
55Ce que ne me semble pas comprendre Chr. Arthur, c’est que le « travail abstrait » est une catégorie qui ne cesse d’appartenir à la rationalité de la forme marchande quand elle en vient à figurer l’irrationalité du capital. Et qu’à partir de là commencent des problèmes dialectiques, complexes et difficiles (pour une discussion plus complète de cet ouvrage, voir site : http ://perso.wanadoo.fr/jacques.bidet/).
56Jacques Bidet
Hai Hac TRAN Relire Le Capital, Editions Page deux, 2003,2 volumes, 800 pages.
57H. H. Tran présente sous ce titre un travail de très longue haleine – 800 pages, 20 ans de labeur –, qui livre un bilan raisonné et critique des débats apparus des années 60 jusqu’aux années 80, avant que ne commence leur mise à l’index, pour cause de désespérance. Toutes ces questions, qui étaient loin d’être vaines, méritaient assurément d’être reprises. Le résultat est d’autant plus satisfaisant qu’il s’accompagne d’un impressionnant aggiornamento. Le livre est remarquable par l’abondance de l’information et la qualité de la réflexion, fondée sur une connaissance exceptionnelle des écrits de Marx. Un grand nombre de problèmes économiques et philosophiques, et d’arguments althussériens, hégéliens, néo-ricardiens, positivistes, etc., sont discutés de manière approfondie et souvent très efficace.
58Citons quelques points d’excellence de l’analyse. L’élucidation de la forme marchande comme contexte juridico-politique, et non seulement économique, du capitalisme. L’analyse de l’inhérence de la monnaie à la marchandise comme son « autre » polairement opposé, ni marchandise, ni non-marchandise, mais « anti-marchandise », et celle de l’implication de l’Etat dès ce moment « abstrait » de la monnaie, avant les classes sociales. L’analyse de la « force de travail », marchandise et non-marchandise, toujours prise dans des rapports juridico-politiques, – ceux-ci étant déterminés à partir des catégories marchandes elles-mêmes, et de celles de leur contraire immanent, la centralité politique. Et surtout une intéressante reconsidération de la théorie marxienne de l’Etat. Il me semble que c’est en ce sens qu’il faut, entre autres, continuer à avancer. Car tout cela a d’énormes conséquences quant à la signification de la théorie de Marx et à l’usage théorique et pratique que l’on peut en faire. Il faudrait encore citer bien d’autres questions, comme celle de la rente, développée de façon particulièrement éclairante.
59Un point cependant me fait problème. Il s’agit de l’interprétation de la théorie marxienne de la « marchandise » (à laquelle renvoie précisément le présent numéro, et qui concerne la question majeure du rapport du marché au capitalisme, – et à toute forme alternative de société). Tran y voit à juste titre le moment abstrait par lequel l’exposé du Capital se doit de commencer, mais il en donne une interprétation qui me semble assez obscure. Son mérite est certes d’unir fortement marchandise et monnaie, comme catégories sociales aux enjeux économiques et politiques. C’est en ce sens qu’il s’attache à définir cette « abstraction » comme « forme sociale », et non comme ensemble catégorial purement économique. Et il a raison, s’appuyant sur le § 3 du chapitre 1, d’insister sur la monnaie comme élément constitutif de cette « forme ». Il me semble pourtant que ce n’est là que le couronnement d’une analyse de la forme marchande à laquelle sont déjà entièrement consacrés les §§ 1 et 2, dont les énoncés centraux supposent la production privée pour l’échange, la concurrence (dans la branche et entre branches), etc., et définissent la production marchande comme logique sociale spécifique. H. H. Tran, p. 29, n’y voit qu’un exposé de ce qui est commun à toute production ; et il comprend par contre le § 3 comme exposant le travail social dans sa forme proprement capitaliste, ce que Marx pourtant exclut de son analyse à ce point. De cette façon on ne peut rapporter le rapport de la production marchande ni, comparativement, à d’autres formes de production, ni, structurellement, à ce qui est propre au capitalisme. J’avoue donc ne pas bien comprendre les concepts que H. H. Tran me semble substituer à ceux du Capital en vue de la définition des catégories marchandes : la « réduction du travail utile au travail concret », sous l’action du travail abstrait, qui serait la « détermination sociale par excellence », etc. Cette zone de flou qui pèse sur la première partie de l’ouvrage ne doit pourtant pas décourager le lecteur. La suite est généralement beaucoup plus convaincante. Et qu’on ne voit dans ma critique qu’une simple remarque en vue d’engager le dialogue.
60Jacques Bidet