Notes
-
[1]
M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, EHESS, 2001, p. 200.
-
[2]
M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 496.
-
[3]
M. Foucault, ibid.
-
[4]
Cf. La critique de la position « localiste », p. 74.
-
[5]
Cf. La critique d’Homi Bhabha, p. 187.
-
[6]
Ibid. pp. 85-88.
-
[7]
Le concept d’intellect général semble indiquer la nécessité d’une unification par l’intellect du corps dispersé des luttes.
-
[8]
Cf. p. 201 : « La pratique révolutionnaire réelle renvoie au niveau de la production. La vérité ne nous libérera pas, mais la prise de contrôle de la vérité. »
-
[9]
Cf. pp. 434-435.
-
[10]
C’est une telle tension qu’on peut voir dans l’ambiguité du terme « antimondialisation », à la fois rejeté et utilisé par les militants des organisations de lutte internationale contre le capitalisme globalisé des multinationales.
-
[11]
M. Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1982, p. 19.
-
[12]
Cf. Empire, p. 103 : « Tout a commencé par une révolution [… ] : l’affirmation des pouvoirs de ce monde, la découverte du plan de l’immanence. »
-
[13]
Cf. p. 107 : « Il y eut effectivement une contre-révolution qui chercha – puisqu’elle ne pouvait ni revenir au passé ni détruire les forces nouvelles – à dominer puis à déloger la force des mouvements et des dynamiques émergentes. »
-
[14]
pp. 259-260.
-
[15]
Cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994, et P. Brown, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 2001, pp. 391-433.
-
[16]
Cf. Empire, op. cit., p. 496.
1Michel Foucault notait dans un de ses derniers Cours au Collège de France, récemment publié sous le titre L’herméneutique du sujet : « Il faudra bien un jour faire l’histoire de ce qu’on pourrait appeler la sub-jectivité révolutionnaire » [1]. Le livre de M. Hardt et A. Negri, Empire, pourrait s’ajouter à cette histoire qu’il contribue à prolonger en la modifiant. Ce livre se propose en effet non seulement de fonder la possibilité d’une nouvelle subjectivité révolutionnaire en l’ancrant dans une analyse des nouvelles formes de pouvoir, mais il vise aussi à la produire, par une pratique d’écriture inspirée à la fois du Manifeste du Parti communiste de Marx et de Mille plateaux de Deleuze et Guattari. Par son ampleur de champ et par l’originalité de son mode d’écriture, le livre de Hardt et Negri vise à susciter chez son lecteur un sentiment proche de l’enthousiasme. Comme l’Ethique de Spinoza qui en constitue évidemment un autre modèle, il produit pratiquement par son mode d’argumentation spécifique le sujet libéré qu’il décrit théoriquement, l’intelligibilité de la production de l’Empire étant corrélative de la production effective d’un sujet qui lui résiste, si bien qu’au terme du vaste parcours accompli en compagnie des auteurs, le lecteur doit partager avec eux « l’irrépressible clarté et la joie d’être communiste » [2]. Ce livre ne se contente pas de former un sujet de savoir mais il vise à ancrer dans l’affectivité la subjectivité révolutionnaire qu’il appelle de ses vœux, par ces courts textes « militants » qui ponctuent l’analyse théorique, atteignant dans l’immanence du texte un but qui sans cela risquerait de lui rester à jamais extérieur.
2Ce livre s’écrit donc sur le ton de l’invocation : il rend présente par la seule force de son verbe une subjectivité politique qui reste à produire effectivement. Mais il ne peut le faire que parce qu’elle est déjà là potentiellement, en attente de trouver la forme qui lui est ainsi préparée. Le schéma général de cette démarche est donc celui de la conversion, c’est-à-dire la production d’une subjectivité nouvelle par le détournement d’une subjectivité ancienne. Foucault notait encore dans L’herméneutique du sujet : « On ne peut pas comprendre l’individu révolutionnaire et ce qu’a été pour lui l’expérience de la révolution si l’on ne tient pas compte de la notion, du schéma fondamental, de la conversion à la révolution » [3]. Dans la perspective de Foucault, cela signifie qu’on ne peut pas comprendre une théorie montrant selon quels mécanismes le monde va vers une révolution sans étudier en quoi cette théorie produit un sujet qui se rapporte à l’horizon de la révolution.
3On analysera ici quelles sont les modalités de cette conversion à la révolution et quels problèmes elles posent, à la fois dans sa dimension prophétique et dans sa dimension généalogique. On proposera donc une lecture du livre de M. Hardt et A. Negri qui ne se concentre pas sur l’analyse qu’ils proposent des transformations du capitalisme contemporain, dont la matière est riche et se prête à la discussion, mais plutôt sur un aspect qui a pu paraître relever de l’excentricité des auteurs, son mode d’écriture très particulier et la fondation qu’il propose d’une nouvelle figure de la subjectivité révolutionnaire. Il ne s’agira pas de comparer cette nouvelle figure à d’anciennes figures, mais de comprendre comment elle se constitue dans l’espace même du livre. Il s’agit donc d’une lecture de la forme du livre plus que de son contenu, et de passages qui peuvent sembler anecdotiques mais qui prennent une importance particulière si on les relie à ce problème.
Perspectives d’avenir : quel sujet pour l’Empire ?
4La thèse de Hardt et Negri est que la nouvelle forme de pouvoir, qu’ils appellent Empire par référence au modèle décentralisé et extensif de l’Empire romain, produit une nouvelle forme de sujets, au double sens de l’assujettissement, sujets nécessaires pour que le pouvoir s’alimente et se reproduise, et de subjectivation, sujets qui s’érigent contre le pouvoir dans un processus d’auto-constitution. La force de l’analyse de Hardt et Negri, à la suite de celle de Foucault, est de montrer que ces deux figures de sujet sont les mêmes, puisque le nouveau pouvoir est un « biopouvoir », c’est-à-dire un pouvoir qui s’insinue dans tous les replis de la vie pour en maximiser la puissance, par la maîtrise de l’information, des déplacements, des désirs, et qui investit donc ce qui peut lui résister, puisque la vie peut toujours prendre d’autres formes que celles voulues par le pouvoir. Dans un régime de biopouvoir, la vie devient à la fois sujet et objet de la politique ; la vie peut retourner contre le pouvoir les potentialités qu’il veut exploiter. Face au sujet globalisé et standardisé produit par l’Empire peut donc s’ériger un sujet également globalisé mais qui retrouve en lui les potentialités de la vie.
5Ce diagnostic s’oppose à deux types d’analyse sur les possibilités de critique dans la nouvelle conjoncture de « mondialisation », qui tendent à séparer les figures d’assujettissement et de subjectivation. L’analyse « localiste » ou « souverainiste » voit bien les nouvelles formes d’assujettissement produites par un capitalisme globalisé ; mais elle affirme contre ce processus une subjectivation par l’attachement à des formes traditionnelles et étatiques d’identité locale ou nationale, ramenant ainsi les sujets à une forme ancienne du pouvoir, et perdant prise de fait sur la nouvelle forme de pouvoir qui apparaît [4]. L’analyse « post-moderne » affirme au contraire les possibilités d’une subjectivation par mélange, hybridation, métissage, mais elle considère cette solution comme une réponse à des formes étatiques coloniales qui n’ont en fait plus cours [5] ; elles jouent ainsi le rôle de symptômes de la nouvelle situation subjective sans parvenir à l’affronter de face. D’un côté, une subjectivation ancienne contre les nouvelles formes d’assujettissement ; de l’autre une subjectivation nouvelle contre les anciennes formes d’assujettissement. C’est cet entrecroisement entre les formes anciennes de pouvoir et les formes nouvelles que la solution de Hardt et Negri, faisant de l’assujettissement et de la subjectivation les deux faces d’un même processus, vise à résoudre.
6Mais on voit en quoi cette solution n’est que l’amorce d’un nouveau problème. On constate bien en effet quelle forme prend l’assujettissement par un marché recouvrant toute la planète ; mais on a du mal à imaginer quel mode de subjectivation peut lui répondre. S’il y a bien un sujet global standardisé voulu par l’Empire, peut-il y avoir une subjectivité révolutionnaire au niveau mondial ? L’entrelacement entre l’ancienne forme de pouvoir et la nouvelle forme, que met en évidence la confrontation avec les critiques « localistes » et « post-mo-dernes », est peut-être le signe d’un décalage nécessaire et irréductible entre la mondialisation de l’assujettissement et la production d’une subjectivité révolutionnaire au niveau global. L’effort pour élever le sujet révolutionnaire au niveau du pouvoir qu’il combat n’est que la contrepartie du mouvement par lequel ce pouvoir repousse cette sub-jectivation dans une forme ancienne et dépassée, et la tâche proprement révolutionnaire consiste alors à relever une subjectivité qui apparaît toujours comme alourdie par le pouvoir auquel elle se heurte. Le propre du pouvoir souverain est peut-être de produire un discours qui empêche de voir la nouveauté des luttes et qui constitue une sorte de frein à la propagation des luttes ; il ne peut les freiner que parce qu’il se représente toujours en avance sur elle – en sorte que le but du pouvoir souverain de montrer qu’on n’a jamais raison de se révolter. Mais alors l’acte propre de la révolution consiste à s’arracher à ce décalage incessant en se portant immédiatement en face du pouvoir, en parlant son propre langage, ou plutôt en se réappropriant un langage que le pouvoir avait usurpé. C’est ce qui apparaît très clairement dans un passage important où l’enjeu politique du livre est bien énoncé :
« Considérons par exemple les affrontements les plus radicaux et les plus forts du XXe siècle finissant : les événements de la place Tienanmen en 1989, l’intifada palestinienne contre l’occupation israélienne, les émeutes de Los Angeles en 1992, le soulèvement du Chiapas qui a commencé en 1994, les grèves qui ont paralysé la France en 1995 et celles qui ont affecté la Corée du Sud en 1996. Chacune de ces luttes était spécifique et fondée sur des intérêts régionaux immédiats, si bien qu’on ne peut en aucune façon les relier entre elles comme des maillons d’une chaîne de révolte. Aucun de ces événements n’a inspiré un cycle de luttes, parce que les désirs et les besoins qu’ils exprimaient ne pouvaient pas être traduits et transposés d’un contexte à un autre. En d’autres termes, les révolutionnaires – potentiels – agissant dans d’autres parties du monde, apprenant les événements de Pékin, Naplouse, Los Angeles, Paris ou Séoul, n’y ont pas immédiatement reconnu leurs propres luttes. En outre, si ces affrontements ne se communiquent pas à d’autres contextes, ils manquent aussi de communication locale, si bien qu’ils ont souvent une durée très brève là où ils viennent à exploser. Là est certainement l’un des paradoxes politiques les plus fondamentaux et les plus urgents de notre temps : à notre époque de communication tant célébrée, les luttes sont devenues incommunicables. […] C’est peut-être précisément parce que toutes ces luttes sont incommunicables, donc interdites de déplacement horizontal, qu’elles sont forcées de rebondir à la verticale et d’atteindre immédiatement au niveau mondial. […] Tous ces conflits – qui posaient réellement de nouveaux éléments – ont paru dès le départ être déjà vieux et obsolètes, précisément parce qu’ils ne pouvaient pas communiquer, parce que leur langage ne pouvait pas être traduit. […] Cela suggère une tâche politique importante : construire un nouveau langage commun qui facilite la communication, comme les codes de l’anti-impérialisme et de l’internationalisme prolétarien l’avaient fait pour les luttes de l’époque précédente. Peut-être cela nécessite-t-il un nouveau type de communication, qui fonctionnerait non sur la base des ressemblances mais sur celle des différences : une communication des singularités » [6].
8Le programme d’une « communication des singularités » reste assez obscur, même si on comprend le problème qu’il vise à résoudre. Il ne s’agit pas simplement de montrer en quoi les diverses luttes ont des objectifs similaires – politiques, économiques, culturels – en connectant ces luttes entre elles, car le pouvoir souverain ira toujours plus vite dans l’identification horizontale des ressemblances. Il faut donc « rebondir à la verticale » en inventant un langage commun qui puisse se tenir au même niveau que le pouvoir et qui respecte en même temps la spécificité de chaque lutte. Pourtant, l’énumération des diverses luttes – Tienanmen, le Chiapas, Los Angeles, Paris, Séoul – a quelque chose de vertigineux : elle permet en quelque sorte de faire le tour du monde des luttes en cours, mais elle dissout dans le même temps la spécificité de chaque lutte. Que pourrait être un langage commun qui montre l’unité de toutes les luttes sans dissoudre leur singularité ? N’est-on pas conduit à rétablir la figure transcendante de l’intellectuel qui connaît le sens des luttes passées et à venir [7] ? Une « révolution verticale », qui viserait à « prendre le pouvoir » en se tenant au même niveau que lui, est-elle encore possible dans un Empire sans centre et sans extérieur ?
9Le problème qui se pose à Hardt et Negri est finalement celui d’un Empire résolument mondialisé confronté avec une subjectivité révolutionnaire qui ne peut se tenir au même niveau que lui. Le tour de force de leur livre, qui déploie une littérature anthropologique impressionnante sur les transformations récentes du pouvoir au niveau mondial, est d’essayer de combler ce décalage, en produisant une information aussi large que celle qui est accumulée par l’Empire. A la production d’information par l’Empire répondra une « production de vérité », une Truth Commission de l’Empire [8]. Mais cette production de vérité est toujours différée, car le sujet produit par l’Empire est en fait ce vers quoi doit tendre le sujet révolutionnaire comme sa propre vérité renversée. L’Empire tend au sujet révolutionnaire le miroir de sa propre constitution : selon la logique du parasite, il se greffe sur lui pour en prendre la substance, mais il lui indique aussi la possibilité de sa forme [9]. Le processus de réalisation d’un sujet révolutionnaire mondial prend alors la forme d’un dilemme : si la subjectivité révolutionnaire constitue un sujet mondial, elle aura pris la forme de l’Empire qu’elle combat, et les deux figures du sujet qui se font face n’en formeront alors plus qu’une. Si au contraire la subjectivité révolutionnaire peut avoir une spécificité, c’est dans le mouvement par lequel elle évite de se penser comme sujet global [10]. Il y a donc une tension entre la nécessité d’un discours global de lutte et le caractère toujours local des luttes : nécessité d’un discours global pour répondre à l’Empire, retour à des luttes locales pour éviter d’être absorbé par lui. C’est cette tension que vise à résoudre le concept de multitude, comme unité de singularités, qui répond à l’unité fixe de l’Empire, mais ce concept ne fait que reconduire la question : quel type de sujet est la multitude, et comment produit-on un tel sujet ? Il s’agit d’une bien étrange conversion, par laquelle le sujet est amené à prendre la figure d’un pouvoir global qui lui renvoie sa propre vérité, tout en s’efforçant d’inverser cette vérité et de la particulariser à l’infini. Conversion qui prend donc la forme d’une inversion, voire d’une torsion, que constitue le passage de l’horizontalité des luttes à la verticalité d’un langage commun. Il s’agit véritablement de constituer un monde révolutionnaire non pas en faisant le tour du monde mais en le faisant pivoter autour de son axe. « On croyait s’éloigner et on se trouve à la verticale de soi-même », comme disait Foucault [11]. Or, dans la perspective de Foucault, il faut tout un travail sur soi pour passer ainsi à la verticale de soi ; c’est-à-dire qu’il faut précisément toute une discipline qui produit la conversion. Quel est alors le modèle pour un tel travail de constitution du sujet ? Pour répondre à cette question il faut se tourner vers les analyses historiques de Hardt et Negri qui repèrent des figures passées de la subjectivité révolutionnaire. Or il y en a au moins deux, et c’est la tension entre ces deux modèles qui pose problème.
Figures du passé : quels sujets pour quels Empires ?
10Pour appuyer leur diagnostic de la situation actuelle et leur prophétie des possibilités à venir, Hardt et Negri s’appuient sur une généalogie qui montre les figures antérieures de résistance à l’Empire qui peuvent être encore mobilisées. Selon les auteurs, la modernité a commencé autour de la Renaissance, avec la découverte métaphysique par Duns Scott ou Nicolas de Cues des pouvoirs de l’immanence, découverte dont Machiavel ou Spinoza ont tiré les conséquences politiques. La modernité commence donc avec cette révolution qu’a constitué la découverte des possibilités de ce monde-ci par la science et la philosophie humanistes [12]. De ce point de vue, la modernité apparaît plutôt comme une grande contre-révolution [13], puisque la découverte de l’immanence a été immédiatement recouverte par l’imposition d’un pouvoir souverain transcendant (Hobbes) et d’un dispositif philosophique transcendantal (Kant). La fin de la modernité et le passage à une forme de pouvoir post-moderne, dû à l’épuisement de la forme étatique du pouvoir étendue au globe tout entier sous la forme de l’impérialisme, produit un Empire sans extérieur et constitue donc un retour au plan de l’immanence. On comprend alors que l’Empire soit décrit par les auteurs comme une forme de pouvoir préférable aux autres, même si elle est aussi plus terrifiante : puisque son mode de fonctionnement est purement immanent, elle offre plus de possibilités de produire de véritables subjectivités sur son plan d’immanence, ouvrant à l’espoir d’une nouvelle révolution humaniste.
11Mais ce retour à la révolution humaniste est paradoxalement corrélatif d’un retour à une autre révolution, celle qu’a introduite le catholicisme dans l’Empire romain déclinant. La référence à la révolution humaniste ne suffit pas en effet pour penser la révolution à venir : il faut aussi comprendre quelle forme de pouvoir doit être renversée, et pour cela revenir à l’Empire romain. Le modèle auquel se réfèrent Hardt et Negri est alors celui de saint Augustin prêchant contre l’Empire Romain :
« L’Empire ne peut effectivement être contesté qu’à son niveau de généralité, et en poussant les processus qu’il met en œuvre au-delà de leurs limitations actuelles. Il nous faut accepter ce défi et apprendre à penser mondialement, à agir mondialement. La mondialisation doit être confrontée à une contre-mondialisation, l’Empire à un contre-Empire. A cet égard, nous pouvons nous inspirer de la vision par saint Augustin d’un projet destiné à combattre l’Empire romain déclinant. Aucune communauté limitée ne pouvait réussir à offrir une solution de rechange au pouvoir impérial ; seule une communauté universelle – catholique – rassemblant tous les peuples et toutes les langues dans un parcours commun pouvait accepter cela. Cette cité divine est une cité universelle d’étrangers vivant, coopérant et communiquant ensemble. Reste que notre pèlerinage sur la terre, par opposition à celui de saint Augustin, n’a aucun télos dans l’au-delà ; il est et reste absolument immanent » [14].
13La référence à saint Augustin est peut-être ici plus intéressante que celle à Duns Scott ou Nicolas de Cues, car elle permet véritablement de résoudre – et ainsi pour nous de repérer – le problème central du livre. Si la référence à Duns Scott était l’occasion d’affirmer la puissance de l’immanence – et il y a quelque chose du slogan dans la répétition d’un tel thème – celle à saint Augustin indique les modalités de constitution d’une subjectivité mondiale. Ce qu’invente en effet saint Augustin, pour répondre aux accusations selon lesquelles le christianisme aurait été la cause de la chute de l’Empire Romain, c’est la distinction entre la cité terrestre, qui s’effondre par ses propres forces, et la cité divine, qui perdure éternellement, la chute de Rome ne faisant en quelque sorte que rendre visible la dissociation entre ces deux cités [15]. Or la distinction entre cité divine et cité terrestre recoupe alors celle entre multitude et Empire, puisque l’Empire ne vit que de l’usurpation de la production de la multitude, production qui est en dernière analyse intellectuelle, voire spirituelle. On comprend en ce sens que les auteurs retiennent comme moteur de l’effondrement de l’Empire l’explication par la surconsommation : il faut que l’Empire s’effondre par épuisement de ses propres forces, et non sous les attaques de la multitude. La fin prochaine de l’Empire est ainsi comprise comme la réalisation de la seule véritable cité qui est une cité spirituelle.
14La référence à la cité divine d’Augustin a pour les auteurs d’Empire un second intérêt : elle permet de résoudre le problème de la « communauté des singularités », c’est-à-dire la constitution d’une sub-jectivité globale qui n’annule pas les différences locales. Ce qui a fait chuter l’Empire romain, ce n’est pas la révolte des pouvoirs locaux contre l’universalisme de Rome, c’est le remplacement de cet universalisme par un autre. Mais ce nouvel universalisme n’est plus temporel mais spirituel : les Chrétiens continuent d’obéir à des chefs locaux dans le cadre de la féodalité, mais ils participent en outre à l’Eglise catholique universelle. Le modèle de l’Eglise catholique permet ainsi aux auteurs d’Empire d’unifier un sujet global par la seule force de l’invocation spirituelle : les sujets gardent leur attachement territorial et leurs luttes locales mais ils participent aussi à une subjectivité globale en tant qu’ils s’arrachent à cet attachement. La cité divine d’Augustin, c’est en effet la civitas peregrinatio, la communauté de ceux qui savent que leur séjour n’est pas sur terre mais dans le ciel, qui se sentent étrangers au monde et peuvent voyager d’un lieu à un autre sans s’attacher, produisant ainsi une fraternité dans le fait de se sentir étranger. Les sujets mondiaux vivent donc dans deux cités : la cité terrestre et la cité divine, et ils exercent donc un double pouvoir : pouvoir temporel et pouvoir spirituel.
15On comprend alors mieux en quel sens le livre de Hardt et Negri vise à produire une conversion : il ne traite pas des mécanismes du pouvoir temporel mais il s’adresse directement au pouvoir spirituel ; il vise à rassembler non pas des actions et des productions mais des idées, ou plutôt des affects. Une telle analyse n’est possible que du point de vue de la pauvreté et de l’amour qui clôt le livre sur la figure de saint François d’Assise [16]. On peut donc se demander si les auteurs peuvent tenir jusqu’au bout leur projet d’une cité divine ramenée sur terre et d’un pouvoir spirituel matérialisé : à travers les tensions qui parcourent leur analyse, on peut repérer la nécessité de la distinction entre les deux cités, et ainsi la nécessité de la conversion. En suivant le schéma feuerbachien du renversement du ciel sur la terre, Hardt et Negri retrouvent aussi les apories de ce schéma qui, en maintenant la distinction entre le divin et le terrestre et en la faisant passer à l’intérieur de l’homme, c’est-à-dire de la multitude, ne font que déplacer le lieu où se produit la conversion. C’est un des intérêts de ce livre de nous donner à lire et à sentir à nouveau la puissance d’un mode de discours théologique dans l’analyse politique, et de nous faire ainsi réfléchir sur la persistance d’un pouvoir spirituel à l’ère dématérialisée de l’Empire.
Bibliographie
Bibliographie :
- Saint Augustin, La cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994.
- P. Brown, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 2001.
- M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, EHESS, 2001.
- M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
Notes
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[1]
M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, EHESS, 2001, p. 200.
-
[2]
M. Hardt et A. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 496.
-
[3]
M. Foucault, ibid.
-
[4]
Cf. La critique de la position « localiste », p. 74.
-
[5]
Cf. La critique d’Homi Bhabha, p. 187.
-
[6]
Ibid. pp. 85-88.
-
[7]
Le concept d’intellect général semble indiquer la nécessité d’une unification par l’intellect du corps dispersé des luttes.
-
[8]
Cf. p. 201 : « La pratique révolutionnaire réelle renvoie au niveau de la production. La vérité ne nous libérera pas, mais la prise de contrôle de la vérité. »
-
[9]
Cf. pp. 434-435.
-
[10]
C’est une telle tension qu’on peut voir dans l’ambiguité du terme « antimondialisation », à la fois rejeté et utilisé par les militants des organisations de lutte internationale contre le capitalisme globalisé des multinationales.
-
[11]
M. Foucault, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1982, p. 19.
-
[12]
Cf. Empire, p. 103 : « Tout a commencé par une révolution [… ] : l’affirmation des pouvoirs de ce monde, la découverte du plan de l’immanence. »
-
[13]
Cf. p. 107 : « Il y eut effectivement une contre-révolution qui chercha – puisqu’elle ne pouvait ni revenir au passé ni détruire les forces nouvelles – à dominer puis à déloger la force des mouvements et des dynamiques émergentes. »
-
[14]
pp. 259-260.
-
[15]
Cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994, et P. Brown, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, 2001, pp. 391-433.
-
[16]
Cf. Empire, op. cit., p. 496.