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Article de revue

La place de la littérature de migration de langue allemande dans les écoles en Allemagne

Pages 202 à 214

Notes

  • [1]
    Édition allemande : Éric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim und die Blumen des Koran, trad. Annette et Paul Bäcker, Fischer, Francfort-sur-le-Main, 2004.
  • [2]
    Cette liste s’applique à différentes filières courtes du collège allemand (n.d.t.).
  • [3]
    Brigitte Schulte, Interkulturelles Lernen in Lesebüchern, Baltmannsweiler, Schneider, 2014.
  • [4]
    Marion Bönnighausen et Jochen Vogt (dir.), Literatur für die Schule : ein Werklexikon zum Deutschunterricht, Paderborn, UTB, 2014.
  • [5]
    Voir notamment Heidi Rösch, Migrationsliteratur im interkulturellen Kontext, Francfort-sur-le-Main, Verlag für interkulturelle Kommunikation, 1992.
  • [6]
    Kemal Kurt, Der Chinese von Schöneberg. Erzählungen und Fragmente, Berlin, Hitit 2000.
  • [7]
    Yoko Tawada, Überseezungen, Tübingen, Konkursbuch, 2002, p. 52.
  • [8]
    Comme on sait, l’allemand distingue « die Zunge », la langue, organe situé dans la bouche, et « die Sprache », le langage (n.d.t.).
  • [9]
    Barbara Agnese, Christine Ivanovic, Sandra Vlasta (dir.), Die Lücke im Sinn. Vergleichende Studien zu Yoko Tawada, Tübingen, Stauffenburg, 2014.
  • [10]
    Oliver, José F.A., austernfischer marinero vogelfrau, Berlin, Das arabische Buch, 1997, p. 8.
  • [11]
    Eko Fresh, Ekrem, album, 2011.
  • [12]
    Maria Brunner, « Weder einen Platz noch eine Feuerstelle haben » : Traurige Helden in der Migrationsliteratur von Franco Biondi, URL : http://www.fachportal-paedagogik.de/.
  • [13]
    Voir Heidi Rösch, « Mehrsprachige Kinderliteratur im Literaturunterricht », dans I. Gawlitzeket et B. Kümmerling-Meibauer (dir.), Mehrsprachigkeit und Kinderliteratur, Stuttgart, Fillibach bei Klett, 2013, p. 143-168.
  • [14]
    Cité d’après Christine Ivanovic, « Alte und Neue Weltliteratur. Zur Einführung in den Themenschwerpunkt “Weltliteratur heute” », dans Japanische Gesellschaft für Germanistik (dir.), Neue Beiträge zur Germanistik, 7 : 1, p. 157-166, ici p. 163.
  • [15]
    Aras Ören, Was will Nyazi in der Naunynstraße. Poem, Berlin, Rotbuch, 1973.
  • [16]
    Eko Fresh, op. cit.
  • [17]
    Werner Wintersteiner, Poetik der Verschiedenheit. Literatur, Bildung, Globalisierung, Klagenfurt/Celovec, Drava, 2006.
  • [18]
    Édouard Glissant, Poétique de la Relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 2005.
  • [19]
    Cité d’après Keiko Hamazaki, « Die neue Weltliteratur, Literatur der “anderen” Welt », dans Japanische Gesellschaft für Germanistik (dir.), Psycholinguistik heute/Weltliteratur heute, München, Iudicium, 2008, p. 210-223, ici p. 215.
  • [20]
    Cité d’après Wintersteiner, Poetik der Verschiedenheit, op. cit., p. 113.
  • [21]
    Ivanovic, op. cit., p. 162.
  • [22]
    Heidi Rösch, « Migrationsliteratur als neue Weltliteratur? », dans Sprachkunst. Beiträge zur Literaturwissenschaft. Zeitschrift der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1 : 35 (2004), p. 89-110.
  • [23]
    Cité d’après Ivanovic, op. cit., p. 160.
  • [24]
    Voir Ulf Abraham, Matthis Kepser, Literaturdidaktik Deutsch. Eine Einführung, Berlin, Erich Schmidt, 2005, p. 26.
  • [25]
    Voir Elisabeth K. Paefgen, « Textnahes Lesen : 6 Thesen aus didaktischer Perspektive », dans J. Belgrad et K. Fingerhut, (dir.), Textnahes Lesen. Annäherungen an Literatur im Unterricht, Baltmannsweiler, Schneider, 1997, p. 14-23.
  • [26]
    Voir Werner Wintersteiner, « Transkulturelle Literaturdidaktik », dans H. Rösch (dir.), Literarische Bildung im kompetenzorientierten Deutschunterricht, Freiburg, Fillibach, 2009, p. 33-48.
  • [27]
    Wladimir Kaminer, Russendisko. Erzählungen, Munich, Goldmann, 2000, p. 161-163.
  • [28]
    Herta Müller, Vater telefoniert mit den Fliegen, Munich, Hanser 2012, p. 139.
  • [29]
    « Le petit Jean », chanson aussi populaire en Allemagne que Frère Jacques (n.d.t.).
  • [30]
    José F.A. Oliver, Fremdenzimmer, Francfort-sur-le-Main, Weissbooks, 2015, p. 9-10.
  • [31]
    Ibid., p. 16.
  • [32]
    Heidi Rösch, « Interkulturelle Literaturdidaktik im Spannungsfeld von Differenz und Diskriminierung, Diversität und Hybridität », dans P. Josting et C. Röder (dir.), Das ist bestimmt was Kulturelles. Eigenes und Fremdes in Kinder- und Jugendmedien, Munich, kopaed, 2013, p. 21-32.
  • [33]
    Werner Wintersteiner, Transkulturelle literarische Bildung : Die Poetik der Verschiedenheit in der literaturdidaktischen Praxis, Innsbruck, Studien Verlag, 2006.
  • [34]
    Heidi Rösch, « Von der Migrations- zur postmigrantischen Literatur? Ansätze einer postmigrantischen Lesart », dans I. Pieper et T. Stark (dir.), Neue Formen des Poetischen. Didaktische Potenziale von Gegenwartsliteratur, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, sous presse.
  • [35]
    Voir Lothar Bredella, « Grundzüge einer interkulturellen Literaturdidaktik », dans I. Honnef-Becker (dir.), Dialoge zwischen den Kulturen. Interkulturelle Literatur und ihre Didaktik, 2007, p. 29-47, ici p. 39.
  • [36]
    Le Deutschland über alles (« l’Allemagne au-dessus de tout », première strophe traditionnelle de l’hymne allemand, qui n’est plus chantée aujourd’hui) est ici détourné de façon satirique par une prononciation à la turque. (n.d.t.).

1 Le livre Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran[1] d’Eric-Emmanuel Schmitt appartient à la littérature de migration dans la mesure où la migration en constitue le thème. Bien qu’il ne soit pas arabe, mais originaire d’Anatolie orientale, Monsieur Ibrahim est désigné comme « l’Arabe du coin », appellation emblématique pour la relation que la population entretient avec les immigrés. Il assume le rôle de père auprès du jeune juif Moïse, laissé à l’abandon par ses parents, et entreprend avec lui un voyage (au sens propre comme au sens figuré) vers ses racines islamiques, à l’issue duquel Moïse devient Momo, se convertit à l’islam et recueille l’héritage de Monsieur Ibrahim. Ainsi, un migrant est non seulement le héros de la nouvelle, mais devient un modèle pour au moins un jeune Français.

2 Dans ce qui suit, il sera question de la littérature de migration d’expression allemande, et de son utilisation dans l’enseignement secondaire en Allemagne. J’esquisserai d’abord, en m’appuyant sur des exemples concrets, le genre de la « littérature de migration (Migrationsliteratur) », à distinguer de la « littérature de migrants » (Migrantenliteratur), en le replaçant dans le contexte de la littérature mondiale. Puis je présenterai des réflexions de principe sur la didactique de la littérature migratoire, pour finir par quelques propositions concrètes pour leur application en classe.

Le canon littéraire (caché) du système scolaire allemand

3 Il n’existe pas en Allemagne de programme fixe de littérature dans les écoles. Dans le Bade-Wurtemberg, le dernier document publié, en 2005, fut une liste de recommandations. Cette Empfehlungsliste für die Haupt-, Werkreal- und Realschule[2] est divisée en dix rubriques thématiques et comporte, outre vingt-trois ouvrages « canoniques », quatorze titres de littérature contemporaine, parmi lesquels deux relèvent de la littérature de migration : Russendisco [sic ! en réalité : Russendisko], de Wladimir Kaminer, et Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, d’Eric-Emmanuel Schmitt, en traduction allemande. La liste de recommandations pour le lycée cite également Wladimir Kaminer, en l’occurrence son livre Schönhauser Allee. La rubrique « Littérature non germanophone en traduction allemande » comporte 140 titres en tout, dont quelques-uns apparaissent également dans la partie « littérature enfantine et de jeunesse », comme Les Voyages de Gulliver ou Le Petit Prince. Ce sont pour l’essentiel des auteurs comme Balzac, Gide, Camus, Sartre, Molière, Voltaire, Hugo etc., pour ne citer que les auteurs français, parmi lesquels on trouve également, par erreur, un auteur d’origine migratoire, Galsan Tschiang [sic ! en réalité : Tschinag], écrivant en allemand. En poésie, 61 auteurs sont cités dont un seul d’origine migratoire, José F. A. Oliver, fils de migrants andalous ayant grandi en Forêt noire, où il vit toujours, et membre très actif du monde littéraire. Retenons donc que la littérature de migration n’occupe jusqu’ici qu’une position marginale.

4 Les ouvrages de littérature de migration n’occupent pas non plus une place importante dans les manuels de littérature allemande, comme le montre l’étude de Brigitte Schulte sur « l’apprentissage interculturel dans les livres de lecture » [3]. Aussi le dictionnaire d’ouvrages pour l’enseignement de l’allemand, édité sous le titre « Littérature pour l’école », par Marion Bönnighausen et Jochen Vogt [4], s’avère-t-il d’autant plus précieux qu’il ménage une place adéquate aux ouvrages de littérature de migration.

Littérature de migration

5 Dès les années 1990, une distinction a été faite entre littérature de migrants et littérature de migration [5], même si ces concepts sont fréquemment utilisés comme des synonymes. La littérature de migrants fait référence à la littérature d’auteurs d’origine migratoire et donc à leur biographie de migrants, indépendamment du fait que leur littérature concerne ou non la migration. La littérature de migration, elle, se définit non pas par rapport à la biographie des auteurs, mais en fonction du contenu concret de chaque ouvrage traitant de la migration. Il se peut par conséquent qu’un auteur, avec ou sans origine migratoire, ne rédige qu’un seul texte appartenant à la littérature de migration, tandis que ses autres œuvres ne relèvent pas de cette catégorie. On peut citer comme exemple les premiers films de Rainer Werner Fassbinder Katzelmacher (Le Bouc, 1969) et Angst essen Seele auf (Tous les autres s’appellent Ali, 1974), ou encore Rapport pour une académie de Franz Kafka (1917) qui relate une migration brutalement imposée et ses effets sur le migrant forcé. La littérature de migration ne désigne donc pas nécessairement l’ensemble de l’œuvre d’un auteur.

6 Dans la recherche sur la littérature de migration domine l’étude d’auteurs d’origine migratoire, ce qui crée une intersection où se superposent la littérature de migrants et la littérature de migration, renforçant l’usage synonymique signalé plus haut. Il serait plus correct (y compris dans mes propres recherches) de parler systématiquement de « littératures de migration écrites par des auteurs d’origine migratoire », ce qui permettrait aussi de mettre en relief la spécificité de ces auteurs à l’intérieur du genre de la littérature de migration.

7 Les œuvres relevant de la littérature de migration reflètent les appartenances et les classifications dans une optique double, oscillatoire, comme c’est le cas dans la nouvelle Le Chinois de Schöneberg de Kemal Kurt [6]. Le narrateur, non identifié par rapport à d’éventuelles origines migratoires, y observe un Asiatique qu’il qualifie de « Chinois ». Sur le plan réaliste, celui-ci traîne dans des bistros, fait du travail social et crie la nuit par la fenêtre, jusqu’au moment où il disparaît. Sur le plan imaginaire, le narrateur construit pour « son Chinois » différentes biographies liées à la migration, jusqu’à ce que celui-ci lui apparaisse en rêve et lui déclare : « Ton récit en dit plus sur toi que sur moi […] Qui de nous deux est “le Chinois de Schöneberg” ? ». Ce récit décrit concrètement la construction de la figure de l’étranger, et renvoie implicitement à la lâcheté qui empêche un contact direct avec celui qui crie par la fenêtre.

Plurilinguisme dans la littérature de migration

8 Les œuvres de la littérature de migration jouent avec la/les langue(s), comme on l’observe chez Yoko Tawada, qui aborde la langue allemande du point de vue de l’étranger, considérant non seulement la langue mais ses effets. Dans le bref texte en prose intitulé « Wolkenkarte » (« La Carte des nuages »), la narratrice, se trouvant dans un supermarché suisse, ne comprend pas de quelle carte elle a besoin ; interrogée sur un « vélo » (ce qui en japonais s’entend comme le mot « langue »), elle se perd dans des réflexions sur le fait qu’elle n’a visiblement pas la bonne langue « qu’il faut avoir pour être d’ici », « car ma langue ne peut pas prononcer les mots comme la langue des autochtones » [7]. Yoko Tawada envisage la langue allemande de l’extérieur, la tourne et la retourne souvent en s’appuyant sur le japonais, créant par là un regard différent non seulement sur la langue, mais aussi sur la manière de se comporter avec des personnes parlant l’allemand comme langue étrangère ou comme langue seconde. Elle transforme des mots comme « Übersetzungen » (traductions) en « Überseezungen » (langues venues d’outre-mer), pour citer le titre du recueil de petits textes en prose d’où provient « La Carte des nuages ». Elle crée ainsi un néologisme qui renvoie à un monde au-delà de la mer (à d’anciennes colonies) et à d’autres « langues » [8], c’est-à-dire des idiomes, variétés, registres, accents. Selon moi, il en résulte moins une « faille dans le sens » [9] qu’une approche de la langue et de la société dans la perspective d’une société de la migration.

José F.A. Oliver
wassersprache
la mar machte
   kindsmäuler lachen
el mar war
   schambleiche trauer
der väter
dem meermann
   die meerin
 
langue d’eau
la mar faisait
rire les bouilles d’enfants
el mar était
deuil pâle de honte
des pères
à l’homme du mer
la mer

9 Le poème « wassersprache » (« langue d’eau ») [10], de Jose F. A. Oliver (voir encadré ci-dessus) mêle l’allemand et l’espagnol et incite à réfléchir sur la catégorie de genre (gender), qui est ici étroitement liée à des formes langagières : c’est le cas du genre linguistique avec les mots « la mar » et « el mar », dont la traduction en allemand incite à la réflexion, ou par la création du mot « die meerin » (pour éviter le mot « Meer(jung)frau », la sirène, mais littéralement la « vierge de la mer »), associée à l’« homme de la mer », susceptible de soulever la question de savoir s’il s’agit d’un rapport d’infériorité, de supériorité ou d’égalité. Le fait que José Oliver ait dédié ce poème à sa mère incite à repenser l’approche intégrée des relations entre hommes et femmes à partir d’un point de vue d’enfant.

Eko Fresh: Türken Slang
Der Türkenslang, lan, bring mir bei
„Hallo, ich will Tee“ heißt „Selam, bring mir çay“
Diesen Slang sprechen alle in der Stadt (...)
Der Türsteher denkt: „Den lass ich nicht rein!“
Jedes Jahr in der Heimat, was mein Sparschwein köpft
Ein Bastard ist ein piç und ein Arsch heißt göt
Für unsere Movies gibt es keine Synchronisation auf Deutsch
Deswegen übersetz ich den Insider shit für euch
TRT INT die Bärte sind getrimmt
En büyük king, zeigen wir Frau Merkel wer wir sind (…)
Refrain:
Unsere Eltern waren Gastarbeiter
Jetzt machen wir den Job hier als Hustler weiter
Für Deutsche sind wir Türken / Für Türken sind wir Deutsche
Deshalb sag’ ich euch, was die Wörter so bedeuten
Wir werden oft als Asoziale betitelt
Haben unsere eigene Sprache entwickelt
Nenn es Straßendeutsch oder Türkenslang
Ich mach’ mehr für die Völkerverständigung ... als ihr
 
Eko Fresh : slang turc
Le slang turc, lan, apprends-moi
« Salut, je veux du thé » se dit « selam, apporte-moi du çay »
Ce slang, tous le parlent en ville […]
Le videur pense : « Lui, il n’entre pas ! »
Chaque année, au pays, ma tirelire décapitée
Un bâtard est un piç et un connard s’appelle göt
Pour nos films il n’y a pas de synchronisation allemande
C’est pour ça que je traduis pour vous la merde d’initié
TRT INT les barbes sont taillées
En büyük king, on va montrer à Madame Merkel qui on est […]
 
Refrain :
Nos parents étaient des travailleurs immigrés
Nous on continue le boulot comme tapin
Pour les Allemands on est des Turcs/Pour les Turcs on est des Allemands
C’est pour ça que je vous dis ce que les mots veulent dire
Nous sommes souvent traités d’asociaux
Nous avons créé notre propre langue
Appelle-la l’allemand des rues ou slang turc
J’en fais plus que vous pour la compréhension entre les peuples

10 Le morceau de rap « TürkenSlang » [11] d’Eko Fresh (voir ci-dessus) comporte de l’allemand, de l’anglais et du turc. En ce qui concerne le turc, il est frappant de constater qu’à côté d’un lexique élaboré (dans le champ de la nourriture), il utilise des expressions ordurières tournant autour de mots comme « bâtard/piç » et « connard/göt ». Ces expressions sont des associations d’idées venues en réaction à un « videur, qui pense : “celui-là, il n’entre pas !” », évoquant ainsi les expériences de discrimination propres aux migrants. S’y ajoute la double exclusion « Pour les Allemands nous sommes des Turcs/Pour les Turcs nous sommes des Allemands », que le sujet énonce dans le refrain comme raison pour la création « de notre propre langue ». Cet « allemand des rues ou slang turc » (comme il est dit dans le refrain) renvoie au fait qu’il s’agit d’une langue allemande née dans la rue, variété langagière non standardisée développée par des Turcs comme par d’autres groupes discriminés. En dépit de cette force créatrice, ces artistes sont qualifiés d’« asociaux », comme l’évoque le moi lyrique du poème, tout en signalant avec une certaine assurance que ce langage spécifique contribue à la « compréhension entre les peuples ». Cette assurance indique que la littérature de migration ne produit nullement « de tristes héros », comme Maria Brunner tente de le démontrer pour la littérature de Franco Biondi [12]. Dans cet exemple, comme dans les livres de Franco Biondi, s’articule une critique de l’attitude dominatrice de la société majoritaire, qui n’est pas prête à reconnaître les mérites des migrants.

11 Il y a donc un apport à la fois critique et constructif de la littérature de migration qui réside dans la relation consciente à la langue (aux langues), se traduisant par des écritures plurilingues dans la poésie, mais aussi dans la littérature de jeunesse [13].

La littérature de migration comme (nouvelle) littérature mondiale

12 La littérature de migration fait partie de la (nouvelle) littérature mondiale. Elke Sturm-Trigonakis établit trois critères distinctifs pour l’appartenance à la littérature mondiale : a) le bi- ou plurilinguisme, b) le thème de la transgression, c) l’attention portée aux niveaux régional et local [14]. Ce dernier critère ne caractérise certes pas uniquement la littérature de migration, mais y est tout particulièrement souligné : le titre et l’action du livre Que cherche Niyazi dans la rue Nauny, d’Aras Ören [15], l’une des premières œuvres ayant pris pour thème les travailleurs immigrés turcs du siècle dernier, ou bien le morceau de rap Köln Kalk Ehrenmord (Crime d’honneur à Cologne Kalk) d’Eko Fresh [16], écrit presque quarante ans plus tard, montrent que ce genre d’ouvrages sont ancrés au niveau régional tout en parlant de la société de migration, portant ainsi un regard pertinent sur le monde globalisé.

13 La transgression se réfère au franchissement des frontières (nationales, sociales, ethniques, de genre, de langues, etc.). C’est donc non seulement un thème, mais également un moyen stylistique propre à la littérature de migration, transgressant également les frontières des traditions littéraires, ainsi lorsque Aras Ören transpose la poésie orientale dans le contexte de la migration de travail. Werner Wintersteiner désigne « les œuvres qui échappent aux catégories nationales » et se focalisent sur « l’entre-deux » sous le terme de « poétique de la différence » [17]. S’appuyant sur le concept de « poétique de la relation » d’Édouard Glissant [18], il crée ainsi une conception élargie de la littérature, qui met en scène des mondes fragmentés, en renonçant à définir l’identité humaine par rapport à l’origine ethnique. Homi Bhabha qualifie la littérature mondiale (sans l’épithète « nouvelle ») de transnationale, quand elle relate des histoires des confins du monde et prend pour thème non pas l’universalisme de la culture, mais l’expérience « de la folie des dé-placements sociaux et culturels » [19]. Il rappelle que « dans le passé, la transmission de traditions nationales était le thème principal de la littérature mondiale », tandis que « nous acceptons peut-être aujourd’hui l’idée que des histoires transnationales de migrants, de colonisés et de réfugiés politiques – ces espaces frontaliers – puissent être les domaines de la littérature mondiale » [20]. Cette évolution fait passer au premier plan la littérature d’anciens colonisés et valorise la littérature de migration et de migrants à l’intérieur de la conception d’une nouvelle littérature mondiale. À mon avis, cette idée est tout à fait compatible avec le vieux concept goethéen de littérature mondiale. Il est vrai que le « concept de l’ancienne littérature mondiale » conforte « l’hégémonie occidentale » [21] et court le danger de dégénérer en sentence idéologique en faveur d’une « grande littérature » mondiale qui exclurait les littératures divergentes. Cependant, le concept goethéen de littérature mondiale garde aujourd’hui toute son actualité dans la mesure où il renvoie à l’échange littéraire et culturel entre les nations, réclame la coopération sociétale à l’échelle mondiale, propage l’utopie d’une tolérance inter-nationale et formule une exigence philosophico-esthétique à l’échelle mondiale. Cette dernière exigence n’est légitime qu’à condition d’y englober les littératures qui étaient jusqu’à présent marginalisées et discriminées et de promouvoir des manifestations philosophico-esthétiques sous le signe de la « poétique de la diversité », selon le terme donné par Werner Wintersteiner à cette littérature [22]. Car selon Jacques Derrida, la littérature mondiale actuelle, en s’affranchissant délibérément de ses propres racines et de ses limites historiques, géographiques et nationales, devrait devenir une source de savoirs pour rendre possible et nécessaire une universalisation effective [23].

Didactique de la littérature de migration

14 Lire des textes littéraires implique de s’appuyer sur les spécificités de la littérature et de ses usages [24]. Qui dit texte littéraire dit fiction et imagination, autoréférence et intertextualité (c’est-à-dire faisant référence à lui-mêmes ou à d’autres médias), multiplicité d’interprétations, connotations (c’est-à-dire suscitant des sens secondaires d’ordre individuel et émotionnel), distanciation esthétique, discours à visée non pragmatique (c’est-à-dire détaché d’un but immédiat). Dans le cadre de l’enseignement, il s’agit donc d’amener les élèves à imaginer, à interpréter, à travailler sur les distanciations, à se saisir du discours à visée non pragmatique et, ajouterai-je pour la littérature de migration, à découvrir dans l’œuvre des références à la société migratoire.

15 Pour travailler avec ces œuvres en cours, on peut aussi bien partir du texte que du lecteur : une lecture en suivant de près le texte (textnahes Lesen[25]) encourage la déconstruction de rapports de domination dans le texte et dans sa réception, tandis que les activités de production amènent à se confronter avec les effets d’étrangeté que suscite (ou peut susciter) ce type de textes et à se glisser, comme lecteur, dans un rôle ethnique.

16 Dans les cours d’allemand langue étrangère (DaF) et d’allemand langue seconde (DaZ), les œuvres de la littérature de migration offrent un cadre privilégié pour réfléchir sur la langue et sur la grammaire, étant donné que ces auteurs considèrent la langue allemande comme une langue étrangère, traitent du rapport de domination entre locuteurs natifs et étrangers et établissent des relations entre les langues. À cela s’ajoutent les aspects civilisationnels, qu’il ne faudrait pas limiter à la vie des migrants en Allemagne, mais qui devraient tenter de cerner également la manière dont les textes parlent de la migration, de la pluriethnicité etc. pour s’intéresser ainsi à la teneur interculturelle du texte. Pour faire apparaître leur point de vue et leur situation spécifiques au sein de la littérature et de la société allemandes, il convient d’opérer, en particulier à l’étranger, un transfert sur le pays des apprenants et de sa littérature et de traiter le sujet de la migration comme un phénomène mondial. Il est capital de faire comprendre la littérature, et tout spécialement la littérature de migration, dans sa dimension de passeur de frontières, non seulement au niveau de la relation du lecteur au texte, c’est-à-dire de la réception, mais aussi comme une dimension qui conditionne la production même du texte. S’il est du ressort des études littéraires d’analyser cette dimension, il appartient à la didactique littéraire de la rendre perceptible en cours [26].

17 Il est fondamental que la littérature soit lue de façon littéraire, c'est-à-dire que la distinction soit faite entre le niveau figuré et le niveau objectif et que la pluralité des interprétations soit prise en compte. Ce faisant, il ne s’agit nullement de concevoir des cours de littérature pour les jeunes migrants, mais des cours tenant compte de la société migratoire et donc des défis de la globalisation.

Exemples d’utilisation de la littérature de migration en cours

Wladimir Kaminer: Die neuen Jobs
 
Das Jahrtausend ist um. Ein guter Grund für einen Neuan-fang, die gesamte Menschheit sehnt sich nach Veränderung. Viele unserer Bekannten begeben sich bereits jetzt auf die Suche nach einer neuen Wohnung, nach neuen Freunden, neuen Jobs. Der Motz-Verkäufer Martin hat schon eine richtige Karriere gemacht. (...)
Unsere Freundin Lena, die mit ihrem Job als Aerobiclehrerin total unzufrieden war, machte eine Umschulung zur Grafikdesignerin. Nachdem sie fleißig zahllose Bewer-bungen geschrieben hatte, meldete sich eine Firma und bestellte Lena zu einem Vorstellungsgespräch. (…)
Ich hatte neulich auch einen interessanten Job: „Wir suchen einen russischen Sprecher, der uns zehn Wörter auf Russisch sagen kann, dafür gibt es DM 100,-.“ (…)
Es war ein amüsanter Job. Der Aufnahmeleiter versprach mir, mich beim nächsten Gerät wieder zu engagieren. Es wird sich um eine sprechende Akupunkturmaschine handeln, die unter anderem Russisch mit einem leichten chinesischen Akzent sprechen soll. Obwohl der Termin noch nicht feststeht, konnte ich den neuen Text schon zum Üben mit nach Hause nehmen. In der U-Bahn las ich ihn. Bereits der erste Satz begeisterte mich: „Alles wird uns gelingen!“ sagt die Maschine.
 
Wladimir Kaminer : Les nouveaux boulots
Le millénaire est fini. Bonne raison pour un nouveau départ, toute l’humanité a envie de changement. Beaucoup de nos relations sont déjà en quête d’un nouvel appartement, de nouveaux amis, de nouveaux boulots. Martin, le vendeur du Motz, est en passe de faire une belle carrière. […]
Notre amie Lena, très mécontente de son boulot de prof d’aérobic, a suivi un cours de reconversion comme graphiste. Après avoir écrit avec application d’innombrables candidatures, elle a été convoquée par une entreprise pour un entretien. […]
Moi aussi j’ai eu un boulot intéressant l’autre jour : « Nous cherchons un russophone qui puisse nous dire dix mots en russe, cela rapporte 100 deutschmarks » […]
C’était un boulot amusant. Le chef du personnel m’a promis de me réengager pour le prochain appareil. Ce sera une machine à acuponcture parlante, qui, entre autres, devra parler russe avec un léger accent chinois. Bien que la date ne soit pas encore fixée, j’ai pu emporter le nouveau texte à la maison pour m’exercer. Dès la première phrase j’ai été emballé : « Tout nous réussira ! » dit la machine.

18 La satire Les nouveaux boulots[27] (voir ci-dessus) parle de Martin, vendeur du journal des SDF berlinois Motz, qui devient contrôleur de tickets de transports, de Lena, qui se met des faux-cils avec une mauvaise colle pour un entretien d’embauche et demeure sans travail, et du narrateur, qui trouve un boulot de speaker parce qu’il n’est pas germanophone et prononce des phrases banales sur bande magnétique.

19 En cours, on lira ensemble les trois premières phrases, puis on constituera des groupes pour étudier respectivement le passage sur Martin, sur Lena et sur le narrateur. On s’appuiera sur des questions telles que : Quel boulot avaient les personnages au départ, lequel ont-ils ensuite ? Le nouveau boulot est-il bon, meilleur que l’ancien ?

20 La comparaison montrera que les deux hommes trouvent un travail, mais pas Lena – en dépit de ses différentes formations. Lors de l’entretien, elle mise sur son aspect extérieur, ce qui lui porte préjudice. Le problème des faux-cils est traité de manière satirique, il se prête aussi éventuellement à une interprétation sexiste. Le narrateur est réduit à sa langue russe, et c’est fort lucratif. Ici, la satire repose sur la description du contexte et non du comportement du personnage. Martin est le seul à obtenir un véritable travail donnant droit à la sécurité sociale, comme contrôleur de tickets. C’est ce qui est évoqué brièvement au début du récit. La satire réside ici dans la description des formules toutes faites qu’il débite pour vendre son journal, qui se transforment ensuite en annonces de contrôleur. Il énerve tout le monde, et pourtant il obtient un boulot. Pourquoi ? Serait-ce un Allemand sans origine migratoire ? Le débat sur cette question permet d’aborder le rapport de domination entre autochtones et immigrés.

21 On lira ensemble le dernier paragraphe. L’une des consignes pourrait être : Établissez une relation entre le titre du texte et la phrase « Tout nous réussira ». Qui représente « Nous » ? Qui réussira à quoi (dans la société migratoire) et pourquoi ? Quel rôle joue la langue russe – d’autres langues migratoires sont-elles envisageables ? Traduisez la phrase dans votre langue. L’effet est-il le même qu’en allemand ? Pourquoi est-ce une machine qui prononce cette phrase ?

22 Pour finir on pourra traiter de la biographie et de l’œuvre de l’auteur (éventuellement en utilisant le film tiré de son bestseller Russendisko de 2012).

23 Le procédé qui consiste à découper le texte en séquences à analyser successivement convient pour toutes les formes de prose, mais surtout pour les formes longues. L’intérêt n’est pas de réduire la quantité de lecture, mais de se focaliser sur les ressorts de l’action, les personnages, éventuellement les lieux ou d’autres éléments de l’œuvre qui doivent être analysés dans le cours.

1 x au train il y a 20 ans
ouverture des portes
monter
partir
surtout pas d’adieux
ils se firent signe 2 x
avec des regards qui
ne devaient pas montrer
qu’ils se connaissent.

24 Ce poème (voir encadré ci-dessus et suivant) qui utilise une image en guise de titre, écrit par Herta Müller [28], Prix Nobel de littérature, peut être proposé aux élèves comme support d’un jeu d’associations. Les élèves discuteront sur le thème du texte ; il n’est pas nécessaire de tomber tous d’accord sur le même thème, mais il importe que celui-ci s’appuie de près sur le texte et que soit prise en compte la forme choisie, l’écriture avec des coupures de journaux. Par la suite, les élèves pourront donner un titre au poème ou paraphraser le titre imagé.

25 Cette forme est une véritable incitation à produire des poèmes selon un procédé analogue, puis à les présenter et à parler de leur genèse. Comment choisit-on les mots, la taille et la forme des coupures etc. ? Quel est l’effet produit ? Il est intéressant de voir si les élèves reprennent seulement la forme, ou aussi le thème (la fuite ?) du texte. Par cette façon très libre d’aborder le poème, il se peut que le contexte de la société migratoire soit marginalisé. Pour l’éviter, il sera intéressant, après la phase d’expression subjective, de revenir à un examen précis du poème en posant par exemple cette question : Pourquoi le dernier mot est-il si pâle ? Quel rapport y a-t-il entre 1 x et 2 x ? Qui est « ils » dans le poème ? Y a-t-il d’autres personnes ? Pourquoi sont-elles (ne sont-elles pas) nommées ?

José F.A. Oliver: Zwei Mütter
Wie ich in der deutschen Sprache
Kindheit war das ungefährdete Glück, mit zwei Müttern groß zu werden. Die leibliche, die sich bevor sie unse-rem Vater von Andalusien aus folgte, um in Deutschland Arbeit zu finden, ferntrauen lassen musste und die uns ihre Weisen sang. (…) „Un barquito chiquitito – ein klitzekleines Schiffchen…“ (…) Die andere, Emma Viktoria, die weder meine Geschwister noch ich jemals „Mutter“ riefen, war diejenige, die schon im Schwarz-wald lebte, die unserer Familie Zuflucht wurde im Unbekannten und Vertraute in der Fremde und die auch gerne sang, so dass uns weiter Lieder wurden. „Hänschen klein…“. (…)
Für jedes Bedürfnis hatte ich eine Mutter. Für die Nestwärme die andalusische. Für das Rückgrat auf der Straße die alemannische. Dort war vor allem der Kampf um Sprache und Emma Viktoria als Verbündete, wenn es darum ging, so sein zu dürfen wie die andere. (…)
 
José F. A. Oliver : Deux mères. Comment je suis arrivé dans la langue allemande.L’enfance, c’était le bonheur sans péril de grandir avec deux mères. La mère de sang, qui avait dû se marier à distance avant de suivre notre père d’Andalousie en Allemagne pour y trouver du travail, et qui nous chantait ses chansons. […] « Un barquito chiquitito – un tout petit bateau… » […]. L’autre, Emma Viktoria, que ni mes frères et sœurs ni moi n’avons jamais appelée « Maman », c’était celle qui vivait déjà en Forêt noire, et qui fut un refuge dans l’inconnu pour notre famille et une intime dans le pays étranger, et qui aimait chanter elle aussi, si bien que nous eûmes d’autres chansons. « Hänschen klein… »[29] . […]Pour chacun de mes besoins, j’avais une mère. Pour la chaleur du nid, l’andalouse. Pour le cran dans la rue, l’alémanique. Là, c’était surtout la lutte pour la langue, et Emma Viktoria était l’alliée quand il s’agissait d’avoir le droit d’être comme les autres. […]

26 L’essai Deux mères, Comment je suis arrivé dans la langue allemande de José F. A. Oliver [30] est un récit autobiographique de trente-quatre pages sur un enfant de migrants qui grandit en Allemagne dans les années 1960. Il montre clairement à quel point l’acquisition d’une langue est liée aux relations avec les personnes du monde environnant. Le petit garçon grandit dans deux mondes différents qui ne sont pas hostiles l’un à l’autre, mais entre lesquels il commence à servir d’intermédiaire pour lui-même et pour sa mère.

27 Après lecture du texte (éventuellement découpé en petits passages), son contenu sera reconstruit. Le point de départ sera cette assertion : « J’ai grandi dans une maison qui avait deux étages. Au premier étage on parlait alémanique, donc presque allemand, et au deuxième andalou, donc presque espagnol. » [31]. Les élèves reconstruiront la part alémanique et la part andalouse et tomberont très vite sur des points de convergence, beaucoup plus fréquents dans le texte que les points de divergence.

28 Selon la composition du groupe, on pourra établir des liens avec l’enfance des élèves et fixer par écrit des expériences analogues (comme le mot myrtilles, que le petit garçon ne parvient pas à traduire en espagnol). On pourra compter les variétés langagières apparaissant dans le texte (deux, ou quatre, ou cinq) et les mettre en relation avec la langue d’écriture (l’allemand standard). Cela conduira à la question du plurilinguisme (du monde réel), qui joue un rôle central non seulement dans ce texte, mais aussi dans le poème de José Oliver cité plus haut, dans lequel l’auteur joue avec le genre grammatical, biologique et social. On pourra se référer d’abord à la couverture du recueil, sur laquelle on voit un coucou de Forêt noire et un taureau andalou dans une telle correspondance de couleurs qu’ils semblent former une unité, pour demander aux élèves de dessiner leur propre logo de l’Allemagne, dont certains ne seront sûrement pas aussi idylliques.

Perspectives

29 La littérature de migration a été longtemps considérée dans le cadre de la « didactique littéraire interculturelle » [32] ou de l’« éducation littéraire transculturelle » [33]. À présent, l’accent est mis davantage sur les aspects migratoires ou postmigratoires de cette littérature et de sa didactique [34]. Selon l’acception de l’interculturalité qu’on peut avoir, il n’y a pas là de contradiction. Ce qui est fondamental, aussi bien dans le travail d’analyse que dans la didactique de la littérature de migration, c’est que l’interculturalité ne soit pas conçue comme un va-et-vient entre soi et l’étranger, entre une perspective interne et externe. Cela s’applique également au concept de coordination des perspectives proposé par Lothar Bredella, qui fait la distinction entre perspective externe et interne, en partant de l’idée que la compréhension de l’étranger (perspective externe sur la culture étrangère) favorise l’empathie par l’occultation de nos propres critères de jugement et l’acceptation provisoire du point de vue de l’autre. Adopter une perspective interne (de l’intérieur de cette culture étrangère) permettrait au contraire une compréhension interculturelle qui déboucherait sur la sympathie lorsque nos propres critères de jugement ne sont plus occultés. Par cette coordination des perspectives, l’empathie peut se transformer en sympathie, et la compréhension de l’étranger peut devenir une compréhension interculturelle [35]. Or, ce mode d’approche pose problème par sa conception dichotomique de la réception des œuvres littéraires selon une perspective interne ou externe, car il véhicule l’idée selon laquelle la « compréhension de l’étranger » serait possible sans une réflexion critique sur notre propre identité, qui est souvent inconsciemment à l’origine de notre perception, et que la compréhension interculturelle serait identique à une attitude de sympathie envers l’étranger.

30 Changer d’optique, c’est mener une réflexion sur notre point de vue souvent inconscient (par exemple quand des germanistes réagissent par l’agacement ou par des attitudes de rejet face à des traditions littéraires qui leur sont étrangères) et chercher une perspective alternative (issue de la littérature comparée, de la littérature générale, de la didactique littéraire, des philologies correspondant aux diverses traditions littéraires, d’approches issues du domaine des études culturelles, postcoloniales, etc.). Selon moi, ce changement d’optique implique de porter un regard différent sur la migration, propre à ouvrir la voie à une société de migration où il ferait bon vivre pour tous ses membres. La littérature de migration y apporte une contribution essentielle – en particulier grâce à des textes satiriques chantant les mérites de Dütschlünd, Dütschlünd übür üllüs[36], comme le faisait Osman Engin dès les années 1990.

Bibliographie

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Édition allemande : Éric-Emmanuel Schmitt, Monsieur Ibrahim und die Blumen des Koran, trad. Annette et Paul Bäcker, Fischer, Francfort-sur-le-Main, 2004.
  • [2]
    Cette liste s’applique à différentes filières courtes du collège allemand (n.d.t.).
  • [3]
    Brigitte Schulte, Interkulturelles Lernen in Lesebüchern, Baltmannsweiler, Schneider, 2014.
  • [4]
    Marion Bönnighausen et Jochen Vogt (dir.), Literatur für die Schule : ein Werklexikon zum Deutschunterricht, Paderborn, UTB, 2014.
  • [5]
    Voir notamment Heidi Rösch, Migrationsliteratur im interkulturellen Kontext, Francfort-sur-le-Main, Verlag für interkulturelle Kommunikation, 1992.
  • [6]
    Kemal Kurt, Der Chinese von Schöneberg. Erzählungen und Fragmente, Berlin, Hitit 2000.
  • [7]
    Yoko Tawada, Überseezungen, Tübingen, Konkursbuch, 2002, p. 52.
  • [8]
    Comme on sait, l’allemand distingue « die Zunge », la langue, organe situé dans la bouche, et « die Sprache », le langage (n.d.t.).
  • [9]
    Barbara Agnese, Christine Ivanovic, Sandra Vlasta (dir.), Die Lücke im Sinn. Vergleichende Studien zu Yoko Tawada, Tübingen, Stauffenburg, 2014.
  • [10]
    Oliver, José F.A., austernfischer marinero vogelfrau, Berlin, Das arabische Buch, 1997, p. 8.
  • [11]
    Eko Fresh, Ekrem, album, 2011.
  • [12]
    Maria Brunner, « Weder einen Platz noch eine Feuerstelle haben » : Traurige Helden in der Migrationsliteratur von Franco Biondi, URL : http://www.fachportal-paedagogik.de/.
  • [13]
    Voir Heidi Rösch, « Mehrsprachige Kinderliteratur im Literaturunterricht », dans I. Gawlitzeket et B. Kümmerling-Meibauer (dir.), Mehrsprachigkeit und Kinderliteratur, Stuttgart, Fillibach bei Klett, 2013, p. 143-168.
  • [14]
    Cité d’après Christine Ivanovic, « Alte und Neue Weltliteratur. Zur Einführung in den Themenschwerpunkt “Weltliteratur heute” », dans Japanische Gesellschaft für Germanistik (dir.), Neue Beiträge zur Germanistik, 7 : 1, p. 157-166, ici p. 163.
  • [15]
    Aras Ören, Was will Nyazi in der Naunynstraße. Poem, Berlin, Rotbuch, 1973.
  • [16]
    Eko Fresh, op. cit.
  • [17]
    Werner Wintersteiner, Poetik der Verschiedenheit. Literatur, Bildung, Globalisierung, Klagenfurt/Celovec, Drava, 2006.
  • [18]
    Édouard Glissant, Poétique de la Relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 2005.
  • [19]
    Cité d’après Keiko Hamazaki, « Die neue Weltliteratur, Literatur der “anderen” Welt », dans Japanische Gesellschaft für Germanistik (dir.), Psycholinguistik heute/Weltliteratur heute, München, Iudicium, 2008, p. 210-223, ici p. 215.
  • [20]
    Cité d’après Wintersteiner, Poetik der Verschiedenheit, op. cit., p. 113.
  • [21]
    Ivanovic, op. cit., p. 162.
  • [22]
    Heidi Rösch, « Migrationsliteratur als neue Weltliteratur? », dans Sprachkunst. Beiträge zur Literaturwissenschaft. Zeitschrift der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1 : 35 (2004), p. 89-110.
  • [23]
    Cité d’après Ivanovic, op. cit., p. 160.
  • [24]
    Voir Ulf Abraham, Matthis Kepser, Literaturdidaktik Deutsch. Eine Einführung, Berlin, Erich Schmidt, 2005, p. 26.
  • [25]
    Voir Elisabeth K. Paefgen, « Textnahes Lesen : 6 Thesen aus didaktischer Perspektive », dans J. Belgrad et K. Fingerhut, (dir.), Textnahes Lesen. Annäherungen an Literatur im Unterricht, Baltmannsweiler, Schneider, 1997, p. 14-23.
  • [26]
    Voir Werner Wintersteiner, « Transkulturelle Literaturdidaktik », dans H. Rösch (dir.), Literarische Bildung im kompetenzorientierten Deutschunterricht, Freiburg, Fillibach, 2009, p. 33-48.
  • [27]
    Wladimir Kaminer, Russendisko. Erzählungen, Munich, Goldmann, 2000, p. 161-163.
  • [28]
    Herta Müller, Vater telefoniert mit den Fliegen, Munich, Hanser 2012, p. 139.
  • [29]
    « Le petit Jean », chanson aussi populaire en Allemagne que Frère Jacques (n.d.t.).
  • [30]
    José F.A. Oliver, Fremdenzimmer, Francfort-sur-le-Main, Weissbooks, 2015, p. 9-10.
  • [31]
    Ibid., p. 16.
  • [32]
    Heidi Rösch, « Interkulturelle Literaturdidaktik im Spannungsfeld von Differenz und Diskriminierung, Diversität und Hybridität », dans P. Josting et C. Röder (dir.), Das ist bestimmt was Kulturelles. Eigenes und Fremdes in Kinder- und Jugendmedien, Munich, kopaed, 2013, p. 21-32.
  • [33]
    Werner Wintersteiner, Transkulturelle literarische Bildung : Die Poetik der Verschiedenheit in der literaturdidaktischen Praxis, Innsbruck, Studien Verlag, 2006.
  • [34]
    Heidi Rösch, « Von der Migrations- zur postmigrantischen Literatur? Ansätze einer postmigrantischen Lesart », dans I. Pieper et T. Stark (dir.), Neue Formen des Poetischen. Didaktische Potenziale von Gegenwartsliteratur, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, sous presse.
  • [35]
    Voir Lothar Bredella, « Grundzüge einer interkulturellen Literaturdidaktik », dans I. Honnef-Becker (dir.), Dialoge zwischen den Kulturen. Interkulturelle Literatur und ihre Didaktik, 2007, p. 29-47, ici p. 39.
  • [36]
    Le Deutschland über alles (« l’Allemagne au-dessus de tout », première strophe traditionnelle de l’hymne allemand, qui n’est plus chantée aujourd’hui) est ici détourné de façon satirique par une prononciation à la turque. (n.d.t.).
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