Notes
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[1]
Cette approche, fondée par Guy Debord et l’Internationale situationniste dans les années 1950, plaide pour une « réappropriation de l’espace urbain par l’imaginaire » et pour une approche sensible et poétique de la ville. Fortement critiquée par la suite, elle tombe en disgrâce avant d’être réintroduite par quelques philosophes, géographes et urbanistes contemporains. Voir notamment : Debord G., 1955, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les lèvres nues, n° 6. Paquot Th. (dir.), 2015, Les Situationnistes en ville, Genève, Infolio. Villani, T., 2014, Psychogéographies urbaines, corps, territoires et technologies, Eterotopia, Rhizome. Muis A.-S., « Psychogéographies et carte des émotions, un apport à l’analyse du territoire ? », Carnets de géographes, 9-2016, https://cdg.revues.org/713.
-
[2]
Zischler H., 1999, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Mille et une nuits.
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[3]
Sur l’histoire du Tacheles, voir Grésillon B., 2004, « Le Tacheles, histoire d’un “SquArt” berlinois », in Multitudes, n° 17-2004, p. 147-157.
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[4]
Le film Berlin Calling (Hannes Stöhr, 2008) donne un bon aperçu de la scène techno berlinoise et de tout ce qui s’y joue.
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[5]
À titre de document d’archives, voici ce que j’écrivais il y a presque 20 ans, pour un magazine berlinois, au sujet de la Potsdamer Platz (NB : la jeunesse étant souvent peu tolérante, le lecteur voudra bien pardonner cette lecture engagée de « la ville en train de se faire ») : « Ce boom urbain, qui ne correspond ni à une pression démographique ni à un essor économique, trahit une nouvelle tendance qui contredit l’esprit des années euphoriques et rebelles de l’après-1989 : le besoin de normalité. Avec chaque trou qui se remplit dans le tissu urbain, c’est un morceau d’anomalie qui disparaît, mais aussi un morceau d’histoire (…) Par conséquent, le “nouveau Berlin” se présente comme une ville sans histoire et sans imagination. Dans les nouveaux immeubles [de la Potsdamer Platz], rien ne doit rappeler l’histoire de Berlin et même l’histoire allemande. La “Daimler-City” et le “complexe Sony”, dans leur forme architecturale, avec leurs cinémas Multiplex ennuyeux et jusqu’à leurs shérifs de sécurité privés, suivent fidèlement le modèle américain. Les passants sont transformés en consommateurs, la culture en événement, l’architecture en show. Si on avait eu au moins le courage d’édifier sur la Potsdamer Platz un vrai petit Manhattan avec des buildings modernes et pleins d’imagination ! ». (B. Grésillon, « Weg mit der Leere ! Berlin baut », Das Stadtmagazin, juin 1999). L’honnêteté oblige à préciser que, 18 ans après, le temps ayant fait son œuvre, la greffe a pris : la Potsdamer Platz « fonctionne » et s’insère parfaitement dans l’agglomération berlinoise, en tant que quartier d’affaires, quartier commerçant et de divertissement, très prisé des touristes.
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[6]
Ce titre est bien sûr un emprunt à l’ouvrage du philosophe Peter Sloterdjik, Essai d’intoxication volontaire, paru en 1999 (Calmann Lévy).
-
[7]
Flierl B. (1992), « Mitte, Macht und Metropole – Zur Inszenierung von Wirtschaft und Politik », conférence prononcée au 6e congrès international du Bauhaus. Texte paru dans Flierl B., 2010, Die neue Mitte, Berlin, Theater der Zeit, citation p. 69.
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[8]
Comme l’atteste le dialogue à distance, dans ce dossier, entre l’urbaniste d’origine est-allemande Bruno Flierl, qui s’est longtemps battu pour la préservation du Palais de la République, et Hermann Parzinger, le puissant président de la Fondation des Musées de Prusse, ardent défenseur du Château et du Humboldt Forum, qu’il co-dirige. Le Humboldt-Forum, que le Château abritera, n’est pas non plus exempt de critiques. L’une des plus importantes émane d’une initiative rassemblant de nombreux musées et personnalités des « Suds » (Afrique notamment) reprochant à Hermann Parzinger sa vision néocolonialiste des musées d’ethnologie. http://www.no-humboldt21.de/wp-content/uploads/2013/06/resolution_en.pdf.
À deux ans de l’ouverture prévue du Humboldt-Forum, des fissures apparaissent dans la belle façade. Voir à titre d’exemple la longue interview accordée récemment à la Süddeutsche Zeitung par Bénédicte Savoy, historienne de l’art de renom, professeure au Collège de France, qui annonce pourquoi elle démissionne du « Board » du Humboldt-Forum : http://international.sueddeutsche.de/post/163488798410/the-humboldt-forum-is-like-chernobyl. -
[9]
Voir Laborier P., 1996, « Conservation ou rénovation ? Transitions de la politique culturelle », Politix, 9-1996, n° 33, p. 111-132. Disponible sur Cairn : http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_33_1940.
Sur un autre sujet, voir aussi sa contribution avec Denis Boquet dans ce numéro. -
[10]
En mai 2017, le taux de personnes considérées comme pauvres, soit vivant sous le seuil de pauvreté, atteignait 22,6 % à Berlin.
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[11]
Concernant l’homosexualité, on peut presque parler de tradition berlinoise, depuis les « années folles » (sans mauvais jeu de mots), en passant par les quartiers homos de Schöneberg et Kreuzberg à Berlin-Ouest du temps de la division, jusqu’à l’avènement de Mitte comme nouvelle centralité homosexuelle aujourd’hui. Ce qu’introduit Klaus Wowereit, c’est un changement de regard, de perception par le reste de la population d’une réalité souvent connue mais néanmoins volontairement ignorée jusque-là.
- [12]
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[13]
Voir l’article de fond de Guérin F., 2015, « L’easyjet-setting de Paris à Berlin », Téoros. https://teoros.revues.org/2731.
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[14]
Voir l’article d’Isabelle Terrein dans ce dossier.
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[15]
Zékian S., 2015, « Le sens de la visite », Sanson D. (dir.), Berlin, Paris, Robert Laffont, p. 511.
Ouverture
1Le 9 novembre 2019, l’Allemagne et sa capitale fêteront dignement le trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Beaucoup se diront certainement : « Quoi, déjà 30 ans ?! » Près de 30 ans ont passé depuis cet événement qui changea la face du monde et qui changea d’abord la face de Berlin. En effet, la capitale allemande peut se targuer d’être la métropole européenne qui a le plus changé depuis 1989. Chute du Mur, raccordement des rues et des réseaux (de transports, d’eau, de gaz, d’électricité, d’égouts, etc.), capitale des squats, Love Parade, réunification politique problématique, « plus grand chantier du monde » dans les années 1990 (Potsdamer Platz), édification du quartier gouvernemental près du Reichstag rénové par Norman Foster, installation des organes fédéraux (sis à Bonn jusqu’en 1999-2000), ville auto-décrétée « pauvre mais sexy » en 2003, essor irrésistible du tourisme, phénomène « Easyjetset », destruction du Palais de la République et construction du Château, capitale européenne des start-up, restructuration de la City-West, accueil de nombreux réfugiés en 2015-2016, « affaire » de l’aéroport international fantôme BER, etc., etc. La seule évocation de quelques épisodes ou étapes marquantes de l’évolution contemporaine de Berlin donne le tournis.
2Mais une ville n’est pas composée que d’éléments bien visibles, tangibles, architecturaux. Une ville a aussi une histoire, des mythes (les années 1920, les années 1990), une géographie invisible (celle d’une certaine division Est/Ouest persistante jusqu’à aujourd’hui), des « frontières fantômes » (pour citer le beau titre du programme de recherches dirigé par Béatrice von Hirschhausen au Centre Marc Bloch entre 2011 et 2017). Une ville a une âme, une atmosphère, de l’esprit (ou pas), en tout cas un cœur. Depuis Baudelaire repris par le poète Jacques Roubaud en 1999, nous savons que « la forme d’une ville, hélas, change plus vite que le cœur des humains ». L’exemple de Berlin, avec sa forme toujours changeante, l’atteste parfaitement. Mais qu’en est-il de son cœur, de son âme ? Changent-ils au gré des transformations urbaines, politiques, sociales, économiques, culturelles que la ville subit ? Sont-ils rétifs au changement, ou simplement plus lents à les intégrer en leur for intérieur ? Ont-ils un rythme qui leur est propre ? Comment décrire l’âme de Berlin aujourd’hui ?
3« Âme », « cœur », on parlera aussi plus tard d’« organisme » : les métaphores humaines et biologiques ne manquent pas pour décrire les villes. Dans le cadre d’une approche psychogéographique [1] assumée prenant résolument le contre-pied des méthodes quantitatives et quantifiantes actuellement en vogue en sciences sociales, on verra que ces métaphores disent mieux que des analyses scientifiques froides et rationnelles les changements qui opèrent en profondeur dans les villes contemporaines en général et à Berlin en particulier. Ainsi, après avoir incarné un organisme urbain « malade » car divisé en deux, la disparition de la « balafre » du Mur permet à l’organisme de retrouver (progressivement) son unité, aux circulations internes de retrouver leur fluidité, aux cellules de réapprendre à communiquer entre elles. Comme une longue période de rééducation après une opération à cœur ouvert, Berlin a été, à sa façon, « rééduquée », « réadaptée » à la nouvelle donne libérale, « normée » par toute une série d’experts es-rééducation urbaine s’étant tour à tour penchés sur son chevet (politiques, urbanistes, architectes, économistes, chefs d’entreprise, lobbyistes…). Le résultat est saisissant. La chirurgie esthétique a fait des miracles. Berlin est méconnaissable. Berlin « l’a-normale » est devenue « la normale ». Quoique…
Les années 1990 : une ville tiraillée entre contestation et normalisation
4La décennie 1990, exceptionnelle à plus d’un titre, nous incite à l’individualiser en tant que période chronologique, tandis que les deux décennies suivantes seront abordées ensemble. Comme les années 1920, les années 1990 ont rapidement acquis un statut mythique dans l’histoire de Berlin. Décennie de tous les possibles urbains et des utopies sociales et identitaires placées sous le signe de la grande réconciliation entre Allemands de l’Ouest et Allemands de l’Est, de la culture alternative, des squats, de la techno, des loyers très peu onéreux, d’une ville qui accède directement au rang de métropole avant de redevenir capitale, « die wilden Neunziger » (les années 1990 sauvages), comme on disait « die wilden Zwanziger », réunissent effectivement tous les ingrédients qui permettent de les élever au rang de décennie dorée ou mythique. D’ailleurs, les années passant, la puissance du mythe est telle qu’elle a tendance à occulter l’autre tendance à l’œuvre, qui constitue d’une certaine manière son pendant : la tendance à la normalisation. Ces deux tendances opposées traversent Berlin et font d’elle une ville sous tension permanente donc une ville excitante (eine Stadt unter Spannung ist eine spannende Stadt).
Côté pile : l’affirmation de sa différence
5Berlin, réunie du jour au lendemain, ou plutôt, pour reprendre l’expression allemande qui correspond mieux à la réalité : « über Nacht » (dans la nuit du 9 novembre 1989), évoque un peu, pour continuer à tisser la métaphore humaine, ces adolescents qui grandissent d’un coup au point d’être mal à l’aise dans leur corps. De fait, la ville sans Mur change de dimension, sa surface double quasiment, elle retrouve ses vieilles frontières (du Grand-Berlin) de 1920, soit un immense territoire de 881 km². Impossible d’être à l’aise dans ce grand corps… malade de son histoire noire (nazisme, guerre, ruines, division, Mur, totalitarisme). De plus, comme le dit bien l’écrivain Hanns Zischler, « Berlin est trop grand pour Berlin » [2]. Autrement dit, la ville unifiée flotte dans un costume trop grand pour elle : sur le même territoire, Berlin concentrait 4,4 millions d’habitants en 1939 ; cinquante ans plus tard, elle en « déconcentre » 3,3, soit plus d’un million d’habitants en moins, une situation inédite en Europe et sans doute dans le monde. Comme l’adolescent qui flotte dans son premier costume, timide et dégingandé, les premiers pas du Berlin unifié sont tâtonnants. Le chantier de la transformation à venir est tellement immense ! Par où commencer ? Par le raccordement des rues, avenues et réseaux, bien sûr. Mais ensuite ? Faut-il commencer les grands travaux par le centre-Est, soit le cœur historique ? Qu’est-ce qui est le plus urgent, édifier un nouveau Central Business District ou un nouveau quartier gouvernemental ? Comment empêcher la fuite des habitants vers les lointaines périphéries du « Speckgürtel » (soit la ceinture de banlieues qui entoure Berlin) ? Et surtout : comment faire taire ces deux voix contradictoires et discordantes, l’une venant de l’Est, l’autre de l’Ouest, qui veulent avoir voix au chapitre aux dépens de l’autre ? Comme l’adolescent perturbé par tant de voix intérieures contraires, par sa propre voix qui soudain mue et qu’il ne reconnaît plus, par tant de choix potentiels, tant de directions possibles pour sa vie à venir, Berlin titube et hésite : les très grands chantiers, ceux de la Potsdamer Platz et du quartier gouvernemental, ne démarreront qu’en 1994-1995.
Le printemps des utopies
6Mais avant d’en arriver là, l’adolescent berlinois s’ébroue, écoute ses voix intérieures y compris ses vieux démons, nazisme et division, prend conscience de ses pulsions (qui le mèneront très vite à expérimenter la formule magique « Sex, Drugs and Techno ») et il s’éveille d’un coup à la vie. Et comme tous les adolescents entamant ce que les adultes n’y comprenant rien appellent une « crise d’adolescence », il remet en cause l’ordre établi. Cette remise en question ne trouvant guère à s’exprimer sur le terrain politique, entre la déliquescence du parti communiste à l’Est et la confirmation de la solidité nationale et locale du parti conservateur de la CDU, elle s’exprime essentiellement sur le terrain social, identitaire et culturel. Ainsi, profitant de la vacance de nombreux logements au centre de Berlin-Est, dans les quartiers de Mitte et de Prenzlauer Berg, des jeunes en provenance des deux parties de la ville les occupent illégalement. Berlin devient vite la République des squats, au point d’éveiller l’inquiétude des adultes. L’adolescent s’y sent à l’aise car il est enfin libre. Dans ces ateliers, galeries d’art, clubs, bars, centres culturels alternatifs, communautés autogérées qui poussent « comme des champignons après la pluie », il peut enfin créer librement, sans contrainte, à ciel ouvert, sans être obligé de se cacher (comme c’était le cas avant la chute du Mur à Berlin-Est, surtout dans le quartier de Prenzlauer Berg) ni de se barricader (à Berlin-Ouest, Kreuzberg). Certains de ces lieux acquièrent vite une notoriété nationale voire internationale : le Tacheles, les trois clubs techno Tresor, E-Werk et Bunker, et dans un registre un peu plus calme, la Kulturbrauerei et le Pfefferberg (tous sont situés dans les deux quartiers précités). Tous ont été créés dans l’urgence, et c’est ce même sentiment d’urgence qui les anime comme il anime l’adolescent. Il s’agit de créer tous azimuts jusqu’à en être azimuté.
7Le Tacheles, immense immeuble squatté à moitié en ruines, situé au cœur de l’agglomération, s’institue ainsi en lieu de contre-culture regroupant des ateliers d’artistes, une salle de théâtre, une salle de cinéma, plusieurs salles d’exposition, un bar, un grand jardin à sculptures qui accueille en été les légendaires fêtes technos. À cette forme d’utopie artistico-politique correspond une autre utopie, qui a été moins analysée que la première : l’utopie de la réunification entre Allemands de l’Ouest et Allemands de l’Est. Le Tacheles a été en effet ouvert en février 1990 par un petit groupe d’Ossis et de Wessis, qui décident de s’associer pour créer un centre artistique alternatif d’un genre nouveau. Pendant un temps, jeunes de l’Est, de l’Ouest, en provenance d’Allemagne ou de Berlin, mais aussi, de plus en plus, de l’étranger, composent une sorte de melting-pot unique à Berlin. Mais comme toutes les utopies, celle-ci sera de courte durée : au bout de cinq ans de dialogue mais aussi de tensions, de convulsions et de crises, Ossis et Wessis se séparent sur un constat d’échec. Chacun suivra désormais sa propre voie [3]. Un an plus tard, en 1996, les trois clubs technos mythiques précités sont fermés par les autorités. Mais ce n’est pas la fin du mythe. La scène techno, jamais à cours d’espaces ni à cours d’idées, se redéploiera ailleurs, à Friedrichshain notamment.
Le Tacheles, dans les années 2000.
Le Tacheles, dans les années 2000.
8Dans ces années 1990 au parfum de révolte et d’expérimentation, même certaines institutions culturelles officielles se mettent au diapason et font souffler un vent de contestation de l’ordre et de l’autorité. Ainsi, la Volksbühne, reprise en main en 1992 par « l’enfant terrible du théâtre est-allemand » Frank Castorf, devient un haut lieu de la contestation et de la provocation. Sur la scène du théâtre, Christoph Marthaler invite à « tuer, tuer, tuer l’Européen » (« Murx den Europäer ! Murx ihn ! Murx ihn ab ! », 1993), Christoph Schlingensief invite quant à lui à « tuer Helmut Kohl ! » (« Tötet Helmut Kohl », 1997). Il s’agit toujours de tuer quelqu’un, ce qui est typique de l’adolescence : l’Européen ou le chancelier en exercice représentent l’autorité et symbolisent le père tout-puissant, ce tyran contre lequel on s’oppose de toute son âme. À signaler que la Volksbühne de Castorf, contrairement au Tacheles, a réussi l’improbable mariage entre Allemands de l’Est et de l’Ouest, en recrutant des comédiens et des metteurs en scène de l’Ouest comme de l’Est et en les faisant travailler ensemble, pour le plus grand bonheur des spectateurs. Mais en tant que laboratoire in vivo de la réunification, la Volksbühne demeure une exception (sur l’histoire détaillée de ce théâtre, voir le dernier article de ce dossier).
Une transe libératrice
9Enfin, on ne peut pas évoquer le Berlin alternatif de la décennie 1990 sans dire deux mots de l’essor de la musique et de la scène techno. Qualifiée par la presse conservatrice (la presse « à papa », dirait l’adolescent rebelle) de « musique de sauvages », voire de « musique de zombies », la techno peut être perçue comme une musique coup de poing, rompant avec tous les usages musicaux en vigueur à l’époque (new wave, rock, rap) et imposant une musique électronique répétitive, sombre, dure, métallique et jouée très forte. Sur le terreau de la crise économique, des innombrables friches et bâtiments industriels en déshérence, cette musique industrielle en provenance d’une autre capitale industrielle déchue (Détroit) a prospéré, s’insérant dans les interstices de l’urbain, dans d’anciens hangars, usines, entrepôts, bunkers, caves, etc. ; dans des espaces underground (au sous-sol) ou « upperground » (sous les toits), donc protégés provisoirement des descentes de police – représentant la norme, l’autorité. Dans ces délaissés urbains, dans ces rebuts de l’ère industrielle, les jeunes, dont l’origine géographique (Est, Ouest, Europe, monde…) ne compte plus, peuvent librement se laisser aller à la danse. Les adolescents mal dans leur peau au moment de la rupture des années 1989/1990 retrouvent pleine possession de leurs moyens, à commencer par la maîtrise de leur corps. Au son des rythmes obsédants de la musique, mis en verve par la consommation de drogues diverses dont l’ecstasy, ils dansent au son des basses, entre semblables, enfin réunis [4]. Dans des hangars gigantesques ou des rave partys à ciel ouvert, ils sont en transe, et c’est une transe libératrice, de celle qui permet de se débarrasser des oripeaux d’un passé trop pesant. Peu importe de savoir si, par cet acte éminemment subversif, ils ont symboliquement tué le père ou la mère : ils réalisent leur mue et il n’y aura pas de retour en arrière possible.
10Le phénomène techno prend une telle ampleur que Berlin devient la capitale mondiale des musiques électroniques. Comme pour faire honneur à ce titre officieux, elle organise tous les ans en été le plus grand défilé de musique électronique au monde, la fameuse Love Parade (la parade de l’amour), un défilé gai (et gay), exhibitionniste, excentrique, décalé, hédoniste, bref, à l’image de Berlin, qui rassemble jusqu’à 1,5 million de personnes en 1999. Interdite de messages à caractère politique, la Love Parade délivre un message évident qui se passe de mots : « non aux conventions, aux normes, à l’ordre social ; oui à la vie, oui à la fête, oui à l’excès, oui à l’amour ». Dit comme ça, cela peut paraître naïf, mais quand 1,5 million de personnes se mettent en branle sur l’avenue du 17 juin et incarnent ce message, le slogan hédoniste devient parole politique. D’ailleurs, les autorités berlinoises ne s’y sont pas trompées, elles qui ont toujours été très réticentes à accorder l’autorisation de défiler aux organisateurs, au motif que la Love Parade dégraderait fortement le parc du Tiergarten – qui, il est vrai, jouit à Berlin d’une aura quasi sacrée (voir à ce sujet l’article de Jonathan Gaquère dans le dossier). À relire les articles de presse de l’époque, on a aucun mal à en faire une lecture psychologique, tant on a l’impression que « les autorités », en l’occurrence le Sénat de Berlin, se posent volontiers en père fouettard rappelant à l’ordre des garnements rebelles et incontrôlables.
Côté face : reprise en main et négation des différences
11Les artistes squatteurs, les raveurs rêveurs et les défricheurs de friches ne sont pas les seuls à revendiquer l’espace berlinois. Parallèlement à ces occupations spontanées d’appartements, d’immeubles, d’usines abandonnées ou de terrains vagues, les grandes manœuvres urbaines se mettent en place. Les immenses lots de la Potsdamer Platz, cédés à des multinationales comme Debis (filiale de Daimler-Benz) et Sony, se transforment en gigantesque chantier à ciel ouvert en 1994-1995, qui accouche d’un nouveau quartier de bureaux et de commerces pompeusement appelé « mini-Manhattan ». La référence est claire et elle est parlante. Faute de pouvoir se référer à sa propre histoire architecturale, trop marquée par le souvenir de la Germania mégalomane d’Albert Speer, faute de vouloir s’appuyer sur les références existantes en Europe, le Sénat de Berlin (dirigé à l’époque exclusivement par des Berlinois de l’Ouest, pour lesquels la culture américaine représente le modèle à suivre) opte pour un petit Manhattan, mais tronqué (les buildings ne sont pas très hauts) et mâtiné d’un peu de rappels européens (l’aménageur en chef est l’Italien Renzo Piano, qui a ménagé des « piazzas » à l’intérieur des îlots). Le résultat final, le fameux quartier de la Potsdamer Platz aujourd’hui très visité, est typique de cette perpétuelle recherche du compromis, de la juste mesure, du refuge dans la norme internationale en vigueur, afin d’éviter tout pathos ou toute réalisation grandiloquente. Tout à fait compréhensible au regard de l’Histoire, cette culture du compromis très allemande occulte malheureusement l’autre facette de Berlin : le goût du risque et de l’innovation.
12Là encore, une lecture psychogéographique peut s’avérer éclairante. Sur un terrain aussi miné symboliquement que celui de la Potsdamer Platz – bordé par l’ancien siège de la Gestapo, puis totalement rasé en 1945, enfin transformé en no man’s land et pris en tenailles par le Mur –, le Sénat de Berlin choisit d’effacer les traces, de faire place nette puis d’édifier du flambant neuf et d’offrir ainsi à la ville une nouvelle virginité [5].
13La Friedrichstrasse voisine, quant à elle, illustre un autre aspect des réflexes inconscients des édiles de l’époque, à commencer par le tout-puissant Hans Stimmann, tour à tour directeur en chef de la construction (Senatsbaudirektor) de 1991 à 1996, puis directeur de la planification urbaine (1996-1999), enfin de nouveau directeur en chef de la construction (1999-2006). Autant dire que Hans Stimmann a présidé aux destinées urbanistiques et architecturales de Berlin pendant deux décennies. Il a donc eu tout loisir de mettre en application son principal concept, emprunté à l’IBA de 1987 (Internationale Bau-Ausstellung, Exposition internationale d’architecture), celui de « reconstruction critique » (kritische Rekonstruktion). Ce principe architectural repose sur une idée simple : même les nouveaux bâtiments édifiés doivent tenir compte de l’histoire et s’insérer sans heurts dans le tissu urbain existant. Une fois encore, on retrouve le sens de la mesure et du compromis. Mais ces préceptes architecturaux louables, mis en pratique de manière rigide, vont tuer dans l’œuf toute possibilité d’innovation architecturale. Comment faire du neuf lorsqu’on est tenu par le cahier des charges du maître d’ouvrage (le Sénat), d’inscrire sa réalisation dans les dimensions du traditionnel bloc d’habitation berlinois d’une hauteur maximale de 22 mètres ? Véritable casse-tête pour les architectes de la Friedrichstrasse, dont seul Jean Nouvel a réussi à tirer un parti intéressant avec son immeuble de verre et son grand cône intérieur édifié pour les Galeries Lafayette.
14Dans les années 1990, les débats faisaient rage entre les tenants de la modernité architecturale et les partisans d’une lecture historique de la ville. Ce sont ces derniers qui se sont imposés. Toute « critique » qu’elle ait prétendu être, la « reconstruction » imposée par Hans Stimmann et sa puissante administration, s’apparentait de fait à une restauration, non seulement de l’histoire du XIXe siècle mais aussi morale. Il s’agissait rien moins que de « corriger la ville » (« die Stadt muss korrigiert werden », affirmaient régulièrement Stimmann et ses collègues). Nous y voilà. L’ex-capitale du Reich, du régime nazi, de la guerre froide et de la fête post-traumatisme ayant été particulièrement déviante, il s’agit de la faire rentrer dans le rang, de lui inculquer de nouvelles valeurs, à commencer par l’amour de son époque glorieuse, celle des « Gründerzeiten », des années de fondation (1880-1910) ; d’où la Friedrichstrasse rénovée et ses immeubles tirés au cordeau. Ayant été excessive et excentrique, il s’agit de lui apprendre la mesure, d’où la Potsdamer Platz new look de la fin des années 1990 et son architecture post-moderne déjà datée. Ayant été, enfin, une ville totalement « anormale » au XXe siècle, Berlin, pour ses édiles dont certains ont sans doute souffert d’avoir grandi dans la ville humiliée et divisée de l’après-guerre, doit redevenir ENFIN une ville normale. Une ville comme les autres, une ville européenne peut-être plus qu’allemande ; non pas, certes, une ville passe-partout, mais une ville qu’on n’éviterait ni ne raillerait plus pour ses anomalies urbaines et ses amputations diverses. De là, sans doute, la volonté farouche de faire disparaître au plus vite ce « Mur de la honte », objet des malheurs des habitants et des stigmatisations des gens de l’extérieur. Ici, pas de projet de « reconstruction critique », pas de « Auseinandersetzung » (confrontation) avec le passé dont les Allemands sont coutumiers, juste une envie d’en finir, de détruire ce terrible symbole, un réflexe parfaitement humain… trop humain ? Le Mur, long de 155 km dont 43 pour sa partie intra-berlinoise, fut ainsi démantelé et détruit très rapidement, et il s’en fallut de peu pour que les quelques restes du Mur, ceux de l’Est (correspondant à la East-Side-Gallery) et du Nord (Bernauer Strasse) échappent à la destruction.
15Ainsi, entre libération créatrice et souci de correction, entre volonté d’émancipation d’un côté et volonté de rentrer dans le rang de l’autre, entre excès et mesure, entre démesure et consensus, entre souci de préserver les témoins du passé et volonté de les éradiquer, ces tensions venant se surajouter au conflit identitaire permanent entre Berlinois de l’Est et Berlinois de l’Ouest, l’âme du Berlin des années 1990 est traversée par des courants contraires, d’ordre quasiment schizophrènes. Il faut dire que pendant les 40 ans de division et a fortiori pendant les 28 ans du Mur, Berlin souffrait gravement de schizophrénie, puisqu’elle était devenue double. À partie de l’année 2000, comme un symbole, la donne change. La schizophrénie, cette maladie adolescente, doit être éradiquée afin que Berlin entre enfin dans l’âge adulte ; et qu’on ne puisse plus jamais dire comme Madame De Staël à son époque, que « Berlin ne fait pas une impression assez sérieuse » (De L’Allemagne, 1832)
Essai de désintoxication volontaire (décennies 2000 et 2010) [6]
16Si l’on reprend la belle phrase de Baudelaire pour viatique, « la forme d’une ville, hélas, change plus vite que le cœur des humains », force est alors de constater que la forme urbaine de la capitale allemande a énormément changé dans les deux premières décennies du XXIe siècle. On peut même se risquer à affirmer qu’aucune autre métropole européenne n’a à ce point changé depuis la fin des années 1990. Mais ce n’est pas tout. Son cœur aussi a changé. « Berlin restera toujours Berlin », entend-on souvent dire. L’ampleur des transformations urbaines, économiques et sociales a tendance à prouver le contraire.
De la marge au centre
17Pour Berlin, le tournant du millénaire est tout à fait symbolique : en 1999-2000, l’ex-ville divisée devenue à peine métropole dans les années 1990 devient vraiment, et non plus seulement théoriquement, capitale de l’Allemagne. Avec l’installation sur les bords de la Sprée des organes fédéraux (chancellerie et ministères, Bundestag et Bundesrat) et de l’essentiel de l’appareil d’État (bien qu’une petite partie des ministères et administrations demeure à Bonn), la donne change fondamentalement pour Berlin, même si le changement réel mettra plus de temps à se faire sentir. Berlin, littéralement reléguée au rang de ville de province par les politiques ouest-allemands pendant la décennie 1990, revient au centre du jeu. Désormais, c’est vers elle que vont se tourner tous les regards et moins vers ses rivales éternelles, Munich au Sud, Hambourg au Nord, Cologne-Bonn et Francfort à l’Ouest. Le nouveau millénaire sonne non pas la revanche d’une ville mille fois humiliée mais le retour de Berlin sur la scène internationale, rien de moins. Même si, en vertu de la constitution qui lui interdit d’intervenir dans les affaires des Länder, et eu égard à l’histoire douloureuse de la ville, l’État fédéral se garde bien de claironner partout, pour paraphraser Louis Aragon à propos de Paris (et d’Elsa), qu’il n’est de capitale que Berlin, il est clair que la simple présence physique du chancelier, du président de la République, des ministres, des députés, des centrales des partis politiques, des administrations et des syndicats, bref, du pouvoir, ne peut à terme que modifier le regard que Berlin et ses habitants portent sur eux-mêmes.
18De fait, il devient difficile pour Berlin de continuer à jouer la carte de la marge (artistique, politique, sociale) alors que la ville est désormais au centre – des attentions comme de l’échiquier politique national et européen. Pour continuer à tisser la métaphore qui nous sert de fil rouge, l’adolescent rebelle, celui-là même qui avait crié sa rage de vivre dix ans auparavant, celui que les autorités avaient tenté de « corriger », d’adoucir et d’affadir sans grand succès – suite aux descentes de police et aux évacuations de squatteurs, ceux-ci reviennent ou bien les squats rouvrent un peu plus loin ; la Love Parade, quant à elle, réunit de nouveau plus d’un million de personnes en 2000 –, l’adolescent rebelle, donc, va devoir grandir d’un coup. Ce passage accéléré à l’âge adulte se fera au prix de multiples renoncements et de tensions internes (B.) et il aboutira finalement à une mue surprenante (C.).
Les douleurs de l’accouchement
La disparition (en hommage à Georges Perec)
19On ne devient pas adulte sans renoncements. La mue de Berlin se fait au prix de son identité rebelle mais aussi de sa forme urbaine et de son espace. Si les années 1990 étaient celles de l’éclosion des squats, des centres culturels alternatifs, des Freiräume légaux (espaces de création, voir l’article de Séverine Marguin dans ce numéro) et des clubs illégaux, les décennies 2000 et 2010 sont à l’inverse celles de la fermeture et de la disparition d’une bonne partie de ces lieux. Les premiers touchés, bien sûr, sont les squats temporaires et les clubs technos illégaux. En silence, les uns après les autres, ils sont fermés par la police, leurs occupants priés d’aller voir ailleurs. Dans la foulée des trois grands clubs technos précités fermés en 1996, d’autres suivent, comme les légendaires WMF et Bar 25 en 2010, en suscitant plus de remous. Quant aux grandes communautés autogérées ayant pris possession d’un immeuble entier, elles sont contraintes soit de quitter les lieux (les derniers « habitants » quittent le Tacheles en 2012) soit de se battre en permanence pour leur survie (cf. le « Köpi » dans la Köpenicker Strasse). Dans les années 2010, la liste des clubs fermés s’allonge encore : Knaack (une institution à l’Est), Magdalena, Stattbad, Morlox, Kiki Blofeldt et bien d’autres encore.
20Les raisons de ces fermetures continues sont multiples et elles se conjuguent : règlement de la question des biens antérieurs à 1933 et rétrocession à leur propriétaire légitime ; élévation du prix des loyers – loyers multipliés par deux en moyenne sur la période 1992-2017 pour tout Berlin, mais parfois beaucoup plus dans les quartiers attractifs qui sont justement ceux où la scène artistique s’est établie – ; gentrification rapide et massive de quartiers entiers : Mitte, Prenzlauer Berg, Kreuzberg, + une partie de Friedrichshain et le Nord de Neukölln ; plainte des nouveaux habitants de ces quartiers pour tapage sonore, qui finit par conduire à la fermeture des clubs, etc. Certains d’entre eux se redéploient ailleurs, si bien que la « Szene » musicale demeure très active. Ainsi, la géographie de la nuit a été totalement bouleversée depuis la chute du Mur. « The place to be » n’est plus Mitte, considéré par les raveurs comme « Has been », mais Friedrichshain, situé plus à l’Est, avec des ramifications vers Kreuzberg d’un côté et Lichtenberg de l’autre.
La ville-Land de Berlin et ses arrondissements.
La ville-Land de Berlin et ses arrondissements.
21Au total, des rues entières du quartier de Mitte comme la Oranienburger Strasse, la Gips Strasse, la Linienstrasse et la Auguststrasse (ici les opérations d’éradication des squats avaient commencé dès 1995-1996), sont « nettoyées ». La Kastanienallee à Prenzlauer Berg, haut lieu des squats d’artistes et d’étudiants, devient après rénovation une rue à la mode, rebaptisée d’ailleurs « Casting Allee ». Au même moment, pour ainsi dire dans le même mouvement, quantité de rues de l’ex-Berlin Est perdent leur nom d’origine, jugé trop marqué idéologiquement ou trop révolutionnaire, et sont rebaptisées avec des noms fades ou historiques. Là aussi, cette lame de fond avait commencé dans la décennie précédente. Ainsi, malgré les protestations des habitants, pour l’essentiel est-allemands, la Dimitroff Strasse est rebaptisée Torstrasse (la rue des Portes) et la Clara-Zetkin-Strasse, du nom de la résistante socialiste et militante féministe Clara Zetkin, retrouve son nom d’origine, Dorotheenstrasse, en hommage à une princesse du Brandebourg de la première moitié du XIXe siècle que tout le monde avait oubliée.
La restauration
22Ainsi, une double et même triple restauration est en marche. Au moment où on restaure des immeubles anciens à tour de bras et où des restaurants s’installent au rez-de-chaussée des mêmes immeubles de Mitte, Prenzlauer Berg, Friedrichshain, on restaure aussi un ordre ancien, celui des années de fondation, et accessoirement des Hohenzollern. Or, cette restauration passe par la destruction, du moins la mise au pas des mémoires concurrentes, que ce soit celle des années d’« anarchie » (décennie 1990) ou celle de l’ex-RDA. C’est certainement dans ce domaine que les combats ont été les plus âpres, les autorités de l’Allemagne réunifiée et du Berlin réunifié ayant décidé de liquider le passé du régime honni de RDA et d’en limiter les restes à la portion congrue. Le Kulturkampf (combat culturel), car c’en fut un, avait commencé dès les premiers temps de l’unification. Il opposait, de manière presque simpliste, Berlinois de l’Ouest désireux d’en finir avec la mémoire d’un régime totalitaire et de bâtir du neuf comme sur la Potsdamer Platz, et Berlinois de l’Est se battant pour préserver cette mémoire qui était une part d’eux-mêmes. Le combat était très inégal. Dès 1992, l’urbaniste est-allemand Bruno Flierl soulignait que : « – Vu que tous les investisseurs du secteur de l’économie viennent de l’Ouest (…), on n’a pas seulement “l’impression que” mais c’est véritablement comme ça : l’Ouest bâtit à l’Est !
23– Et de la même façon : vu que les décisions politiques prises à Berlin et à Bonn sont prises par les partis traditionnels déterminants d’Allemagne de l’Ouest – renforcés par les députés est-allemands qui ont rejoint le Bundestag –, c’est bien, de fait, l’Ouest qui décide à propos de l’Est » [7].
24Face aux décideurs politiques et économiques, grands investisseurs, grands argentiers provenant tous du camp des « vainqueurs » du « tournant » de 1989-1990, il est clair que ceux qui se considéraient eux-mêmes comme les vaincus n’avaient aucune chance d’emporter le combat symbolique. Mais le coup qui leur fut asséné en 2002, après plus de dix ans d’intense dialogue conflictuel, fut très rude. Par un vote ne souffrant aucune contestation tant il était presque unanime, les députés du Bundestag décidèrent non seulement de raser le Palais de la République de l’ex-RDA mais aussi de bâtir à sa place une réplique de l’ancien Château des Hohenzollern. Double affront pour Bruno Flierl et tous les Berlinois de l’Est (et quelques-uns de l’Ouest) qui s’étaient battus pour la préservation, en tant que lieu de mémoire, de l’un des tout derniers symboles de l’ex-RDA : non seulement ce symbole allait être éradiqué, mais les représentants de la Nation décidaient d’en édifier un autre, symbolisant l’Histoire de Berlin – mais pas toute l’Histoire –, celle de la royauté – et non de la loyauté envers ces Allemands de l’Est qui avaient eu le courage de s’opposer au régime de Honecker et de faire tomber le Mur. Les travaux commencèrent en 2006 et s’achevèrent en 2008. Les puissants avaient fait place nette.
Berlin ou la guerre des symboles. Éradication des derniers restes du Palais de la République en 2008
Berlin ou la guerre des symboles. Éradication des derniers restes du Palais de la République en 2008
25Mais ils n’avaient pas encore dit leur dernier mot. En juin 2017, alors que les travaux de construction du Château vont bon train, il a été décidé, après une nouvelle et intense polémique, que la coupole du vrai-faux château serait surmontée d’une croix chrétienne, comme c’était le cas au début du XXe siècle. Sauf que le Château va abriter le musée d’ethnologie de Berlin au sein du « Humboldt Forum », qui se veut le symbole de l’ouverture, de la tolérance et du dialogue citoyen universel. Il est étrange de prévoir de placer le symbole du pouvoir religieux sur un espace public civique. L’« affaire de la croix » a ravivé en tout cas les passions [8], les uns évoquant le retour de « la Sainte Alliance du sabre et du goupillon » (l’expression serait à l’origine de Clémenceau), les autres leur répondant que « Berlin vaut bien une messe »… et un Château, et qu’après tout, toutes les capitales européennes ayant leur château, Berlin a bien le droit d’avoir le sien (nonobstant le château de Charlottenbourg, oublié au passage), même ou a fortiori surmonté d’une croix. Les « restaurateurs » ont donc réussi leur incroyable pari : l’avenue la plus célèbre de Berlin, Unter den Linden, est désormais flanquée à chaque extrémité de deux bâtiments-monuments reconstruits quasiment à l’identique, l’hôtel Adlon du côté de la Porte de Brandebourg et le Château à l’autre bout de l’avenue. Peu importe que ces bâtiments ne soient que des pastiches, de vulgaires copies sans aucun intérêt architectural. « Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse », dit le proverbe. On a toutefois beaucoup de peine à s’imaginer une quelconque ivresse dans ce Berlin restauré évoquant l’Histoire glorieuse (et en partie fantasmée) et les ordres immémoriaux – monarchie et religion. Bruno Flierl et ses camarades, quant à eux, auront bu le calice jusqu’à la lie.
26Dans l’histoire contemporaine de Berlin, celle d’après-1989, la destruction du Palais de la République doublé de la reconstruction du Château marquent donc une césure. Comme un ultime rite de passage, l’adolescent émancipé des années 1990 souhaitant devenir adulte doit se soumettre à une opération très douloureuse, pratiquée à cœur ouvert : une amputation de la partie gauche de son cœur, celle qui respire volontiers l’air venu de l’Est, et son remplacement par un bout de cœur prélevé sur un vieux monsieur mort il y a fort longtemps et dont l’organe fut miraculeusement maintenu en vie artificiellement. Par chance, la greffe a pris et le nouveau cœur gauche semble fonctionner en meilleure harmonie avec le cœur droit. Refait à neuf, Berlin l’adulte, doté d’un cœur nouveau, encore un peu cabossé et légèrement amnésique, peut regarder l’avenir avec confiance et s’inventer un destin glorieux.
Les rêves de Weltstadt
27Parallèlement à ces tensions mémorielles et à ces opérations douloureuses, Berlin entame à partir des années 2000 un nouveau cycle, à la fois politique, économique et culturel de son histoire.
La nouvelle donne politique
28Sur le plan politique, on l’a dit, la présence du pouvoir fédéral, même s’il se défend bien d’intervenir dans les affaires de la cité, va donner progressivement un poids « capitale » à Berlin, ce qui se traduit notamment sur le plan culturel. Berlin, en tant que capitale, se devant de représenter la nation, l’État fédéral comprend qu’il se doit, dans le respect de la constitution, de soutenir les institutions culturelles berlinoises d’importance nationale. Ainsi, le Bund cofinance la Fondation des Musées de Prusse (Stiftung Preussischer Kulturbesitz), la construction du Château et du Humboldt-Forum, les Berliner Festspiele (Festivals de Berlin), le Martin-Gropius-Bau (principal lieu d’exposition), l’Orchestre philharmonique de Berlin ou encore le Staatsoper Unter den Linden. Par ailleurs, en 1999 a été créé le « Hauptstadtkulturfonds », soit le « Fonds de soutien à la culture de la capitale », qui permet au ministère fédéral de la culture de s’associer au Land de Berlin pour soutenir ponctuellement des projets ou des troupes susceptibles d’avoir une aura nationale. Alimenté par le ministère à hauteur de presque 10 millions d’euros par an entre 2007 et 2017, le Bund a décidé d’une augmentation de sa dotation de 50 %, soit 5 millions supplémentaires à partir de 2018, ce qui dit bien la volonté de l’État fédéral d’investir toujours plus dans l’extraordinaire paysage culturel de Berlin sans jamais prétendre cependant à une quelconque mainmise ni à un quelconque interventionnisme (nous ne sommes pas en France). Au contraire, après des débuts très complexes [9] et une forte méfiance réciproque, les relations entre l’État fédéral et sa capitale se sont détendues puis apaisées. D’une certaine façon, on a l’impression que « der Bund ist angekommen », littéralement que « l’État fédéral est arrivé » (à bon port ; ou à ses fins, comme on voudra).
29Parallèlement, les choses bougent également sur le plan politique interne. Après dix ans au pouvoir, le « bourgmestre régnant » Eberhard Diepgen (CDU) cède son fauteuil de maire à Klaus Wowereit (SPD) en 2001. C’est la fin d’un Sénat composé exclusivement de Berlinois de l’Ouest et le début d’une coalition inédite à Berlin, dite « rot-rot », soit « rouge-rouge » caractérisée par l’association des socio-démocrates du SPD et des ex-communistes du PDS, coalition qui va durer presque dix ans – comme quoi, malgré toutes les tentatives d’amputation, de négation ou de restauration qu’on lui impose, Berlin ne rentre pas encore dans le costume d’une ville dite normale. Elle n’est pas encore tout à fait présentable, elle porte des habits trop bariolés, pas assez neutres. Aux yeux des conservateurs du pays, elle est décidément trop portée sur le rouge. Mais comme s’il voulait les rassurer, leur offrir ainsi qu’au vaste monde des gages de sérieux et de sens des responsabilités, le magicien Klaus Wowereit – quatre mandats successifs dans trois coalitions différentes et 13 ans au pouvoir, un record – va sortir de son chapeau une carte maîtresse : la carte internationale. Son credo ? Berlin a été un laborieux « laboratoire de la réunification », elle est ensuite devenue péniblement capitale. Maintenant qu’elle l’est, que ce statut lui est acquis, maintenant que tous ses problèmes de concurrence interne (Est vs. Ouest) sont résolus ou en voie de l’être, il est temps de se tourner vers le monde, de se montrer ouvert, tolérant, attractif, « sexy », pour redevenir, qui sait ?, une ville-monde : Weltstadt. Le titre suprême. Celui qui, à sa seule évocation, fait rêver et fantasmer. Magnifique intuition ? Non, simple flair politique, tant la tendance à l’internationalisation de Berlin était déjà visible à la fin des années 1990. Mais les choses s’accélèrent au cours des deux décennies suivantes.
L’ouverture au monde d’une capitale décomplexée
30Pour bien marquer sa différence avec « le monde d’avant », c’est-à-dire le monde post-guerre froide étriqué dans ses visions clivées de la société (Est/Ouest, homme/femme, riches/pauvres, Est/Ouest, méchants/gentils), Klaus Wowereit prononce en 2001 et 2003 deux petites phrases en apparence anodines qui annoncent une époque nouvelle. En 2001, il affirme, quelque peu énervé, devant la presse : « Je suis homosexuel, et c’est bien ainsi » (qu’on peut aussi traduire par : « … et ça va comme ça » : « Ich bin schwul, und das ist auch gut so »). Il est ainsi l’un des premiers responsables politiques allemands de haut niveau à faire son coming out, bien avant la reconnaissance officielle du mariage homosexuel, qui a eu lieu le 30 juin 2017. Puis, en 2003, interrogé par un magazine allemand, Wowereit dit de Berlin que la ville est « pauvre, mais sexy » (« arm aber sexy »). Dans les deux cas, et ce sera le « style Wowereit », le maire de Berlin dit les choses, y compris les choses qui fâchent (son homosexualité, la pauvreté de la ville), en les affirmant et en leur associant une connotation positive (« je suis gay et j’en suis fier » ; « certes Berlin est pauvre, mais elle est tellement attractive que cela compense »). Surtout, en levant des tabous, il fait tomber des barrières mentales fortes au sein de la population. Si le maire de Berlin affirme de telles choses, cela signifie que l’homosexualité ne sera plus nécessairement stigmatisée comme différente voire déviante, et que la pauvreté (réelle à Berlin) [10] ne sera plus seulement synonyme de honte et de plaie sociale. À l’échelle de Berlin, ces propos rappellent la réalité d’une métropole ouverte à la différence [11], tolérante et disposant d’atouts réels. Telle est la marque de fabrique de Berlin jusqu’à aujourd’hui.
31« Sexy », attractive, Berlin l’était déjà dans les années 1990, mais elle l’était pour les initiés, pour les amateurs de musique électronique et de sensations fortes, pour les touristes amateurs de ruines, pour les artistes en recherche de lieux de création alternatifs. À partir du tournant du millénaire, Berlin devient attirante pour tout le monde. Aux flux réguliers de jeunes actifs ou étudiants en provenance de toute l’Allemagne viennent s’ajouter des flux de plus en plus denses de jeunes en provenance des pays en crise du sud de l’Europe à la suite de la crise financière de 2007-2008. Des milliers d’Italiens, d’Espagnols, de Portugais, de Grecs et aussi de Français s’installent et tentent leur chance à Berlin, et la particularité de cette migration est que le taux de retour au pays est faible. Ainsi, le visage de Berlin prend des couleurs. Cette vague de migration typique des années 2010 fait suite à une première vague migratoire dans les années 1990-2000, qui concerne à la fois des migrants de l’ex-Yougoslavie, des Polonais et des Russes, plus généralement des populations d’Europe de l’Est. Depuis 2015, Berlin est confronté à un nouveau défi avec l’arrivée massive de réfugiés ayant fui la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan et d’autres pays en guerre. Machine à intégrer les populations étrangères depuis les premiers Gastarbeiter turcs au début des années 1960, Berlin peut en tout cas s’appuyer sur une myriade d’associations très actives localement.
32Sur un tout autre plan, Berlin est devenue une ville à la mode et une destination touristique recherchée. Ainsi, en un quart de siècle (1992-2017), Berlin est passée du 13e au 3e rang européen pour le nombre de visiteurs accueillis. Avec 31 millions de nuitées touristiques enregistrées en 2016, la capitale allemande se situe derrière Paris et Londres mais devant Rome. La « capitale intermittente » devant la « ville éternelle », tout un symbole. L’irrésistible ascension touristique de Berlin fait du tourisme l’un des tout premiers secteurs d’activité et l’un des premiers employeurs de la ville, chose tout bonnement impensable vingt ans auparavant. De plus, le tourisme berlinois est à la fois très structuré et très diversifié : il s’agit à la fois d’un tourisme culturel et de festivals, d’un tourisme de congrès – secteur très rentable dans lequel Berlin aurait récemment détrôné Paris [12] –, d’un tourisme alternatif, d’un écotourisme, d’un tourisme airbnb, d’un « easyjet-setting » soit un tourisme de court séjour, festif et nocturne [13], etc.
33Ce dernier type de tourisme, lié aux compagnies aériennes low-cost, illustre à merveille la devise de la ville : « pauvre mais sexy ». Il permet aux jeunes de toute l’Europe de converger pour un prix modique vers la ville la plus sexy d’Europe à leurs yeux. Ce phénomène est devenu tellement massif qu’il a transformé en « hub » le vieil aéroport est-allemand de Schönefeld et qu’il a en partie reconfiguré le secteur touristique berlinois. Mais surtout, il est intimement lié aux lieux de la nuit et de la fête. Berlin est plus que jamais la capitale de la musique techno. C’est même un label, un son (estampillé « sound of Berlin »), des lieux mythiques (Berghain, Watergate, Week-end, etc.) et l’assurance de nuits de folie [14]. Depuis les années 1990, la scène techno s’est déplacée (de Mitte à Friedrichshain), elle s’est transformée en secteur rentable et en tant que telle elle s’est vue non plus combattue mais adoubée voire appuyée par les autorités. Désormais, Berlin est vendue comme « ville de la fête » par les promoteurs touristiques et comme « ville de la liberté » (« Stadt der Freiheit ») par l’agence officielle visitberlin. Ce n’était pas le cas dans les années 1990.
34Fête, liberté, plaisirs de la nuit… sont très appréciés des touristes mais nettement moins des habitants. À Kreuzberg, des groupes d’habitants excédés par les cohortes de touristes ont déclaré leur quartier « interdit aux touristes ». À Friedrichshain, certains gérants de boîtes techno avouent être arrivés à saturation tandis que des habitants se plaignent du bruit et des nuisances. Comme à Barcelone, l’autre capitale européenne de la nuit et de la fête, le phénomène airbnb, soit la location d’une chambre ou d’un appartement chez l’habitant, a déstabilisé non seulement le secteur touristique mais aussi le secteur immobilier, faisant artificiellement grimper les prix des loyers du fait du retrait de milliers d’appartements du marché, leurs propriétaires préférant réaliser des profits juteux en les destinant aux touristes de passage via la plateforme airbnb. Le tourisme low cost de masse symbolisé par les sociétés easyjet et airbnb a des conséquences sur la ville qui ne sont pas que positives. Bref, derrière la fête et les paillettes, le retour au réel est parfois douloureux. Berlin a-t-elle perdu son âme ? Derrière cette question un peu oiseuse se cache une vraie interrogation sur l’identité de la ville. C’est comme si Berlin, tel Narcisse, s’était enivrée de sa propre image, s’était grisée de ses potentialités soudain mises au jour, s’était enflammée d’être de retour sur la grande scène internationale, d’être enfin, enfin au centre du « je ».
Épilogue : le cœur d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un humain
35Pour répondre à notre interrogation de départ et plagier Charles Baudelaire, l’exemple de l’évolution de Berlin depuis 1990 semble prouver que non seulement la forme d’une ville (Julien Gracq) mais aussi son cœur, son âme sont susceptibles de se transformer très rapidement. Entrée par effraction, encore un peu ahurie, sur la scène de l’Histoire fin 1989 avec la chute du rideau de fer, Berlin, ville schizophrène pendant les 40 années précédentes, a mis du temps à réunir ses deux parties ennemies. La chute du Mur fait voler un grand vent de liberté, qui inspire notamment les artistes, les créateurs de tous ordres et défricheurs de friches. Le temps, figé avant 1989, s’accélère singulièrement après. Comme un adolescent en mal de sensations fortes, Berlin s’étourdit dans les clubs technos, s’égaye tous les ans en été avec la Love Parade, passe des nuits entières à refaire le monde dans les squats de Mitte ou les communautés autogérées du Tacheles ou de Köpi. Elle ne sait plus où donner de la tête, elle est parfois saisie de vertige devant tous ces chantiers qui démarrent, mais peu importe. Surtout ne pas s’arrêter, ne plus jamais faire du surplace, et profiter, profiter de cette période exceptionnelle appelée à se terminer tôt ou tard.
36Elle se termine effectivement au moment où Berlin devient capitale fédérale, en 2000. Tout d’abord, la temporalité change : les immenses chantiers (Potsdamer Platz, Friedrichstrasse, Bundestag et quartier gouvernemental) menés tambour battant sont achevés, la scène underground s’est assagie ou a fondu, la plupart des squats ont été éradiqués. Désormais, un temps « normal », celui d’une capitale en marche, peut être institué. L’espace également est cadré, « normalisé ». Fini les terrains vagues et les herbes folles en plein centre-ville, les immenses étendues en périphérie prises d’assaut par les raveurs durant le week-end, les friches déglinguées dont on ne sait que faire. Tous ces changements physiques se font dans un contexte économique en forte évolution. L’une des grandes spécificités de Berlin dans les années 1990 était que le sol, le foncier, n’avait quasiment pas de valeur, en tout cas dans la partie orientale de la ville, y compris en plein centre-ville, ce qui explique l’installation massive de populations sans pouvoir d’achat. Dès la fin des années 1990, les choses changent : les lois du marché sont appliquées au foncier berlinois, et les investisseurs immobiliers s’empressent de s’emparer de ce marché extrêmement lucratif, en appliquant des prix (à la vente comme à la location) de plus en plus élevés au cours des deux décennies qui suivent. L’espace est donc de plus en plus réglementé (ou plutôt déréglementé par le marché) et maîtrisé, comme il se doit pour une capitale digne de ce nom et en quête de normalité. Qui maîtrise le temps et l’espace d’une ville maîtrise son destin.
37Reste cependant le problème de la mémoire, double et douloureuse. Là, le pouvoir fédéral et/ou communal décide, d’une part, de commémorer à travers de nombreux mémoriaux toutes les victimes du nazisme (Juifs bien sûr, mais aussi homosexuels, Roms, etc.) et d’autre part de trancher dans le vif en ce qui concerne la mémoire vive de l’identité est-allemande. Non seulement les salaires des Allemands de l’Est restent en moyenne inférieurs de 30 % à ceux des Allemands de l’Ouest (dans les années 2000), non seulement leurs retraites sont nettement inférieures, ce qui fait dire à certains « Ossis » qu’ils sont des « citoyens de seconde Zone » (« Bürger zweiter Klasse »), mais en plus on les ampute de leur propre histoire, à travers les débaptisations des noms des rues qu’ils habitent, la disparition de la plupart de leurs symboles et de leurs lieux et la destruction brutale du Palais de la République.
38La « normalisation » était-elle à ce prix ? Toujours est-il que, même (ou parce que ?) amputée d’une partie de sa mémoire, Berlin gagne en assurance. Elle devient attractive, attirant quantité de touristes, de jeunes, d’étudiants mais aussi d’entrepreneurs, de promoteurs et d’investisseurs. Dans la décennie 2010, Berlin n’est plus la « capitale des artistes » mais la « capitale des start-up ». Véritable eldorado européen pour les jeunes pousses entrepreunariales, Berlin devient la métropole des créatifs (graphistes, vidéastes, architectes, programmateurs, spécialistes des jeux vidéo, de la mode, du design…) après avoir été la ville des créateurs (artistes). La nuance est de taille. À partir de 2012, la ville se remet à gagner des habitants, grâce à un solde migratoire très positif (+ 40 000 habitants par an). Cette pression démographique pèse fortement sur un marché immobilier sous tension, et qui l’est encore un peu plus depuis l’arrivée des dizaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans dont l’intégration dans la société berlinoise va constituer le défi sociétal principal pour les années voire les décennies à venir.
39En moins de trente ans, Berlin a ainsi réalisé une incroyable mue. L’adolescente rebelle des années 1990 est devenue une personne adulte consciente de ses forces et de ses faiblesses, attirante et séduisante, et capable de se mesurer à ses rivales. Celles-ci se nomment désormais Paris, Madrid, Londres ou Barcelone, et moins Munich, Hambourg et Cologne. Exprimé en termes géopolitiques, Berlin a réalisé en un temps record une transformation spectaculaire, dont on ne mesure pas encore assez les conséquences : la ville, que l’on raillait au début des années 1990 en la traitant de « Möchte gern-Metropole » c’est-à-dire de « ville qui aimerait bien être une métropole » ou de « Metropole im werden » (« métropole en devenir »), atteint la fin de la décennie avec le statut incontesté de « Kulturmetropole » (métropole culturelle). De métropole elle devient capitale dans les années 2000. Et de capitale elle devient ville-monde (Weltstadt) durant la décennie 2010. And the (success) story is to be continued, car l’histoire jamais ne s’arrête. Berlin est cependant bien placée pour savoir que rien ne pouvait laisser entrevoir un tel destin et que ses fondations, notamment sur le plan économique, sont encore fragiles.
40Évidemment, la question qui se pose à la fin de ce parcours est de savoir si, du fait de ses innombrables mues et de la pression constante à la normalisation, Berlin est devenue une ville, non pas aseptisée (au vu de son passé et de son présent, elle ne le sera jamais), mais « normale », c’est-à-dire ressemblant, non pas physiquement, mais dans son mode de fonctionnement, ses modes et ses habitus, à d’autres métropoles allemandes et européennes. Ma réponse, forcément subjective, sera nuancée. Il est évident que Berlin n’a pas échappé au tournant néolibéral et au mode de production capitaliste de la ville, synonymes d’inégalités accrues, de gentrification et de globalisation. Certes, le paysage urbain et architectural de Berlin a été lissé, parfois même standardisé. En termes de processus économique et urbain, Berlin n’échappe pas à la règle néolibérale. « Mais Berlin est trop vaste pour être une souricière. Les issues restent nombreuses, qui l’empêchent de devenir interchangeable avec n’importe quelle autre capitale mondialisée », écrit Stéphane Zékian [15].
41Peut-être parce qu’en termes de résistance aux normes quelles qu’elles soient, Berlin continue de s’illustrer. L’un des plus beaux exemples est celui de la préservation de l’immense terrain de l’aéroport de Tempelhof, oasis de paix et de verdure situé en situation centrale dans l’agglomération. Ce combat gagné après référendum grâce à l’action de nombreux collectifs de riverains et de citadins est un magnifique pied-de-nez, très berlinois, adressé aux politiques et aux investisseurs immobiliers. L’autre exemple, moins connu car tout récent, est celui de l’ouverture de la première mosquée libérale, œcuménique et ouverte aux femmes d’Allemagne, grâce à l’opiniâtreté et au combat d’une femme, avocate d’origine turque et militante pour le droit des femmes, Seyran Ates. Située dans le quartier de Moabit, baptisée « Avérroès-Goethe » pour bien signifier le dialogue jamais rompu entre Orient turc et Occident germanique, cette mosquée accueille tous les musulmans sans distinction, qu’ils soient Chiites, Sunnites ou Alevis, elle accueille également les croyants homosexuels et elle accorde la même place aux femmes qu’aux hommes, qui prient ensemble et où, comble du tabou, une imam femme peut prononcer le prêche. Dans une communauté turque forte de 180 000 habitants qui compte une majorité de sympathisants du président Erdogan en son sein, il est peu de dire que cette initiative, soutenue par l’église protestante qui abrite la petite salle de la mosquée, a été très mal perçue. Mais malgré les menaces de mort qui pèsent sur elle, Mme Ates fait face avec courage et détermination, pour l’instant.
42Ainsi, Berlin, dont on oublie toujours de dire qu’elle est aussi la capitale des associations et des initiatives citoyennes, n’est pas qu’une ville en voie de normalisation. C’est la ville d’un certain courage civique, d’une certaine forme de tolérance (religieuse, ethnique, sexuelle…), d’un certain esprit de résistance citoyenne, avec un côté un peu frondeur inscrit dans ses gênes. Même si elle ne lui ressemble pas, l’Allemagne fédérale peut être fière de sa capitale.
Notes
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[1]
Cette approche, fondée par Guy Debord et l’Internationale situationniste dans les années 1950, plaide pour une « réappropriation de l’espace urbain par l’imaginaire » et pour une approche sensible et poétique de la ville. Fortement critiquée par la suite, elle tombe en disgrâce avant d’être réintroduite par quelques philosophes, géographes et urbanistes contemporains. Voir notamment : Debord G., 1955, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Les lèvres nues, n° 6. Paquot Th. (dir.), 2015, Les Situationnistes en ville, Genève, Infolio. Villani, T., 2014, Psychogéographies urbaines, corps, territoires et technologies, Eterotopia, Rhizome. Muis A.-S., « Psychogéographies et carte des émotions, un apport à l’analyse du territoire ? », Carnets de géographes, 9-2016, https://cdg.revues.org/713.
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[2]
Zischler H., 1999, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Mille et une nuits.
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[3]
Sur l’histoire du Tacheles, voir Grésillon B., 2004, « Le Tacheles, histoire d’un “SquArt” berlinois », in Multitudes, n° 17-2004, p. 147-157.
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[4]
Le film Berlin Calling (Hannes Stöhr, 2008) donne un bon aperçu de la scène techno berlinoise et de tout ce qui s’y joue.
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[5]
À titre de document d’archives, voici ce que j’écrivais il y a presque 20 ans, pour un magazine berlinois, au sujet de la Potsdamer Platz (NB : la jeunesse étant souvent peu tolérante, le lecteur voudra bien pardonner cette lecture engagée de « la ville en train de se faire ») : « Ce boom urbain, qui ne correspond ni à une pression démographique ni à un essor économique, trahit une nouvelle tendance qui contredit l’esprit des années euphoriques et rebelles de l’après-1989 : le besoin de normalité. Avec chaque trou qui se remplit dans le tissu urbain, c’est un morceau d’anomalie qui disparaît, mais aussi un morceau d’histoire (…) Par conséquent, le “nouveau Berlin” se présente comme une ville sans histoire et sans imagination. Dans les nouveaux immeubles [de la Potsdamer Platz], rien ne doit rappeler l’histoire de Berlin et même l’histoire allemande. La “Daimler-City” et le “complexe Sony”, dans leur forme architecturale, avec leurs cinémas Multiplex ennuyeux et jusqu’à leurs shérifs de sécurité privés, suivent fidèlement le modèle américain. Les passants sont transformés en consommateurs, la culture en événement, l’architecture en show. Si on avait eu au moins le courage d’édifier sur la Potsdamer Platz un vrai petit Manhattan avec des buildings modernes et pleins d’imagination ! ». (B. Grésillon, « Weg mit der Leere ! Berlin baut », Das Stadtmagazin, juin 1999). L’honnêteté oblige à préciser que, 18 ans après, le temps ayant fait son œuvre, la greffe a pris : la Potsdamer Platz « fonctionne » et s’insère parfaitement dans l’agglomération berlinoise, en tant que quartier d’affaires, quartier commerçant et de divertissement, très prisé des touristes.
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[6]
Ce titre est bien sûr un emprunt à l’ouvrage du philosophe Peter Sloterdjik, Essai d’intoxication volontaire, paru en 1999 (Calmann Lévy).
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[7]
Flierl B. (1992), « Mitte, Macht und Metropole – Zur Inszenierung von Wirtschaft und Politik », conférence prononcée au 6e congrès international du Bauhaus. Texte paru dans Flierl B., 2010, Die neue Mitte, Berlin, Theater der Zeit, citation p. 69.
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[8]
Comme l’atteste le dialogue à distance, dans ce dossier, entre l’urbaniste d’origine est-allemande Bruno Flierl, qui s’est longtemps battu pour la préservation du Palais de la République, et Hermann Parzinger, le puissant président de la Fondation des Musées de Prusse, ardent défenseur du Château et du Humboldt Forum, qu’il co-dirige. Le Humboldt-Forum, que le Château abritera, n’est pas non plus exempt de critiques. L’une des plus importantes émane d’une initiative rassemblant de nombreux musées et personnalités des « Suds » (Afrique notamment) reprochant à Hermann Parzinger sa vision néocolonialiste des musées d’ethnologie. http://www.no-humboldt21.de/wp-content/uploads/2013/06/resolution_en.pdf.
À deux ans de l’ouverture prévue du Humboldt-Forum, des fissures apparaissent dans la belle façade. Voir à titre d’exemple la longue interview accordée récemment à la Süddeutsche Zeitung par Bénédicte Savoy, historienne de l’art de renom, professeure au Collège de France, qui annonce pourquoi elle démissionne du « Board » du Humboldt-Forum : http://international.sueddeutsche.de/post/163488798410/the-humboldt-forum-is-like-chernobyl. -
[9]
Voir Laborier P., 1996, « Conservation ou rénovation ? Transitions de la politique culturelle », Politix, 9-1996, n° 33, p. 111-132. Disponible sur Cairn : http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_33_1940.
Sur un autre sujet, voir aussi sa contribution avec Denis Boquet dans ce numéro. -
[10]
En mai 2017, le taux de personnes considérées comme pauvres, soit vivant sous le seuil de pauvreté, atteignait 22,6 % à Berlin.
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[11]
Concernant l’homosexualité, on peut presque parler de tradition berlinoise, depuis les « années folles » (sans mauvais jeu de mots), en passant par les quartiers homos de Schöneberg et Kreuzberg à Berlin-Ouest du temps de la division, jusqu’à l’avènement de Mitte comme nouvelle centralité homosexuelle aujourd’hui. Ce qu’introduit Klaus Wowereit, c’est un changement de regard, de perception par le reste de la population d’une réalité souvent connue mais néanmoins volontairement ignorée jusque-là.
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[13]
Voir l’article de fond de Guérin F., 2015, « L’easyjet-setting de Paris à Berlin », Téoros. https://teoros.revues.org/2731.
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[14]
Voir l’article d’Isabelle Terrein dans ce dossier.
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[15]
Zékian S., 2015, « Le sens de la visite », Sanson D. (dir.), Berlin, Paris, Robert Laffont, p. 511.