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Article de revue

« De l’Allemagne », mais de quelle Allemagne ?

Réflexions sur une exposition controversée

Pages 7 à 17

Notes

  • [1]
    Philippe Dagen et Frédéric Lemaître, « De l’Allemagne : le grand malentendu » dans Le Monde du 18 avril 2013.
  • [2]
    Le choix du titre de l’exposition est une fausse bonne idée. Le connaisseur de l’Allemagne pourra se demander s’il s’agit d’une référence à l’ouvrage de Mme de Staël ou à celui que Heinrich Heine, pour lui faire écho, publia malicieusement en France sous le même titre. C’est la vision romantique et idyllique de Mme de Staël qui sous-tend une bonne partie de l’exposition : « Aussi s’imposa-t-il à nous de titrer l’exposition et l’essai liminaire du catalogue De l’Allemagne, en écho à ce qui a été si longtemps, pour nous en France, une introduction à la réflexion sur le voisin d’outre-Rhin » Sébastien Allard et Danièle Cohn in De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann, Paris, 2013, p. 29.
  • [3]
    Dans une tribune publiée le 6 avril dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung Rebecca Lamarche-Vadel reproche à l’exposition sa vision téléologique. Dans l’hebdomadaire Die Zeit du 11 avril, Michel Crépu essaie de désamorcer la polémique.
  • [4]
    Marcel Brion, La peinture allemand, Paris, 1959, p. 164.
  • [5]
    Françoise Lucbert : « La perception de l’art allemand dans les milieux d’avant-garde parisiens » in Distanz und Aneignung. Kunstbeziehungen zwischen Deutschland und Frankreich. Relations artistiques entre la France et l’Allemagne, Berlin, 2004, p. 45.
  • [6]
    « S’il lutte contre l’art officiel, c’est qu’il lutte contre l’Empire » in Knut Helms « Max Liebermann et la confraternité de l’art » in Distanz und Aneignung, op. cit., p. 66.
  • [7]
    Ibid., p. 79.
  • [8]
    Une exposition Liebermann à Paris a bien été envisagée en échange d’une exposition Claude Monet à Berlin, mais Liebermann avait, en 1914, été l’un des signataires de l’appel des 97, ce qui, quinze ans plus tard, provoquait toujours des réticences en France. À ce sujet, voir Carolin Schober, Das Auswärtige Amt und die Kunst in der Weimarer Republik, Frankfurt a. Main, 2004, pp. 57-64.
  • [9]
    « George Grosz et Paul Klee semblent bien avoir été considérés comme les deux principaux atouts de la peinture allemande, le premier en raison de ses charges anti-bourgeoises et anti-prussiennes, le second en raison des qualités plastiques associées à l’excellence française et donc susceptibles de contribuer à son acceptation » in Isabelle Ewig : « De la maison de construction au musée du rêve » in Das Bauhaus und Frankreich. Le Bauhaus et la France. Herausgegeben von Isabelle Ewig, Thomas W. Gaehtgens und Matthias Noell, Berlin, 2002, p. 192.
  • [10]
    L’exposition Paris-Berlin est la première grande exposition qui montre le développement de la culture allemande au cours des trente premières années du XXe siècle.
  • [11]
    Citons, à titre d’exemple, La peinture allemande à l’époque du romantisme (1976) à l’Orangerie des Tuileries, Symboles et réalités. La peinture allemande en 1984 au Petit Palais, l’exposition Georg Grosz, les années de Berlin en 1986 à l’hôtel de Ville de Paris, et plus près de nous, l’exposition Lovis Corinth (1858-1925). Entre impressionnisme et expressionnisme au Musée d’Orsay en 2008 et la même année l’exposition Emil Nolde (1867-1956) au Grand Palais.
  • [12]
    Philippe Dagen, « Verspäteter Ritterschlag » in Art/Das Kunstmagzin, Nr. 9, September 2008, p. 43.
  • [13]
    En quatrième de couverture du catalogue de l’exposition De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann.
  • [14]
    « J’ai encore en mémoire la formule malheureuse de Arndt ? ‘le Rhin, fleuve d’Allemagne, et non frontière de l’Allemagne’. La mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier par de Gaulle (sic) et Adenauer, première étape de la construction de l’europe, a laissé tout cela derrière nous », in De l’Allemagne, op. cit., p. 21.
  • [15]
    Lettre d’Henri Loyrette au magazine Die Zeit du 11 avril 2013.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Est-il malvenu de citer le titre d’un ouvrage du philosophe marxiste Georg Lukacs Die Zerstörung der Vernunft dont le sous-titre est Der Weg des Irrationalismus von Schelling zu Hitler et qui tire donc un fil rouge qui va du romantisme allemand au national-socialisme ?
  • [18]
    Dans La responsabilité de l’artiste, Paris, 1997, Jean Clair règle ses comptes avec l’expressionnisme et le Bauhaus et essaie de démontrer une collusion idéologique entre la modernité allemande et le national-socialisme.
  • [19]
    Adam Soboczynski cité dans Le Monde du 18.04.2013 : « De l’Allemagne. Le grand malentendu ».
  • [20]
    Le remarquable catalogue de l’exposition comble bien des lacunes. Dans son article « Religion, romantisme et dimension politique de l’image », Cordula Grewe fait des nazaréens les pionniers d’un art « dont le style allait bientôt devenir une sorte de lingua franca dans la chrétienté, c’est-à-dire dans l’Europe entière » in De l’Allemagne, op. cit., p. 168.
  • [21]
    « Il est encore plus difficile de comprendre le silence qui entoure la formation d’un art national, dans un ensemble germanique en plein remembrement. Sont ainsi sortis de l’exposition non seulement le style bourgeois dit Biedermeier, mais aussi le portrait ou la peinture d’histoire. Écartés un esprit aussi original que Max Klinger ou des chroniqueurs du temps aussi importants que Max Liebermann et Adolf von Menzel, ce dernier réduit à une seule œuvre, fût-elle formidable ».
  • [22]
    Libération du 29 avril 2013 « Au Louvre, le péril schön ».
  • [23]
    Le Figaro du 13.04.2013 « Le torchon brûle entre le Louvre et Berlin ».
  • [24]
    Avancer cet argument en 2013 est à la fois la marque d’une ignorance coupable et d’une absence totale de sens politique.
  • [25]
    Là encore, on pourra se référer avec profit au catalogue, en particulier à l’article de Werner Büsch « La peinture de paysage en Allemagne de la fin du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale » in De l’Allemagne, op. cit., pp. 226-253.
  • [26]
    Et cette rotonde souterraine du Louvre n’évoque-t-elle pas la rotonde du Altes Museum de Schinkel à Berlin, à cet espace de recueillement intermédiaire entre le monde profane et celui de l’art ?
  • [27]
    L’apport du Bauhaus ne peut être sous-estimé. L’émigration d’une partie de ses membres, la création du New Bauhaus à Chicago ont donné une impulsion décisive à l’art américain.
  • [28]
    Niklas Maak dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 avril dans un article intitule : « Aus tiefem Tal zu Riefenstahl ».
  • [29]
    Adam Soboczyski dans Die Zeit, cité par Philippe Dagen et Frédéric Lemaître dans Le Monde du 18.04.2013 « De l’Allemagne : le grand malentendu ».
  • [30]
    Die Welt du 11 avril 2013 : « Dichter und Dumpfbacken. Lieber Klischees als gar keine Bilder : an einer Pariser Ausstellung entzündet sich deutsch-französicher Streit ».

1La célébration des 50 ans du Traité de l’Élysée offrait une occasion merveilleuse : celle de faire découvrir au grand public un art encore mal connu en France, pour en finir enfin avec « la tenace ignorance du public français en matière d’art allemand » [1]. C’eût été l’occasion d’en montrer la diversité, la richesse, les paradoxes même, de réviser des clichés tenaces sur la « lourdeur germanique », de les soumettre à un examen critique. La vigueur des réactions de la presse allemande et l’écho d’abord étonné, puis intéressé d’une bonne partie de la presse française va peut-être y contribuer.

2Tout semblait pourtant bien s’annoncer : 200 œuvres de peintres allemands du XIXe siècle et du début du XXe siècle, l’occasion assez rare de voir rassemblés une vingtaine de tableaux de Caspar David Friedrich, mais aussi de noms moins familiers au public français comme Carus ou Runge, des nazaréens, mais aussi quelques œuvres plus modernes, de Dix, Grosz, Beckmann. Pourtant le visiteur est très vite frappé par un déséquilibre flagrant : autant la première partie du XIXe siècle fait l’objet d’une présentation fouillée et précise, plus on s’éloigne du terminus a quo que représente 1800, plus on a l’impression d’un choix aléatoire : pourquoi Böcklin et Feuerbach, mais pas Liebermann ni la Sécession berlinoise, pourquoi Corinth et pas Slevogt ni Nolde ? L’étonnement fait finalement place à la perplexité : la dernière salle qui englobe les 40 premières années du XXe siècle fait l’impasse sur le dadaïsme, le Bauhaus, et la Nouvelle Objectivité n’est qu’effleurée.

3On comprend que cette vision très partielle et partiale de l’art de l’Allemagne ait pu provoquer une certaine incompréhension outre-Rhin, mais on a eu surtout le tort de ne pas avoir anticipé la violence des réactions allemandes : aussi bien pour Die Zeit que pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il y a dans le choix des œuvres et tout autant dans les omissions une volonté délibérée de montrer au public français une image biaisée de la peinture allemande, une vision téléologique qui mènerait inéluctablement à la barbarie nazie. Procès d’intention, sensibilité exacerbée d’intellectuels allemands lassés des poncifs sur l’Allemagne éternelle des forêts impénétrables où tout esprit rationnel ne peut que se perdre ? Il y a, pour le moins, un malentendu profond dans cette année du 50e anniversaire du Traité de l’Élysée et on peut s’étonner d’une certaine légèreté, d’un manque de discernement de la part des commissaires de cette exposition dans ce qui aurait pu être l’apothéose des manifestations qui célèbrent cet anniversaire. Alors que la relation politique entre la France et l’Allemagne est en berne, que l’image de la France en Allemagne est écornée, était-il besoin d’ajouter la maladresse d’une exposition dont le concept semble bien léger et fondé sur des bases théoriques discutables et fragiles ? N’était-ce pas l’occasion de soumettre à une révision rigoureuse la réception de l’art allemand en France, trop longtemps prisonnière du poids de l’histoire conflictuelle entre nos deux pays ?

Des réactions divergentes en France et en Allemagne

4La réception de l’art allemand en France a toujours été complexe. Il n’est donc guère étonnant qu’une exposition intitulée de surcroît De l’Allemagne[2] suscite des polémiques. Ce qui est nouveau, c’est que cette polémique vienne cette fois d’outre-Rhin, la presse française ayant d’abord accueilli favorablement l’exposition qui s’est ouverte le 28 mars au Musée du Louvre. Elle s’est fait ensuite l’écho d’une polémique qui agite les médias, et même aussi, mais dans une bien moindre mesure, les milieux politiques allemands.

5À y regarder de près, on ne peut être que frappé par une différence d’appréciation entre la France et l’Allemagne : la presse française s’est unanimement réjouie d’une exposition qui permet en effet au public français et international d’admirer 200 œuvres qui, pour certaines, sont très rarement exposées. La virulence des réactions en Allemagne a surtout suscité en France des réactions d’étonnement, voire d’incompréhension. On peut certes se réjouir de l’attitude retenue de la presse française, mais on peut aussi y voir la marque d’un étonnement naïf et surpris qui révèle sans doute une méconnaissance de la peinture allemande. Il est significatif que deux critiques d’art français, Rebecca Lamarche-Vadel, curatrice au Palais de Tokyo et Michel Crépu, directeur de la Revue des deux mondes aient choisi de faire part de leurs réflexions critiques dans la presse allemande [3]. L’attitude générale de la presse en France pose plusieurs questions : s’agit-il d’une attitude apaisée qui refuse la polémique, voire d’une relative indifférence, d’une méconnaissance de la complexité de l’art allemand depuis le début du XIXe siècle, ou alors, ce qui serait peut-être plus grave, l’acceptation d’une vision de l’art allemand qui renvoie à une image traditionnelle forgée par la critique française depuis des décennies ; je ne citerai que la conclusion de l’ouvrage de Marcel Brion sur La peinture allemande : « L’homogénéité de la peinture allemande est tout à fait remarquable dans son inspiration. Nous en avons noté les principaux caractères : une permanence dans la fidélité à la nature qui soutient les œuvres même les plus étranges ; et surtout, depuis les origines jusqu’aux toutes dernières recherches, à travers les formes esthétiques les plus variées, un sentiment persistant de l’inquiétude » [4]. C’était en 1959. Certes, l’articulation en trois parties de l’exposition laisse la place à une Allemagne apollinienne (nous reviendrons sur ce parti pris), mais l’impression dominante est bien celle d’une nostalgie inquiète, la Grèce et l’Italie antique étant souvent plus des métaphores d’un paradis perdu que d’un idéal politique de démocratie. Avec les nazaréens, la Grèce cède la place à une utopie régressive, celle du Moyen Âge considéré comme l’apogée du Saint Empire romain germanique pour réapparaître à la fin du siècle dans les méandres revisités des grands mythes de l’Antiquité, sur un mode souvent parodique ou grotesque. La modernité en est absente, les horreurs de la Première guerre mondiale, la mort dans les tranchées participant de cette atmosphère de fin du monde. On n’est malheureusement alors plus dans une vision fantasmée du monde, mais dans la réalité très concrète d’un carnage européen généralisé.

La difficile réception de l’art allemand en France

6La réception de l’art allemand en France a longtemps été entachée de préjugés. La guerre de 1870, la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, le désir de revanche ont rendu la critique française des dernières décennies du XIXe siècle aveugle face à l’art allemand. Pourtant, les échanges ne se sont pas faits que dans un sens. Des passeurs comme Ernst Cassirer ont fait connaître l’impressionnisme en Allemagne, le galeriste Herward Walden a exposé Delaunay avant la guerre à Berlin. Sans ces échanges, l’œuvre de Max Liebermann ne serait pas compréhensible, et pourtant Liebermann est absent de cette exposition au Louvre. C’est pourtant lui qui, pour fédérer les artistes modernes, est à l’initiative de la création de la Sécession berlinoise : Nolde, Kirchner, Schmidt-Rottluff, Slevogt s’y retrouvèrent, même passagèrement. N’ont-ils pas leur place dans une exposition consacrée à la création artistique allemande. L’expressionnisme a marqué l’art de l’Allemagne en profondeur, mais pourquoi se limiter à Beckmann ?

7L’art allemand resta en France assez mal connu, sans doute aussi parce que la philosophie (Nietzsche) et la musique allemande (Wagner) fascinaient autrement plus que la peinture. Böcklin, peut-être surreprésenté dans l’exposition du Louvre était à la fin du XIXe siècle diversement apprécié en France : « Böcklin avait beau s’être gavé de latinité, il n’en exprimait pas moins une lourdeur et une truculence associées au génie nordique » [5]. Une figure pourtant se détache : Liebermann qui joua un rôle déterminant pour faire connaître la peinture allemande en France. C’est lui qui organisa une section allemande à l’Exposition universelle de 1889, preuve s’il en est que ce n’est pas toujours les instances officielles qui sont les mieux placées pour jouer les médiateurs culturels. Mais cette médiation n’est alors pas politiquement neutre : Liebermann est en lutte contre l’art officiel de l’Empire allemand, il est donc le bienvenu à Paris [6]. Si Liebermann est un des rares artistes allemands à être accepté et estimé en France, ce n’est donc pas seulement pour des raisons esthétiques. Son art qui évolue du naturalisme de ses débuts vers l’impressionnisme « convient parfaitement à l’esprit libéral de la Troisième République » [7]. Dans une époque attachée à tenter de définir l’essence de ce que pourrait être un art national, Liebermann est, d’une certaine manière, instrumentalisé. Pourtant, après la Grande Guerre, il souffrira d’un ostracisme généralisé. Le Ministère des Affaires étrangères allemand, soucieux de donner une image positive de la nouvelle Allemagne de la République de Weimar échouera à organiser à Paris une exposition personnelle de l’artiste [8].

8La Grande Guerre n’avait fait qu’exacerber les préjugés anti-allemands hérités du XIXe siècle et l’après-guerre ne sera guère favorable à l’art allemand, malgré les efforts de l’Ambassade d’Allemagne à Paris pour tenter d’organiser de grandes expositions. Les relations franco-allemandes ne se détendent qu’après la signature du traité de Locarno en 1925. En 1926 l’Allemagne est invitée au dernier moment à participer au Salon d’automne, mais décline l’invitation, consciente que la gravité de l’enjeu nécessitait une préparation méticuleuse de cette manifestation. Il faut attendre 1930 pour que la première exposition d’envergure soit organisée : le 20e salon des artistes décorateurs français offrit une place de choix au Bauhaus allemand, mais plus à Gropius, à l’architecture et au design qu’aux peintres.

9Parmi les artistes allemands qui purent percer à Paris, on peut citer Grosz et Klee [9], ainsi que Kandinsky et Max Ernst, proche du surréalisme. Entendons nous bien, il ne s’agit pas de nier des relations fécondes entre artistes, mais seulement de bien montrer l’absence de grandes expositions et l’hostilité ambiante d’une grande partie de la presse et de l’opinion envers ce qui pouvait venir d’Allemagne. Ni l’expressionnisme, ni la Nouvelle Objectivité ne furent vraiment connus et appréciés dans la période de l’entre-deux-guerres. Les circonstances historiques et culturelles ont pesé sur la réception de la modernité allemande. Ce rappel est nécessaire, car il montre la connaissance très superficielle de l’art allemand en France depuis le XIXe siècle dans le grand public, les galeristes et les critiques d’art spécialisés ne touchant par définition qu’un public restreint d’artistes, de collectionneurs, d’amateurs éclairés. C’est à cette aune qu’il faut mesurer l’exposition De l’Allemagne. Dans sa lettre ouverte au rédacteur de Die Zeit, Henri Loyrette note à juste titre « la méconnaissance presque complète du public français sur cette période de la peinture allemande ». Il était donc nécessaire de rappeler que le contexte historique des relations entre nos deux pays a rendu, jusqu’en 1945 une réception globale des grands courants de la peinture allemande très aléatoire, entachée de préjugés et de stéréotypes.

10Après la seconde guerre mondiale, la situation est encore plus complexe : Paris regagne un temps sa place de capitale de l’art, avec une extraordinaire concentration d’artistes de toutes nationalités. L’abstraction s’affirme et se diversifie, les artistes se reconnaissent plus dans l’affiliation à une tendance, à un mouvement, voire à une école que dans une composante nationale. Dans ce grand tourbillon de création où Paris est en concurrence avec New York, l’art allemand du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle n’est plus d’actualité. Il faut attendre 1978 pour que l’exposition Paris-Berlin (1900-1933) au Centre Pompidou ravive l’intérêt pour l’Allemagne et en particulier pour la période de la République de Weimar qui révèle une Allemagne autre, démocratique, avide d’ouverture internationale, foyer de la modernité [10]. Certes, des expositions monographiques de plus ou moins grande ampleur ou bien portant sur des périodes spécifiques ont, depuis, été organisées à Paris pour faire connaître des artistes allemands [11]. L’organisation d’une manifestation de grande ampleur balayant plus d’un siècle de création artistique en Allemagne est donc parfaitement justifiée. Le visiteur est en droit d’attendre d’une institution publique une vision, sinon complète – ce qui serait une gageure – du moins globale de la création artistique en Allemagne, puisque c’est le titre de cette manifestation, entre 1800 et 1933. Force est de constater que, partant d’un axiome, « l’art allemand », des pans entiers de la création artistique ont été écartés, surtout pour la période du XXe siècle.

11Il est troublant de constater en 2013 une continuité. Liebermann aurait-il été passé sous silence, car pas assez « allemand », ce qui à la fin du XIXe siècle pouvait représenter en France un brevet de respectabilité ? Le Bauhaus, méprisé en son temps par une partie des élites françaises, se retrouve également exclu, la Nouvelle Objectivité n’est guère représentée, mais bénéficie d’un article approfondi dans le catalogue. Avec Philippe Dagen, on peut s’interroger sur la persistance de cette méfiance : « L’accentuation du geste pictural, une coloration puissante et une prédilection pour les grands formats passent pour l’élément teutonique de l’art allemand. Des caractéristiques formelles comparables dans l’œuvre d’un Italien de la Trans-Avant-garde ou d’un New-Yorkais comme Julian Schnabel n’ont jamais provoqué le même rejet. Chez un artiste allemand, si… Ces préjugés et stéréotypes nationaux ont-ils vraiment disparu aujourd’hui ? On aimerait le croire et pourtant, on est en pas vraiment sûr » [12].

Une vision téléologique de l’art ?

12Revenons à l’exposition du Louvre. Elle s’organise autour de trois grands thèmes : « le rapport à l’histoire et aux passés, à la nature et à l’humain » [13] déclinés en trois moments : Apollon et Dionysos, l’hypothèse de la nature et Ecce homo. Le visiteur pénètre tout d’abord dans une vaste rotonde décorée d’impressionnantes gravures sur bois de 3m x 3m qu’Anselm Kiefer a conçues pour cette exposition. Comme souvent le cas chez Kiefer, les allusions à la mythologie et au passé allemand abondent. Au milieu des arbres de la forêt allemande, le long du Rhin et sous les bunkers de la ligne Maginot s’égrènent les noms des filles du Rhin Woglinde, Flosshilde, Wellgunde, et aussi des grands penseurs allemands, Heidegger, Marx, Engels, Kant ; sur l’un des panneaux la Quaternité, le père, le fils, le Saint Esprit sont représentés par trois chaises vides : la quatrième, renversée, est celle de Satan. Le ton est donné [14].

13On peut tout d’abord s’interroger sur les limites temporelles de l’exposition. Le point de départ – et c’était le concept originel d’Andreas Bayer – était « Weimar 1800 », comme Henri Loyrette le rappelle dans sa lettre ouverte : « Il n’est pas contestable que le Centre allemand a joué un rôle dans la genèse de cette exposition. En effet, il avait proposé au Louvre un projet sur ‘Weimar 1800’, thème qui se prêtait à une ‘exposition-dossier’ dans un espace plus restreint du musée » [15]. Ce projet centré à la fois sur la culture du classicisme de Weimar alors à son apogée, mais aussi sur les débuts du romantisme à Iéna permettait de mettre en lumière l’impact que l’univers de Goethe a pu avoir sur la vie intellectuelle et culturelle de l’Allemagne jusqu’au XXe siècle, et à cet égard la juxtaposition et la confrontation dans l’exposition du Louvre des écrits de Goethe, de ses dessins, de ses collections botaniques et géologiques avec les écrits et les œuvres de Klee est tout à fait éclairante. Il y a là un face à face fécond d’une grande intensité conceptuelle.

14Le projet a progressivement évolué vers une manifestation plus ambitieuse englobant tout le XIXe siècle et une partie du XXe siècle. Se posait alors la question du terminus ad quem. 1939, nous dit Hervé Loyrette, a été choisi parce que « 1939 parle à tout le monde », alors que 1933 ou 1937 « auraient tendu à signifier que la production artistique allemande se résume alors entièrement à l’art nazi, sans expression aucune de résistance des artistes » [16]. Le début de la guerre marque certes une césure en Europe, il est marqué par l’exil des peintres allemands et autres qui avaient fui l’Allemagne nazie et avaient trouvé un éphémère refuge dans différents pays européens, mais 1933 marque tout simplement le début de la barbarie, 1937 et l’exposition « Entartete Kunst » de Munich marquent une reprise en main de la politique artistique par les autorités du Reich : après bien des hésitations, l’expressionnisme soutenu par Goebbels est officiellement condamné. Les centres de création artistique se déplacent outre-Atlantique, mais la création ne s’interrompt pas : Dix, Nolde, Baumeister continuent à peindre dans la solitude de leur atelier, interdits qu’ils sont d’exposer, et pour Nolde même de peindre. Peut-être la fin de la guerre, le début d’une progressive prédominance américaine aurait été plus pertinent, car la date de 1939 qui pour l’historien de l’art ne fait guère sens, est celle du début d’une catastrophe de dimension mondiale déclenchée par la folie démesurée d’un dictateur allemand, elle n’est pas pertinente pour l’historien de l’art. Qu’on le veuille ou non, en opposant ces deux dates, le visiteur quelque peu éclairé mettra sur un plateau de la balance l’âge d’or de Weimar et de son rêve d’humanité et sur l’autre l’apocalypse de la guerre. Ce n’est évidemment pas le propos de cette exposition – et la vision téléologique prêtée aux curateurs de l’exposition n’est qu’une vue de l’esprit – mais la prudence est de mise, car les théories marxistes qui établissent une continuité de Schelling à Hitler ont malheureusement trop longtemps fait florès [17].

15Les panneaux d’Anselm Kiefer dans le hall d’entrée de l’exposition peuvent conforter les spectateurs dans cette vision noire et apocalyptique d’une Allemagne vouée au malheur de la guerre. La question lancinante d’une marche inéluctable vers la barbarie nazie, d’un penchant collectif vers la violence destructrice n’est pas seulement le fantasme d’un artiste, on la retrouve à intervalles réguliers, en France aussi, sous la plume d’historiens de l’art [18].On comprend les susceptibilités d’outre-Rhin et les panneaux explicatifs ne sont malheureusement pas toujours là pour éclairer le visiteur : « Que l’exposition s’achève avec la césure de 1939 ne doit rien au hasard. L’horreur est inscrite dans l’art allemand depuis Goethe. Les paysages nostalgiques d’Italie et de Grèce, la méditation sur le gothique, l’enthousiasme allemand pour le Moyen Âge, l’accent mis sur la vie quotidienne, la dépréciation de la profondeur allemande ne sont, dans l’interprétation ainsi proposée, que des étapes qui mènent à la catastrophe allemande » [19]. Peut-on affirmer, comme le fait Adam Soboczynski dans cet article de Die Zeit que le propos de l’exposition est de montrer que « l’horreur est inscrite dans l’art allemand depuis Goethe » ? Goethe, sa réflexion sur la théorie des couleurs conduisent à Paul Klee (et l’exposition le montre d’excellente façon), la pure poésie de Runge, les paysages géologiques de Carus peuvent-ils anticiper le nazisme ?

16L’exposition pêche sans doute par ce parti pris d’opposition toute nietzschéenne entre « art apollinien » et « art dionysiaque », concept philosophique qui n’est peut-être pas opératoire en histoire de l’art. Ce leitmotiv qui ponctue la première partie de l’exposition semble être une construction artificielle, cette tension ne rend pas toujours compte des œuvres exposées. L’exposition donne certes la chance de faire connaître au public français les nazaréens, longtemps méconnus, car politiquement trop marqués ; catholiques, prisonniers d’une utopie, celle du Saint Empire d’avant le schisme luthérien, les nazaréens expriment dans une peinture d’idée parfois un peu sèche un désir d’unité tourné vers le passé. La présence forte des nazaréens illustre par contre parfaitement l’intention de présenter le rapport aux passés (ici le Moyen Âge) comme une des clés de lecture possibles de l’art en Allemagne. L’art nazaréen peut aussi être lu comme la métaphore d’une Allemagne rêveuse tournée vers un passé idéalisé, incapable de concevoir son évolution dans le cadre d’une société en voie d’industrialisation et d’urbanisation qui aspire à la démocratie. Apollon ne rend pas compte de la diversité, voire de l’antagonisme qui fait coexister un passé médiéval idéalisé et une vision toujours présente de la Grèce classique, comme chez Klenze (on aurait aussi aimé voir quelques toiles de Schinkel, éminent représentant de cet idéal classique, complètement absent de cette exposition). Surtout, l’exposition ne rend pas compte du polycentrisme culturel qui marque l’Allemagne : il y a une école de Düsseldorf, une de Munich, Dresde est un centre important, sans oublier Vienne où se retrouvent les nazaréens avant de partir pour Rome. Le spectateur français aurait aussi peut-être apprécié de voir en écho à ces artistes allemands quelques œuvres d’artistes français : le romantisme est un mouvement européen, la peinture d’histoire veut consolider partout en Europe les grands récits nationaux qui forgent les identités [20]. La confrontation à d’autres écoles, à d’autres pays aurait été fructueuse, elle aurait fait émerger des convergences tout autant que des lignes de rupture, elle aurait relativisé la spécificité de l’art allemand.

17L’exposition a le mérite d’exposer des artistes peu connus en France, comme Feuerbach, Marées, Stuck et Böcklin dont l’œuvre ne peut être réduite à l’emblématique Ile des morts. Les scènes mythologiques qu’on pourrait qualifier familièrement de « déjantées » ont une dimension tout autant grotesque et parodique que dionysiaque et caricaturent une tradition d’imitation de l’antiquité qui n’opère plus, sinon dans un art officiel et pompier. Après l’éblouissement d’une vingtaine de toiles de Caspar David Friedrich, l’exposition semble cependant hésiter, les choix moins assumés [21]. Pourquoi une toile de Hans Thoma, chantre d’une Allemagne rurale et idyllique ? On regrette dans cette longue transition vers le XXe siècle de ne pas trouver les paysages des côtes flamandes de Liebermann, les premiers expressionnistes, Nolde et les mers du sud. Le naturalisme n’est représenté que par une œuvre, certes maîtresse de Menzel (La forge, ou les Cyclopes modernes), mais qui placée juste avant la troisième partie « Ecce homo » induit une lecture partisane, entre réécriture mythologique et préfiguration de l’apocalypse.

18C’est donc surtout sur la troisième partie « Ecce homo », et en particulier la dernière salle, que se cristallisent les critiques : « Parvenue à ce cul-de-sac, l’exposition finit de se desceller. Elle termine en un bond brutal jusqu’aux cataclysmes du XXe siècle » [22].

19La guerre, l’horreur des tranchées ont marqué toute une génération d’artistes. Les eaux fortes d’Otto Dix, les gravures sur bois de Käthe Kollwitz en sont un témoignage poignant. Mais l’Allemagne de Weimar ne se nourrit pas seulement d’un passé récent traumatisant, c’est aussi la première expérience démocratique et républicaine, et le Bauhaus exprime magnifiquement cette foi en l’avenir. Affirmer qu’« on n’a pas montré ces courants, précisément parce qu’ils sont d’emblée très internationaux » [23] relève d’une méconnaissance de ce qui faisait la modernité en Allemagne. Le Bauhaus naît au sortir de la guerre, dans l’intense bouillonnement culturel et politique de la brève révolution allemande, il est l’aboutissement d’un projet esthétique profondément ancré dans les recherches des artistes allemands, celui du « Gesamtkunstwerk » dont P. O. Runge, bien représenté dans l’exposition fut un des premiers propagateurs. L’idée d’œuvre d’art total, projet à la fois esthétique, social et politique, s’enracine dans une recherche qui a marqué les plus grands créateurs allemands. Le Bauhaus s’inscrit dans cette continuité, fait le projet de réaliser et de vivre ce « Gesamtkunstwerk ». C’est un acte de foi en l’avenir de l’homme, le rêve réalisé d’un enseignement artistique renouvelé, décloisonné. Cette Allemagne nouvelle au cœur de l’Europe s’ouvre à la modernité, de la Hollande et la Belgique jusqu’à la Russie. Reprocher au Bauhaus son caractère international n’est malheureusement pas nouveau. C’est le reproche que les partis nationalistes de Thuringe firent au Bauhaus de Weimar qui fut contraint en 1925 aller s’installer à Dessau [24].

20Quant à l’absence quasi complète de l’expressionnisme, mis à part certes un de ses représentants les plus éminents, Beckmann, elle est tout aussi difficilement justifiable si on se place dans une optique pourtant très discutable d’« art national », concept qui au XXe siècle n’est plus guère pertinent. L’expressionnisme a toujours été en France mal compris, voire rejeté justement comme « art allemand ». Si l’on a pour projet de montrer cet art allemand, on ne comprend donc pas l’absence ni du « Blauer Reiter » de Munich, ni de « Die Brücke » de Dresde, mouvements majeurs de l’art allemand et européen qui mettent en question, à la suite des Sécessions de Berlin et de Munich un académisme wilhelminien sclérosé [25] : Kirchner, Nolde, Pechstein, Schmitt-Rottluff, Kandinsky, Macke, Marc manquent à l’appel, tout autant que l’iconoclaste mouvement dada, précurseur du surréalisme. Le début du XXe siècle a été une période d’expérimentation où s’est forgée en Allemagne comme en France la modernité. À vouloir dégager une hypothétique spécificité de l’art allemand, on se ferme des portes d’accès à l’ensemble de la création artistique de l’Allemagne.

21On comprend donc les critiques qui se sont élevées outre-Rhin. Amputer une grande exposition de ce qui, en Allemagne, est considéré comme une des plus belles pages de l’histoire culturelle de l’Allemagne, une contribution authentique à la culture européenne ne pouvait que susciter des réactions d’incompréhension. L’exposition est déséquilibrée. Les nazaréens sont fort bien représentés, ce qui est sans doute nécessaire vu la faible réception dont ils ont pu faire l’objet en France, Caspar David Friedrich, avec une vingtaine de toiles, peut-être surreprésenté (mais qui s’en plaindra, il n’est pas si fréquent d’avoir une telle concentration de chefs d’œuvre), Klee aussi, en relation avec les théories esthétiques de Goethe, mais c’est surtout la troisième partie qui est problématique : Beckmann et Dix sont représentés par quelques toiles, mais surtout par des œuvres sur papier de même que Käthe Kollwitz, que le photographe August Sander par une série de près d’une trentaine de photos, Lovis Corinth par un unique, mais impressionnant Ecce homo. On sort d’un XIXe siècle bien documenté, et on se trouve frustré de ne rien voir de cette modernité allemande qui se développe dès la première décennie du XXe siècle.

22Peut-on alors parler d’une visée téléologique ? À première vue, ou vu d’Allemagne, peut-être et le « patronage » d’Anselm Kiefer, artiste tutélaire de l’exposition [26], y est pour beaucoup, mais on se méprend peut-être sur l’intention : comment l’art allemand contemporain ne pourrait-il pas être obsédé par la catastrophe anthropologique du national-socialisme ? Tous les grands créateurs allemands contemporains, Baselitz, Lüpertz, Richter, pour ne citer qu’eux, se sont confrontés au passé de leur pays. Peut-il en être autrement ? Mais n’est-ce pas faire un procès d’intention aux curateurs de cette exposition en leur prêtant l’idée, vraiment plus très originale, de vouloir tirer un fil rouge qui mènerait inéluctablement au IIIe Reich ?

Au jardin des malentendus

23La violence de certaines réactions en Allemagne contraste avec la retenue de la presse française qui semble ne pas vouloir se lancer dans un débat dont elle craint de ne pas maîtriser tous les tenants et les aboutissants. C’est donc avec une certaine surprise qu’on se fait l’écho en France d’un débat qu’on ne comprend pas vraiment.

24On a sans doute sous-estimé en France la susceptibilité bien compréhensible d’une Allemagne qui a fait, depuis les années soixante, un énorme et régulier travail sur son passé et qui redoute à juste titre toute vision caricaturale et simplificatrice de son histoire. Ce n’est certes pas le propos de cette exposition, mais l’absence de grands mouvements culturels qui ont marqué les premières décennies du XXe siècle et qui entrent donc dans le cadre chronologique de cette exposition peut choquer une Allemagne fière d’avoir apporté dans les années vingt une contribution inestimable à l’art contemporain [27].

25Un projet franco-allemand qui aurait pu être emblématique a dérivé vers une vision très française de l’Allemagne et on ne peut regretter que le visiteur ne puisse appréhender toutes les facettes de cette production artistique. En s’emparant du monopole de l’interprétation, le Louvre n’a pas rendu service au dialogue franco-allemand et a commis, avec les meilleures intentions peut-être, quelques bévues. L’insertion d’une courte séquence du film de Leni Riefenstahl, Olympia, certes projetée face à un film humaniste Menschen am Sonntag ne pouvait qu’envenimer le débat, au delà de toute argumentation rationnelle et passer pour une provocation qui accréditerait la thèse « d’un pays pris entre des forces obscures qui va tout droit vers le national-socialisme, en passant par le romantisme et l’expressionnisme » [28]. Une référence dévoyée à la Grèce antique suffisait-elle à justifier ces trois minutes du film de l’égérie du national-socialisme ? Ne peut-on pas comprendre à Paris que l’évocation du nom de Leni Riefenstahl dans une exposition sur la peinture allemande déchaînerait des réactions passionnelles ? Une telle exposition a, de par sa nature, de par le contexte politique dans lequel elle s’inscrit, celui du 50e anniversaire du Traité de l’Élysée, une portée qui dépasse l’histoire de l’art. Parler de l’Allemagne en France, imposer une interprétation unilatérale, c’est aussi imposer à l’Autre une image qui renvoie à la perception qu’on a soi-même de l’Autre. En se plaçant sous le patronage de Mme de Staël, la voie du malentendu était ouverte.

26On peut regretter le ton polémique d’une presse allemande qui une fois de plus, voit dans l’attitude française le reflet de la Grande Nation drapée dans une suffisance qui voudrait masquer son déclin : « Est-ce lié à la crise ? À une volonté française d’affirmation de soi ? À une démonstration de force nationale causée par la faiblesse économique ? » [29] demande Adam Soboczynski. Loin des polémiques outrancières qui montrent aussi la dégradation de l’image de la France en Allemagne, on peut s’interroger sur ce manque à la fois de compétence historique et de sensibilité envers nos voisins. La virulence des réactions montre que la relation franco-allemande est à nulle autre pareille, qu’elle est empreinte d’une forte émotionnalité.

27Peut-on, comme le fait Die Welt[30] du 11 avril se résigner et constater avec un rien de fatalisme que la France ignorera toujours ce qui n’entre pas dans une image préconçue de l’Allemagne ? Une occasion a été perdue, celle de montrer la diversité, les contradictions d’un art polymorphe, mais aussi surtout de faire dialoguer les cultures, de confronter une vision française de l’Allemagne à celle des historiens de l’art allemands. On l’a fait dans un beau catalogue dont la presse a fait l’éloge, on a laissé les scientifiques s’exprimer, mais curieusement on a rétréci le choix des œuvres. Le parti pris d’une opposition construite entre dionysiaque et apollinien ne pouvait que conduire à des critiques virulentes qui dépassent le cadre du débat entre spécialistes, car on touche à l’essentiel, à la représentation de l’identité allemande, dans ses dimensions culturelle, anthropologique et politique. Avoir l’ambition de présenter la peinture d’une nation sur plus d’un siècle, c’est faire œuvre de médiation. Encore faut-il s’en donner les moyens.


Date de mise en ligne : 01/12/2016

https://doi.org/10.3917/all.204.0007

Notes

  • [1]
    Philippe Dagen et Frédéric Lemaître, « De l’Allemagne : le grand malentendu » dans Le Monde du 18 avril 2013.
  • [2]
    Le choix du titre de l’exposition est une fausse bonne idée. Le connaisseur de l’Allemagne pourra se demander s’il s’agit d’une référence à l’ouvrage de Mme de Staël ou à celui que Heinrich Heine, pour lui faire écho, publia malicieusement en France sous le même titre. C’est la vision romantique et idyllique de Mme de Staël qui sous-tend une bonne partie de l’exposition : « Aussi s’imposa-t-il à nous de titrer l’exposition et l’essai liminaire du catalogue De l’Allemagne, en écho à ce qui a été si longtemps, pour nous en France, une introduction à la réflexion sur le voisin d’outre-Rhin » Sébastien Allard et Danièle Cohn in De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann, Paris, 2013, p. 29.
  • [3]
    Dans une tribune publiée le 6 avril dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung Rebecca Lamarche-Vadel reproche à l’exposition sa vision téléologique. Dans l’hebdomadaire Die Zeit du 11 avril, Michel Crépu essaie de désamorcer la polémique.
  • [4]
    Marcel Brion, La peinture allemand, Paris, 1959, p. 164.
  • [5]
    Françoise Lucbert : « La perception de l’art allemand dans les milieux d’avant-garde parisiens » in Distanz und Aneignung. Kunstbeziehungen zwischen Deutschland und Frankreich. Relations artistiques entre la France et l’Allemagne, Berlin, 2004, p. 45.
  • [6]
    « S’il lutte contre l’art officiel, c’est qu’il lutte contre l’Empire » in Knut Helms « Max Liebermann et la confraternité de l’art » in Distanz und Aneignung, op. cit., p. 66.
  • [7]
    Ibid., p. 79.
  • [8]
    Une exposition Liebermann à Paris a bien été envisagée en échange d’une exposition Claude Monet à Berlin, mais Liebermann avait, en 1914, été l’un des signataires de l’appel des 97, ce qui, quinze ans plus tard, provoquait toujours des réticences en France. À ce sujet, voir Carolin Schober, Das Auswärtige Amt und die Kunst in der Weimarer Republik, Frankfurt a. Main, 2004, pp. 57-64.
  • [9]
    « George Grosz et Paul Klee semblent bien avoir été considérés comme les deux principaux atouts de la peinture allemande, le premier en raison de ses charges anti-bourgeoises et anti-prussiennes, le second en raison des qualités plastiques associées à l’excellence française et donc susceptibles de contribuer à son acceptation » in Isabelle Ewig : « De la maison de construction au musée du rêve » in Das Bauhaus und Frankreich. Le Bauhaus et la France. Herausgegeben von Isabelle Ewig, Thomas W. Gaehtgens und Matthias Noell, Berlin, 2002, p. 192.
  • [10]
    L’exposition Paris-Berlin est la première grande exposition qui montre le développement de la culture allemande au cours des trente premières années du XXe siècle.
  • [11]
    Citons, à titre d’exemple, La peinture allemande à l’époque du romantisme (1976) à l’Orangerie des Tuileries, Symboles et réalités. La peinture allemande en 1984 au Petit Palais, l’exposition Georg Grosz, les années de Berlin en 1986 à l’hôtel de Ville de Paris, et plus près de nous, l’exposition Lovis Corinth (1858-1925). Entre impressionnisme et expressionnisme au Musée d’Orsay en 2008 et la même année l’exposition Emil Nolde (1867-1956) au Grand Palais.
  • [12]
    Philippe Dagen, « Verspäteter Ritterschlag » in Art/Das Kunstmagzin, Nr. 9, September 2008, p. 43.
  • [13]
    En quatrième de couverture du catalogue de l’exposition De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann.
  • [14]
    « J’ai encore en mémoire la formule malheureuse de Arndt ? ‘le Rhin, fleuve d’Allemagne, et non frontière de l’Allemagne’. La mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier par de Gaulle (sic) et Adenauer, première étape de la construction de l’europe, a laissé tout cela derrière nous », in De l’Allemagne, op. cit., p. 21.
  • [15]
    Lettre d’Henri Loyrette au magazine Die Zeit du 11 avril 2013.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Est-il malvenu de citer le titre d’un ouvrage du philosophe marxiste Georg Lukacs Die Zerstörung der Vernunft dont le sous-titre est Der Weg des Irrationalismus von Schelling zu Hitler et qui tire donc un fil rouge qui va du romantisme allemand au national-socialisme ?
  • [18]
    Dans La responsabilité de l’artiste, Paris, 1997, Jean Clair règle ses comptes avec l’expressionnisme et le Bauhaus et essaie de démontrer une collusion idéologique entre la modernité allemande et le national-socialisme.
  • [19]
    Adam Soboczynski cité dans Le Monde du 18.04.2013 : « De l’Allemagne. Le grand malentendu ».
  • [20]
    Le remarquable catalogue de l’exposition comble bien des lacunes. Dans son article « Religion, romantisme et dimension politique de l’image », Cordula Grewe fait des nazaréens les pionniers d’un art « dont le style allait bientôt devenir une sorte de lingua franca dans la chrétienté, c’est-à-dire dans l’Europe entière » in De l’Allemagne, op. cit., p. 168.
  • [21]
    « Il est encore plus difficile de comprendre le silence qui entoure la formation d’un art national, dans un ensemble germanique en plein remembrement. Sont ainsi sortis de l’exposition non seulement le style bourgeois dit Biedermeier, mais aussi le portrait ou la peinture d’histoire. Écartés un esprit aussi original que Max Klinger ou des chroniqueurs du temps aussi importants que Max Liebermann et Adolf von Menzel, ce dernier réduit à une seule œuvre, fût-elle formidable ».
  • [22]
    Libération du 29 avril 2013 « Au Louvre, le péril schön ».
  • [23]
    Le Figaro du 13.04.2013 « Le torchon brûle entre le Louvre et Berlin ».
  • [24]
    Avancer cet argument en 2013 est à la fois la marque d’une ignorance coupable et d’une absence totale de sens politique.
  • [25]
    Là encore, on pourra se référer avec profit au catalogue, en particulier à l’article de Werner Büsch « La peinture de paysage en Allemagne de la fin du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale » in De l’Allemagne, op. cit., pp. 226-253.
  • [26]
    Et cette rotonde souterraine du Louvre n’évoque-t-elle pas la rotonde du Altes Museum de Schinkel à Berlin, à cet espace de recueillement intermédiaire entre le monde profane et celui de l’art ?
  • [27]
    L’apport du Bauhaus ne peut être sous-estimé. L’émigration d’une partie de ses membres, la création du New Bauhaus à Chicago ont donné une impulsion décisive à l’art américain.
  • [28]
    Niklas Maak dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 avril dans un article intitule : « Aus tiefem Tal zu Riefenstahl ».
  • [29]
    Adam Soboczyski dans Die Zeit, cité par Philippe Dagen et Frédéric Lemaître dans Le Monde du 18.04.2013 « De l’Allemagne : le grand malentendu ».
  • [30]
    Die Welt du 11 avril 2013 : « Dichter und Dumpfbacken. Lieber Klischees als gar keine Bilder : an einer Pariser Ausstellung entzündet sich deutsch-französicher Streit ».

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