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Article de revue

La décroissance urbaine est-elle soluble dans la transition écologique ? Expérimentations magdebourgeoises

Pages 22 à 32

Notes

  • [1]
    Qu’on peut traduire par programme de restructuration urbaine, pour l’Est, et pour l’Ouest. Le terme a été controversé, car le programme a surtout reposé sur des démolitions d’immeubles, devenant alors pour certains commentateurs Stadtabbau Ost, programme de démolition urbaine.
  • [2]
    Et notamment à la suite du travail de la commission d’éthique dépêchée suite à cet événement, qui s’est concrétisé par la loi du 30 juin 2011 portant modification de la loi sur l’énergie nucléaire (Dreizehntes Gesetz zur Änderung des Atomgesetzes).
  • [3]
  • [4]
    Il n’a pas été possible d’obtenir des mesures pour la période antérieure ni pour la période qui a succédé, ces mesures ayant commencé à cette échelle assez tardivement dans les années 1990, et n’ayant pas été pérennisées après 2012.
  • [5]
    Sachant que les coûts fixes de réseaux d’eau ou d’énergie, donc indépendants du volume, se montent à 70-80 % des coûts totaux de gestion du service.
  • [6]
    « reevaluate (shift values) ; reconceptualize (e.g., wealth vs. poverty or scarcity vs. abundance) ; restructure production beyond capitalism ; redistribute between North and South and within countries ; relocalize the economy ; and reduce, recycle, and reuse resources ».
  • [7]
    Système de nettoyage sur le même principe qu’une chasse d’eau.
  • [8]
    Dans son article, il ne traite que de l’eau, mais on peut sans doute étendre son propos à l’énergie.

1Depuis le début des années 1990, une large part des études urbaines sur l’Allemagne a tourné autour des questions de décroissance urbaine. Ce phénomène, très marqué dans le contexte de transition post-socialiste à l’Est (mais aussi dans certaines régions industrielles de l’Ouest), s’est caractérisé par l’enchâssement de quatre processus sociopolitiques et socioéconomiques s’alimentant les uns les autres (Fol et Cunningham-Sabot, 2010 ; Florentin, 2015). Se sont ainsi mêlés baisse importante de la population inscrite dans la durée, désindustrialisation massive sans substitution par des activités de service (Hannemann, 2003), crise des finances publiques locales écrasées par l’endettement et développement de nombreux espaces vacants, qualifié par certains aménageurs de « perforation urbaine » (Lütke-Daldrup, 2003). Ces processus cumulés ont non seulement fait l’objet d’une attention scientifique poussée, mais également d’une action publique importante sur le sujet. Cela s’est traduit notamment à travers certains programmes de transformation urbaine forte comme les programmes Stadtumbau[1], Ost initialement, pour gérer le stock d’un million de logements vacants dans les nouveaux Länder, puis West quelques années plus tard pour traiter des problématiques similaires dans la Ruhr et la Sarre. Ce bouillonnement politique et scientifique a été peu à peu éclipsé par la mise à l’agenda (et le développement de financements de recherche autour) des questions de transition écologique, souvent rabattue autour de son seul volet énergétique (la Energiewende), dans un contexte marqué par les annonces de fermeture progressive des installations nucléaires allemandes, qui se sont accélérées suite à la catastrophe de Fukushima [2] (Gailing et Moss, 2016 ; Quitzow et al., 2016). Ces deux thématiques sont rarement traitées de manière conjointe, et le présent article vise à essayer de voir comment s’articulent un certain nombre de processus liés à la décroissance urbaine et de projets développés sous les auspices affichées d’une forme de transition écologique.

2Pour comprendre cette articulation, nous regarderons un objet à la frontière des deux thématiques, les réseaux techniques urbains (eau et énergie), qui sert d’analyseur à certaines des tensions émergeant autour de la décroissance urbaine et des politiques de transition écologique. Si certains travaux ont pu déjà mettre en avant un certain nombre de dynamiques sociales, comme la création de nouveaux communs via de nouvelles modalités de gouvernance à l’occasion de la transition énergétique à Berlin ou Hambourg (Becker et al., 2017), notre propos se concentrera sur des aspects plus (socio)matériels des espaces urbains allemands, dans une logique propre aux approches sociotechniques des Science and Technology Studies. Pour le dire autrement, nous essayons de prendre au sérieux la dimension matérielle des transitions écologiques urbaines (Hoekstra et Wiedmann, 2014 ; Haberl et al., 2016 ; Boutaud et Gontran, 2018) à savoir un changement dans les pratiques de production et de gestion de la ville qui vise à diminuer la consommation de ressources nécessaires à son fonctionnement (et donc à réduire son empreinte matérielle). À cet égard, les villes ayant connu une phase de décroissance urbaine intense présentent l’intérêt d’avoir connu une baisse de leur activité de production : sont-elles pour autant des laboratoires voire des accélérateurs de sobriété d’un côté et de transition écologique de l’autre ? À travers une plongée dans le cas de la ville de Magdebourg (capitale du Land de Saxe-Anhalt, l’un des cinq nouveaux Länder, issu de l’ex-RDA), nous proposons d’observer dans quelle mesure la décroissance urbaine a constitué une épreuve pour les réseaux techniques urbains, ses opérateurs et ses usager.es, conduisant à l’émergence d’un nouveau « régime infrastructurel » (Monstadt, 2009). Des projets de transition, conçus comme des expérimentations urbaines (Laurent et Pontille, 2018) ont alors constitué l’une des stratégies d’adaptation au choc initial qu’a pu constituer la décroissance. Ils mettent au jour certaines tensions et contradictions qui innervent certaines politiques de transitions écologiques trop faiblement territorialisées. Par l’analyse des pratiques de l’opérateur multi-réseaux de Magdebourg, les Städtische Werke Magdeburg (SWM), au sein duquel nous avons pu travailler en immersion pendant quelques mois, nous verrons que les villes allemandes restent traversées par une forme de dépendance infrastructurelle, caractérisée par une difficulté à sortir, dans le monde des infrastructures, des logiques de gestion de l’offre, qui pourtant sont souvent difficilement compatibles avec les principes de limites écologiques.

3Nous reviendrons dans un premier temps sur la façon dont la décroissance urbaine a pu constituer une épreuve protéiforme pour les réseaux urbains d’eau et d’énergie (notamment de chauffage urbain) de Magdebourg. Puis nous analyserons l’un des volets de la stratégie d’adaptation à cette décroissance, visant à écologiser les pratiques de gestion des services urbains, pour en pointer les contradictions. Cela nous amènera à montrer la persistance d’une dépendance aussi bien technique qu’organisationnelle et territoriale aux logiques dominées par l’extension de l’offre plutôt que par la réduction des besoins dans les services urbains.

Magdebourg et les réseaux à régime décroissant

4La plupart des pays européens ont voté au cours de la dernière décennie des lois se fixant des objectifs de réduction des consommations d’eau et d’énergie. Ils visent, par ce biais, à une utilisation plus sobre des ressources, dans une optique résolument écologique. Cela participe d’une volonté d’impulser un changement profond par rapport au mode de fonctionnement historique de systèmes dopés à la croissance de la consommation, et dont le modèle technique et économique repose sur cette croissance continue. Ces dispositifs constituent l’une des briques d’un régime décroissant pour les réseaux.

5Cette baisse recherchée par les textes réglementaires est en fait un déjà-là, une réalité présente depuis plus longtemps dans la plupart des villes européennes pour le domaine de l’eau (Barraqué et al., 2011), et plus récemment pour l’électricité (Defeuilley, 2018). Les villes ayant connu des processus de décroissance urbaine en proposent un visage cependant assez particulier, par l’intensité de ces baisses de consommation (Florentin, 2015). Les villes allemandes ne font pas exception à la règle en la matière, et ont suscité l’attention de travaux venant notamment de praticiens de l’aménagement et de chercheurs critiques (Libbe et Moss, 2007 ; Koziol, 2008 ; Moss, 2008). Quoique moins visible et moins directement sensible que la présence d’une friche industrielle, de bâtiments vacants ou de trames commerciales largement érodées, la décroissance des réseaux est un des volets importants et souvent négligés des effets urbains de la décroissance. Ces objets aux évolutions souvent lentes car matériellement lourds que sont les réseaux n’ont pas connu un effondrement subit, mais un délitement à bas bruit des niveaux de consommation (Florentin, 2015).

6De manière très concrète, les consommations d’eau dans la ville de Magdebourg ont baissé de près de 70 % entre 1992 et 2018, aussi bien en volumes totaux que de manière relative, en litres par habitant et par jour. Pour le chauffage urbain, l’énergie consommée est passée de 800 GWh au début des années 1990 à environ 300 GWh au milieu des années 2010. La ville suit en cela des trajectoires assez similaires à la plupart des villes de l’Est ayant connu l’accumulation des différents processus de décroissance. En parallèle, la ville de Magdebourg a vu sa population décroître de façon constante de 1990 à 2013, passant d’environ 290 000 à 230 000, soit une baisse de 20 %, suivie d’une très légère hausse jusqu’à 237 000 habitants en 2019 (données du service statistique du Land de Saxe-Anhalt). La décroissance des réseaux n’est donc pas proportionnelle à la seule baisse démographique, mais un phénomène plus large, lié aux autres facettes de la décroissance urbaine et à des facteurs exogènes, qu’on retrouve dans la plupart des grandes villes européennes, comme l’amélioration des équipements ménagers moins consommateurs d’eau ou l’amélioration de l’isolation de certaines constructions moins énergivores. Cela donne régulièrement lieu à une couverture médiatique journalistique autour des comparaisons entre Länder concernant le nombre de litres moyens consommés par personne et par jour, où les niveaux des nouveaux Länder sont sensiblement plus bas que ceux de l’Ouest, même si tous connaissent une trajectoire de baisse sur la longue durée [3].

7Ces baisses, importantes et sans rebonds au niveau de l’ensemble de la ville, sont cependant loin d’être uniformes et homogènes dans l’espace et dans le temps quand on les regarde à une échelle plus micro. De façon exploratoire, nous avons ainsi isolé, pour le domaine de l’eau, deux zones pour lesquelles nous avons des chiffres cohérents de consommation sur la période 1997-2010 et 1999-2010 [4]. L’une correspond peu ou prou au quartier de Kannenstieg (quartier péricentral dans le Nord de la ville), constitué à plus de 90 % par des grands ensembles et ayant connu un fort déclin ; l’autre recouvre une grande partie du quartier de Sudenburg (quartier péricentral dans le Sud-Ouest de la ville), d’habitat plus mixte et connaissant un léger regain démographique.

Portrait croisé de consommation d’eau dans deux quartiers de Magdebourg.

Portrait croisé de consommation d’eau dans deux quartiers de Magdebourg.

Portrait croisé de consommation d’eau dans deux quartiers de Magdebourg.

Source : élaboration personnelle, données SWM.

8La confrontation des deux profils montre un changement dans ce qu’on pourrait appeler des densités spatiales de consommation, qui suit à peu près l’évolution démographique pour le quartier de Kannenstieg, et se renforce même après 2007, et qui connaît des variations moins claires et moins identifiables dans le cas de Sudenburg. La baisse de consommation au niveau global trouve ainsi localement des déclinaisons et des nuances importantes. Même si elle affecte le fonctionnement de l’ensemble du réseau, elle n’en demeure pas moins un phénomène à géométrie variable au sein d’une même ville.

9Ces baisses de consommation touchant les réseaux d’eau ou de chauffage pourraient être vues à première vue comme une bonne nouvelle pour l’environnement, puisqu’elles correspondent à une moindre utilisation des ressources, et seraient à cet égard un accélérateur indirect de sobriété écologique. Si la moindre pression sur les ressources est tout à fait exacte, le problème est toutefois plus complexe et appelle des considérations plus systémiques, qui font de la décroissance urbaine une épreuve pour les réseaux techniques urbains, leurs opérateurs, leurs usagers et leurs territoires.

10Cette épreuve est protéiforme. Elle peut être urbaine et liée aux pratiques d’aménagement : avec la baisse des consommations et des prélèvements d’eau par exemple, on a pu noter une hausse des niveaux des nappes phréatiques, débouchant sur l’inondation de nombreuses caves (phénomène observable dans de nombreuses villes allemandes) (Moss, 2008). La décroissance des réseaux peut aussi se révéler une épreuve sanitaire, puisque la moindre utilisation d’un réseau d’eau peut déboucher sur une plus grande stagnation de l’eau dans les réseaux existants, propice au développement de bactéries. Cela s’est d’ailleurs vérifié dès 1998 à Magdebourg, où l’eau stagnait dans certains quartiers depuis plus de 14 jours, là où les normes internationales recommandent de ne pas dépasser deux jours de temps de séjour. Les bactéries qui se sont alors développées se sont diffusées sur l’ensemble du réseau, utilisant ce qui faisait la force d’un réseau, son caractère redondant, pour accentuer sa vulnérabilité. Par ce biais, la décroissance urbaine devient une épreuve technique, puisqu’elle met au jour un certain surdimensionnement et des dysfonctionnements multiples du réseau. Elle en devient alors une épreuve technico-économique, puisqu’elle impose des mesures d’ajustement des canalisations, ou d’autres parties du réseau, qui ne sont pas neutres financièrement, alors que, dans le même temps, les recettes pour financer les services d’eau ou d’énergie, indexées aux volumes consommés [5], sont en baisse. L’ensemble de ces épreuves pousse les opérateurs, comme le Stadtwerk de Magdebourg, à repenser fortement leur activité, leur modèle aussi bien technique qu’économique et territorial, et à développer des stratégies d’adaptation pour ne pas voir le système s’effondrer, et avec lui les espaces urbains qui en dépendent. La décroissance des réseaux pousse ainsi à une forme de bifurcation infrastructurelle (Florentin, 2018), à savoir une remise en question profonde des modes de fonctionnement et de gestion des services urbains en réseaux, accompagnée par la mise en place de nouvelles métriques. Cette bifurcation, et les stratégies d’adaptation qui lui donnent une incarnation, sont-elles pour autant nécessairement indexées sur des stratégies de transition écologique ? Les modalités d’approvisionnement en eau et en énergie passées par l’épreuve de la décroissance débouchent-elles sur la mise en place d’une comptabilité environnementale visant à réduire les volumes de ressources consommés et de déchets produits ?

11L’exemple de Magdebourg en donne une illustration intéressante car contrastée, et témoignant des difficultés et tensions intrinsèques à la mise en place d’une politique de transition écologique, et des injonctions contradictoires qui peuvent persister entre un certain ordre énergétique (Lopez, 2019) et un ordre écologique.

Le cercle et le ciseau : les contradictions d’une politique de transition ?

12La décroissance urbaine a renforcé une forme de mise en crise des réseaux et de leur mode de fonctionnement historique. Elle a précipité et accéléré des changements importants pour les opérateurs historiques, afin de limiter les effets délétères du surdimensionnement des réseaux. Une des voies possibles consistait à repartir d’un modèle technico-économique et territorial qui acte cette décroissance plus qu’il ne cherche à la contrer. Cette option est loin d’aller de soi, au vu des déclarations mi-humoristiques mi-sérieuses de certains responsables, comme Ralf Schüller, président de la Deutsche Vereinigung für Wasserwirtschaft, Abwasser und Abfall (DWA), qui déclara dans la Tageszeitung : « Il serait en fait dans l’intérêt des citoyens eux-mêmes de se doucher une fois de plus ! » (Wissen, 2009). Ces propos rappellent les problèmes infrastructurels majeurs de cette réduction des consommations (Schleich et Hillenbrand, 2007).

13Mais, à la différence de ces discours un brin provocateurs, les responsables des réseaux de la ville de Magdebourg ont davantage opté pour une reconnaissance de cette décroissance, en adaptant les canalisations et les infrastructures à ces nouveaux régimes de consommation, comme cela a pu être détaillé ailleurs (Florentin, 2015). Cela trouve une déclinaison opérationnelle via une stratégie globale de double redimensionnement des réseaux à la fois plus petit et plus grand, consistant d’un côté en un agrandissement des territoires desservis pour retrouver les économies d’échelle évanouies, et de l’autre en une installation de canalisations et de conduites plus petites et en une transformation des infrastructures d’énergie.

14Cette transformation des infrastructures d’énergie est particulièrement sensible dans l’évolution du réseau de chauffage urbain, car elle incarne un des points de croisement et de tension entre décroissance et transition écologique.

15Le réseau de chauffage urbain de la ville couvre une large part de son territoire, notamment toutes les zones de grands ensembles et d’habitat dense, du Nord et de l’Ouest jusqu’au centre de la ville. Depuis sa mise en place à l’époque socialiste, il reposait principalement sur des énergies fossiles, puisqu’il était alimenté par trois centrales fonctionnant au fioul, au pétrole et au gaz. La baisse des consommations intense depuis les années 1990 ajoutait à ce système très marqué par les énergies fossiles une sous-utilisation des infrastructures et des coûts de maintenance de ce fait accrus. Ce système technique était de ce fait en crise et encastré dans un contexte à deux échelles différentes qui ont favorisé sa transformation. Le contexte international de renchérissement des prix des hydrocarbures au milieu des années 2000 et la perspective que cette trajectoire de prix de long terme se renforce avec des ressources dont les réserves s’épuisent rendait potentiellement le réseau non seulement dépendant à des marchés internationaux aux cours volatils mais aussi vulnérable économiquement. Le contexte national, notamment dans le domaine réglementaire des déchets, appelait les villes à mettre en place un certain nombre de mesures visant à créer une économie circulaire (Kreislaufwirtschaftsgesetz de 2006), en passant notamment par la valorisation énergétique des déchets.

16Pour les responsables des Städtische Werke Magdeburg, en adéquation avec les responsables de la ville, la transformation du réseau de chauffage urbain est alors apparue comme une opportunité de répondre aux exigences fédérales d’économie circulaire et de produire une énergie plus « verte » tout en sortant de la dépendance à un marché international et en adaptant le réseau aux logiques de décroissance urbaine.

17C’est ainsi que fut développé en 2008 le projet de construction d’un incinérateur de déchets ménagers, alimentant le réseau de chauffage central, et venant ainsi se substituer aux centrales anciennes fonctionnant aux énergies fossiles. La Mühlheizkraftwerk (MHKW, nom de l’incinérateur) permet d’ailleurs non seulement d’approvisionner le réseau de chauffage, mais de produire de l’électricité permettant de couvrir 50 % des besoins des habitants de la ville.

18Là où l’installation d’incinérateurs a pu souvent générer des tensions et des contestations locales (Wilts, 2012), cela ne fut pas le cas à Magdebourg, l’incinérateur étant situé sur l’un des sites des anciennes centrales et venant se substituer à un système plus carboné et plus polluant.

19À première vue, cet objet sociotechnique semble même recouvrir la plupart des principes de la décroissance, entendue ici au sens de projet politique et non d’état de fait, décrits par le groupe de Barcelone (Kallis et March, 2015). Ils définissent ainsi ce qu’ils appellent les « 8 R » de la décroissance, et qui correspondent à une transition écologique visant une durabilité forte (Arnsperger et Bourg, 2016) : « réévaluer (ou changer de valeurs), reconceptualiser (par exemple richesse vs. pauvreté, rareté vs. abondance), restructurer les moyens de production par-delà le capitalisme, redistribuer entre pays des Nords et pays des Suds et au sein des pays, relocaliser l’économie, réduire, recycler et réutiliser les ressources » [6] (Kallis et March, 2015, p. 33). On retrouve au travers de la MHKW une relocalisation de l’économie via la moindre dépendance aux énergies fossiles importées, des pratiques de réutilisation des ressources, un changement de valeurs autour de la sobriété énergétique et matérielle et des processus de redistribution spatiale via une politique tarifaire bénéficiant aux populations les moins favorisées. Par cette nouvelle infrastructure reposant sur des ressources endogènes du territoire, la ville de Magdebourg pourrait potentiellement favoriser le développement d’une économie circulaire locale qui vise une plus faible empreinte matérielle et écologique, sachant que les bouclages de cycle de matière s’envisagent de manière plus efficace à cette échelle (Allenby et Richards, 1994). Cependant, cette transformation sociotechnique n’est pas sans créer de nouveaux enjeux imprévus, qui viennent nuancer les avantages envisagés et témoignent de l’ambivalence des projets d’intégration et de sobriété énergétiques, ou tout du moins de l’impréparation à certains de leurs effets.

20Au moment de son inauguration, la MHKW est une forme d’expérimentation urbaine : elle est la première de son genre dans le Land de Saxe-Anhalt, et incinère 600 000 tonnes de déchets par an. Mais les responsables locaux négligent une composante importante de toute expérimentation urbaine (Laurent et Pontille, 2018) : sa réussite ne peut s’envisager à la seule échelle de l’expérimentation, mais en regardant ce qu’elle articule. Dit autrement, le système de chauffage urbain va être confronté à une tension d’échelles. Cela va s’observer à travers un phénomène : le manque de déchets. Ce manque de déchets se joue en fait en deux volets, à deux échelles différentes, l’une locale l’autre nationale.

21Au niveau local, peu après la mise en service de l’incinérateur, de nombreux autres territoires alentours ont commencé à développer des infrastructures similaires dans le Land, en raison notamment de la flambée des prix du pétrole et d’une recherche de sources d’énergie alternative. Ce changement a eu un effet pervers assez rapide : la multiplication des incinérateurs a fait des déchets une ressource non seulement cruciale, mais convoitée et limitée, la rendant sujette à de régulières pénuries. Là où la demande de déchets destinés à être incinérés se monte à 2,3 millions de tonnes par an pour l’ensemble du Land, 40 % de ce volume ne peut être fourni par les déchets locaux. La conséquence de ce déficit de déchets locaux est la création, ou plus exactement le recours progressif à un marché national puis international concurrentiel des déchets, dans un secteur manquant de régulations régionales ou nationales. Au niveau de Magdebourg, la MHKW incinère ainsi 40 % de déchets locaux, mais doit importer 60 % des déchets transformés ensuite en chaleur et électricité. Ces déchets viennent d’autres régions allemandes, mais également de Suisse ou d’Irlande. Le manque de déchets force également les Städtische Werke Magdeburg à n’avoir que très peu de stock pour les déchets, rendant l’incinérateur et tout le système sociotechnique qui l’entoure vulnérable et dépendant de facteurs exogènes.

22Ce manque de déchets est également renforcé par un processus à l’échelle nationale (voire européenne), celui d’une incitation, aussi bien dans les règlements que dans les politiques publiques et les discours médiatiques, à produire toujours moins de déchets. Un système reposant sur l’incinération de déchets locaux et des boucles de matière se trouve ainsi confronté à un effet de ciseaux entre un besoin constant voire croissant de déchets pour pouvoir fonctionner voire s’agrandir et une diminution des gisements disponibles pour un fonctionnement pérenne et local. Le cercle vient ici se heurter aux ciseaux : les projets d’économie circulaire font face aux injonctions contradictoires entre l’incitation à la valorisation énergétique et à son exploitation infrastructurelle et l’incitation à une diminution des déchets produits. L’ensemble de ces facteurs n’empêche pas la MHKW de fonctionner, elle rend essentiellement le système sociotechnique qui la porte plus vulnérable et limite la portée écologique de ses ambitions initiales. Ces évolutions soulignent en fait la persistance d’une dépendance infrastructurelle et de son corollaire, une gestion des réseaux toujours dominée par les logiques de l’offre.

Dépendance infrastructurelle et persistance des logiques de l’offre

23Les stratégies mises en place pour s’adapter à la décroissance des réseaux, telles qu’on peut les observer à Magdebourg, comme dans bien des villes d’Allemagne, d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale, semblent ainsi marquées par un référentiel peinant à intégrer les limites matérielles de nos sociétés. Par l’exemple des transformations des systèmes de chauffage urbain, on peut observer que la décroissance des réseaux n’entraîne pas nécessairement une recherche plus ferme de formes alternatives d’approvisionnement en services essentiels d’eau et d’énergie. Les opérateurs de réseaux semblent difficilement sortir de « l’idéal moderne de l’infrastructure » décrit par Graham et Marvin (2001) et qui repose principalement sur une gestion par l’offre. L’ordre de l’infrastructure classique (si « verte » soit-elle ou se prétende-t-elle) reste fortement prégnant pour l’organisation des services urbains dans les villes européennes. La modernité écologique et une recherche active de sobriété matérielle restent encore embryonnaires de ce point de vue-là dans les espaces urbains, même si des réflexions plus approfondies se développent autour notamment de la gestion des eaux de pluie (Soler et al., 2018).

24La persistance de cette dépendance infrastructurelle montre les difficultés à faire de la décroissance urbaine un accélérateur de transition écologique. Elle témoigne aussi du fait que le déplacement produit par la décroissance urbaine ou la décroissance des réseaux est peut-être moins celui d’une sobriété que celui d’une transformation des registres de fonctionnement de l’offre et de la demande, dont nous proposons ici une esquisse qui a vocation à être complétée.

En contexte de croissance de la demandeEn contexte de décroissance de la demande
Gestion de l’offreLogique du extend and supply (extension et approvisionnement) :
– Construction de grands ouvrages
– Amplification de l’offre par extension
Logique du resizing (recalibrage) :
– Redimensionnement du réseau
– Extension des zones desservies pour maintenir le niveau de volumes consommés
– Interconnexion des réseaux
Gestion de la demande– Écrêtage des pics de demande
(exemple d’outils : tarif par bloc croissant, compteur individuel d’eau)
– Limitation des vulnérabilités du réseau (exemple d’outils : flushing[7], recherche de fuites)
– Passage à une logique non réticulaire

25Comme le souligne Tim Moss (2008), en contexte de croissance, la gestion de l’offre a surtout consisté en une politique d’extension continue du réseau, et la gestion de la demande en une recherche d’écrêtage des pics et une amélioration de l’efficacité du réseau et de sa performance environnementale. Pour lui, la gestion de la demande en contexte de décroissance pousse à une stratégie opposée à celle de limitation des pics et de préservation des ressources, visant à inciter les usagers à utiliser plus d’eau [8] via notamment des modifications des structures tarifaires. Cette optique ne correspond pas pleinement à ce que nous avons pu observer.

26La diminution de la demande n’implique pas un renoncement à des objectifs de croissance et à une logique de l’offre, mais celle-ci se pare de nouveaux atours. La logique de gestion de l’offre dans un contexte de décroissance s’articule ainsi davantage autour des principes du redimensionnement et de l’interconnexion, là où la logique de gestion de l’offre dans un contexte de croissance de la demande repose sur la dynamique de l’accroissement spatial et volumétrique. On passe ainsi d’une logique d’extension à une logique de gestion de l’existant. La multiplication des expériences d’opérateurs confrontés à une décroissance de la demande permettrait sans doute de compléter un tableau certes encore embryonnaire, mais dont la vocation est aussi de montrer la transformation radicale à l’œuvre dans la gestion des réseaux selon les comportements de la demande, qu’on peut apparenter à un changement de paradigme, sans que celui-ci soit nécessairement soluble dans les pratiques et politiques de transition écologique et dans une « économie authentiquement circulaire » (Arnsperger et Bourg, 2016), visant la sobriété matérielle.

Bibliographie

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 04/12/2020.

https://doi.org/10.3917/all.234.0022

Notes

  • [1]
    Qu’on peut traduire par programme de restructuration urbaine, pour l’Est, et pour l’Ouest. Le terme a été controversé, car le programme a surtout reposé sur des démolitions d’immeubles, devenant alors pour certains commentateurs Stadtabbau Ost, programme de démolition urbaine.
  • [2]
    Et notamment à la suite du travail de la commission d’éthique dépêchée suite à cet événement, qui s’est concrétisé par la loi du 30 juin 2011 portant modification de la loi sur l’énergie nucléaire (Dreizehntes Gesetz zur Änderung des Atomgesetzes).
  • [3]
  • [4]
    Il n’a pas été possible d’obtenir des mesures pour la période antérieure ni pour la période qui a succédé, ces mesures ayant commencé à cette échelle assez tardivement dans les années 1990, et n’ayant pas été pérennisées après 2012.
  • [5]
    Sachant que les coûts fixes de réseaux d’eau ou d’énergie, donc indépendants du volume, se montent à 70-80 % des coûts totaux de gestion du service.
  • [6]
    « reevaluate (shift values) ; reconceptualize (e.g., wealth vs. poverty or scarcity vs. abundance) ; restructure production beyond capitalism ; redistribute between North and South and within countries ; relocalize the economy ; and reduce, recycle, and reuse resources ».
  • [7]
    Système de nettoyage sur le même principe qu’une chasse d’eau.
  • [8]
    Dans son article, il ne traite que de l’eau, mais on peut sans doute étendre son propos à l’énergie.
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