Notes
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[1]
Cf. Wolfgang Emmerich : Kleine Literaturgeschichte der DDR, Kiepenheuer, Leipzig, 1996.
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[2]
Cf. Charles S. Maier : Dissolution. The Crisis of Communism and the End of East Germany, Princeton University Press, 1977.
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[3]
En allemand « Nischengesellschaft ». Ce terme, dont la paternité revient à Günter Gauss, qui fut le premier représentant permanent de la RFA en RDA, désigne les espaces privés dans lesquels la parole est plus libre, par opposition à l’espace public. Cf. Günter Gaus, Wo Deutschland liegt. Eine Ortsbestimmung, Hambourg, Hofmann & Campe, 1983. (NDLT)
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[4]
Le terme de Standart est employé par A. R. Penck pour désigner le système de signes qu’il met au point dans ses œuvres à partir du milieu des années 1960. S’inspirant notamment des peintures rupestres, il cherche un langage pictural intelligible et reproductible par tout un chacun et aspire à une démocratisation de l’art. (NDLT)
1 La mélancolie ne s’imposa pas de l’extérieur dans l’espace artistique de la RDA. C’est de manière presque imperceptible et à petites doses qu’elle chercha à se créer un espace et revendiqua une prise en compte de son existence. Dans un premier temps elle resta cantonnée dans certains lieux comme des appartements, des ateliers et de petits cercles publics. Elle finit par acquérir une telle force que la vie de groupes entiers s’en trouva alors imprégnée et l’état d’esprit collectif affecté. À l’échelle individuelle, elle prit, à partir d’un certain constat, la forme du scepticisme, dans un environnement où régnait globalement une foi en l’avenir à toute épreuve. Elle ne resta pourtant pas limitée à la sphère individuelle, assez bien protégée. Elle eut, indirectement, par le biais du pouvoir visuel des images, un impact considérable sur la société. Elle fut de ce fait le médium par lequel la réalité fit irruption dans l’idéologie. La mélancolie légitima le doute et conféra une voix et une consistance au pressentiment de l’échec.
2 On a souvent observé qu’une des caractéristiques majeures de l’art est-allemand, lorsqu’il avait une dimension critique, c’était la mélancolie – et ce y compris dans ses formes dynamiques, hédonistes ou actionnistes. C’est peut-être ce qui a conduit Wolfgang Emmerich à parler, à propos des intellectuels, de « furor melancholicus » [1]. Cet adieu aux certitudes n’a peut-être pas déclenché « la fin de la RDA » comme a pu le penser Charles S. Maier [2]. Mais elle a progressivement privé l’État-SED de son potentiel créatif. Le phénomène de rejet, devenu massif, avait pour origine un vécu fait d’une succession de désillusions et ce processus traverse l’ensemble de l’histoire de l’art de la RDA.
3 Comment en est-on arrivé à ce « tournant mélancolique » dans l’art ? Pourquoi et de quelle façon les tentatives pour révolutionner la culture en réunissant l’art et la vie au sein du projet socialiste ont-elles échoué ? Poser cette question conduit nécessairement à s’intéresser aux relations entre d’un côté les artistes de la contre-culture ressortissant de la modernité et donc attachés à leur autonomie et de l’autre leurs adversaires, les protagonistes de l’art illustratif, celui du « réalisme socialiste ».
4 Pour bien faire comprendre les choses, un bref retour en arrière me semble nécessaire : il est notoire qu’en RDA, dès le début, c’est, sur le plan théorique, un réalisme antimoderniste qui a fait office de marque de fabrique. De la conception de l’art qui s’appuyait entièrement sur la classe ouvrière découlait nécessairement, aux yeux des dirigeants, un style populiste antimoderne. Celui-ci procédait d’une réception unilatérale du réalisme du XIXe siècle. Une idéologie programmatique qui se trouva encore renforcée lorsque la construction du mur en 1961 aboutit à une déconnexion totale avec l’évolution artistique internationale. À compter de ce moment-là, l’espace artistique est-allemand, coupé durablement du monde de l’art occidental à cause du « rideau de fer », échappa aussi à l’obligation d’innover que ce dernier connaissait. Du fait de cette fixation sur des modèles historiques, la RDA devint un État dans lequel l’historicisme prit un tour contraignant.
5 Cependant les foyers de modernité ne purent jamais être totalement éteints et se ravivèrent sans cesse. L’établissement d’une contre-culture artistique dans les années 1960 et 1970 fut essentiel pour la réintroduction de cette modernité qui avait été proscrite. Cette contre-culture commença principalement en Saxe et en Thuringe, donc à l’écart du Prenzlauer Berg, ce quartier de Berlin élevé par la suite au rang de mythe.
6 L’éclatement géographique des activités subculturelles constituait un défi pour un État qui avait la prétention de vouloir tout centraliser. Comme souvent en RDA, le mouvement d’émancipation culturelle débuta non pas au centre du pays mais à sa périphérie. L’existence d’activités culturelles non conventionnelles est attestée pour la première fois au milieu et à la fin des années 1960 dans certaines villes de Saxe et de Thuringe. Des « îlots de désordre » sont apparus dans le quartier leipzigois de Connewitz, dans le quartier de Neustadt à Dresde, à Halle et à Karl-Marx-Stadt, mais aussi à Erfurt, Iéna et, temporairement, à Weimar. Il s’agissait de milieux de taille variable offrant un espace pour des modes de vie de vie originaux. Ils étaient peuplés de poètes et de peintres mais aussi de gens vivant une vie de bohème, de marginaux, ainsi que d’intellectuels qui, ayant perdu toute motivation, n’avaient plus envie de faire carrière. Ce faisant, pendant longtemps, tous ces gens ont vécu dangereusement ; en effet, jusque dans les années 1980 on courait le risque de tomber sous le coup du paragraphe 249 du Code pénal qui prévoyait des sanctions à l’encontre des personnes dites « asociales », c’est-à-dire n’exerçant pas de travail.
7 Ce qui caractérisait ce milieu de la contre-culture dans son mode de vie quotidien, c’était d’abord un refus manifeste des codes correspondant à l’image que le socialisme se faisait de l’homme. C’était ensuite un intérêt prononcé pour la chose artistique qui allait de pair avec un style de vie imprégné par l’art. Il est important de souligner à ce propos l’hétérogénéité des secteurs dans lesquels ces milieux recrutaient. C’était un mélange singulier de différentes cultures : bourgeoisie intellectuelle à la recherche d’une niche culturelle, subcultures de la jeunesse, associations d’artistes hédonistes. L’art et des styles de vie liés à des pratiques artistiques constituaient ainsi avant tout des modèles alternatifs, des sphères dans lesquelles l’existence était porteuse de sens et largement autodéterminée.
8 Le XIXe siècle et le début du XXe étaient pour ces milieux les principales références culturelles. La bohème française faisait office de modèle. Paris devint une métaphore de la nostalgie. Un cercle privé d’Erfurt illustre on ne peut mieux cette nostalgie de Paris. Rolf Lindner, un célèbre joaillier, a animé avec sa femme Stephanie, durant de longues années une sorte de salon bourgeois en RDA. Celle-ci avait rêvé d’ouvrir un petit café voué aux arts, mais le projet n’avait pu aboutir ; ayant été complètement mise sur la touche en tant qu’architecte, elle chercha un moyen de réalisation personnelle. Avec son mari, elle œuvra pour que peu à peu une vie culturelle animée s’établisse dans ses propres locaux. À partir du milieu des années 1970, les Lindner organisèrent essentiellement des débats, des expositions et des manifestations artistiques, d’abord au numéro 52 de la Schillerstrasse, puis dans la maison de la Moritzstrasse, acquise en 1979.
9 Paris, capitale de la Bohème et capitale des arts au XIXe siècle était pour eux le lieu par excellence de la liberté artistique, de la vie libre et sans contraintes. Une destination accessible il est vrai seulement pour les citoyens de RDA ayant atteint l’âge de la retraite et autorisés de ce fait à sortir du territoire. En 1976, Rolf Lindner créa à partir d’une porte de four et de quelques autres objets usuels qu’il avait soudés, un « autel en hommage à Paris » dont il fit cadeau à la graveuse d’Erfurt Marie-Luise Leonhard. Cet autel de Paris était symbole d’espoir en même temps que d’éloignement : il comportait en effet un cadran dont l’aiguille avançait d’un cran à chaque anniversaire, année après année, jusqu’à ce qu’elle arrive au dernier, en 2005. Ce jour aurait coïncidé pour Madame Leonhard avec son 65e anniversaire et aurait marqué, avec un voyage à Paris, le début de sa joyeuse vie de retraitée. Dieu merci, il ne lui fallut pas attendre aussi longtemps : en 1979, elle réussit à fuir à l’Ouest en passant par la Hongrie. Cette histoire que je trouve belle et triste à la fois rend perceptible l’équilibre psychique caractéristique de ces milieux, entre envie de partir loin, volonté de changement et mélancolie. L’assimilation partielle de langages et postures artistiques modernes par une scène artistique non-conforme qui se développait en Saxe et en Thuringe mais aussi dans les coins reculés du Mecklembourg et du Brandebourg fut à l’origine d’un conflit interne à l’Allemagne de l’Est. Un conflit entre les artistes de la contre-culture et les tenants du « réalisme socialiste » leurs adversaires. On peut considérer qu’il s’agit là de la divergence centrale qui a opposé deux fronts artistiques, des années soixante-dix à la fin de la RDA.
10 Au niveau des artistes, cette opposition s’est traduite par une reprise de conceptions du métier prémodernes, voire antimodernes. Du côté de la production artistique officielle, le peintre jouit d’un statut qui rappelle, aux yeux de l’observateur, celui du « grand maître » conscient de son importance. Du côté de la contre-culture, on voit apparaître des figures artistiques décrites comme étant la transposition de profils sécessionnistes ou encore des types sociaux rappelant la bohème. Cependant, dans les deux camps, la référence à la modernité resta marquée historiquement, de sorte qu’on peut en l’occurrence parler d’un « parallélisme historiciste ». La fuite hors de la réalité de la RDA débouchait ainsi sur une fuite dans l’histoire. C’est dans ce réservoir qu’il s’agissait de puiser pour élaborer des modèles productifs en matière de style et de posture.
11 L’illustration de ce phénomène, on la trouve de façon exemplaire dans les conceptions qu’avaient du métier d’artiste des « artistes officiels » tels que Bernhard Heisig, Wolfgang Mattheuer et Werner Tübke – ces grands maîtres de Leipzig qui, avec le peintre de Halle Willi Sitte, formaient ce qu’on a appelé « La bande des quatre ». Pour beaucoup, ces peintres représentent justement l’exemple même de l’image anachronique de l’artiste élevé au rang de mythe. C’est pourquoi, après 1990, ils ont été traités en conséquence, parfois avec une hargne stupide, parfois avec acharnement dans la recherche de détails historiques insignifiants. On les a traités de « marionnettes », de « guignols » ou encore de satrapes du pouvoir qui cultivant, comme au XIXe siècle, le culte du génie dont ils arboraient les insignes et se posant, de façon ostentatoire, en derniers « grands maîtres » de la peinture.
12 La constitution en RDA d’un type d’artiste ayant un caractère officiel concerna aussi le côté adverse – celui de la bohème. Contrairement à ce qu’on a souvent affirmé hâtivement, les artistes de la contre-culture n’ont justement pas construit leurs modes de vie et élaboré leurs modèles artistiques de façon totalement dissociée du canon esthétique défini au niveau central et de la fonction afférente de l’artiste. Ils l’ont fait dans un état de constante tension avec ces normes. Cela est dû en partie au fait que, malgré les mesures répressives auxquelles, en tant « qu’ennemis de l’État » ils étaient en butte de la part du SED et de la Stasi, nombre de ces artistes restaient attachés à l’utopie au cœur du projet socialiste : on ne peut comprendre des artistes comme Carlfriedrich Claus, Jürgen Böttcher alias Strawalde ou encore A. R. Penck en dehors de cette référence au projet socialiste. Le parti pris de certains commissaires d’exposition de gommer toute référence à ce contexte spécifique pour privilégier une conception épurée de l’art n’en est que plus étonnant.
13 L’image de la société de niches [3] dans laquelle les artistes se seraient volontairement réfugiés fausse également la perspective. Les acteurs de la contre-culture ne se contentaient pas de rester dans les coulisses, ils étaient toujours à la recherche d’occasions pour s’infiltrer dans l’espace artistique de la culture officielle. Là où cela était possible ou pouvait le devenir, ils tentèrent de s’implanter dans les structures de l’Union des artistes, d’intervenir dans la programmation des lieux d’exposition officiels ainsi que dans les projets d’acquisitions des organisations de masse, et ce avec un succès croissant dans les années 1980.
14 De cette tension résulta une conception de l’art spécifique qui avait pour caractéristique de ne pas vouloir s’affranchir des contraintes extra-artistiques pour préserver l’autonomie de la sphère esthétique. L’idée d’un art autoréférentiel ne rencontra aucun écho chez ces artistes et n’eut aucun impact. Ce n’est pas tant un art ayant son principe en lui-même qu’ils pratiquèrent. Il s’agissait pour eux essentiellement d’obtenir davantage de degrés de liberté et d’afficher leur différence par rapport aux normes de l’État, en en bouleversant les symboles.
15 Peu d’artistes de la contre-culture cherchèrent à trouver leur propre voie au sein de l’art contemporain. Le peintre de Dresde A. R. Penck, dont on peut dire qu’il fut l’opposant majeur à cet art officiel procédant d’une conception moyenâgeuse de la culture, a joué un rôle à part dans la réintroduction de la modernité dans l’espace artistique est-allemand. Lorsque A. R. Penck manifesta son intention de prendre part activement au projet socialiste, les responsables politiques chargés de la culture se braquèrent et rejetèrent sans appel le projet. Penck ne vit plus alors d’autre possibilité que de poursuivre son travail dans l’« underground ». Cela dit, c’est par manque d’alternative que l’« underground » lui apparut comme l’espace obligé pour expérimenter son concept artistique. Si ce concept de « standart » [4] échoua, c’est que, de l’avis de Penck, à des formes artistiques novatrices, les responsables politiques préférèrent l’esthétique du XIXe siècle. L’erreur fondamentale, selon Penck, était d’être allé chercher dans la panoplie de la tradition et d’en avoir endossé les habits. Malgré (ou plutôt grâce à) ce rejet par le pouvoir, le travail de Penck représenta, jusqu’au passage de l’artiste à l’Ouest en 1980, un modèle en matière de réintroduction de la modernité dans l’espace artistique de la RDA.
16 Ce transfert de la modernité était partiel : centré sur la modernité classique et isolé de la modernité internationale de l’après-guerre, il était en effet amputé de moitié. C’est seulement au cours de la dernière décennie de l’existence de la RDA que les choses évoluèrent. Du fait de conditions politiques générales plus favorables, tout un substrat contre-culturel apparut dans diverses grandes villes de RDA. Dans certains quartiers délabrés de ces villes – par exemple dans le bientôt fameux district de Prenzlauer Berg à Berlin – se constituèrent des réseaux sociaux qui avaient leur propre logique. Ces artistes ne suivirent plus que leur propre « expérience intérieure ». Par ce « découplage », ils visaient fondamentalement à établir un nouveau champ d’action. Dans les années 1980, les représentants de la non-conformité les plus en pointe ne se déterminèrent plus par rapport au réalisme socialiste. Ils firent en sorte de se soustraire à cette forme de tension dont nous avons précédemment exposé la nature, en recourant systématiquement à un type d’ironie proche de l’ironie préromantique.
17 Dans les années 1980, la RDA offrit certes à la contre-culture des espaces de création élargis. Cependant ses acteurs se heurtèrent de plus en plus aux normes, aux valeurs et aux limites de l’État socialiste. L’antithèse historique entre la bohème et la bourgeoisie se reproduisit dans la phase post-totalitaire du régime est-allemand et ce à travers la confrontation entre la contre-culture artistique et un monde de valeurs incarné au plan symbolique par les nouvelles classes moyennes est-allemandes, surtout la nouvelle intelligentsia socialiste. La confrontation entre la bohème et la classe moyenne pilier de l’État – milieu dont est issue pour l’essentiel la contre-culture intellectuelle – pouvait apparaître de ce fait comme un conflit au sein d’une même famille.
18 Le renforcement des contrôles auquel procéda parallèlement la Sécurité d’État n’est pas le seul élément qui a conduit un grand nombre à perdre leur illusion quant aux possibilités de changements profonds dans le développement artistique. C’est surtout que l‘augmentation constante du « flux migratoire en direction de l’Ouest » eut pour effet de vider la scène alternative de sa substance. Le quartier de Prenzlauer Berg à Berlin servit de ce point de vue de « zone de transit ». On est frappé de voir comment, dans la logique de ce qu’ils étaient profondément, les acteurs de la contre-culture venus de Karl-Marx-Stadt, de Leipzig, de Dresde ou de Thuringe, déménagèrent d’abord à Berlin, avant de quitter la RDA, moyennant une demande de sortie de territoire, en contractant un mariage blanc ou par la fuite.
19 Le Prenzlauer Berg a été, dans la perception qu’on a pu en avoir, élevé au rang de lieu quasi mythique, avant que la chute du mur ne révèle que cette vision romantique de ce milieu n’était qu’un cliché manquant totalement de consistance. À l’intérieur d’une société vécue comme une pure caserne, la contre-culture artistique ne pouvait pas parvenir à se constituer en mouvement social et a bientôt atteint un seuil. L’exil vers l’Ouest qui s’est aggravé dans les années 1980 n’est pas le seul responsable de cette autolimitation. Ni non plus l’effet d’attraction qu’aurait eu le dérisoire appel à s’intégrer lancé aux anciens opposants par un régime à bout de souffle, peu avant qu’il n’implose, par l’intermédiaire des sections de l’Union des artistes et l’organisation de la jeunesse, la FDJ. Si la contre-culture ne sut pas exploiter les chances qui s’offraient à elles, c’est principalement parce que l’absence de communication critique au sein de ces milieux subculturels eut pour conséquence leur émiettement. Cela empêcha d’emblée les échanges au-delà de cercles très restreints. Certes, comme le dit Christoph Tannert, la pression à l’intérieur de chacune de ces petites cellules vivant en vase clos augmenta. Cependant l’impact sur l’ensemble de la société alla décroissant à partir du milieu des années quatre-vingt. Leur potentiel d’action fondit à tel point que, même aux yeux de la Stasi, la bohème ne fut plus considérée, vers la fin du régime, comme un adversaire sérieux ; tout au plus servit-elle encore à satisfaire l’obsession du fichage intégral.
20 Il est apparu rapidement qu’à vouloir se tenir de façon stricte à distance de l’État socialiste, la bohème avait développé une indifférence sociale vis-à-vis des préoccupations de l’ensemble de la société. De plus cette attitude radicale consistant à vouloir être son seul maître n’était pas exempte de déterminations extérieures, ne serait-ce que parce que ses modèles sociaux et ses formes symboliques étaient empruntés à un arsenal historiquement dépassé et qu’il n’existait pas de lien productif avec la modernité contemporaine à l’Ouest. Malgré ces restrictions, ces contre-cultures eurent pour règle principale la rupture avec le pouvoir. Même si les projets de vie alternatifs prenaient des formes symboliques forcément moins fécondes que les formes originales à l’Ouest, celles-ci allaient dans le même sens et visaient, dans leur principe, au même but. Contrairement à l’idée que la contre-culture est-allemande serait un phénomène exotique à replacer dans le contexte de la dissidence culturelle propre aux pays d’Europe de l’Est, c’est le transfert d’Ouest en Est qui fut pour la culture alternative de RDA l’élément déterminant.
21 Tant que le SED a réprimé les formes d’expression de la contre-culture, leur validité n’a fait que croître. Mais à partir du moment où les frontières entre la culture officielle et la contre-culture se sont déplacées, c’est-à-dire au fur et à mesure que, durant l’ère Honecker, une politique consensuelle se mettait en place, le sens de ce contre-projet culturel fut battu en brèche. Ce changement déboucha sur une crise d’identité dont la plus importante manifestation symbolique fut, dans un climat général dépressif, cette attente collective d’une autorisation de quitter le territoire.
22 Cette situation de conflit interne à l’Allemagne de l’Est, entre rébellion culturelle multiforme, conformisme et soumission à l’ordre légal et « art officiel » au service du pouvoir, a aujourd’hui encore des répercussions, car elle peut influer durablement sur les chances qu’ont les artistes sur le marché de l’art actuel. Même si le conflit larvé entre l’Est et l’Ouest s’atténue peu à peu, le débat autour de la question de la « vraie vie » dans la « fausse » RDA se poursuivra. Quelle dimension utopique le « projet RDA » avait-il ? Quelle valeur historique lui attribuer ? Autant de questions qu’on ne cesse de se poser rétrospectivement et qui restent un thème d’actualité, pas seulement pour les trois générations qui ont vécu le temps de son existence. La RDA reste un marqueur des biographies, y compris pour les générations nées après la chute du mur. Si pour ces dernières, l’approche est d’abord d’ordre familial, la question RDA ne manquera pas un jour de susciter un débat de société.
Notes
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[1]
Cf. Wolfgang Emmerich : Kleine Literaturgeschichte der DDR, Kiepenheuer, Leipzig, 1996.
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[2]
Cf. Charles S. Maier : Dissolution. The Crisis of Communism and the End of East Germany, Princeton University Press, 1977.
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[3]
En allemand « Nischengesellschaft ». Ce terme, dont la paternité revient à Günter Gauss, qui fut le premier représentant permanent de la RFA en RDA, désigne les espaces privés dans lesquels la parole est plus libre, par opposition à l’espace public. Cf. Günter Gaus, Wo Deutschland liegt. Eine Ortsbestimmung, Hambourg, Hofmann & Campe, 1983. (NDLT)
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[4]
Le terme de Standart est employé par A. R. Penck pour désigner le système de signes qu’il met au point dans ses œuvres à partir du milieu des années 1960. S’inspirant notamment des peintures rupestres, il cherche un langage pictural intelligible et reproductible par tout un chacun et aspire à une démocratisation de l’art. (NDLT)