Notes
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[1]
L’UEO supprimera par la suite graduellement les limitations imposées à l’armement conventionnel allemand.
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[2]
Les dispositions constitutionnelles intéressant les forces armées sont souvent désignées sous l’appellation de constitution militaire (Wehrverfassung).
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[3]
La création de la Bundeswehr avait été préparée depuis octobre 1950 par un délégué du chancelier Adenauer, Theodor Blank, devenu par la suite premier ministre de la Défense de la RFA.
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[4]
La demande américaine d’une plus grande contribution des Européens à leur propre défense est ancienne. Elle a notamment conduit la RFA à accorder des compensations (offset) aux États-Unis pour le coût du stationnement de leurs forces en Allemagne.
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[5]
Ces équipements ont été à l’origine achetés aux États-Unis mais les bombardiers à capacité nucléaire Tornado qui remplissent toujours cette fonction depuis les années 1980 ont été produits en coopération européenne.
-
[6]
Des dispositions particulières, prévoyant notamment l’approbation d’une commission commune du Bundestag et du Bundesrat s’appliquent dans le cas d’une impossibilité de réunir ces deux assemblées.
-
[7]
Voir Rudolf Josef Schlaffer, Armee der Einheit, Bundeszentrale für politische Bildung, mai 2015.
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[8]
En octobre 1962, le ministre de la Défense, Franz Josef Strauß, est à l’origine de poursuites contre le directeur et plusieurs journalistes du Spiegel qu’il accuse d’avoir divulgué des informations secrètes pour critiquer des manœuvres de l’OTAN simulant notamment l’emploi d’armes nucléaires.
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[9]
Par application de l’article 23 de la Loi fondamentale qui prévoyait alors cette possibilité, utilisée dans le cas de la Sarre en décembre 1956.
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[10]
Les femmes ne peuvent servir dans la Bundeswehr que depuis 2001 en application d’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne.
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[11]
Voir Rudolf Josef Schlaffer, ibid., p. 5 et suiv.
-
[12]
Sur les opérations extérieures de la Bundeswehr, actuelles et passées, voir Auslandseinsätze sur le site de la Bundeswehr (bundeswehr.de) https://www.bundeswehr.de/de/einsaetze-bundeswehr et https://www.bpb.de/politik/grundfragen/deutsche-verteidigungspolitik/24 3585/weltkarte-auslandseinsaetze ainsi que https://de.statista.com/statistik/daten/studie/72703/umfrage/anzahl-der-soldaten-der-bundeswehr-im-ausland/ Voir également notre contribution « L’Allemagne et les Opérations militaires extérieures (Opex), quelle coopération avec la France ? » dans AA No 226 (oct.-déc. 2018) sur les Relations franco-allemandes, p. 85-99.
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[13]
Voir Stefan Bayer, Der Verteidigungshaushalt-Trendwende bei den Verteidigungsausgaben ? Bundeszentrale für politische Bildung, 16 juin 2017.
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[14]
Voir les Informations sur les dépenses de défense des pays de l’OTAN https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49198.htm.
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[15]
Essentiellement pour des missions de reconnaissance et de défense aérienne.
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[16]
Cette durée était passée de 12 mois en 1990 à 10 mois en 1995 et 9 mois en 2002.
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[17]
Les incorporations à ce titre avaient cessé dès janvier 2011.
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[18]
Un service civil volontaire fédéral (Bundesfreiwilligendienst) était parallèlement créé pour compenser partiellement la perte de ressources humaines que représentait, en particulier pour les secteurs de l’action sociale et de la santé, le service civil effectué par quelque 100 000 appelés préférant cette forme d’engagement au service militaire.
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[19]
Voir Stefan Bayer, ibid.
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[20]
Weißbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr, ministère fédéral de la Défense, juin 2016, p. 88-89.
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[21]
En mars 2020 la Bundeswehr déployait en opérations extérieures quelque 4 000 militaires pour des missions essentiellement non combattantes.
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[22]
Gaëlle Winter, Le redressement capacitaire de la Bundeswehr : un parcours du combattant, FRS, juillet 2019.
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[23]
La chancelière s’est engagée, notamment vis-à-vis du président Trump à porter le budget de la défense de 1,3 % à 1,5 % du PIB de 2019 à 2024 alors que le sommet de l’OTAN de 2014 a fixé pour tous les membres de l’Alliance un objectif de 2 % dont 20 % en dépenses d’équipement.
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[24]
Les pays concernés sont, outre l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et peut-être la Turquie.
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[25]
Der Tagesspiegel, version en ligne, 21 mars 2020.
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[26]
Rapport du commissaire parlementaire à la Défense, année 2019, Bundestag, 19e législature, document 19/16500, 28 janvier 2020, p. 19.
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[27]
Voir le site https://www.bundeswehr.de/de/.
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[28]
Bundesrechnungshof, rapport à la commission du budget du Bundestag sur l’évolution des crédits de la Défense (Einzelplan 14) en vue du débat sur le budget de 2020, 24 septembre 2019, p. 23.
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[29]
Commissaire parlementaire à la Défense, ibid., p. 55 à 57.
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[30]
Gaëlle Winter, ibid.
-
[31]
Bundesrechnungshof, rapports annuels à la commission du budget du Bundestag sur l’évolution des crédits de la Défense.
-
[32]
Matthias Gebauer, Sanierungsfall Bundeswehr, 18 novembre 2019, Spiegel online (https://www.spiegel.de).
1La politique de défense allemande revêt, dans le cas de l’Allemagne occidentale puis de l’Allemagne unie, des formes propres, largement dues à l’héritage de l’après-1949 : rupture avec la Wehrmacht, notamment par la reconnaissance des droits fondamentaux des militaires, intégration forte dans l’OTAN, soumission à un contrôle parlementaire étendu. La Bundeswehr s’est définie dès sa création comme une armée d’alliance, une armée de citoyens et une armée parlementaire. La fin de la guerre froide et l’unification ont profondément modifié les conditions de la défense de l’Allemagne : accès à la pleine souveraineté, transformation de la situation stratégique d’une nation auparavant divisée par une ligne de front, devenue désormais une puissance centrale en Europe disposant d’une capacité substantielle d’influence politique et économique. Son appartenance à l’Alliance atlantique relève désormais plus du choix que de la nécessité.
2Dans un premier temps, l’Allemagne unifiée a semblé vouloir jouer un rôle politico-militaire à la mesure de son poids économique dans la gestion des crises internationales, y compris en dehors de la zone du Traité de l’Atlantique Nord (« out of area ou hors zone »). Dans une décision du 4 juillet 1994 la Cour constitutionnelle fédérale a jugé les opérations extérieures de la Bundeswehr constitutionnelles dès lors qu’elles étaient approuvées par le Bundestag et qu’elles avaient lieu dans le cadre d’un « système de sécurité mutuelle collective ». La Bundeswehr a par la suite été réorganisée de manière à mener plus efficacement des opérations de gestion de crise (réduction du format, suspension de la conscription). On observe toutefois, depuis les interventions militaires directes ou indirectes de la Russie en Géorgie, en Ukraine puis en Syrie et son annexion de la Crimée, une participation active de l’Allemagne à la réorganisation de l’OTAN en vue de faire face à une éventuelle agression ou manœuvre d’intimidation russe. Désormais, la politique de défense allemande accorde de nouveau dans les faits la priorité à la défense territoriale et à celle des alliés d’Europe orientale malgré l’aggravation des risques et menaces émanant de régions non couvertes par le traité de l’Atlantique Nord, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique.
3Ce contexte, auquel s’ajoutent les pressions américaines pour un meilleur « partage du fardeau » et les ambitions diplomatiques de ses gouvernements, conduisent l’Allemagne, en dépit d’une population réticente, à renforcer ses capacités militaires. Dans cette perspective, elle doit faire face à trois grands défis : des difficultés de recrutement ; un relâchement du lien Armée-Nation avec l’apparition de comportements extrémistes au sein de la Bundeswehr ; une gestion peu efficace de l’entretien des équipements et de leur acquisition. À ces défis s’ajoute la question du rôle de l’arme nucléaire dans la sécurité allemande et européenne.
La Bundeswehr, une armée différente dès sa fondation ?
4La Bundeswehr tire son origine du réarmement allemand voulu par les États-Unis dès 1950 alors que la guerre de Corée faisait craindre un coup de force militaire du bloc soviétique contre l’Europe occidentale. Ce réarmement n’ayant pu intervenir dans un cadre européen, il s’est réalisé dans un cadre national en application des accords de Paris du 23 octobre 1954. Ces accords prévoyaient l’adhésion de la République fédérale à l’OTAN et à l’Union de l’Europe occidentale (UEO) chargée notamment de contrôler le respect par l’Allemagne de diverses restrictions dans son réarmement [1], la plus importante d’entre elles étant l’interdiction de « fabriquer » l’arme nucléaire ainsi que les armes chimiques et bactériologiques. Les trois alliés occidentaux rendent alors à l’Allemagne fédérale (hors Berlin-Ouest) l’essentiel de sa souveraineté. Un peu auparavant, huit pays alliés (dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France) avaient conclu un traité avec la RFA sur le stationnement de leurs forces en Allemagne fédérale.
5La Bundeswehr est constituée progressivement après une révision constitutionnelle [2] entrée en vigueur le 22 mars 1956 et l’introduction du service militaire obligatoire en juillet de la même année [3]. Elle doit être constituée de douze divisions assignées au commandement allié de l’OTAN dès le temps de paix. Cette nouvelle armée devait se distinguer de celles qui l’avaient précédée : les forces armées de l’empire allemand sous hégémonie prussienne, la Reichswehr de la République de Weimar et surtout la Wehrmacht du régime national-socialiste.
6C’est une armée d’alliance. Initialement créée pour faire face au bloc communiste, elle est, pendant la guerre froide, placée en quasi-totalité sous l’autorité du commandement opérationnel de l’OTAN, dirigé par un général américain mais où la RFA est représentée aux côtés des autres alliés. La Loi fondamentale (Constitution) prévoit que le ministre de la Défense exerce, en temps de paix, l’autorité et le commandement sur les forces armées (art. 65a Lf), pouvoir qui passe au chancelier en cas d’agression ou de menace imminente d’agression du territoire de la RFA (art. 115b Lf). Le ministre de la Défense est ainsi responsable de la constitution et de l’équipement de forces placées sous commandement de l’OTAN, l’intervention éventuelle du chancelier relevant de sa compétence d’orientation générale (Richtlinienkompetenz, art. 65 Lf).
7La Bundeswehr complète un dispositif allié constitué principalement par les forces américaines en Allemagne (autour de 250 000 militaires au milieu des années 1980 malgré les réticences du Congrès [4]). Les effectifs de la Bundeswehr approchent alors les 500 000 hommes. Elle contribue à la défense collective de l’OTAN avec des unités blindées puissantes, des forces de défense aérienne modernes et une marine affectée à la protection des convois et à l’engagement en Baltique. C’est une armée forte mais lourde, statique et affectée au territoire centre-européen. L’armée de la RDA, la NVA (Nationale Volksarmee), dotée d’environ 180 000 hommes, est intégrée au dispositif du Pacte de Varsovie.
8Symbole de sa forte intégration à l’OTAN, la Bundeswehr peut (comme d’autres armées alliées) mettre en œuvre, depuis 1958, avec ses équipements terrestres et aériens [5] des armes nucléaires américaines sous la seule autorité du commandement américain. Cette « participation nucléaire » (nukleare Teilhabe) était censée donner à l’Allemagne davantage de poids dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique nucléaire de l’OTAN. En 1966 la création au sein de l’Alliance du groupe des plans nucléaires a permis aux membres non nucléaires et en particulier à l’Allemagne, premier théâtre d’un éventuel conflit, d’être informée sur les plans d’engagement des forces nucléaires. En pratique, les décisions sont prises par les seuls Américains.
9Le soldat allemand est par ailleurs un citoyen en uniforme (Staatsbürger in Uniform) et la Bundeswehr est intégrée aux institutions démocratiques : elle n’est pas un « État dans l’État » comme avait pu l’être la Reichswehr sous la République de Weimar. Sa culture institutionnelle est fondée sur la notion, difficilement traduisible, d’innere Führung, qui désigne une conduite du personnel militaire (commandement, instruction, discipline) conforme aux valeurs civiques et démocratiques de la République fédérale. La loi sur le statut des militaires (Soldatengesetz), adoptée par le Bundestag le 6 mars 1956, le même jour que la révision constitutionnelle créant les forces armées ouest-allemandes, établit les principes de l’innere Führung en même temps qu’elle donne à la nouvelle armée son appellation de Bundeswehr.
10Les militaires jouissent des droits fondamentaux de tout citoyen sous réserve des restrictions prévues par la législation relative à la défense (le militaire ne peut se prévaloir, dans des conditions de combat, du droit à l’intégrité physique). Le devoir d’obéissance est limité aux nécessités du service. Les militaires allemands doivent refuser d’accomplir un acte illégal, y compris au regard du droit international. Ils sont éligibles au Bundestag et aux parlements des Länder. Ils ont le droit d’association professionnelle (mais non de grève) et sont représentés au niveau des unités élémentaires par des « hommes (aujourd’hui personnes) de confiance » (Vertrauenspersonen) qui transmettent à leurs supérieurs leurs propositions ou doléances sur la vie courante. Au plan national, ils peuvent soumettre à un commissaire à la Défense (Wehrbeauftragter), élu par le Bundestag, des requêtes relatives notamment à la violation de leurs droits constitutionnels.
11La Bundeswehr est enfin, depuis sa création, une « armée parlementaire » (Parlamentsarmee). Outre ses compétences générales en matière budgétaire, législative et de contrôle de l’exécutif, le Bundestag possède, dans le domaine de la défense, des pouvoirs spécifiques définis en grande partie par la Loi fondamentale. Ainsi l’intervention de la Bundeswehr pour la défense du territoire n’est possible, en principe [6], qu’après constatation de l’état de défense (Verteidigungsfall) par le Bundestag à la majorité des deux tiers des voix et avec l’accord du Bundesrat (art. 115a Lf). De même la constatation de l’état de tension (Spannungsfall) qui peut précéder l’état de défense requiert une majorité des deux tiers au Bundestag sauf décision d’un organe international dans le cadre d’une alliance (en pratique le Conseil de l’OTAN) (art. 80a Lf). Dans tous les cas, le Bundestag peut rapporter les mesures prises ou proclamer la cessation de l’état de défense à la majorité simple (avec l’accord du Bundesrat dans ce dernier cas).
12La Loi fondamentale prescrit également au Bundestag de constituer une commission de la Défense qui peut exercer les prérogatives d’une commission d’enquête à la demande d’un quart de ses membres. En matière d’acquisition d’armements, cette commission doit, selon une règle coutumière, donner son accord (de même que la commission du budget) à tout marché supérieur à un montant déterminé (aujourd’hui 25 millions d’euros). En pratique, ces commissions approuvent normalement les dépenses qui leur sont soumises, éventuellement sous réserve de reports temporaires ou de modifications à la marge.
13Par ailleurs le Bundestag élit, comme indiqué plus haut, le commissaire à la Défense « en vue de la protection des droits fondamentaux et en qualité d’organe auxiliaire du Bundestag pour l’exercice du contrôle parlementaire sur les forces armées » (art. 45a Lf). C’est une personnalité indépendante élue pour un mandat de cinq ans (soit une année de plus que la durée de la législature de manière à le rendre indépendant d’une majorité politique donnée). Ses attributions sont précisées par une loi du 16 juin 1982. Il peut se saisir de sa propre initiative, sur la base des requêtes de militaires ou à l’occasion d’inspections sur place. Il peut également être saisi par la commission de la défense du Bundestag.
14Le commissaire parlementaire à la Défense soumet un rapport public annuel au Bundestag, transmis à la commission de la Défense. La pratique n’a pas toujours été à la hauteur des exigences démocratiques que la Loi fondamentale formule à l’égard de la Bundeswehr. Dans les premières années, ses principaux officiers généraux, comme Adolf Heusinger et Hans Speidel étaient issus de la Wehrmacht tout en ayant, à partir de 1944, marqué une certaine opposition au régime national-socialiste. Jusqu’en 1957 une commission d’experts sur le personnel a dû vérifier le passé de candidats aux postes supérieurs d’encadrement (à partir du grade de colonel) pour éviter la nomination de militaires impliqués dans les crimes du régime national-socialiste. 471 candidatures ont été acceptées, 51 refusées et les 32 restantes retirées [7]. Par ailleurs la transparence du ministère de la Défense allemand a connu des limites, le secret ayant pu être opposé pour des raisons politiques au contrôle du Bundestag ou aux recherches des journalistes, comme l’illustre « l’affaire du Spiegel » [8].
L’unification allemande et la transformation de la Bundeswehr en armée d’intervention extérieure (Armee im Einsatz)
15L’unification et l’effondrement du bloc communiste ont amené la République fédérale, à laquelle s’était rattachée la RDA [9], à transformer profondément sa politique de sécurité et plus particulièrement de défense. Du point de vue géopolitique, les menaces d’agression massive et soudaine dirigées contre son territoire ont disparu, comme le constatait le Livre blanc de 1994. Jusqu’au retour de la Russie à une politique de force, en particulier en Ukraine en 2014, et à l’aggravation des tensions russo-atlantiques à partir de cette date, l’Allemagne pouvait considérer, comme le soulignait le Livre blanc de 2006, que les menaces et risques pouvant mettre en cause sa sécurité étaient d’ordre global (terrorisme, prolifération nucléaire…) ou régional (Afghanistan, Balkans occidentaux par exemple) sans concerner immédiatement son territoire. La protection américaine, toujours souhaitée, perdait sa nécessité vitale. Dès lors, compte tenu du poids politique et économique de l’Allemagne, les missions de la Bundeswehr devaient évoluer vers une contribution à la gestion des crises. L’Allemagne ne pouvait plus se contenter d’aider financièrement ses alliés et partenaires en cas de conflit hors de la zone couverte par le Traité de l’Atlantique Nord, comme lors de la guerre du Golfe de 1990-1991. Elle devait pouvoir intervenir militairement elle-même si elle jugeait que ses intérêts le commandaient.
L’accès de l’Allemagne à la pleine souveraineté
16Du point de vue du droit international, le traité portant règlement définitif concernant l’Allemagne (dit Traité 2+4), signé à Moscou le 12 septembre 1990 par la RFA, la RDA et les quatre puissances occupantes de 1945 (États-Unis, France, Royaume-Uni et URSS), met fin aux « droits et responsabilités relatifs à Berlin et à l’Allemagne dans son ensemble » de ces dernières. Il reconnaît en conséquence à l’Allemagne la pleine souveraineté sur ses affaires intérieures et extérieures (art. 7). Symbole de cette souveraineté, les accords de stationnement de forces alliées ont fait l’objet d’arrangements passés avec l’Allemagne unifiée. Ils peuvent être dénoncés sous un préavis de deux ans alors qu’ils étaient auparavant conclus pour une durée illimitée.
17Le traité de Moscou comprend trois dispositions intéressant directement la politique militaire et de sécurité de l’Allemagne unifiée : l’engagement allemand de renoncer « à la fabrication, à la possession et au contrôle d’armes nucléaires » ; la limitation des effectifs des forces armées allemandes à 370 000 hommes ; la prohibition du déploiement d’armées étrangères appartenant à une « structure d’alliance » (en pratique l’OTAN) ainsi que d’armes nucléaires sur le territoire de l’ancienne RDA.
L’Armée de l’unité : une continuation de la Bundeswehr des origines ?
18Le plafond fixé à Moscou pour les effectifs de l’armée allemande a imposé d’emblée des réductions de format significatives puisque la Bundeswehr comptait en 1988 495 000 hommes et la NVA 173 000. Alors que la NVA était « absorbée » par la Bundeswehr, ses effectifs d’active connaissaient une diminution proportionnellement plus forte, déjà engagée avant l’unification. La hiérarchie des grades de l’Ouest a été transposée à l’Est, ce qui a amené la transformation de nombreux postes d’officiers en postes de sous-officiers. Les femmes [10], les officiers généraux et les militaires de plus de 55 ans ont été démis de leurs fonctions. Il en est allé de même de tous les militaires ayant servi dans des postes directement liés au régime communiste ainsi que de ceux dont les dossiers de la Stasi montraient qu’ils avaient collaboré avec cette dernière (plus de 1 500). 2 650 officiers ont fait l’objet d’une enquête menée par une commission d’experts, calquée sur celle mise en place lors de la création de la Bundeswehr pour établir le degré de compromission avec le régime national-socialiste. Au total, à la fin de 1998, le nombre des militaires de carrière ayant servi dans la NVA n’était plus que de 9 300. L’influence des militaires de la NVA sur la culture de la Bundeswehr a donc été minime, voire inexistante. Seuls quelques officiers de la NVA ont accédé à des postes d’état-major.
19En revanche de nombreux appelés des nouveaux Länder ont servi dans la Bundeswehr jusqu’à la suspension du service militaire en 2011. Et le nombre d’engagés volontaires est, depuis l’unification, proportionnellement plus élevé à l’Est qu’à l’Ouest [11]. Leur formation civique et morale dans le cadre du système de l’innere Führung est un enjeu majeur pour la vitalité de la culture démocratique des forces armées allemandes.
La question de la gestion des crises internationales
20La dissipation de la menace qui était à la base des plans d’emploi de la Bundeswehr a conduit assez tôt le gouvernement de Helmut Kohl à privilégier des scénarios de gestion de crise dans un cadre international (ONU et OTAN). Les lignes directrices de politique de défense (Verteidigungspolitische Richtlinien) établies dès novembre 1992 par Volker Rühe (CDU), alors ministre de la Défense, allaient en ce sens. De fait, la Bundeswehr assurait, en 1992-93 des fonctions non combattantes dans le cadre de missions de paix de l’ONU au Cambodge, en Adriatique, en ex-Yougoslavie ou en Somalie. Volker Rühe entendait alors créer au sein de la Bundeswehr des forces interarmées de réaction aux crises (Krisenreaktionskräfte) d’un effectif de 53 600 militaires, dans la ligne du Livre blanc qu’il a présenté en mai 1994.
21La Cour constitutionnelle a été saisie de la question de la constitutionnalité des engagements de la Bundeswehr à l’étranger par le groupe parlementaire du SPD ainsi que par celui du FDP (pourtant alors dans la majorité). Pour ces deux groupes, la Bundeswehr ne pouvait être employée que pour la défense collective du territoire (article 87a Lf) et sur autorisation du Bundestag. Dans son arrêt du 12 juillet 1994, la Cour constitutionnelle a jugé les opérations extérieures constitutionnelles sur le fondement de l’article 24 (2) Lf (participation à un système de sécurité mutuelle collective) en donnant à cette dernière notion une interprétation large (incluant notamment l’OTAN). Elle a en outre posé comme condition essentielle à la légalité de ces interventions leur approbation préalable par le Bundestag. Cette condition a été précisée par une loi de « participation parlementaire à la décision d’engagement des forces armées à l’étranger » (Parlamentsbeteiligungsgesetz) du 18 mars 2005. Dès lors, la politique de défense allemande devait se développer sur deux axes : la défense territoriale, dans des scénarios considérés comme peu vraisemblables de menace armée directe contre le territoire allemand d’une part et d’autre part la gestion internationale de crises sur des théâtres « hors zone » éventuellement lointains [12]. Dans les deux cas, la défense cessait d’être une nécessité réclamant la mobilisation de ressources budgétaires et humaines substantielles.
Une adaptation du format et du budget dans les premières décennies de l’unité
22En conséquence, les budgets de la défense pouvaient être significativement réduits : alors que les dépenses de défense représentaient de 1975 à 1987 autour de 20 % des dépenses de la Fédération (Bund), ce pourcentage ne s’établissait plus qu’à un niveau de 10-11 % à partir de 1993 [13]. En montants absolus le budget de la défense allemand s’établissait à 58,98 milliards de deutsche mark en 1995 contre 58,65 milliards en 1985 pour la seule RFA, soit une stagnation à un montant de l’ordre de 30 milliards d’euros malgré l’unification et l’intégration de la NVA. Les dépenses de défense qui atteignaient 3 % du PIB de l’Allemagne occidentale sur la période 1985-1989 ne représentaient plus que 1,7 % de celui de l’Allemagne unifiée en 1995 [14].
23La réorganisation de la Bundeswehr en vue de l’adapter aux missions de gestion de crises hors zone s’est faite progressivement à partir de 2000 à la suite de la participation allemande aux opérations aériennes du conflit du Kosovo [15]. Rudolf Scharping (SPD) alors ministre de la Défense d’un gouvernement de coalition SPD-Verts sous la direction de Gerhard Schröder présentait ainsi en juin 2000 des éléments fondamentaux pour une rénovation radicale de la Bundeswehr (Eckpfeiler für eine Erneuerung der Bundeswehr von Grund auf). Ses effectifs militaires devaient être ramenés à 282 000 dont 80 000 appelés. En outre un commandement responsable de tous les aspects opérationnels des missions extérieures de la Bundeswehr était créé (Einsatzführungskommando). Ce commandement, toujours actif, est implanté à Potsdam, en dehors de la zone de déploiement de l’OTAN, ce qui reflète, de part de l’Allemagne, une volonté d’autonomie stratégique en ce domaine.
24Les volumes de forces prévus étaient cependant encore inadaptés à la projection de force, par exemple en Afghanistan à partir de 2001-2002. Une nouvelle réforme devait donc être proposée en janvier 2004 par Peter Struck (SPD), successeur en 2002 de R. Scharping au sein de la même coalition. Elle fixait le format des forces à 250 000 militaires, dont 50 000 appelés et prévoyait l’affectation de 35 000 militaires aux missions les plus dangereuses, 70 000 aux opérations de stabilisation et 147 000 au soutien. Ces forces de soutien étaient assurées par les conscrits tandis que les autres forces relevaient des soldats professionnels, une évolution qui préparait le passage à l’armée de métier, intervenu en 2009 sous le gouvernement d’A. Merkel. Selon les « directives de politique de défense » (Verteidigungspolitische Richtlinien) publiées par Peter Struck le 21 février 2003, « l’effort principal de la Bundeswehr portera pour l’avenir prévisible sur des missions multinationales au-delà des frontières allemandes ». Le Livre blanc de 2006, établi par la coalition CDU/CSU-FDP dirigée par Angela Merkel reprenait ce jugement sur les perspectives de la Bundeswehr qualifiée d’armée en intervention (Armee im Einsatz). Thomas de Maizière (CDU) présentait alors, peu de temps après sa nomination comme ministre de la Défense dans cette coalition en 2011, de nouvelles lignes directrices de politique de défense ainsi que « les points-clefs d’une réorientation de la Bundeswehr » (Eckpunkte zur Neuausrichtung der Bundeswehr).
25La suspension du service militaire obligatoire (Wehrpflicht) a été décidée dans ce contexte. Cette suspension, qui s’inscrivait dans une tendance européenne quasi générale, était principalement motivée par des considérations d’ordre militaire : la capacité de projection sur des théâtres extérieurs désormais au centre de l’action de la Bundeswehr réclamait un personnel apte à être engagé rapidement pour une grande diversité de missions, du maintien de la paix à l’intervention armée. Le personnel appelé, dont la durée de service militaire avait été ramenée à six mois [16], ne pouvait pas être déployé dans ces conditions. Sa formation de base et son encadrement mobilisaient en outre des ressources en personnel sous contrat ou de carrière qu’il paraissait plus rationnel de réserver aux missions extérieures. Des économies étaient par ailleurs attendues de la réduction de format consécutive à la professionnalisation des forces. En conséquence, le Bundestag décidait, le 24 mars 2011 de suspendre le service militaire obligatoire [17] qui restait cependant inscrit dans la Loi fondamentale et dans la loi sur le service militaire, ce qui permettait en théorie, de le rétablir facilement en cas de nécessité [18].
26Pour ce qui est du format de la Bundeswehr professionnalisée, de nouvelles réductions étaient adoptées : son effectif maximal était fixé à 185 000 militaires, soit 170 000 militaires de carrière ou sous contrat auxquels devaient s’ajouter 5 000 à 15 000 volontaires. L’objectif était de pouvoir déployer pour une longue durée 10 000 militaires sur deux théâtres éloignés. Les structures du ministère de la Défense devaient également être rationalisées et modernisées, ce qui impliquait en particulier la poursuite du mouvement de réduction du nombre de bases militaires. Les effectifs civils devaient passer de 76 000 à 55 000. Cette restructuration s’est faite pratiquement à coûts constants : entre 2011 et 2015 le budget de la défense allemand est passé, hors pensions, de 26,9 à 27,5 milliards d’euros courants [19].
Le retour de la défense collective
27Les décisions prises dans le cadre de l’OTAN à partir de 2014 en réponse à l’annexion de la Crimée par la Russie ainsi qu’aux ingérences et pressions des forces armées russes dans le Donbass et à la frontière orientale de l’Ukraine ont amené l’Allemagne à donner dans les faits la priorité à la défense du territoire de l’Alliance. Le Livre blanc de 2016 en porte la marque et plus encore les documents d’orientation élaborés sur cette base : Grandes orientations de la Bundeswehr (Konzeption der Bundeswehr) (juillet 2018) et Profil de capacités de la Bundeswehr (Fähigkeitsprofil der Bundeswehr) (septembre 2018). Selon le Livre blanc de 2016, « l’importance croissante des tâches de défense du territoire et de l’Alliance, y compris par la dissuasion, en particulier à la périphérie de la zone couverte par l’OTAN, demande de la Bundeswehr d’orienter ses capacités d’intervention vers cette tâche exigeante et de s’y préparer […] Parallèlement l’évolution de notre environnement de sécurité a conduit à l’augmentation des opérations extérieures de la Bundeswehr à l’échelle mondiale […] La mission des militaires en opérations restera très diversifiée dans un avenir prévisible. Elle pourra aller de l’entraînement et de la formation à l’emploi de la force militaire […] Ces défis imposent de rendre la Bundeswehr prête à intervenir dans l’ensemble du spectre d’opérations [20] ».
28En principe, la Bundeswehr doit pouvoir remplir l’ensemble des missions de défense du territoire allié et d’intervention extérieure. Ces missions sont placées à égalité. Il est à noter que, dans la situation stratégique actuelle, l’une et l’autre se déroulent à distance du territoire allemand avec toutefois une différence majeure : dans le cas des déploiements de l’OTAN, il ne s’agit que de dissuasion et d’exercices alors que les opérations extérieures peuvent impliquer des missions de combat [21]. En termes d’organisation, un dispositif de base dimensionné pour les missions de défense de l’Alliance, considérées comme plus exigeantes peut être modulé en « paquets de missions » (Missionspakete) en vue des opérations extérieures. Le profil de capacités de la Bundeswehr donne la priorité jusqu’en 2023 à sa participation à la force opérationnelle interarmée à très haut niveau de préparation de l’OTAN. L’Allemagne entend en 2023 mettre à disposition de cette force multinationale déployable à bref délai (48 à 72 heures), en tant que nation-cadre, une brigade terrestre modernisée et équipée en totalité, complétée par un détachement aérien et une composante navale. En 2019 elle a pris la responsabilité de sa composante terrestre. La Bundeswehr contribue en outre significativement aux déploiements de l’OTAN dans la partie orientale du territoire allié au titre de la « présence avancée » décidée au sommet de l’OTAN de Varsovie en 2016. Elle assure la fonction de nation-cadre de la brigade multinationale déployée en Lituanie. Enfin l’Allemagne devrait financer une part importante de la création du nouveau quartier général « logistique » de l’OTAN à Ulm.
29À plus long terme (2032), le modèle d’armée qui oriente la réorganisation de la Bundeswehr prévoit la constitution d’un dispositif moderne et complet, même si certains éléments peuvent être moins fortement dimensionnés en fonction du principe de priorité de la qualité des capacités sur leur quantité (Breite vor Tiefe). Ce modèle devrait comprendre trois divisions terrestres blindées, une flotte de quinze bâtiments de surface hauturiers et de huit sous-marins, quatre « task forces » aériennes et un groupe spécialisé dédié à la défense cyber et à la sécurité de l’espace informationnel. Au terme du processus de construction de ce modèle, la Bundeswehr serait en mesure de fournir un état-major de corps d’armée multinational et de participer de manière conséquente à deux autres [22].
30Compte tenu de ces engagements, les ressources disponibles pour des opérations extérieures resteront limitées pour les années à venir. Les augmentations de crédits et de personnel prévues à l’horizon 2024 [23] ne devraient pas fondamentalement modifier cette situation dans la mesure où elles devraient, pour la majeure partie, être affectées aux structures de l’OTAN. Il ne faudrait cependant pas conclure de cette hiérarchie des priorités un désintérêt de l’Allemagne pour les opérations extérieures, comme le montre la récente décision du gouvernement fédéral de demander au Bundestag l’autorisation de participer avec 300 militaires à la nouvelle mission navale européenne Irini chargée principalement de contrôler le respect de l’embargo sur les armes à destination de la Libye. La Bundeswehr reste ainsi fondamentalement une armée d’alliance dont l’organisation vise à concilier les dimensions atlantique et européenne de la politique de défense allemande. En témoigne notamment sa participation à plusieurs états-majors européens intégrés aux structures de l’OTAN : corps germano-néerlandais et germano-dano-polonais, corps européen, également disponible pour l’Union européenne, commandement du transport aérien militaire européen, etc.
31En outre, l’Allemagne participe activement à la Politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne (PSDC), notamment, sur une initiative conjointe avec la France, aux projets élaborés dans le cadre de la Coopération structurée permanente, au Fonds européen de la défense et à la revue annuelle coordonnée de défense. Cette extension des attributions de l’Union européenne à la défense doit cependant, pour l’Allemagne, s’accompagner d’une coordination étroite avec l’OTAN, conformément au partenariat stratégique établi par les deux organisations depuis 2016. La participation à la dissuasion nucléaire américaine en Europe (nukleare Teilhabe) reste, comme pendant la guerre froide, une des marques symboliques les plus fortes mais aussi les plus controversées, notamment au sein du SPD, des Verts, voire du FDP, de cet attachement à la relation euro-atlantique.
32Après les réductions d’armes nucléaires tactiques américaines de la fin de la guerre froide, seules subsistent, dans cette catégorie d’armes, quelque 200 bombes nucléaires à gravité entreposées en Europe [24]. La participation allemande à la mise en œuvre de ces armes n’est plus actuellement assurée que par une partie des 85 chasseurs-bombardiers Tornado dont le retrait du service est programmé pour 2025. La ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer (CDU) propose de maintenir la mission en acquérant à cet effet 30 appareils F-18 Super Hornet aux États-Unis. Les missions de guerre électronique, également assurées par des Tornado, seraient attribuées en partie à 15 autres F-18 de type Growler et à 90 nouveaux Eurofighters qui s’ajouteraient aux 140 déjà en service au sein de la Luftwaffe [25]. On notera que ce choix d’appareils relativement anciens et la décision de ne pas acquérir le F-35 plus moderne préserve le projet franco-allemand de Système de combat aérien du futur (SCAF) à l’horizon 2040.
33Alors que les partisans de ce scénario font valoir la nécessité de la participation nucléaire allemande pour la cohésion de l’Alliance, ses opposants redoutent la pérennisation de la nucléarisation du territoire allemand. La modernisation déjà engagée par les Américains de la bombe destinée à l’armement des appareils européens leur fait craindre un accroissement du danger de guerre nucléaire en Europe en raison des caractéristiques de cette nouvelle arme (précision renforcée, puissance réglable) qui lui donnent une capacité de frappe nucléaire tactique ponctuelle en réponse, par exemple, à une agression russe sur les confins orientaux de l’Alliance.
Les difficultés de l’inversion des tendances en matière budgétaire, de personnel et d’équipement
34Les ambitions allemandes de constitution d’une armée apte à jouer un rôle de premier plan dans la nouvelle organisation de l’OTAN d’après 2014 tout en gardant une capacité significative de gestion des crises internationales se heurtent actuellement à deux difficultés, relatives au personnel et à l’équipement. Une amélioration est attendue du relèvement sensible des crédits de la Défense à partir de 2015. Comme le souligne Hans-Peter Bartels, commissaire parlementaire à la Défense dans son rapport au Bundestag pour 2019, « alors qu’en 2014 le budget de la défense s’établissait à 32,4 milliards d’euros (2015 : 33 milliards d’euros, 2016 : 34,3 milliards d’euros, 2017 : 37 milliards d’euros, 2018 : 38,5 milliards d’euros) les crédits de 2019 se sont élevés à 43,2 milliards d’euros. Le budget de la défense n’avait jamais connu depuis 1990 une augmentation aussi forte sur une année. Pour 2020, le Bundestag a adopté des dépenses de défense d’un montant de 45,1 milliards d’euros » [26]. H.P. Bartels note toutefois que ces dépenses comprennent les charges de pensions, évaluées pour 2019 à près de 6 milliards d’euros et pour 2020 à 6,1 milliards d’euros.
35En ce qui concerne le personnel, la stagnation des crédits militaires entre 2011 et 2015 n’a pas permis d’augmenter les effectifs au-delà des objectifs fixés par la réforme de 2011. En mars 2020, les effectifs militaires de la Bundeswehr se répartissaient comme suit [27] : armée de terre, 63 833 ; armée de l’air, 27 674 ; marine, 16 647 ; service de santé, 19 850 ; base de soutien, 27 847. Au total, en comptant les autres éléments des forces comme le service de défense cyber et de sécurité de l’espace informationnel ainsi que le personnel en formation, l’effectif militaire total s’établissait à 184 167 (54 409 militaires de carrière, 120 958 sous contrat et 8 800 volontaires). Or, avec les nouvelles exigences de la défense collective et le maintien d’un volume d’opérations extérieures significatif, ce format paraît aujourd’hui insuffisant. Ursula von der Leyen (CDU), alors ministre de la Défense a annoncé en 2016 une « inversion de tendance concernant le personnel » (Trendwende Personal). La planification à moyen terme des besoins mise en œuvre au sein du ministère de la Défense a fixé pour 2025 l’objectif d’un effectif militaire de 203 000 personnes. Cet objectif ne sera pas aisé à atteindre compte tenu du désintérêt voire de l’hostilité d’une grande partie de la population allemande pour le métier des armes et sa réticence à l’égard des contraintes de la vie militaire, tout particulièrement dans une armée fréquemment en opérations ou en manœuvres à l’étranger. Les mesures sociales, salariales et statutaires prises à partir de 2014 pour améliorer l’attractivité du métier militaire, de même que les campagnes de relations publiques de la Bundeswehr ne semblent pas avoir eu les effets souhaités. Comme le souligne la Cour des comptes fédérale, quelque 9 000 postes budgétaires militaires restaient non pourvus au 1er juin 2019 [28]. Le recrutement de personnels qualifiés est particulièrement difficile.
36L’application de la doctrine de l’innere Führung est également un défi pour la gestion d’un personnel désormais entièrement professionnalisé. L’enjeu est de préserver dans cette situation nouvelle l’identité d’une armée dont le fonctionnement démocratique est une caractéristique essentielle. À cet égard, le commissaire à la Défense fait état, dans son rapport pour 2019, de deux catégories de difficultés, le style de commandement, encore trop souvent autoritaire, et les atteintes à l’ordre libéral-démocratique. Concernant ce dernier point, il fait état, pour l’année 2019, de 178 cas de propagande extrémiste, principalement d’extrême droite, signalés par le commandement [29]. Il indique qu’au cours de la même année, 45 militaires ont été mis à pied pour des faits de cet ordre commis en 2018 et 2019. Il se réfère par ailleurs aux enquêtes de l’Office fédéral pour la sécurité militaire (Bundesamt für den militärischen Abschirmdienst) qui a décelé en 2019 363 cas suspects d’extrémisme de droite, contre 270 en 2018, en particulier au sein des forces spéciales. Il plaide en conséquence pour que l’encadrement soit plus attentif aux exigences de l’innere Führung, notamment dans l’accompagnement des subordonnés et le contrôle de leur comportement.
37En ce qui concerne l’équipement, U. von der Leyen a, comme dans le cas du personnel, annoncé en 2016 une « inversion de tendance » tant en ce qui concerne le maintien en condition opérationnelle (MCO) que l’acquisition de nouveaux armements.
38La disponibilité des équipements constitue, en effet, un point faible de la Bundeswehr, souvent dénoncé par la presse. Le MCO (Materialerhaltung) s’est révélé insatisfaisant au moins depuis le début de la décennie. Les causes en sont l’emploi accru des équipements avec le développement d’opérations extérieures exigeantes (notamment en Afghanistan au début des années 2010), l’insuffisance des crédits et enfin les difficultés d’organisation dans une activité partagée entre le ministère de la Défense, ses opérateurs (Betreiber) et l’industrie. En 2015, le taux de disponibilité moyen des équipements majeurs oscillait entre 65 et 80 % pour les matériels terrestres, 22 et 40 % pour les hélicoptères. Il s’établissait à 55 % pour l’avion de combat Eurofighter [30]. Les crédits de MCO disponibles s’élevaient alors à 2,48 milliards d’euros [31]. Depuis, ces crédits ont été fortement relevés : ils s’établissaient à 4,09 milliards d’euros dans le budget initial de 2020, soit une hausse de 60 % par rapport à la réalisation 2015 (2,56 milliards d’euros). Pourtant la disponibilité des matériels majeurs ne s’est pas sensiblement améliorée selon des informations parues dans la presse pour l’année 2019 [32] : le taux de disponibilité des 245 chars lourds Leopard de tous types ne dépasse pas 41 %.
39Plus préoccupant : la disponibilité effective des équipements récents est également faible : 9 hélicoptères de transport de troupes NH90 sur 75 ; 12 hélicoptères de combat Tigre sur 53 ; 8 avions de transport A400M sur 31 ; 67 blindés de combat d’infanterie Puma (première entrée en service en 2016) sur 284 achetés. Un effort de rationalisation du MCO, ainsi qu’une amélioration du contrôle des différentes phases de l’introduction des équipements par les industriels paraissent dès lors toujours indispensables pour que la Bundeswehr atteigne son niveau d’ambition déclaré.
40Pour ce qui est des acquisitions nouvelles, des crédits substantiels ont été ouverts dans les budgets de 2019 et 2020. 6,85 milliards d’euros ont été inscrits à ce titre dans le projet de budget de 2020 contre 6,50 milliards d’euros sur l’exercice précédent alors que les crédits consommés de 2018 s’établissaient à 4,54 milliards d’euros. Pour l’essentiel ces crédits sont destinés à financer la modernisation d’armements existants (Eurofighter, Tigre) ou leur adaptation aux standards OTAN (Puma). Ils sont également destinés à financer la construction du futur bâtiment de combat multi-missions et l’acquisition, en commun avec la France, d’avions de transport tactiques C130J. Leur forte augmentation sur un an peut néanmoins laisser craindre une sous-consommation sensible comme l’expérience en a été faite au cours des exercices antérieurs à 2018.
41Les crédits de recherche-développement sont également relevés, passant de 1,08 milliard d’euros en exécution 2017 à 1,49 milliard d’euros dans le projet de budget pour 2020. Ils pourraient financer des études initiales relatives aux projets franco-allemands de système de combat aérien futur, de système principal de combat terrestre et de drone européen à moyenne altitude et longue endurance (MALE). L’Allemagne a entrepris de constituer à l’horizon 2032 un dispositif militaire à la fois complet, mobile et moderne. Elle a commencé à lui accorder à partir de 2017 des ressources financières substantielles. Une donnée inattendue risque cependant de mettre en cause cette perspective : les priorités budgétaires ne seront sans doute plus les mêmes dans un contexte de crise économique provoquée par l’actuelle pandémie.
42Malgré les incertitudes qui pèsent sur son évolution future, la Bundeswehr pourra s’appuyer pour la redéfinition de ses perspectives de moyen terme sur les trois principes qui fondent son identité : son caractère d’armée d’alliance atlantique et européenne, son lien avec le Parlement et ses valeurs démocratiques. Mais il lui faudra sans doute à cet égard contribuer davantage au rééquilibrage transatlantique et réinventer son lien avec la nation.
Notes
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[1]
L’UEO supprimera par la suite graduellement les limitations imposées à l’armement conventionnel allemand.
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[2]
Les dispositions constitutionnelles intéressant les forces armées sont souvent désignées sous l’appellation de constitution militaire (Wehrverfassung).
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[3]
La création de la Bundeswehr avait été préparée depuis octobre 1950 par un délégué du chancelier Adenauer, Theodor Blank, devenu par la suite premier ministre de la Défense de la RFA.
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[4]
La demande américaine d’une plus grande contribution des Européens à leur propre défense est ancienne. Elle a notamment conduit la RFA à accorder des compensations (offset) aux États-Unis pour le coût du stationnement de leurs forces en Allemagne.
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[5]
Ces équipements ont été à l’origine achetés aux États-Unis mais les bombardiers à capacité nucléaire Tornado qui remplissent toujours cette fonction depuis les années 1980 ont été produits en coopération européenne.
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[6]
Des dispositions particulières, prévoyant notamment l’approbation d’une commission commune du Bundestag et du Bundesrat s’appliquent dans le cas d’une impossibilité de réunir ces deux assemblées.
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[7]
Voir Rudolf Josef Schlaffer, Armee der Einheit, Bundeszentrale für politische Bildung, mai 2015.
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[8]
En octobre 1962, le ministre de la Défense, Franz Josef Strauß, est à l’origine de poursuites contre le directeur et plusieurs journalistes du Spiegel qu’il accuse d’avoir divulgué des informations secrètes pour critiquer des manœuvres de l’OTAN simulant notamment l’emploi d’armes nucléaires.
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[9]
Par application de l’article 23 de la Loi fondamentale qui prévoyait alors cette possibilité, utilisée dans le cas de la Sarre en décembre 1956.
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[10]
Les femmes ne peuvent servir dans la Bundeswehr que depuis 2001 en application d’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne.
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[11]
Voir Rudolf Josef Schlaffer, ibid., p. 5 et suiv.
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[12]
Sur les opérations extérieures de la Bundeswehr, actuelles et passées, voir Auslandseinsätze sur le site de la Bundeswehr (bundeswehr.de) https://www.bundeswehr.de/de/einsaetze-bundeswehr et https://www.bpb.de/politik/grundfragen/deutsche-verteidigungspolitik/24 3585/weltkarte-auslandseinsaetze ainsi que https://de.statista.com/statistik/daten/studie/72703/umfrage/anzahl-der-soldaten-der-bundeswehr-im-ausland/ Voir également notre contribution « L’Allemagne et les Opérations militaires extérieures (Opex), quelle coopération avec la France ? » dans AA No 226 (oct.-déc. 2018) sur les Relations franco-allemandes, p. 85-99.
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[13]
Voir Stefan Bayer, Der Verteidigungshaushalt-Trendwende bei den Verteidigungsausgaben ? Bundeszentrale für politische Bildung, 16 juin 2017.
-
[14]
Voir les Informations sur les dépenses de défense des pays de l’OTAN https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49198.htm.
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[15]
Essentiellement pour des missions de reconnaissance et de défense aérienne.
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[16]
Cette durée était passée de 12 mois en 1990 à 10 mois en 1995 et 9 mois en 2002.
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[17]
Les incorporations à ce titre avaient cessé dès janvier 2011.
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[18]
Un service civil volontaire fédéral (Bundesfreiwilligendienst) était parallèlement créé pour compenser partiellement la perte de ressources humaines que représentait, en particulier pour les secteurs de l’action sociale et de la santé, le service civil effectué par quelque 100 000 appelés préférant cette forme d’engagement au service militaire.
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[19]
Voir Stefan Bayer, ibid.
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[20]
Weißbuch 2016 zur Sicherheitspolitik Deutschlands und zur Zukunft der Bundeswehr, ministère fédéral de la Défense, juin 2016, p. 88-89.
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[21]
En mars 2020 la Bundeswehr déployait en opérations extérieures quelque 4 000 militaires pour des missions essentiellement non combattantes.
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[22]
Gaëlle Winter, Le redressement capacitaire de la Bundeswehr : un parcours du combattant, FRS, juillet 2019.
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[23]
La chancelière s’est engagée, notamment vis-à-vis du président Trump à porter le budget de la défense de 1,3 % à 1,5 % du PIB de 2019 à 2024 alors que le sommet de l’OTAN de 2014 a fixé pour tous les membres de l’Alliance un objectif de 2 % dont 20 % en dépenses d’équipement.
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[24]
Les pays concernés sont, outre l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et peut-être la Turquie.
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[25]
Der Tagesspiegel, version en ligne, 21 mars 2020.
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[26]
Rapport du commissaire parlementaire à la Défense, année 2019, Bundestag, 19e législature, document 19/16500, 28 janvier 2020, p. 19.
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[27]
Voir le site https://www.bundeswehr.de/de/.
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[28]
Bundesrechnungshof, rapport à la commission du budget du Bundestag sur l’évolution des crédits de la Défense (Einzelplan 14) en vue du débat sur le budget de 2020, 24 septembre 2019, p. 23.
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[29]
Commissaire parlementaire à la Défense, ibid., p. 55 à 57.
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[30]
Gaëlle Winter, ibid.
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[31]
Bundesrechnungshof, rapports annuels à la commission du budget du Bundestag sur l’évolution des crédits de la Défense.
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[32]
Matthias Gebauer, Sanierungsfall Bundeswehr, 18 novembre 2019, Spiegel online (https://www.spiegel.de).