Couverture de ALL_213

Article de revue

L’Histoire et les (petites) choses – Références au Troisième Reich dans les littératures germanophones contemporaines (Kracht, Bayer, Rothmann)

Pages 85 à 95

Notes

  • [1]
    Les objets du quotidien ont donné lieu à des recherches à la fin des années 1970 aux États-Unis dans le cadre des material culture studies. Le constat de départ était que la matérialité des choses était peu, voire pas du tout prise en considération dans les disciplines classiques que sont l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, l’histoire des arts et la littérature. Ainsi s’est développée une réflexion interdisciplinaire fructueuse. Par une nouvelle mise en perspective culturelle, on se concentre ces dernières années, en plus des artéfacts historiques, sur les objets du quotidien. Cf. Philip Bracher, Florian Hertweck, Stefan Schröder, « Dinge in Bewegung. Reiseliteraturforschung und Material Culture Studies », in Philip Bracher et al. (dir.), Materialität auf Reisen. Zur kulturellen Transformation der Dinge. Lit, Berlin, 2006, p. 9-24, ici p. 11-12. La littérature germanophone s’est emparée des approches des material culture studies et a ainsi élargi explicitement le concept de matérialité aux représentations textuelles et littéraires des choses. Cf. par exemple Gisela Ecker, Susanne Scholz, « Umordnungen der Dinge », in Gisela Ecker et al. (dir.), UmOrdnungen der Dinge, Königstein/Ts., Ulrike Helmer, 2000, p. 9-17 ; Anja K. Maier, « Fremdelnde Dinge. Alltagsgegenstände in Herta Müllers Der König verneigt sich und tötet », Fremde Dinge. Zeitschrift für Kulturwissenschaften 1 (2007), p. 53-60.
  • [2]
    Xaver Bayer, Heute könnte ein glücklicher Tag sein. Roman, Francfort s.M., Suhrkamp, 2003 (Salzburg, Jung und Jung, 2001), p. 21. Les numéros de pages entre parenthèses dans le texte et précédés des initiales HT se réfèrent à cette édition.
  • [3]
    Cf. Guido Graf, « „Was ist die Luft unserer Luft?“ Die Gegenwart der Vergangenheit in neuen deutschen Romanen », in Wieland Freund, Winfried Freund (dir.), Der deutsche Roman der Gegenwart, Stuttgart, 2001, p. 17-28.
  • [4]
    Cf. Doerte Bischoff, Joachim Schloer (dir.), Dinge des Exils, Munich, éd. Text + Kritik, Exilforschung 31, 2013.
  • [5]
    Le titre renvoie éventuellement à l’un des films de la DEFA qui a pour thème la reconstruction de l’Allemagne et l’antifascisme, Karbid und Sauerampfer (Frank Beyer, RDA, 1963, « Carbure et oseille »). Le personnage principal, végétarien (d’où l’« oseille ») et non fumeur, traverse le territoire de ce qui allait devenir la RDA pour se procurer le carbure indispensable à la remise en route de son usine.
  • [6]
    Cf. Dinge des Exils, op. cit., p. 17.
  • [7]
    Moritz Baßler, Der deutsche Poproman. Die neuen Archivisten, Munich, Beck, 2002.
  • [8]
    Cf. Lorraine Daston, « Speechless », in Lorraine Daston (dir), Things That Talk. Object Lessons from Art and Science, New York, Zone Books/MIT Press, 2004, p. 9-24.
  • [9]
    Cf. Gisela Ecker, « Literarische Kramschubladen. Portraits – Privatmuseen – Zwischenspeicher », ZfdPh, Nr. 125 (2006), p. 19-31, ici p. 28.
  • [10]
    Christian Kracht, Faserland. Roman, Munich, dtv, 2002, p. 17 et p. 20. Les numéros de pages entre parenthèses dans le texte et précédés des initiales FL se réfèrent à cette édition. On trouve deux autres passages dans lesquels l’auteur met en lien la génération des aînés et le national-socialisme : « À partir d’un certain âge, tous les Allemands ont l’air de parfaits nazis » (FL, 93). Cf. également FL, 94.
  • [11]
    Il existe plusieurs films qui portent ce nom. Étant donné que Kracht opère la plupart du temps avec des références actuelles, il entend peut-être par là le film de Joseph Vilsmaier de 1993.
  • [12]
    « und daß ich wahnsinniges Glück habe, im demokratischen Deutschland zu leben, wo keiner an irgendeine Front muß mit siebzehn. » (FL, 97)
  • [13]
    Cf. Jürgen Röhling : « Vergangenheitsbewältigung in den Zeiten der Pop-Literatur. Zu einem Erfolgsroman der neunziger Jahre. Christian Krachts Roman Faserland », in Barbara Szewczyk Gražyna (dir.), Einheit versus Vielheit. Zum Problem der Identität in der deutschsprachigen Literatur, Katowice, Wydawn, 2002, p. 170-187, ici p. 174. On peut également songer au roman de Robert Harris (Fatherland, 1992).
  • [14]
    Sur la Suisse voir aussi FL,  147.
  • [15]
    « Ich schließe mich in eine Toilette ein. […] Die Wände sind mit Bandnamen und Sätzen vollgekritzelt. Einer lautet: ‚Die Saujuden haben den Holocaust nur erfunden, um von ihren eigenen Verbrechen abzulenken.’ Auf einmal werde ich wütend, und ich boxe gegen die Kachelwand, und ein zweites Mal, dann erst spüre ich den Schmerz, der sich von den Handknöcheln hochpulsiert. » (FL,  34-35) / « Je m’enferme dans les toilettes. […] Les murs sont recouverts de noms de groupes de musique et de phrases. L’une d’elles dit ceci : "Ces sales Juifs n’ont inventé l’Holocauste que pour détourner l’attention de leurs propres crimes". Je suis soudain pris de rage et donne un premier coup de poing dans le mur carrelé, puis un second. Ce n’est qu’ensuite que je ressens la douleur qui monte en pulsations dans les articulations de mes doigts. »
  • [16]
    « An manchen Orten im zweiten Bezirk fühle ich mich wie in eine Vorzeit versetzt. Die kleinen Häuser, die vielen, mit Plakaten überpflasterten, längst geschlossenen Geschäfte […], alles hat den Anschein von etwas, das sich selbst überdauert hat. Die Juden auf der Straße mit ihren altmodischen, schwarzen Mänteln, die Flaktürme im Augarten […] und überall Lebenszeichen einer Geschichte, von der es lange her ist, daß sie erzählt worden ist. Dann sitze ich wieder daheim, zerschlagen und erschöpft, obwohl ich ja gar nichts Anstrengendes geleistet habe. […] Ich lege meine Armbanduhr ab. » (HT, 54)
  • [17]
    Par exemple, il est question dans le texte de commentaires irrespectueux de la part de visiteurs devant la plaque commémorative, d’un professeur qui reste insensible et qui salue ses élèves disparus temporairement par un « On a bien cru qu’ils vous avaient gazés », etc. (HT, 145)
  • [18]
    Cf. concernant ce concept Krzysztof Pomian, Der Ursprung des Museums. Vom Sammeln, Berlin, Wagenbach, 1988. Les sémiophores, « représentant l’invisible », y sont qualifiés « d’objets bifaces » (p. 95).
  • [19]
    « Die Gegenstände wirken so statisch, als würde die Luft sie davor bewahren, berührt zu werden. Dadurch scheinen sie aber auch eine Bedeutung zu erhalten, die sie vorher nicht hatten. Sogar ein Haufen Hundekot kommt mir wie der Mittelpunkt von etwas vor, das sich mir, im Vorübergehen, nur für einen Augenblick, wie bei einem Schnappschuß, enthüllt, und sich dann gleich wieder dem Blick entzieht. Es ist so, als würde nicht ich die Dinge anblicken, sondern sie mich, ohne Dauer. » (HT, 53).
  • [20]
    L’expérience relatée est également à rapprocher de La Nausée de Jean-Paul Sartre (1938).
  • [21]
    Gisela Ecker explique en référence à des passages tels que celui-ci : « La possibilité qu’a ici le narrateur de se reposer sur la lisibilité par les destinataires d’une telle liste, qui s’abstient de porter un jugement synthétique, est le fruit d’une longue tradition remontant au moins à la Renaissance, selon laquelle le sujet se définit par les objets signifiants qu’il rassemble autour de lui ». Cf. Ecker, « Literarische Kramschubladen », op. cit., p. 20. La tonalité « fin de siècle » fait également penser à À rebours de Joris-Karl Huysmans (1884).
  • [22]
    Ralf Rothmann, Lait et charbon, trad. de l’allemand par Éric Dortu, Éditions Laurence Teper, 2008, p. 59. Édition originale : Milch und Kohle, Francfort s.M., Suhrkamp, 2000. Le numéro des pages précédé des initiales LC renvoie à l’édition française.
  • [23]
    Cf. Franz-Josef Deiters, « ’Staub, der einen Besuch abstattet’ – Zur Selbsterinnerung der Schrift in Ralf Rothmanns Milch und Kohle », in Franz-Josef Deiters et al. (dir.), Erinnerungskrisen – Memory Crisis, Fribourg, Rombach, 2008, p. 67-84.
  • [24]
    Maria, ihm schmeckt’s nicht a d’ailleurs été adapté au cinéma en 2009, et le tournage de Antonio im Wunderland est en cours.

1 Le rapport qui unit les choses et les textes littéraires est complexe et mérite d’être examiné de plus près : insignifiants en apparence, les objets du quotidien peuvent servir à faire avancer une intrigue, à donner une apparence concrète à des cadres de vie, à caractériser des personnages [1]. Les descriptions des objets dans les textes littéraires peuvent également activer les connaissances historiques du lecteur et, pour ainsi dire en passant, établir des liens avec d’autres époques. Ainsi peut-on lire, par exemple, dans le roman de Franz Xaver Bayer Heute könnte ein glücklicher Tag sein (2001) : « Lorsque le film se termine, elle m’embrasse. “C’est l’heure de la révolution”, dis-je. Elle me regarde sans comprendre, je pointe du doigt l’horloge digitale du magnétoscope, qui indique 18 h 48, et elle rit » [2]. À travers ce bref passage, le narrateur à la première personne, qui reste anonyme, est décrit comme doté d’une culture historique. L’heure très symbolique indiquée sur l’horloge digitale montre également à quel point la vie quotidienne des personnages, telle que l’œuvre littéraire l’évoque ici, est liée à des époques depuis longtemps révolues. Cependant, il s’avérera au fil de l’ouvrage que c’est moins le XIXsiècle que thématise le roman que le national-socialisme. Placée au début, la citation mentionnée ci-dessus souligne l’importance globale des réminiscences historiques dans tout le roman. Il n’est guère possible de dire ce qu’il en est des fonctions de ces réminiscences considérées dans leur ensemble. Une analyse au cas par cas est nécessaire. Il incombe au lecteur de faire des rapprochements, par exemple entre l’allusion à 1848 et les allusions, nombreuses dans le roman, à l’histoire européenne, au national-socialisme et à la Shoah. La mise en relation de plusieurs strates temporelles par l’intermédiaire des objets n’est pas un phénomène littéraire nouveau. Cette technique est employée par divers auteurs de la littérature contemporaine de langue allemande, littérature qui se caractérise par un lien étroit avec la période national-socialiste et avec le fascisme [3]. On en trouve des exemples notamment dans les œuvres de Jürgen Becker, Herta Müller, W.G. Sebald, Uwe Timm, Reinhard Jirgl.

2 Malgré sa grande pertinence thématique, l’étude des objets et de leur signification pour le traitement de l’Histoire dans les histoires est un phénomène nouveau. Ainsi, ce n’est que récemment que la recherche allemande a découvert l’importance que revêtent les objets dans la littérature de l’exil quant à la représentation de l’oppression, de la menace, de la fuite, de l’expulsion et à la mémoire d’un exil historique [4]. Mais l’importance des objets pour la thématisation du national-socialisme et du fascisme se révèle également dans des textes sans rapport spécifique avec l’exil et avec le Troisième Reich, et ce de deux manières : explicitement, lorsque des objets du quotidien sont mis en relation avec le national-socialisme, et implicitement, lorsque l’auteur opte pour un mode de représentation elliptique. Le roman Faserland (1995) de l’écrivain suisse Christian Kracht (*1966), qui a par exemple influencé le roman de l’écrivain autrichien Xaver Bayer (*1977) mentionné plus haut, est un exemple caractéristique du premier cas. Les deux auteurs font entre autres usage d’objets du quotidien de manière systématique et frappante pour illustrer l’influence du national-socialisme et du fascisme sur l’état d’esprit du narrateur. En revanche, dans son roman Lait et charbon (2000, traduction française 2008) [5], l’auteur allemand Ralf Rothmann (*1953) utilise les descriptions de divers objets de tous les jours dans le but de représenter implicitement une nouvelle façon de gérer le passé national-socialiste à l’époque, récente, relatée. À l’aide d’objets – parmi lesquels une horloge, un poignard, un téléphone portable, des madriers de bois, du savon, une Mercedes – il s’agit pour tous ces auteurs de rappeler le national-socialisme et le fascisme et d’en décrire l’importance pour l’époque de l’histoire de la République fédérale d’Allemagne ou de l’Autriche durant laquelle l’action se déroule.

Christian Kracht

3 Faserland (1995), qui fit l’objet de nombreuses discussions et connut également un franc succès en dehors du milieu des spécialistes de littérature, fait figure de texte fondateur de la littérature pop allemande [6]. Il y est question d’un jeune homme aisé qui traverse l’Allemagne sans but précis et qui finit par arriver en Suisse. Il n’y a ni développement, ni tension dramatique, ni évolution de la personnalité du héros qui, dans une scène finale mythologisante, s’apprête à traverser le lac de Zurich en barque.

4 Il est frappant que Kracht, dans son livre, crée une sorte d’« archive » de la culture contemporaine en faisant intervenir systématiquement des marques de vêtements, de boissons, de véhicules, etc. de manière à illustrer la perception superficielle du protagoniste et à situer le personnage dans un contexte social. C’est pourquoi Moritz Baßler, dans sa présentation du roman pop de langue allemande, qui fait autorité, parle à juste titre, à propos des auteurs qui se rattachent à ce genre, de « nouveaux archivistes » [7].

5 L’exemple du Faserland de Kracht permet de s’interroger sur la manière dont les choses « parlent » dans les textes littéraires et sur la manière dont les auteurs établissent des correspondances historiques. Les objets constituent des occasions de raconter et de parler [8], ils peuvent être enrichis de nouveaux sens et véhiculer des stéréotypes culturels et des souvenirs qui existent en dehors d’eux [9].

6 Parmi la multitude des objets évoqués dans Faserland, il est remarquable de constater que nombre d’entre eux servent exclusivement à introduire incidemment le passé national-socialiste dans le texte. Ainsi, dans le tout premier chapitre du roman, qui se déroule sur l’île de Sylt, il est question de Hermann Göring, qui aurait égaré dans les dunes son poignard gravé de l’inscription « Blut und Ehre » (Sang et Honneur). L’anecdote est mise en scène comme un souvenir involontaire du narrateur qui lui vient à l’esprit sur le chemin menant à la plage à côté de réminiscences de vacances de son enfance, de réflexions sur les prénoms d’Allemagne du Nord et sur un retraité qu’il soupçonne d’être un « nazi » [10].

7 Au fil de la lecture, on s’aperçoit que les références au national-socialisme se multiplient : il est notamment signalé que Sylt, la plus grande île allemande de la Mer du Nord, était, pendant la Seconde Guerre mondiale, équipée de batteries d’artillerie. Durant l’enfance du narrateur à la première personne, il y avait des bunkers à Westerland (FL, 18). Au cours d’un trajet en taxi à travers Hambourg, tandis que le narrateur s’adonne à des réflexions spontanées sur les filles de Hambourg, des images du bombardement de la ville pendant la Seconde Guerre mondiale se mêlent à ses pensées (FL, 29). Lors d’une fête, le fil de ses pensées le mène des tablettes de chocolat aux noisettes de la marque « Hanuta » puis, soudainement, à une autre abréviation : « Hafraba », « l’abréviation du nom de l’autoroute construite par Hitler » (FL, 35). Le film Stalingrad est projeté dans une salle de cinéma de Heidelberg devant laquelle le narrateur passe par hasard [11]. Par associations, le narrateur se voit ainsi coiffé d’un casque d’acier et se réjouit « de vivre dans une Allemagne démocratique où personne ne doit rejoindre le front à dix-sept ans » [12]. Se souvenant du temps où il était écolier, il en vient à penser à un professeur ayant fui la Hongrie en 1956 et dont la personne et les cours donnent lieu à leur tour à des associations avec le national-socialisme. Dans ce cas-ci, c’est un tilleul – l’arbre sacré des Germains auquel des travailleurs avaient été pendus sous le Troisième Reich – qui est associé à la personne du professeur (FL, 141-142). Vu sous cet angle, le titre du roman semble évocateur. Il peut être compris comme une déformation du terme anglais « fatherland » [13].

8 À travers le procédé d’écriture employé par Kracht, par l’intermédiaire de choses chargées de symboles et aussi d’objets ordinaires du quotidien et en évoquant incidemment des films qui font allusion au national-socialisme, celui-ci apparaît dans la société de l’époque représentée comme un thème en constante discussion, omniprésent, et comme quelque chose qui marque profondément la société allemande jusque dans les moindres phénomènes quotidiens.

9 La technique qui consiste à présenter différents objets tels que le poignard de Göring ou par exemple le film de Riefenstahl comme relevant de la mémoire involontaire du narrateur autodiégétique montre que l’influence du national-socialisme s’étend non seulement à la société de l’époque représentée dans sa dimension abstraite, mais également à l’individu dans sa perception, son psychisme. Ce n’est pas un hasard si le roman se termine en Suisse, terre d’asile d’Allemands célèbres à laquelle il est fait référence par le biais d’allusions à Thomas Mann et à sa sépulture à Zurich. La Suisse fait office dans le roman de contre-projet à l’Allemagne, de paradis dans lequel il n’y a pas de « nationaux-socialistes à la nuque rasée » (FL, 153) [14].

Xaver Bayer

10 On retrouve beaucoup d’éléments de l’écriture de Kracht dans le premier roman de Xaver Bayer Heute könnte ein glücklicher Tag sein (2001). Lui aussi raconte du point de vue d’un narrateur à la première personne, sans but, mélancolique et en proie à l’ennui. Cet étudiant erre dans les rues de Vienne. Il n’y a pas ici non plus de développements captivants, pas d’évolution de la personnalité – seulement une prose semblable à celle d’un journal intime qui présente la vie d’un jeune homme âgé de vingt ans à peine enchaînant les soirées, les beuveries, la consommation de drogue, les petits boulots et les efforts infructueux pour décrocher son diplôme de fin d’études. Le passé national-socialiste est profondément ancré dans ce récit raconté de manière réaliste et fourmillant de détails : le narrateur s’agace des graffitis antisémites dessinés sur les murs des toilettes [15], pendant un trajet en train il écoute les conversations de plusieurs voyageurs à propos d’Hitler et de la réunification allemande (HT, 43-45). Aux obsèques de sa grand-mère, dans la chapelle du cimetière, il aperçoit des « fresques » inspirées du « réalisme kitsch nazi » qui, accompagnées d’un « vase de fleurs en plastique » et de « bougies électriques », forment un ensemble peu élégant (HT, 183). Le passé est également souvent traité à travers des objets du quotidien qui se changent à divers endroits du roman en témoins d’une présence du passé dans le présent, comme le montre ce passage concernant une des balades du narrateur à travers Vienne [16] :

11

À certains endroits du deuxième arrondissement, je me sens comme transporté dans un passé lointain. Les petites maisons, les nombreux magasins fermés depuis longtemps et couverts d’affiches […], c’est comme si tout s’était survécu à soi-même. Les Juifs vêtus de leurs manteaux noirs démodés, les tours de DCA dans le jardin d’Augarten […] et partout des signes de vie d’une histoire racontée il y a bien longtemps.
Puis je suis de nouveau assis chez moi, fourbu et épuisé, bien que je n’aie rien fait de fatigant. […] Je retire ma montre-bracelet (HT, 54).

12 Tout comme l’horloge du magnétoscope mentionnée plus haut, d’autres objets fonctionnent eux aussi comme représentants d’une autre époque : affiches et manteaux sont, outre les bâtiments, des témoins matériels qui paraissent authentiques dans leur banalité et leur intelligibilité physique. Le fait de mentionner à nouveau une horloge met l’accent de manière évidente sur les thèmes du temps et de la temporalité. Les balades à travers Vienne sont également des points de départ pour l’évocation de souvenirs d’enfance, d’excursions secrètes dans d’anciens abris anti-aériens par exemple. Il y avait là « tout un mobilier », « délabré depuis longtemps, bien sûr, et, un jour, nous trouvâmes un émetteur-récepteur radio datant de la Deuxième Guerre mondiale portant encore la croix gammée. Nous trouvions cela passionnant, à l’époque. » (HT, 82)

13 Dans l’ensemble des lieux du roman, les lieux de la mémoire du « Troisième Reich » peuvent être compris dans le sens de l’ars memoriae antique, comme des structures spatiales qui peuvent être parcourues mentalement ou de manière très concrète, comme des lieux, des niches, des recoins dans lesquels on peut retrouver ses souvenirs. Il n’est pas fortuit que, comme précisé dans le roman, l’abri anti-aérien devienne par la suite un musée. Cette évolution peut être vue également comme une allusion poétologique à une fonction importante de ce roman. Par sa référence à un mobilier délabré et à un émetteur-récepteur radio portant encore la croix gammée, il offre bien davantage que des pièces d’exposition présentées de façon bien ordonnée dans un musée : un inventaire du banal, une mémoire de l’insignifiant et, par la mention d’un déclin, une évocation du temps qui passe.

14 La visite du narrateur au mémorial du camp de concentration de Mauthausen – une visite obligatoire pour les écoliers autrichiens, qu’il a manquée et a dû rattraper une fois adulte – marque le centre du roman. Elle est source d’angoisse, le narrateur se sent complètement dépassé (HT, 138, 143, 145). À travers la question de savoir « si je dois éteindre mon portable ou le laisser allumé en entrant dans le camp de concentration » (HT, 145), l’auteur évoque le désarroi face à la confrontation avec le passé national-socialiste sur le sol autrichien.

15 Quelques impressions incohérentes du narrateur structurent la visite du mémorial : « Le faux pas sur "l’escalier de la mort" du fait de mon malaise, la peau de banane qui se trouvait là. Les touristes dans leurs tenues de cyclisme aux couleurs criardes qui disent que de tels actes se produiront toujours. […] Les madriers de bois récurés dans les baraques. […] Les tableaux chrétiens d’un mauvais goût inimaginable dans la chapelle commémorative. […] Le panneau d’information sous la potence sur lequel quelqu’un a remplacé “exécuté” par “assassiné” au stylo à bille » (HT, 146s).

16 Le compte rendu énumératif des objets enregistrés met en évidence l’incompatibilité de la souffrance passée et de son exposition au sein d’un mémorial. Dans la peinture que le narrateur en fait, le mémorial, lieu où furent commis les crimes, ne constitue pas non plus un lieu d’apprentissage dans lequel les visiteurs viendraient se forger une conscience historique plus aiguë. La pelure de banane jetée avec irrévérence, les vêtements de cyclisme inappropriés des touristes, les tableaux, etc. le démontrent. Les objets dotés d’une valeur mémorielle comme les madriers de bois des baraques, l’escalier de la mort mais également une plaque commémorative, le judas par lequel on regarde dans la chambre à gaz (HT, 146) sont mélangés sans discernement avec les tenues de cyclisme et la peau de banane. L’auteur fait l’esquisse d’une situation qui paraît authentique, qui définit la façon dont le narrateur, mais aussi d’autres visiteurs, réagissent vis-à-vis du mémorial et qui consigne leurs actions conscientes ou inconscientes [17]. Ainsi, le passage mentionné ci-dessus devient lui-même un monument de mémoire, plus exactement, un monument de la mémoire des pratiques mémorielles et acquiert de ce fait un aspect muséal. Le contenu textuel qui, dans une large mesure, comporte des éléments banals, devient le sémiophore [18] qui représente autre chose, quelque chose d’invisible, à savoir, ici, la problématique liée à la possibilité d’exposer et de communiquer la souffrance et la cruauté de manière appropriée. La technique de Bayer, qui consiste à mettre en relation diverses impressions en apparence subjectives sans les hiérarchiser, est également emblématique de l’ensemble du procédé d’écriture du roman. Celui-ci existe à travers le regard étranger et distanciateur du narrateur qui, dans la description, attache de l’importance aux choses, les investit d’une aura, les expose ainsi comme dans un musée et les rend accessibles à l’œil du lecteur. Ce procédé est décrit dans un passage réflexif du roman [19] :

17

Les objets paraissent statiques, comme si l’air les préservait du toucher. Mais ils semblent ainsi également acquérir une importance qu’ils n’avaient pas auparavant. Même un tas d’excréments de chien m’apparaît comme la clé de voûte de quelque chose qui se révèle à moi l’espace d’un instant, en passant, comme un instantané, et qui se soustrait au regard aussitôt après. C’est comme si je ne regardais pas les choses mais qu’elles me regardaient, sans fin.

18 Dans son roman, Bayer ne se limite pas à une simple phénoménologie [20]. La langue n’y remplit pas une fonction de représentation pure. Au contraire, la relation sujet-objet est pensée de manière réciproque. Des associations avec le célèbre poème de Rilke « Torse archaïque d’Apollon » (1908) et avec l’ouvrage influent de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992) sont suggérées à travers le passage cité. Dans son poème « Correspondances » (1857), Charles Baudelaire avait déjà congédié l’idée que l’image est une structure déchiffrable : le visible ne se résume pas au lisible. Les œuvres d’art et, comme chez Bayer, les choses du quotidien se dérobent à notre emprise, il existe néanmoins une relation active entre l’image, ou l’objet, et l’observateur. Cela présuppose qu’un objet soit à la fois présent et insaisissable. Il convient d’accepter cette alternance de révélation et de fuite pour aussi laisser les images nous regarder et nous parler. Par conséquent, le passage « C’est comme si je ne regardais pas les choses mais qu’elles me regardaient, sans fin » est à comprendre comme une indication métafictionnelle : bien que Bayer écrive avec force détails, il ne vise pas une simple mimesis. Les choses thématisées transcendent le matériel et ce qui est visible concrètement. Elles deviennent des porteuses de sens multifonctionnelles qui, par exemple, nous donnent à voir le monde intérieur d’un personnage sans jamais pouvoir le dévoiler totalement. Cela vaut également pour le « set de couteaux », « une bougie de mariage, un livre de coloriage Barbie, une figurine "Action Man" et du savon à l’effigie de Kermit » – des choses que le narrateur achète dans un supermarché tout de suite après sa visite du camp de concentration. « Je ne peux m’expliquer cela que comme une conséquence directe du traumatisme subi après la visite du camp de concentration » (HT, 147-148), dit le texte à ce sujet. Dans le roman, la question reste ouverte de savoir s’il faut établir un rapport à l’enfance – heureuse ? – du narrateur à travers ces jouets ou si les produits en provenance des États-Unis et la bougie de mariage renvoient respectivement à la légèreté, au divertissement et à des heures heureuses au regard de la souffrance passée. L’auteur ménage des espaces vides et laisse au lecteur le soin d’établir des liens entre l’intrigue, le personnage, les choses et le passé.

19 On trouve le même style d’écriture lacunaire jouant avec les espaces vides à la fin du roman lorsque le narrateur veut dresser une liste des choses qui l’entourent : « Je commence par les objets les plus grands. La lampe de table. La radio. Puis les livres. […] Une cassette vidéo […], l’édition du mois d’août du magazine i-D […]. Viennent ensuite les choses plus petites. Le cendrier. Le briquet. Le taille-crayon. La batterie du téléphone. » (HT, 186) L’énumération sert la description des personnages depuis des siècles [21], exprime l’espoir de faire, pour ainsi dire, le portrait d’un personnage à l’aide des choses qui l’entourent et, ici, démontre aussi l’absurdité d’un tel espoir en raison du caractère peu personnel des objets évoqués dans le roman. La tentative personnelle du narrateur de comprendre les choses qui l’entourent échoue par voie de conséquence.

20 L’énumération est interrompue avant que la liste ne soit terminée. Le roman s’achève sur des associations avec l’auto-anéantissement et la disparition – à savoir sur le souvenir d’un rêve dans lequel le narrateur saute d’une falaise. L’auteur laisse ouverte la question de savoir si la tonalité générale mélancolique du roman et la passivité du narrateur découlent du traumatisme occasionné par la confrontation avec le national-socialisme, dont la présence est constante dans le roman. De ce fait, le roman est empreint – tout comme le roman de Kracht Faserland – d’une concision performative qui, dans l’idéal, incite le lecteur à réfléchir à l’importance du national-socialisme dans l’Autriche contemporaine.

Ralf Rothmann

21 Tandis que chez Kracht et Bayer les références au Troisième Reich semblent se répéter comme un refrain tout au long du roman, Rothmann, avec Lait et charbon, nous livre un des seuls romans dans lesquels le national-socialisme est mis en scène, au travers de choses, sous forme d’une ellipse flagrante : l’appartenance du père du narrateur à la Waffen-SS est évoquée, certes, mais de manière purement incidente. Voici le passage, raconté du point de vue d’un écrivain qui – comme très souvent chez Rothmann – évoque sa jeunesse, dans les années 1960, dans le bassin de la Ruhr [22] :

22

Mon père ouvrit la porte de l’appartement. Il portait son bleu de travail et essuyait ses mains graisseuses sur un vieux lange en coton. Il s’était affairé autour de la voiture de Camillo, une Mercedes 180. Installation spécifique, changement de vitesse à gauche du volant. Il aimait bricoler les voitures. Il avait été chauffeur pendant la guerre et conducteur d’engins blindés de reconnaissance dans la Waffen-SS. Mais nous, nous n’avions qu’un vélo.

23 Pour ce qui est du lien entre les choses et l’Histoire, ce passage est intéressant à bien des égards. La description réaliste permet de ranger le père parmi les membres des couches sociales inférieures : la famille n’est propriétaire que d’une bicyclette. On ne jette pas les choses, on les réutilise. Ainsi, les vieux langes présents dans le garage servent de chiffon à nettoyer. Il n’est plus fait mention de la Waffen-SS au cours du roman. Au lieu de cela, le narrateur met l’accent sur la multiplicité des opinions concernant un thème politique très actuel dans les années 60, à savoir l’immigration. Ce thème est mis en lien avec des souvenirs d’une région centrale de l’ex-RFA, le bassin de la Ruhr, qui, dans les années 1960, pendant l’enfance du narrateur, se distinguait par ses industries minière et sidérurgique. Au moment du récit, à la fin du XXsiècle, elle s’est muée en société de services en grande partie inexploitée.

24 Les différences entre hier et aujourd’hui, entre l’époque évoquée et le moment du récit fictif apparaissent clairement tout au long du roman à travers des évocations minutieuses et cohérentes de divers produits typiques de l’époque et de l’endroit, d’intérieurs, de l’univers de la publicité et des marques – par exemple de marques de cigarettes qui n’existent plus depuis longtemps comme « Overstolz » et « Juno », de la populaire Ford Taunus, des pantalons en velours milleraies et du magazine de mode Burda pour la ménagère pratiquant la couture [23]. Quand les marques, les entreprises, les adresses, les formats sont consignés avec précision et possèdent un équivalent tangible en dehors du monde littéraire, le texte réalise ici un travail d’inventorisation, il crée une mémoire d’une culture quotidienne disparue, une représentation muséale de modes de l’époque pour ainsi dire. À travers la représentation et la description, le texte confère une aura à des choses anodines. En représentant celles-ci comme appartenant au passé, il dédramatise sa propre fonction qui est celle de dépeindre des valeurs qui ont perduré : ce qu’il y a de daté dans les objets apparaît de la façon la plus claire qui soit dans le livre de Rothmann.

25 Le roman se voit doté d’une dimension interculturelle avec l’entrée en scène de travailleurs d’origine italienne qui représentent les mutations sociétale, structurelle et culturelle de l’Allemagne dans les années 1960. L’un d’entre eux, Gino Perfetto, un Napolitain de 25 ans, porte un nom évocateur : bel homme, charmant, poli et cuisinier chevronné, ce personnage incarne le cliché du méridional sensuel respirant la joie de vivre. Dans le roman, il est présenté comme collègue du père et, dans la suite de l’intrigue, séduit la dame de la maison et mère du narrateur, Frau Wess.

26 Cette aventure, qui atteint son paroxysme pendant les semaines du séjour à l’hôpital du père de famille, ne s’illustre pas seulement par le fait que Gino Perfetto passe la nuit dans le lit conjugal. Le couple cuisine également du poisson frais ensemble, ce qui est inhabituel chez les Wess, madame Wess achète des verres à vin et s’insère dans une nouvelle tradition culinaire, celle d’une région d’Italie, à savoir la région de Naples.

27 Les scènes de cuisine et de repas visent, surtout dans le premier quart du roman, à faire connaître les différentes positions vis-à-vis de l’immigration en général et des Italiens en particulier. L’éventail de points de vue s’étend de l’indifférence du père Wess aux préjugés véhiculés par le personnage du voisin, Manfred Karwendel, en passant par le commentaire enthousiaste de la mère à propos de la cuisine, des us et coutumes italiens :

28

« Ah sacrés papagalli ! Vous autres, vous savez vivre quand même ! » […] Ma mère qui commençait une cigarette posa l’allumette calcinée sur une feuille de salade au bord de son assiette. « Alors là, tu dis n’importe quoi, Manfred ! »
« Quoi ? Pas du tout. Regarde un peu autour de toi ! Bon, ça n’est pas contre […] Gino. Mais les autres ? Ils ont encore l’âne et la chèvre chez le grand-père, ils s’incrustent ici et grappillent. Ils font des gosses en veux-tu en voilà, touchent les allocations familiales, ont droit à la retraite et tout ce qui s’ensuit – et vivent de pâtes et de pain. Et après, ils retournent chez eux avec tout ce qu’ils ont amassé, et se construisent une casa avec vue sur la mer ! »
« Et pourquoi pas ?  » demanda ma mère. (LC, 65-66)

29 Le dialogue, qui, par la suite, révèle les points de vue chauvinistes de Karwendel sur une présumée pénurie d’électricité à Naples, débouche sur une exagération satirico-poétique de la situation sur place par les personnages italiens. À travers l’ironie, les préjugés de l’Allemand sont tournés en ridicule.

30 La peinture du milieu prolétaro-petit-bourgeois allemand ainsi que des stéréotypes et des peurs de ses représentants en ce qui concerne l’immigration constitue une nouveauté au sein de la tradition séculaire de la réception de l’Italie dans la littérature de langue allemande. La description sans complaisance de détails encourage le public à adopter un regard critique envers des points de vue et des comportements mis en avant à travers des personnages tels que Karwendel.

31 Relatés de manière réaliste la plupart du temps, des aspects individuels mais aussi sociétaux et sociopolitiques propres à la population d’origine italienne arrivée en RFA dans les années 1960 sont présentés au lecteur. Il est frappant de constater que certes le national-socialisme est évoqué dans la citation mentionnée plus haut, mais qu’il n’apparaît pas comme moteur de bouleversements sociétaux ou comme toile de fond détaillée de la culture ouest-allemande d’après-guerre. La question n’est pas oubliée, elle n’est cependant pas privilégiée. L’espace ainsi libéré permet de présenter l’immigration de travailleurs comme un fait marquant de l’histoire récente de l’Allemagne. Rothmann a donc opéré un changement de perspective dans la représentation de l’histoire allemande. D’autres auteurs suivent le même modèle, par exemple Nuran David Çalış dans sa pièce de théâtre Stunde Null I-III (2008) et Jan Weiler dans ses best-sellers Maria, ihm schmeckt’s nicht et Antonio im Wunderland parus en 2003 et 2005 [24].

32 Si l’on dresse un bilan de lecture provisoire, on constate que, dans les textes littéraires, les choses représentent un aspect essentiel de la constitution du passé. Les objets du quotidien contribuent de différentes façons à créer une mémoire de la littérature. L’évocation d’objets permet par exemple de montrer à quel point une société ou un individu sont marqués par le national-socialisme. On le voit clairement dans le roman de Xaver Bayer Heute könnte ein glücklicher Tag sein. En revanche, le roman de Ralf Rothmann Lait et charbon est un exemple caractéristique de l’utilisation d’une technique narrative qui consiste, en éludant le Troisième Reich dans une mise en scène savamment orchestrée, à mettre en lumière un changement de tendance dans l’appréciation des périodes historiques et à accorder plus de place à la question de l’immigration. Avec ces deux modes de représentation, les auteurs créent une tension entre la signifiance et l’insignifiance, l’aura et la banalité, la valeur mémorielle et la valeur d’usage des choses. Le roman de Christian Kracht Faserland est un exemple typique d’une telle écriture. Dans ce texte fondateur du roman pop de langue allemande, l’enjeu n’est pas seulement d’établir une archive de marques et d’objets, mais aussi de montrer à quel point la perception de l’Allemagne est marquée par le national-socialisme. Cela apparaît à travers les souvenirs involontaires du narrateur autodiégétique, ravivés par des choses du quotidien et aussi des films.

33 Malgré les écritures différentes des auteurs, on retiendra que leurs présentations des choses se caractérisent par l’absence de hiérarchisation et les mélanges de catégories. Par cette écriture, la littérature se dresse contre l’oubli et fait parler des objets du quotidien hétérogènes, désordonnés en tant que témoignages et en tant que déclencheurs de souvenirs. De plus, les objets évoqués possèdent leur propre valeur esthétique. Le « tas d’excréments de chien », dans le roman de Bayer, dont l’auratisation permet d’instituer un jeu en apparence presque gratuit avec des représentations hétérogènes des choses, le met clairement en évidence.

34 Il n’y a pas d’explication rationnelle aux choses accumulées et thématisées, qui, en apparaissant de manière fortuite dans le texte, se soustraient à toute catégorisation, pas d’autre explication que celle de l’usage quotidien, celle de leur existence, plausible également en dehors de l’univers fictionnel, en tant que choses tangibles. C’est justement en cela que réside leur valeur expressive pour la littérature.

Notes

  • [1]
    Les objets du quotidien ont donné lieu à des recherches à la fin des années 1970 aux États-Unis dans le cadre des material culture studies. Le constat de départ était que la matérialité des choses était peu, voire pas du tout prise en considération dans les disciplines classiques que sont l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, l’histoire des arts et la littérature. Ainsi s’est développée une réflexion interdisciplinaire fructueuse. Par une nouvelle mise en perspective culturelle, on se concentre ces dernières années, en plus des artéfacts historiques, sur les objets du quotidien. Cf. Philip Bracher, Florian Hertweck, Stefan Schröder, « Dinge in Bewegung. Reiseliteraturforschung und Material Culture Studies », in Philip Bracher et al. (dir.), Materialität auf Reisen. Zur kulturellen Transformation der Dinge. Lit, Berlin, 2006, p. 9-24, ici p. 11-12. La littérature germanophone s’est emparée des approches des material culture studies et a ainsi élargi explicitement le concept de matérialité aux représentations textuelles et littéraires des choses. Cf. par exemple Gisela Ecker, Susanne Scholz, « Umordnungen der Dinge », in Gisela Ecker et al. (dir.), UmOrdnungen der Dinge, Königstein/Ts., Ulrike Helmer, 2000, p. 9-17 ; Anja K. Maier, « Fremdelnde Dinge. Alltagsgegenstände in Herta Müllers Der König verneigt sich und tötet », Fremde Dinge. Zeitschrift für Kulturwissenschaften 1 (2007), p. 53-60.
  • [2]
    Xaver Bayer, Heute könnte ein glücklicher Tag sein. Roman, Francfort s.M., Suhrkamp, 2003 (Salzburg, Jung und Jung, 2001), p. 21. Les numéros de pages entre parenthèses dans le texte et précédés des initiales HT se réfèrent à cette édition.
  • [3]
    Cf. Guido Graf, « „Was ist die Luft unserer Luft?“ Die Gegenwart der Vergangenheit in neuen deutschen Romanen », in Wieland Freund, Winfried Freund (dir.), Der deutsche Roman der Gegenwart, Stuttgart, 2001, p. 17-28.
  • [4]
    Cf. Doerte Bischoff, Joachim Schloer (dir.), Dinge des Exils, Munich, éd. Text + Kritik, Exilforschung 31, 2013.
  • [5]
    Le titre renvoie éventuellement à l’un des films de la DEFA qui a pour thème la reconstruction de l’Allemagne et l’antifascisme, Karbid und Sauerampfer (Frank Beyer, RDA, 1963, « Carbure et oseille »). Le personnage principal, végétarien (d’où l’« oseille ») et non fumeur, traverse le territoire de ce qui allait devenir la RDA pour se procurer le carbure indispensable à la remise en route de son usine.
  • [6]
    Cf. Dinge des Exils, op. cit., p. 17.
  • [7]
    Moritz Baßler, Der deutsche Poproman. Die neuen Archivisten, Munich, Beck, 2002.
  • [8]
    Cf. Lorraine Daston, « Speechless », in Lorraine Daston (dir), Things That Talk. Object Lessons from Art and Science, New York, Zone Books/MIT Press, 2004, p. 9-24.
  • [9]
    Cf. Gisela Ecker, « Literarische Kramschubladen. Portraits – Privatmuseen – Zwischenspeicher », ZfdPh, Nr. 125 (2006), p. 19-31, ici p. 28.
  • [10]
    Christian Kracht, Faserland. Roman, Munich, dtv, 2002, p. 17 et p. 20. Les numéros de pages entre parenthèses dans le texte et précédés des initiales FL se réfèrent à cette édition. On trouve deux autres passages dans lesquels l’auteur met en lien la génération des aînés et le national-socialisme : « À partir d’un certain âge, tous les Allemands ont l’air de parfaits nazis » (FL, 93). Cf. également FL, 94.
  • [11]
    Il existe plusieurs films qui portent ce nom. Étant donné que Kracht opère la plupart du temps avec des références actuelles, il entend peut-être par là le film de Joseph Vilsmaier de 1993.
  • [12]
    « und daß ich wahnsinniges Glück habe, im demokratischen Deutschland zu leben, wo keiner an irgendeine Front muß mit siebzehn. » (FL, 97)
  • [13]
    Cf. Jürgen Röhling : « Vergangenheitsbewältigung in den Zeiten der Pop-Literatur. Zu einem Erfolgsroman der neunziger Jahre. Christian Krachts Roman Faserland », in Barbara Szewczyk Gražyna (dir.), Einheit versus Vielheit. Zum Problem der Identität in der deutschsprachigen Literatur, Katowice, Wydawn, 2002, p. 170-187, ici p. 174. On peut également songer au roman de Robert Harris (Fatherland, 1992).
  • [14]
    Sur la Suisse voir aussi FL,  147.
  • [15]
    « Ich schließe mich in eine Toilette ein. […] Die Wände sind mit Bandnamen und Sätzen vollgekritzelt. Einer lautet: ‚Die Saujuden haben den Holocaust nur erfunden, um von ihren eigenen Verbrechen abzulenken.’ Auf einmal werde ich wütend, und ich boxe gegen die Kachelwand, und ein zweites Mal, dann erst spüre ich den Schmerz, der sich von den Handknöcheln hochpulsiert. » (FL,  34-35) / « Je m’enferme dans les toilettes. […] Les murs sont recouverts de noms de groupes de musique et de phrases. L’une d’elles dit ceci : "Ces sales Juifs n’ont inventé l’Holocauste que pour détourner l’attention de leurs propres crimes". Je suis soudain pris de rage et donne un premier coup de poing dans le mur carrelé, puis un second. Ce n’est qu’ensuite que je ressens la douleur qui monte en pulsations dans les articulations de mes doigts. »
  • [16]
    « An manchen Orten im zweiten Bezirk fühle ich mich wie in eine Vorzeit versetzt. Die kleinen Häuser, die vielen, mit Plakaten überpflasterten, längst geschlossenen Geschäfte […], alles hat den Anschein von etwas, das sich selbst überdauert hat. Die Juden auf der Straße mit ihren altmodischen, schwarzen Mänteln, die Flaktürme im Augarten […] und überall Lebenszeichen einer Geschichte, von der es lange her ist, daß sie erzählt worden ist. Dann sitze ich wieder daheim, zerschlagen und erschöpft, obwohl ich ja gar nichts Anstrengendes geleistet habe. […] Ich lege meine Armbanduhr ab. » (HT, 54)
  • [17]
    Par exemple, il est question dans le texte de commentaires irrespectueux de la part de visiteurs devant la plaque commémorative, d’un professeur qui reste insensible et qui salue ses élèves disparus temporairement par un « On a bien cru qu’ils vous avaient gazés », etc. (HT, 145)
  • [18]
    Cf. concernant ce concept Krzysztof Pomian, Der Ursprung des Museums. Vom Sammeln, Berlin, Wagenbach, 1988. Les sémiophores, « représentant l’invisible », y sont qualifiés « d’objets bifaces » (p. 95).
  • [19]
    « Die Gegenstände wirken so statisch, als würde die Luft sie davor bewahren, berührt zu werden. Dadurch scheinen sie aber auch eine Bedeutung zu erhalten, die sie vorher nicht hatten. Sogar ein Haufen Hundekot kommt mir wie der Mittelpunkt von etwas vor, das sich mir, im Vorübergehen, nur für einen Augenblick, wie bei einem Schnappschuß, enthüllt, und sich dann gleich wieder dem Blick entzieht. Es ist so, als würde nicht ich die Dinge anblicken, sondern sie mich, ohne Dauer. » (HT, 53).
  • [20]
    L’expérience relatée est également à rapprocher de La Nausée de Jean-Paul Sartre (1938).
  • [21]
    Gisela Ecker explique en référence à des passages tels que celui-ci : « La possibilité qu’a ici le narrateur de se reposer sur la lisibilité par les destinataires d’une telle liste, qui s’abstient de porter un jugement synthétique, est le fruit d’une longue tradition remontant au moins à la Renaissance, selon laquelle le sujet se définit par les objets signifiants qu’il rassemble autour de lui ». Cf. Ecker, « Literarische Kramschubladen », op. cit., p. 20. La tonalité « fin de siècle » fait également penser à À rebours de Joris-Karl Huysmans (1884).
  • [22]
    Ralf Rothmann, Lait et charbon, trad. de l’allemand par Éric Dortu, Éditions Laurence Teper, 2008, p. 59. Édition originale : Milch und Kohle, Francfort s.M., Suhrkamp, 2000. Le numéro des pages précédé des initiales LC renvoie à l’édition française.
  • [23]
    Cf. Franz-Josef Deiters, « ’Staub, der einen Besuch abstattet’ – Zur Selbsterinnerung der Schrift in Ralf Rothmanns Milch und Kohle », in Franz-Josef Deiters et al. (dir.), Erinnerungskrisen – Memory Crisis, Fribourg, Rombach, 2008, p. 67-84.
  • [24]
    Maria, ihm schmeckt’s nicht a d’ailleurs été adapté au cinéma en 2009, et le tournage de Antonio im Wunderland est en cours.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions