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Article de revue

Présentation

Pages 7 à 10

English version

1« Empire », « impérialisme ». Le premier terme ne nous fait pas oublier le second. Le dossier que nous présentons ici, rassemblé par Gilbert Achcar, est une contribution à l’analyse de la position centrale qui est celle des USA dans le dispositif impérialiste global. A travers la mondialisation capitaliste, le monde dans son ensemble ne devient pas un « empire », en aucun sens de ce terme. Les critiques que nous avons adressées aux analyses de M. Hardt et T. Negri dans Le capital et l’humanité (Actuel Marx, n° 31) et celles que développent certains articles du présent recueil sont assez claires à ce sujet. Néanmoins, nous qualifions ici d’impérial le système de domination que les USA ont progressivement développé depuis un siècle et qui culmine aujourd’hui dans la prétention d’imposer leur hégémonie à l’ensemble de la planète. L’aspect le plus spectaculaire en est cette suprématie militaire totale qui s’exprime dans l’implantation de bases partout dans le monde, par l’intégration des forces armées d’un nombre toujours plus grand de nations au sein d’alliances qu’ils contrôlent, par la constitution d’un terrifiant arsenal qui leur permet d’intervenir en triomphateurs dans tous les conflits locaux et souvent de renverser les régimes qui les dérangent. La guerre mondiale qu’ils ont engagée sous le prétexte de lutte contre le terrorisme vise notamment la main-mise sur le pétrole, aujourd’hui la plus stratégique des richesses naturelles. Mais ce n’est là qu’une partie d’une entreprise de conquête économique globale, qui passe aussi par la liquidation d’institutions démocratiques séculaires et par la manipulation cynique des institutions supranationales. Mais l’empire ni l’impérialisme ne sont tout-puissants. Et nous entendons témoigner ici, par le travail d’analyse, de la montée des luttes pour un « autre monde ».

2Gilbert Achcar nous introduit à ce « nouvel ordre impérial ». Il aura fallu un siècle aux USA pour répondre à l’appel de la Providence et étendre leur « destin manifeste » de l’Amérique du Nord au monde entier. Au-delà du démembrement de l’URSS, ses anciennes frontières figuraient encore une ligne rouge que l’empire global américain ne pouvait aisément franchir. Après le 11 septembre, elles volent en éclat. Les USA établissent des bases militaires au cœur même de l’ancienne Union Soviétique. Ils creusent un écart décisif entre leur puissance militaire et celle du reste du monde, et s’imposent comme l’agent moteur de la mondialisation capitaliste. Ils semblent aujourd’hui en mesure d’établir leur domination coloniale directe à Bagdad. En 1991, ils avaient dû laisser Saddam Hussein en place, sous embargo et sous surveillance, faute d’alternative. Nous entrons dans une autre époque, dont l’ensemble de ce recueil se propose d’examiner les principaux aspects.

3Ce sont d’abord John Bellamy Foster, Robert W. McChesney et Harry Magdoff, éditeurs de la prestigieuse Monthly Review, ce laboratoire nord-américain, à partir duquel s’est développée, depuis des décennies, une approche marxiste globale, qui nous livrent leur analyse. La guerre mondiale contre le « terrorisme », déclenchée à la suite du 11 septembre par les Etats-Unis, manifeste que le monde entier se trouve maintenant sous leur domination. Pour en prendre la mesure, il suffit de se pencher sur la carte des implantations de bases militaires, qui recouvre maintenant une soixantaine de pays. Et il ne s’agit pas là d’un simple phénomène militaire, mais d’une composante d’un système, plus large, de pouvoir économique et politique, fondé sur la position hégémonique du capitalisme américain dans l’ensemble du capitalisme mondial.

4Mais la dimension anti-démocratique n’est pas moins importante. Paolo Gilardi décrit ainsi le « scénario autoritaire » qu’on voit se profiler aussi bien aux Etats-Unis que dans les pays européens. Tout un ensemble de compétences traditionnelles de la justice se trouvent transférées entre les mains de l’administration et de l’exécutif. Une nouvelle législation réserve à l’action syndicale et la protestation la plus pacifique toute leur place dans la nomenclature du terrorisme.

5Noam Chomsky analyse la dimension de manipulation idéologique qui entoure le processus foudroyant de la mondialisation capitaliste. On voit les centres de pouvoir, étatiques ou privés, conduire une guerre contre la population mondiale prise dans son ensemble. Ils ruinent les vies et les communautés, et ils appellent cela « les réformes », le « commerce », le « libre-échange ». Les discours et les prétextes changent selon les circonstances, mais la politique reste, au fond, la même. On invoque aujourd’hui le « terrorisme » comme hier le « communisme ». Dans les pays vassaux, les puissants procèdent par intimidation brutale. Ailleurs, ils parlent prospérité et progrès. En toute bonne foi du reste, car cela est parfaitement vrai… pour eux, qui vivent entre eux, aux dépens du monde entier, – et qui, à eux seuls, détiennent l’essentiel des pouvoirs de l’information.

6Gérard Duménil et Dominique Lévy étudient la relation entre le néo-libéralisme et le néo-militarisme. La nouvelle stratégie militaire américaine répond certes à des motivations politiques, mais elle doit être mise en relation avec la situation économique. L’économie US n’est pas en crise permanente depuis 1970, bien que les taux de croissance demeurent comparativement bas et qu’une menace de crise financière ne soit pas à exclure, du fait de facteurs locaux et de risques de contagion à partir de la périphérie. La part de la dépense militaire dans le PIB reste faible, et les USA sont capables de financer de nouvelles guerres. L’aspect militaire est à comprendre comme un élément du système hégémonique global, en relation avec l’importance des intérêts américains à l’étranger.

7Samir Amin s’interroge sur l’alternative à la mondialisation néo-libérale. Le leader américain, loin de fournir du capital à ses périphéries, absorbe le surplus produit dans le monde entier au profit d’une surconsommation de pur gaspillage. La dimension dévastatrice de l’accumulation se trouve ainsi renforcée, comme l’illustre la perspective d’une fuite en avant de l’expansion capitaliste de l’agriculture. Une vingtaine de millions d’entreprises agricoles pourraient en venir à occuper tout le créneau et réduire à la famine ou à la misère des milliards de paysans de par le monde. Dans sa phase sénile, le système réagit à sa propre fragilité par la violence accrue (la « guerre américaine »), par l’abandon des valeurs dont il a pu se réclamer. Mais il se trouve pris dans une crise de légitimité démocratique. Et c’est aussi ce qui fait le force de ceux qui luttent pour une autre mondialisation.

8On trouvera ensuite un ensemble de contributions, assez contrastées, au DEBAT qu’a suscité le livre Empire de Hardt et Negri.

9Leo Panitch et Sam Gindin y trouvent une antidote au défaitisme ambiant et un certain nombre d’intuitions stimulantes. A leurs yeux pourtant, leur thèse d’une évolution vers un empire dépourvu de centre matériel reste fragile, fondée sur une économie politique par trop élémentaire. Culminant sur une confrontation problématique entre un empire virtuel et un prolétariat virtuel, leur visée d’une action révolutionnaire d’en bas ne leur semble pas à la hauteur de la complexité sociale en mouvement.

10Maria Turchetto nous propose une critique cinglante – « l’Empire a encore frappé ». A ces yeux, en dépit de la prétention « post-mo-derne », ce livre nous offre deux « grands récits » téléologiques. Le premier est une histoire de la pensée politique occidentale, qui part d’une vision à l’eau de rose de la constitution américaine, et nous conduit à un prétendu « empire », compris comme la forme contemporaine d’un pouvoir politique évanescent. Le second est une histoire du capitalisme qui aboutit, à travers les figures successives de « l’ouvrier professionnel », à « l’ouvrier masse », puis à « l’ouvrier social », à une multitude dont il est bien difficile de cerner la substance concrète. Il s’agit là d’« histoires », de belles histoires, à une époque de transformations qui exigeraient des instruments d’analyse plus appropriées.

11Pour Frédéric Keck, le mérite de Hardt et Negri est de poser le problème de la constitution d’une subjectivité révolutionnaire globale, en des termes qui respectent cependant la spécificité des luttes locales, soit la « communauté des singularités ». Cette subjectivité révolutionnaire ne peut émerger qu’au travers d’une double conversion : celle de la prophétie, par quoi les luttes se dressent à la verticale pour interpeller directement le pouvoir, celle de la mémoire, qui entretient les combats passés, selon le modèle de la Cité Divine de saint Augustin. Ces deux dimensions manifestent la nécessité d’un pouvoir spirituel, dont témoigne tant le mode de production intellectuel constitutif de la multitude que le mode d’écriture de ce livre, Empire, qui vise à produire affectivement ce sujet révolutionnaire.

12Suivent deux INTERVENTIONS de caractère philosophique.

13Nestor Capdevila, à travers une investigation attentive des « classiques du totalitarisme », met en cause la cohérence de ce concept de totalitarisme du fait de la contradiction qui s’y manifeste entre le sens restreint (qui fonctionne dans le comparaison entre l’Union soviétique de Staline et de l’Allemagne nazie) et le sens large (qui englobe toute l’histoire de l’Union soviétique), et par l’usage équivoque du concept d’idéologie comme mensonge et illusion. La popularité de l’usage le plus faible (au sens le plus large) s’explique par des raisons polémiques qui tiennent au caractère contestable du concept de démocratie qu’il tend à occulter.

14Vincent Charbonnier s’interroge sur le « désart » : l’intérêt porté, dans la récente réflexion philosophique sur l’art, à la seule dimension esthétique (jugement de goût, réception). Soit sur la tendance à subordonner l’art à l’esthétique. Contre cette réduction, il rappelle la question de Lukács : « il existe des œuvres d’art, comment sont-elles possibles ? ». Il esquisse la dialectique immanente et réciproque de l’esthétique et de l’artistique, qu’il rapporte aux profondes transformations de l’art et de ses pratiques – l’esthétique incluse –, au XXe siècle.


Date de mise en ligne : 01/12/2007.

https://doi.org/10.3917/amx.033.0007
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