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Article de revue

Oscar de Férenzy ou les limites du philosémitisme dans l'entre-deux-guerres

Pages 14 à 29

NOTES

  • [1]
    C’est bien sous ce patronyme qu’il est désigné comme gérant de La Juste Parole, 5 novembre 1937, n° 8.
  • [2]
    La Revue Internationale des Sociétés Secrètes (RISS) l’affirme régulièrement, La Juste Parole, 20 mars 1938.
  • [3]
    D’après l’article nécrologique établi par le Père Théomir Devaux, « Situation d’Israël », Catholicité au service de l’Église universelle, janvier 1948, fascicule II, p. 116.
  • [4]
    Oscar de Férenzy, Les Juifs, et nous Chrétiens, Paris, Flammarion, 1935 ; notons que l’auteur utilise le mot « Église » au singulier contrairement à l’intitulé du texte de la loi de 1905.
  • [5]
    « Le vieux catholique militant qu’est Oscar de Férenzy dont les plus belles années ont été consacrées aux œuvres sociales », rapport de Fernand Brunetière pour l’Académie française, La Juste Parole, 5 mars 1937, n° 8.
  • [6]
    En novembre 1902, Alfred Loisy (1857-1940) publie L’Évangile et l’Église dans lequel il souligne le fossé infranchissable entre ce que la tradition a élaboré au sujet de la divinité de Jésus et sa réalité historique. Une crise au sein du clergé romain en découle et va secouer l’Église catholique de fond en comble. Elle atteint son paroxysme sous le pontificat de Pie IX qui dénonce le « modernisme » (néologisme créé en 1903) comme « le collecteur de toutes les hérésies », « le grand égout de l’histoire doctrinale du christianisme ». En 1907, le pape Pie X exige un serment antimoderniste du clergé ; certains partiront, la plupart se soumettront.
  • [7]
    Ibid., p. 14. Il pourrait s’agir de Saint-Mandé où il crée un patronage.
  • [8]
    La politique anticléricale d’Émile Combes (1835-1921), chef du Bloc des gauches et président du Conseil de 1902 à 1905, aboutit à la loi de Séparation des Églises et de l’État et à la rupture du gouvernement républicain avec le Saint-Siège (juillet 1904).
  • [9]
    Édition Alsatia, 1 rue Garancière, Paris, 6e.
  • [10]
    Tous ces détails sont donnés dans La Juste Parole du 5 avril 1939 en réponse à une attaque antisémite de Robert Levèfre, « La valeur historique de Monsieur de Frenzy », dans La France réelle, 5 mars 1939.
  • [11]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 16.
  • [12]
    Ibid., p. 17.
  • [13]
    Daniel Lindenberg explique que le journal antisémite reparaît avec l’appui de l’ambassade d’Allemagne et du Weltdienst, service mondial de l’antisémitisme basé à Erfurt qui distribuait de l’argent à de telles entreprises, « Le père Bonsirven », Sens, 7/8 2000, p. 399.
  • [14]
    On trouve dans la correspondance de Jacques Maritain une lettre de recommandation du Père Devaux pour Oscar de Férenzy et une lettre de celui-ci datée de 1934 demandant à Maritain une préface qui semble avoir été refusée par le philosophe. Je remercie Oliver Rota qui m’a signalé ces pièces déposées au Centre d’études Jacques et Raïssa Maritain de Kolbsheim (67) et l’archiviste René Mougel qui m’en a donné le contenu.
  • [15]
    Père Théomir Devaux, « La Question d’Israël soulève un coin du voile », La Juste parole, 20 janvier 1939, n° 48, pp. 6-7.
  • [16]
    La Juste Parole, 1er juillet 1936, « numéro spécial de propagande ».
  • [17]
    Le mouvement autrichien se nommait : Gegen Rassenhass und Menseschennot et le journal Gerechtigkeit.
  • [18]
    La première édition a été enlevée en quarante jours ; il fallut le rééditer en 1936 en quatre mille exemplaires. Cf. « Autour d’un livre », Bulletin catholique de la Question d’Israël, 15 février 1936, n° 54, pp. 131-134.
  • [19]
    La Croix, 18 décembre 1935 ; Sept, 7 février 1936 ; La Vie catholique, 29 février 1936.
  • [20]
    La présidence socialisante d’Obregon (1920-1924) voit l’application d’une réforme agraire au Mexique. L’assassinat du président par un catholique et la violente résistance catholique à sa politique déclenchèrent une politique anticléricale extrêmement dure et souvent meurtrière de 1924 à 1928, qui s’apaisera progressivement de 1934 à 1940.
  • [21]
    La Juste parole, 5 février 1937, n° 6.
  • [22]
    Ibid., 20 mars 1938, n° 30.
  • [23]
    Ibid., 1er juillet 1936, n° 1.
  • [24]
    Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pendant les années trente, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 240.
  • [25]
    La Juste parole, 20 mai 1937, n° 13.
  • [26]
    Sur les groupes judéo-catholiques voir mon ouvrage Aimé Pallière, un chrétien dans le judaïsme (1868-1949), Paris, Desclée de Brouwer, 2003, pp. 300-310 ; Françoise Jacquin, « Deux précurseurs Louis Massignon et Jules Monchanin », l’Éveil des catholiques français à la dimension internationale de leur foi, actes réunis par Gérard Cholvy, IVe colloque d’histoire religieuse, Le Puy, 6-9 juillet 1995, pp. 108-121 ; et, tout dernièrement, Laurence Deffayet, La Redécouverte des origines juives du christianisme et l’émergence du dialogue judéo-chrétien dans l’Église catholique 1926-1962, thèse de doctorat (encore inédite), Université de Paris I, décembre 2006.
  • [27]
    La Juste parole, 20 janvier 1938, n° 26, p. 23.
  • [28]
    Catholique moderniste si proche du judaïsme qu’il est prédicateur à la synagogue de la rue Copernic depuis 1922 et, à ce titre, sert de lien entre les deux confessions. On se reportera à la biographie que je lui ai consacrée, Aimé Pallière, op. cit.
  • [29]
    Liste donnée par le journal pour être celle des membres fondateurs.
  • [30]
    Le Rayon, organe de l’Union libérale israélite, janvier 1937, n° 6, p. 3.
  • [31]
    La Juste parole, 5 avril 1937, n° 10.
  • [32]
    Ibid., 5 janvier 1939.
  • [33]
    Ibid., 5 janvier 1939.
  • [34]
    Ibid., 5 mai 1939.
  • [35]
    Selon Ralph Schor, le consistoire lui aurait alloué une aide financière à partir de 1937, op. cit., pp. 239-241.Voir sa « Présentation », p. 12, note 13.
  • [36]
    Ainsi le comité qui, autour de Zadoc Kahn, ne craignit pas de soutenir certaines feuilles anarchistes dreyfusardes pendant l’Affaire.
  • [37]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 239.
  • [38]
    Revue de presse dans « Autour d’un livre », Bulletin catholique de la Question d’Israël, 15 février 1936, n° 54, pp. 131-134.
  • [39]
    R. Schumann, « Les Juifs, et nous Chrétiens », Le Rayon, octobre-décembre 1935, n° 4, pp. 10-13.
  • [40]
    R.-R. Lambert est alors un membre dirigeant du Centre de documentation et de vigilance du consistoire de Paris.
  • [41]
    R.L., « Antisémitisme, foi et politique », Le Rayon, 15 juin 1937, n° 17, pp. 3-4.
  • [42]
    Oscar de Férenzy, « Une réponse », Le Rayon, 15 septembre 1937, n° 19, pp. 2-3.
  • [43]
    Étienne Fouilloux, « Naissance d’un philosémitisme catholique », Les Cahiers de la Shoah, t. 2, Paris, Liana Levi, 1995, pp. 35-50.
  • [44]
    Ibid., voir le texte intégral des paroles du pape, pp. 45-46, reproduit d’après La Documentation catholique, Paris, 5 décembre 1938, colonne 1460, et d’après La Libre Belgique du 14 septembre 1938.
  • [45]
    La Juste parole, 20 mai 1939.
  • [46]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 141.
  • [47]
    Sens, juin 2006, p. 338.
  • [48]
    La Juste parole, 20 janvier 1939, n° 48, pp. 6-7.

Couverture du principal opus philosémite d’Oscar de Férenzy, publié en 1935

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Couverture du principal opus philosémite d’Oscar de Férenzy, publié en 1935

Collection privée.

1On qualifie souvent Oscar de Férenzy d’« Homme de bonne volonté », au sens où l’entend son contemporain Jules Romain. Mais si un concert de louanges entoure la mémoire du fondateur de la bien-nommée Juste parole, rares sont ceux qui connaissent l’homme comme sont rares les traces matérielles qu’il a laissées derrière lui. Figure emblématique du courant philosémite de l’entre-deux-guerres (avec les limites que nous allons donner à ce concept), Oscar de Férenzy échappe au biographe, dans la mesure même où ses archives privées n’ont pas été retrouvées. La lecture de ses œuvres et de ses articles, l’écoute des commentaires de ses amis ont cependant permis de construire cette première ébauche, plus analyse que portrait, que nous avons voulu ouverte sur le petit milieu philosémite parisien pour tenter d’y définir, justement, la place tenue en son sein par Férenzy. Il joue, en effet, sa partition dans un orchestre restreint, donnant à entendre une petite musique à une époque où les tromblons de l’antisémitisme sonnent si fort qu’ils semblent envahir tout l’espace. Même s’ils n’ont pas réussi à freiner la montée de la haine raciale, ces voix doivent être sorties de l’oubli. Tentons donc de leur rendre justice ici.

Fabrication d’un philosémite

2Oscar de Férenzy est né le 5 août 1869, à Berne en Suisse, de parents protestants. Son patronyme complet étant Oscar Fraenzel de Ferenzy [1], les antisémites lui attribuent une origine juive, affirmation incontrôlable à ce jour faute d’archives [2]. Venu à Paris terminer ses études de droit, il se fait naturaliser français dès sa majorité, en 1890 [3], et se convertit au catholicisme - il est baptisé le 21 avril 1895 en l’église saint-Gervais. Dreyfusard néanmoins, il considéra que les catholiques français ont payé très cher « leur lourde faute, leur bagarre antisémite », car l’Affaire fut, selon lui, « le point de départ de la séparation de l’Église et de l’État [4] ». Son premier ouvrage, Entre Ciel et terre, lui vaut en 1899 le prix Montyon, décerné par l’Académie française [5]. Ce catholique militant est aussi un anti-moderniste convaincu [6] qui publie en 1907 Vers l’Union des catholiques de France et Le Pape et la France. Toujours pour défendre l’Institution, il se présente en 1910 aux élections législatives dans la banlieue de Paris sous l’étiquette « Républicain social », « patronné par un comité groupant toutes les forces catholiques de la circonscription [7] ». Évidemment anti-combiste [8], il se refuse pourtant déjà à faire l’amalgame, courant à son époque, entre les Juifs et les francs-maçons : « S’il y a des Juifs dans le bloc combiste et dans les loges [...] j’étais résolu à les combattre comme blocards et francs-maçons ; je ne voulais pas les combattre en tant que Juifs ». Longtemps résidant dans le 4e arrondissement de Paris, il connaît surtout du judaïsme, dit-il, les immigrés roumains, russes et polonais, « malheureux réfugiés » misérables qui « pullulaient » à l’époque dans le Marais. Pendant la guerre de 1914, il reconnaît comme l’opinion française en général, qu’ils faisaient « leur devoir, tout leur devoir de soldats ».

3Après la guerre, il s’installe en Alsace et y publie quelques romans - Âmes fortes (1907), La Vérité sur l’Alsace (1930), La Faute du petit clerc, l’Héritier de Saint-Blaise, Le Secrétaire (1937) [9] – mais le journalisme est son vrai métier. Il signe des articles d’abord régionalistes puis surtout axés sur la défense de l’Église dans plusieurs journaux qu’il dirige, ainsi Le Courrier de Strasbourg et son édition de Colmar, Le Nouvelliste d’Alsace, enfin, pendant dix-sept ans, La Voix d’Alsace[10]. En parallèle, il fréquente la bourgeoisie alsacienne aisée, se liant « presque d’amitié, dit-il, avec quelques familles juives où, bien entendu, nul n’ignore ma qualité de catholique… j’ose écrire militant [11]. » Il participe à des fêtes juives et pénètre même à deux reprises dans la grande synagogue de Strasbourg. Ses convictions chrétiennes ne sont en rien heurtées car il considère, de façon tout à fait traditionnelle, que « Israël attend toujours son Messie, que nous connaissons par Jésus-Christ, mais leur Dieu est notre Dieu, leur Décalogue est notre Décalogue [12] ».

4La vie, raconte-t-il, coulait tranquillement dans cette Alsace où les Juifs vivaient heureux, quand une « méchante petite feuille », inspirée par l’Allemagne nazie, se proposa de créer un mouvement antisémite semblable à celui « qui déshonore le nouveau régime d’outre-Rhin ». Au cours d’une neuvaine de prières pour l’unité des fidèles séparés de l’Église, le 21 janvier 1934, lors d’un dimanche consacré aux prières pour la conversion d’Israël, il lui fut donné d’entendre le prédicateur R.P. Ferrand, des prêtres missionnaires de Notre-Dame de Sion à Paris. Partant de l’histoire des fondateurs de sa congrégation, les frères Ratisbonne, fils du président du consistoire israélite de Strasbourg, et de leur conversion au catholicisme, le Père Ferrand expliqua pourquoi « toute haine à l’endroit de la race et du peuples juifs sont contraires aux préceptes du christianisme ». À la suite de cette rencontre, Oscar de Férenzy se plonge dans l’étude et rédige Les Juifs, et nous Chrétiens, une sorte de compilation sur le judaïsme en même temps qu’une réflexion à portée théologique, publiée en 1935 chez Flammarion. Pour combattre davantage encore l’antisémitisme, cause qu’il a embrassé avec la montée du nazisme, il fonde à Strasbourg, le 1er juillet 1936, La Juste Parole, en référence au quotidien antijuif de Drumont, La Libre Parole, qui a sévi en France de 1892 à la mort de son fondateur en 1917. Ce titre avait été « refondé » en 1931 à l’initiative de deux antisémites irréductibles, Henry Coston et Jacques Ploncard d’Assac [13]. Le journal de Férenzy est une riposte à cette entreprise et, pour lui donner plus de portée, il s’installe définitivement à Paris en octobre.

5Le zèle ardent, la foi profonde, l’inlassable dévouement qui habitent ses publications apologétiques, surtout lors de la crise moderniste, lui valent d’être distingué par le Saint-Siège qui lui décerne, en novembre 1938, la médaille Pro Ecclesia et Pontifice. Le Père Théomir Devaux, supérieur des Prêtres missionnaires de Notre-Dame de Sion et auteur de la préface des Juifs, et nous Chrétiens[14], ne se trompe pourtant pas lorsque, faisant l’annonce de cette distinction pontificale, il l’attribue plus aux positions philosémites du directeur de La Juste Parole qu’aux services rendus à l’Institution. Écoutons-le s’en expliquer :

6

C’est la récompense de longues années de lutte au service de l’Église et le témoignage de la haute approbation des autorités religieuses à l’égard d’un journaliste désintéressé, dont le dévouement ne craint pas de braver l’impopularité quand il s’agit de défendre les thèses de la vérité et les devoirs de la charité chrétienne. Monsieur de Férenzy est surtout connu à Paris pour sa revue bimensuelle, La Juste Parole, organe dressé contre toute intolérance, et particulièrement contre l’antisémitisme. La distinction dont son fondateur vient d’être l’objet revêt alors, dans les circonstances actuelles, une signification qui ne saurait nous échapper, et il est bien permis de voir là une réponse à certaines manœuvres qui ont été tentées en vue d’obtenir le désaveu d’une action gênante pour les professionnels de l’antisémitisme [15].

7Il vaut donc de s’arrêter sur les positions ouvertement philosémites du directeur de La Juste Parole et de lire ce journal pour comprendre la raison de la distinction attribuée par Pie XI, à l’automne de 1938. Cette reconnaissance du Saint-Siège éclaire, en effet, d’un jour nouveau l’action des catholiques philosémites de l’entre-deux-guerres, peut-être moins isolés et détachés de l’Église, et surtout du Souverain Pontife lui-même, qu’on ne l’a longtemps cru.

La Juste parole, une publication engagée

La Juste Parole, journal de combat philosémite fondé par Oscar de Férenzy (format : 24 × 15,5 cm)

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La Juste Parole, journal de combat philosémite fondé par Oscar de Férenzy (format : 24 × 15,5 cm)

8Coll. AIU (Paris).

9Le premier numéro lui est l’occasion de s’expliquer sur l’origine de ce bimensuel, né d’un constat : la plupart des feuilles antisémites arrivent gratuitement dans les rédactions ; il faut donc contrer leur influence néfaste par un bulletin spécifiquement philosémite distribué de la même façon. La méthode ? Trouver « dans chaque département un mécène intelligent qui consentit à souscrire des abonnements destinés à être servis aux journaux de la région [16] ». Le but ? « Combattre l’antisémitisme parce qu’il est une honte pour la chrétienté ». Son modèle, Oscar de Férenzy l’a trouvé à Vienne, où Irène Harand a fondé un journal de ce genre, Justice, et un mouvement, Contre la haine des races et la détresse humaine, qui compte, en 1936, 27 000 adhérents [17]. Il est convaincu qu’il est possible de faire en langue française, dans une aire de diffusion étendue à la Belgique et à la Suisse, ce qui l’a été dans « l’infortunée Autriche ». Jusque-là, « aucune contre-propagande efficace » n’a été proposée, de son point de vue, contre le discours intensément antisémite exporté par l’Allemagne. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICA) se place sur le plan politique ; son combat, à lui, se situe sur le plan religieux. L’accueil fait à son livre Les Juifs, et nous Chrétiens par le public [18] ainsi que par les autorités ecclésiastiques l’a encouragé à créer un périodique. Sept cardinaux, soixante archevêques et évêques lui ont en effet adressé leurs félicitations et La Croix, Sept et La Vie catholique s’en sont fait l’écho [19]. On s’étonnera sans doute qu’un catholique s’intéresse au sort des Juifs plutôt qu’à celui des chrétiens persécutés en Russie, en Espagne, au Mexique [20] et en Allemagne, mais son but, explique-t-il, est à la fois « d’alerter sur l’antisémitisme » et de « mobiliser l’élite morale du judaïsme en faveur de la cause des chrétiens ». Il s’agit en fait d’unir les croyants contre le néo-paganisme hitlérien. Nous y reviendrons.

10Sans surprise, le comité de patronage du journal compte tous les grands catholiques philosémites du moment : Les Pères Bonsirven (jésuite), Devaux (Notre-Dame de Sion), Dieux (oratorien), Maurice Dupont, le président de l’Union civique des croyants, le philosophe Jacques Maritain, Louis Rollin, député et ancien ministre, et l’écrivain François Mauriac [21]. En fait, Oscar de Férenzy écrit quasiment seul son journal d’une dizaine de pages : « Nos services administratifs sont installés dans une unique pièce mansardée au 8e étage, au loyer de 132 francs par mois, dans l’immeuble où habite le directeur [22] », à savoir 82 boulevard Murat, dans le 16e arrondissement [23]. Il compte jusqu’à 6 000 abonnés en 1939 [24] mais il en faudrait 2 000 de plus pour équilibrer le budget.

11Le périodique donne des informations sur les persécutions antisémites en Allemagne et multiplie les articles pédagogiques sur les rites juifs. On y dénonce régulièrement les journaux antisémites comme La France réelle ou Le Réveil du peuple, fondé par Jean Boissel, l’auteur de la brochure Le Juif poison mortel, dans laquelle l’enlèvement du fils Lindbergh est dénoncé comme un crime rituel … On y surveille les associations antisémites comme le Comité antijuif de France, présidé par Darquier de Pellepoix [25], tandis qu’on y soutient naturellement l’action de défense des associations juives (meetings, boycott, protestations). Toute initiative chrétienne de rapprochement avec les Juifs est mise en avant, ainsi du foyer judéo-catholique d’Élizabeth Belensson [26], considéré comme un grand progrès [27]. Depuis 1936, cette Juive ukrainienne convertie réunit au 59 de la rue Froidevaux tous ceux qui s’intéressent, dans la capitale, à « des échanges intellectuels et spirituels » interreligieux. À l’initiative du jésuite Jules Monchanin, s’y retrouvent régulièrement pour lire un psaume, entendre un exposé, le Père Henri de Lubac, Aimé Pallière [28], le jeune André Chouraqui, Louis Massignon (plus tard attiré par le dialogue avec l’islam), et l’écrivain Edmond Fleg [29]. On y rencontre le philosophe Jacques Maritain comme les éducateurs juifs Isaac Pougatch et Jacob Gordin, les Pères Jean de Menasce et Fessard, l’abbé Alexandre Glasberg ou l’écrivain juif converti René Schwob. Le journal de Férenzy se charge de faire parvenir à ceux qui en font la demande le texte des conférences prononcées dans ce cercle.

Apologie de l’action de Pie XI contre l’antisémitisme

12Mais nombreux aussi sont les comptes-rendus des conférences faites par son directeur. Oscar de Férenzy se produit en effet souvent en Alsace sur le thème : « L’antisémitisme, fléau social vu par un chrétien ». Il parle aussi le 10 janvier 1937 à la synagogue de la rue Copernic, à l’invitation d’Aimé Pallière [30], des prises de position de Pie XI, présenté comme un « pape tolérant » puisqu’il a ouvert l’Académie des sciences du Vatican à trois savants juifs, dont deux en délicatesse avec le régime fasciste. Les réactions catholiques au racisme sont systématiquement mises en avant comme la lettre de Mgr Rémond, évêque de Nice, dénonçant les lois antijuives allemandes ou la création du Bureau catholique pour Israël sous le haut patronage du cardinal de Malines. Que la médaille attribuée à Férenzy en 1938 par le Saint-Siège récompense effectivement l’apologie de l’action vaticane, cela paraît évident à la lecture du journal. Ainsi l’article central « Le Vatican contre l’absurdité des divagations hitlériennes » est-il consacré, en mars 1937, à « la lutte entreprise par l’Allemagne nouvelle contre l’Église catholique, apostolique et romaine ». Les encycliques pontificales de mars 1937, Mit Brennender Sorge, « sur la situation de l’Église catholique dans l’Empire allemand », et Divini Redemptoris, « sur le communisme athée », sont largement reproduites et commentées en avril de la même année. Férenzy dénonce le concordat signé avec Berlin en 1933, « altéré, tourné, sapé plus ou moins ouvertement violé par un des contractants » et l’idéologie nationale-socialiste, en particulier « la doctrine du sang de la race, la déification du peuple, de l’État et des représentants de la puissance publique, l’emploi sacrilège des termes de la religion pour exprimer des concepts qui lui sont étrangers [31] ». L’hommage au Pape du grand rabbin de Rome, David Prato, occupe l’essentiel du numéro du 30 avril 1937, tandis qu’« un témoignage protestant sur l’Encyclique pontificale sur le racisme » est reproduit en juin 1937. Le journal y revient en octobre, affirmant que « maints pasteurs des Églises protestantes comptent parmi les meilleurs propagandistes de l’encyclique Mit Brennender Sorge » et de souligner que la solidarité chrétienne doit s’étendre au judaïsme pour que se dresse contre l’athéisme un front des croyants.

13Le 1er août 1937, Oscar de Férenzy annonce qu’il part en tournée en Pologne pour y parler du « problème juif devant la conscience chrétienne » et y rencontrer les autorités civiles et ecclésiastiques. Las ! Le 1er septembre il ne peut que titrer « Je ne suis pas allé en Pologne » ; le gouvernement polonais ne l’a autorisé qu’à accomplir un voyage strictement privé. Cependant, les nouvelles venues d’Allemagne sont de plus en plus sombres et le journal annonce, en octobre 1937, que cent vingt pasteurs sont écroués. Il veut espérer malgré tout dans la réaction catholique : une manifestation de soutien a réuni 20 000 personnes à Aix-la-Chapelle ; le cardinal Schulte, archevêque de Cologne, a été porté en triomphe, provoquant la fureur du parti national-socialiste. En janvier 1938, l’accent est mis sur les conférences du théâtre des Ambassadeurs, à Paris, où l’on peut écouter « Les grandes voix de la chrétienté », tandis qu’est reproduite une lettre du 6 juillet 1937 adressée par Mgr Pacelli, le futur Pie XII, alors secrétaire d’État du Saint-Siège, à Eugène Duthoit, président des Semaines sociales de France ; elle affirme l’interdit consistant à « rabaisser la dignité de la personne humaine en lui refusant tout ou partie des droits qui lui viennent de Dieu », et Férenzy de commenter : « Les ennemis des Juifs sont des néo-païens qui mènent un combat contre les valeurs spirituelles ».

14Le numéro du 20 mai 1938 est consacré à « l’acte décisif et retentissant de Pie XI contre le racisme » : Le Saint-Siège a appelé l’attention des recteurs des universités catholiques du monde entier contre la doctrine raciste, résumée en huit propositions qualifiées d’« absurdes » et condamnées. Ce texte, connu sous le nom de Syllabus contre le racisme, fut effectivement publié en avril, au lendemain de la réception d’Hitler par Mussolini à Rome en mars. On se souvient qu’à cette occasion, Pie XI se retira à Castel Gondolfo, fit fermer les musées du Vatican et interdit au clergé et au nonce de participer à toute réception officielle, renouvelant ainsi sa condamnation du racisme allemand. Oscar de Férenzy reproduit une lettre de Mgr Ruffini, président des travaux de la Congrégation des séminaires et universités, datée du 13 avril 1938 qui parle de « l’accablement » du Pape devant « la doctrine très pernicieuse du racisme nazi », « force brutale à l’assaut de la civilisation chrétienne » [32]. Les Allemands réagissent-ils en qualifiant Pie XI de Judenpapst ? Férenzy s’en réjouit car « cette injure dit toute l’admiration que les Juifs lui portent ». En mars 1939, le journal consacre une édition spéciale, empreinte d’un vrai désespoir, à la disparition du Souverain Pontife. Oscar de Férenzy se souvient en particulier de l’audience que le saint-père lui a accordée le 4 novembre 1931 et où il lui aurait dit : « Je sais tout ce que vous faites, tout ce que vous avez fait et depuis combien de temps ».

15En juillet 1938 pourtant, Oscar de Férenzy est près de rendre les armes. Il n’a plus d’argent et explique que La Juste parole « envoyée gracieusement à titre de propagande à plusieurs centaines d’adresses communiquées par les abonnés » ne peut plus être distribuée. Le journal compte alors 5 000 abonnés [33]. En mai 1939, il tente de vendre une édition populaire sur les grands boulevards, mais l’expérience échoue [34]. Le 20 juillet 1939, il publie un article prémonitoire : « Une page de la grande honte de notre siècle : Buchenwald », témoignage d’un meunier juif rhénan interné pendant quatre mois, puis relâché, qui raconte les exécutions et les supplices infligés aux 10 000 prisonniers allemands du camp, dont 2 000 israélites. Le 20 janvier 1940, tout en publiant un reportage sur le ghetto de Lublin en Pologne, La Juste parole annonce que le directeur se retire en province. Un ultime sursaut encore, avec ce cri d’alarme lancé par le journal le 20 avril, avant d’expirer : « Wotan est grand et Adolphe est son prophète ».

16Reste une question essentielle : Qui a subventionné cette publication ? Certaines institutions juives l’ont aidée en sous-main, peut-être l’Alliance israélite universelle, à coup sûr le Centre de documentation et de vigilance créé en 1936 par le consistoire de Paris dans le but de lutter discrètement contre l’antisémitisme [35]. Cela n’a rien d’exceptionnel. Il est déjà arrivé qu’en période de crise, pendant l’affaire Dreyfus par exemple, les membres du judaïsme officiel se soient abrités derrière des publicistes non juifs, parfois même fort éloignés de leur façon de penser, pour défendre la cause juive [36]. Il n’est pas surprenant que, devant la montée du péril nazi, une telle tentative ait pu être renouvelée…

Les réactions juives à ce philosémitisme catholique

17Oscar de Férenzy souligne souvent combien son « philosémitisme aveugle et inexplicable » lui a créé d’inimitiés, surtout lorsqu’il conteste l’authenticité des Protocoles des Sages de Sion ; La Libre Parole le taxe, selon les vieux clichés, de « valet ou dupe d’Israël ». À ces attaques, il n’est, selon lui, qu’un remède : l’union des croyants. Ainsi termine-t-il son livre, Les Juifs, et nous Chrétiens, en citant la lettre du grand rabbin de Strasbourg, Isaïe Schwartz, appelant à la vigilance commune contre la barbarie et le paganisme, et dont l’évêque de la même ville fit la lecture lors du congrès eucharistique de juillet 1935 [37]. La presse juive et chrétienne accueille favorablement le livre qualifié par le Bulletin catholique de la question d’Israël d’« utile et très opportun [38] », ce qui nous vaut une revue de presse. Les Dernières nouvelles de Strasbourg se plaisent à rappeler les relations exceptionnelles des communautés catholique et israélite d’Alsace auquel Férenzy a participé ; La Croix approuve ce livre qui « bouscule les idées toutes faites ». Si les Juifs sont et demeurent dans l’erreur vis-à-vis des vérités divines, il convient de « réprouver une hostilité systématique et généralisée que ni la raison, ni la foi ne justifient ». Le Courrier de Genève, est heureux de retrouver les accents d’un Bloy ou d’un Péguy dans un livre qui sait placer le problème juif sur le plan du surnaturel « où les catholiques devraient toujours le laisser ». Aimé Pallière déplore dans Le Journal juif « toute la prise donnée à l’antisémitisme par les graves défauts d’Israël », son irréligion, sa propre méconnaissance du judaïsme qui laisse la porte ouverte aux attaques extérieures. Aussi s’accorde-t-il avec Férenzy pour renvoyer tous les croyants au sentiment religieux commun et les Juifs à leur foi ancestrale, « leur sauvegarde la plus sûre ». Dans le même numéro, le rabbin Hirschler de Mulhouse s’étonne de « tant de vilénies et de mensonges » et de la référence au Talmud que « si peu de Juifs connaissent ou lisent et qui ne peut représenter un quelconque mot d’ordre dans leur conduite ». On apprend enfin qu’Oscar de Férenzy aurait reçu de nombreuses lettres de remerciement de la part des rabbins de France. De son côté, Le Rayon retient le caractère « antichrétien et antinational [39] » de l’antisémitisme et souligne que l’auteur dans son chapitre « Juifs orthodoxes et libéraux » a présenté l’Union libérale israélite comme « la seule attitude conforme ».

18Passés pourtant les premiers sentiments de surprise et de gratitude, la lecture de La Juste parole suscite, au fil du temps, la critique chez certains israélites, précisément en raison du caractère catholique d’un organe de presse se définissant comme tel dans son combat contre l’antisémitisme. En juin 1937, un lecteur anonyme du Rayon, qui pourrait bien être un des rédacteurs, Raymond-Raoul Lambert [40], s’avoue gêné par la raison d’être du journal qui lutte « au nom de la foi [41] », et bénéficie en conséquence du patronage de certains religieux membres de l’Union civique des croyants. Il rappelle que cette association de défense des valeurs judéo-chrétiennes est récente (février 1934), comme la campagne entreprise par Férenzy, et comme l’attitude hostile de l’Église face à l’antisémitisme, condamné par le Saint-Siège en 1928 seulement. Non, il ne suffit pas d’être chrétien et pratiquant pour être philosémite : ainsi François Mauriac approuve-t-il l’Union civique des croyants, mais en accompagnant sa lettre d’adhésion de tels reproches à l’égard des Juifs – « qui se coupent volontairement des chrétiens, ont envahi la finance et pullulent partout » – que le Centre de documentation et de vigilance du consistoire de Paris a dû lui écrire pour le rappeler à la raison… En somme, Férenzy accepte le soutien de nombre de « philosémites » que « leur esprit de charité » ne retient pas de tenir des propos antisémites. Et R.-R. Lambert de faire remarquer que cette curieuse théorie distillée aux lecteurs de La Juste parole selon laquelle « plus les Juifs seront religieux, plus ils affaibliront l’antisémitisme » est contredite par la réalité politique : le boycottage des magasins juifs, les lois d’exception ou les pogroms frappent autant les israélites croyants que les autres. Même l’Union patriotique des Français israélites, qui n’est pourtant pas une association confessionnelle, discute de l’exclusion des « Sans-Dieu ». Pourquoi ? Parce que l’on soupçonne, chez le Juif athée, une « tendance à adhérer aux partis de gauche », synonymes d’anarchie sociale. Ces philosémites reprennent en fait un vieux poncif selon lequel « en militant à gauche, les Juifs rendraient les gens de droite antisémites ». L’auteur de l’article du Rayon rappelle avec justesse que, dans le passé, seuls les « Sans-Dieu » ont émancipé les israélites, par « esprit d’égalité », et ce sans évoquer l’Évangile mais la Déclaration des Droits de l’homme.

19La réponse d’Oscar de Férenzy est embarrassée. Par les « Sans-Dieu », rétorque-t-il, il n’a pas voulu désigner les révolutionnaires français mais les bolcheviques et les organisations de gauche qui, en France comme ailleurs, reçoivent leurs ordres de Moscou. Juifs et chrétiens sont menacés par l’athéisme et le matérialisme moderne ; ils doivent défendre « un patrimoine spirituel commun [42] ». Aussi se refuse-t-il à voir un Juif « à travers un athée militant d’origine juive » ; ce n’est pas pour lui qu’il combat. Par delà le plan politique, les consciences doivent se fédérer autour des lois divines de justice, d’amour et de charité, toutes valeurs judéo-chrétiennes.

20Cette idée est capitale pour saisir la teneur du philosémitisme de cet entre-deux-guerres. L’encyclique Mit Brennender Sorge du 14 mars 1937 n’a pas traité explicitement de la situation des Juifs sous Hitler mais de celle de « L’Église catholique dans l’Empire allemand ». La condamnation de « toute religion de la race comme incompatible avec le christianisme [43] » supposait cependant la défense du judaïsme en tant que source et racine de ce même christianisme. Le 6 septembre 1938, on put mesurer à quel point cette idée phare d’un patrimoine spirituel commun à défendre, a fait son chemin dans le monde catholique lorsque Pie XI prononce ces mots, devenus célèbres et qui demeurent « la plus nette des interventions romaines contre l’antisémitisme jusqu’à Vatican II [44] », devant les dirigeants de la Radio catholique belge :

21

Non, il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons le droit à quiconque de se défendre, de prendre les moyens de se protéger contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites.

Les limites du philosémitisme de l’entre-deux-guerres

22Les discussions, la polémique même, entourent donc cette presse chrétienne qui se veut philosémite autant que faire se peut, dans un climat ambiant de haine inouï qui fait qu’un Mauriac peut adhérer à un mouvement de défense des Juifs sans remettre radicalement en question ses préjugés sur le rôle de ces derniers dans l’espace social. Ces philosémites-là font la distinction entre les valeurs judéo-chrétiennes que le peuple juif véhicule et auxquelles ils adhèrent, et leur aversion traditionnelle pour le rôle supposé néfaste des Juifs dans le monde politique et dans l’économie, pour eux indiscutable. On comprend maintenant où le bât blesse : la haine du bolchevisme est telle chez les catholiques que les meilleurs d’entre eux peuvent s’aveugler devant la montée de l’athéisme. Nous avons perdu l’intelligence immédiate du choc ressenti, alors, devant la progression du « communisme athée » comme le définit Pie XI dans son encyclique de 1937. La perte pour le christianisme de ces grands pays que sont la Russie, le Mexique et plus tard l’Espagne, cette divinisation de l’État fasciste - la « statolâtrie » dénoncée par le même pape depuis Non abbiamo bisogno en 1931 – épouvantent et, de cette frayeur, procèdent les compromissions de Pie XII devant le nazisme, si souvent incomprises. Oscar de Férenzy, tout philosémite qu’il soit, ne sait pas, lui non plus, dépasser cet a priori. Sa thèse se résume en quelques mots qu’il répète indéfiniment : ce sont les rouges, les communistes qu’il faut combattre, et, avec eux, les « israélites anticléricaux et antipatriotes » totalement déjudaïsés. Ceux, nombreux, qui partagent cette opinion, se réunissent dans cette organisation spécifique, L’Union civique des croyants, suspecte aux yeux de R.-R. Lambert. Dès décembre 1936, dans le numéro 3 de La Juste Parole, Oscar de Férenzy appelle effectivement à adhérer à cette association parisienne, centre de ralliement de tous les philosémites de la capitale.

23Pendant les six ans d’existence du journal, son directeur répète inlassablement que face au « néo-paganisme et au bolchevisme athée toutes les religions sont solidaires, car toutes persécutées ». Rappelons que ceci se passe avant la Shoah ; à la veille de la Seconde Guerre mondiale une persécution raciale mondiale est évidemment totalement impensable. Lorsqu’on cherche, dans ce milieu, des raisons à l’antisémitisme généralisé, on en tient pour responsable l’attitude des « Sans-Dieu ». Une conviction apparaît en effet au tournant des années trente, qui tient en quelques mots très simples : mieux vaut avoir en vis-à-vis un croyant, même d’une autre confession, qu’un athée. Un bon Juif ou un bon musulman est préférable à un athée qui, de toute façon, n’est rien d’autre que de la graine de franc-maçon ou, pire, de bolchevique. C’est bien ce que sous-entend Oscar de Férenzy lorsqu’il affirme que « le fossé qui sépare le Juif croyant d’un chrétien croyant est moins profond que celui qui sépare un chrétien d’un athée d’origine chrétienne ».

24Ses attaques frontales et répétées contre les « Sans-Dieu » entraînent, nous venons de le voir, des réactions de lecteurs, surtout lorsqu’il s’en prend à Léon Blum ou à Bernard Lecache qui dirige la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Férenzy réaffirme pourtant, sans broncher, qu’il se « désolidarise totalement des Juifs qui marchent le poing tendu derrière le drapeau rouge en chantant l’internationale [45] », et de marteler : « je lutte contre l’antisémitisme parce que chrétien et en chrétien ». Cette condamnation vaut pour la Ligue des Droits de l’homme. Incapable d’y voir un moyen de défense spécifique contre des législations raciales, Férenzy lui reproche de protester contre la seule persécution antisémite en Allemagne, alors que la France a connu « des persécutions aussi monstrueuses, des actes de brigandage aussi criminels, non contre les Juifs mais contre nos Congrégations religieuses et contre l’Église [46] ». Champion de l’institution catholique avant tout, il accuse même la minorité juive de ne pas avoir pris la défense des chrétiens persécutés par le petit père Combe… À l’entendre, les Juifs maçons se sont fourvoyés dans le combat anticlérical à l’instar des Juifs membres de la Ligue de l’enseignement et des groupes parlementaires de la Libre Pensée et de la Défense laïque. Tous des « Juifs dégénérés » selon lui, citant un lettre d’un prélat autrichien, Mgr Gföllner, évêque de Linz, en janvier 1933 :

25

Dans une lettre pastorale, il s’est élevé énergiquement contre la doctrine raciste, [mais] a fait nettement la distinction entre la religion juive et certaines manifestations du judaïsme dégénéré contre lequel l’esprit chrétien est souvent obligé de se défendre et de se prémunir.

26Le « philosémitisme » me semble donc un concept commode mais quelque peu outrancier pour qualifier l’attitude de certains chrétiens dans l’entre-deux-guerres, dont l’« amour du sémite », au sens littéral, ne s’adresse qu’aux Juifs religieux. Je partage en cela la définition que Pierre Pierrard donne du « philosémitisme » : « un contre-courant formé soit par humanisme, soit par conviction religieuse, né après la Shoah, grâce à Jules Isaac en France et au concile Vatican II ; courant qui a fait alors un grand bond en avant [47] ». Je crois, en effet, que ce contre-courant chrétien a été une conséquence de la tentative génocidaire qu’a vécu le peuple juif, dans la mesure où des chrétiens se sont alors posés, sans aucun prosélytisme, comme gardiens d’Israël aussi bien d’un point de vue territorial (approbation de la création de l’État et défense de cette existence) que catéchétique (enseignement de l’estime et épuration des manuels et de la liturgie).

27Il y eut pourtant dans les années trente une occasion de dialogue et de rencontre que certains surent saisir. Pour aussi limitée et diffuse que nous paraisse, aujourd’hui, l’action des dits « philosémites », nous devons retenir qu’à leur époque ce choix était courageux et leur valait les pires manœuvres de discrédit. Aussi Oscar de Férenzy voit-il dans la distinction que lui a attribuée Pie XI, une approbation et une revanche. Il confirme dans un article, les révélations du Père Devaux :

28

Des manœuvres ont été effectivement tentées auprès du Vatican, en vue de faire désavouer notre attitude dans la question juive. Nous savons même que la chose a été portée devant les plus hautes instances et nous n’ignorons pas la réponse qui a été faite : l’autorité ecclésiastique n’a rien à nous reprocher d’un point de vue doctrinal. […] Ceux qui ont tenté ces manœuvres, et c’est un honneur insigne qu’ils nous ont fait, savaient que si nous avions été désavoué, nous eussions, sous peine de renier tout un passé, été contraints de déposer notre plume, de renoncer à l’action à laquelle nous nous sommes attaché corps et âme. Depuis quarante-quatre ans que nous faisons de l’action catholique, nous avons toujours eu le souci de nous soumettre filialement aux directives de la hiérarchie ecclésiastique. […] L’Église nous laisse entière liberté dans la question politique, à condition, bien entendu, de ne pas chercher à identifier le catholicisme avec telle ou telle opinion politique […] Notre défense du judaïsme relève de la morale catholique, elle touche étroitement à la question religieuse et il est pour nous d’un prix infini d’avoir reçu du Souverain Pontife un témoignage de si haute et si insigne bienveillance [48].

29Cette défense du judaïsme fut un engagement qu’Oscar de Férenzy paya de sa vie puisque, arrêté en octobre 1942, à l’âge de 73 ans, il décéda le 9 décembre de la même année, à l’hôpital de Compiègne, des suites des tortures de la Gestapo.

NOTES

  • [1]
    C’est bien sous ce patronyme qu’il est désigné comme gérant de La Juste Parole, 5 novembre 1937, n° 8.
  • [2]
    La Revue Internationale des Sociétés Secrètes (RISS) l’affirme régulièrement, La Juste Parole, 20 mars 1938.
  • [3]
    D’après l’article nécrologique établi par le Père Théomir Devaux, « Situation d’Israël », Catholicité au service de l’Église universelle, janvier 1948, fascicule II, p. 116.
  • [4]
    Oscar de Férenzy, Les Juifs, et nous Chrétiens, Paris, Flammarion, 1935 ; notons que l’auteur utilise le mot « Église » au singulier contrairement à l’intitulé du texte de la loi de 1905.
  • [5]
    « Le vieux catholique militant qu’est Oscar de Férenzy dont les plus belles années ont été consacrées aux œuvres sociales », rapport de Fernand Brunetière pour l’Académie française, La Juste Parole, 5 mars 1937, n° 8.
  • [6]
    En novembre 1902, Alfred Loisy (1857-1940) publie L’Évangile et l’Église dans lequel il souligne le fossé infranchissable entre ce que la tradition a élaboré au sujet de la divinité de Jésus et sa réalité historique. Une crise au sein du clergé romain en découle et va secouer l’Église catholique de fond en comble. Elle atteint son paroxysme sous le pontificat de Pie IX qui dénonce le « modernisme » (néologisme créé en 1903) comme « le collecteur de toutes les hérésies », « le grand égout de l’histoire doctrinale du christianisme ». En 1907, le pape Pie X exige un serment antimoderniste du clergé ; certains partiront, la plupart se soumettront.
  • [7]
    Ibid., p. 14. Il pourrait s’agir de Saint-Mandé où il crée un patronage.
  • [8]
    La politique anticléricale d’Émile Combes (1835-1921), chef du Bloc des gauches et président du Conseil de 1902 à 1905, aboutit à la loi de Séparation des Églises et de l’État et à la rupture du gouvernement républicain avec le Saint-Siège (juillet 1904).
  • [9]
    Édition Alsatia, 1 rue Garancière, Paris, 6e.
  • [10]
    Tous ces détails sont donnés dans La Juste Parole du 5 avril 1939 en réponse à une attaque antisémite de Robert Levèfre, « La valeur historique de Monsieur de Frenzy », dans La France réelle, 5 mars 1939.
  • [11]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 16.
  • [12]
    Ibid., p. 17.
  • [13]
    Daniel Lindenberg explique que le journal antisémite reparaît avec l’appui de l’ambassade d’Allemagne et du Weltdienst, service mondial de l’antisémitisme basé à Erfurt qui distribuait de l’argent à de telles entreprises, « Le père Bonsirven », Sens, 7/8 2000, p. 399.
  • [14]
    On trouve dans la correspondance de Jacques Maritain une lettre de recommandation du Père Devaux pour Oscar de Férenzy et une lettre de celui-ci datée de 1934 demandant à Maritain une préface qui semble avoir été refusée par le philosophe. Je remercie Oliver Rota qui m’a signalé ces pièces déposées au Centre d’études Jacques et Raïssa Maritain de Kolbsheim (67) et l’archiviste René Mougel qui m’en a donné le contenu.
  • [15]
    Père Théomir Devaux, « La Question d’Israël soulève un coin du voile », La Juste parole, 20 janvier 1939, n° 48, pp. 6-7.
  • [16]
    La Juste Parole, 1er juillet 1936, « numéro spécial de propagande ».
  • [17]
    Le mouvement autrichien se nommait : Gegen Rassenhass und Menseschennot et le journal Gerechtigkeit.
  • [18]
    La première édition a été enlevée en quarante jours ; il fallut le rééditer en 1936 en quatre mille exemplaires. Cf. « Autour d’un livre », Bulletin catholique de la Question d’Israël, 15 février 1936, n° 54, pp. 131-134.
  • [19]
    La Croix, 18 décembre 1935 ; Sept, 7 février 1936 ; La Vie catholique, 29 février 1936.
  • [20]
    La présidence socialisante d’Obregon (1920-1924) voit l’application d’une réforme agraire au Mexique. L’assassinat du président par un catholique et la violente résistance catholique à sa politique déclenchèrent une politique anticléricale extrêmement dure et souvent meurtrière de 1924 à 1928, qui s’apaisera progressivement de 1934 à 1940.
  • [21]
    La Juste parole, 5 février 1937, n° 6.
  • [22]
    Ibid., 20 mars 1938, n° 30.
  • [23]
    Ibid., 1er juillet 1936, n° 1.
  • [24]
    Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pendant les années trente, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 240.
  • [25]
    La Juste parole, 20 mai 1937, n° 13.
  • [26]
    Sur les groupes judéo-catholiques voir mon ouvrage Aimé Pallière, un chrétien dans le judaïsme (1868-1949), Paris, Desclée de Brouwer, 2003, pp. 300-310 ; Françoise Jacquin, « Deux précurseurs Louis Massignon et Jules Monchanin », l’Éveil des catholiques français à la dimension internationale de leur foi, actes réunis par Gérard Cholvy, IVe colloque d’histoire religieuse, Le Puy, 6-9 juillet 1995, pp. 108-121 ; et, tout dernièrement, Laurence Deffayet, La Redécouverte des origines juives du christianisme et l’émergence du dialogue judéo-chrétien dans l’Église catholique 1926-1962, thèse de doctorat (encore inédite), Université de Paris I, décembre 2006.
  • [27]
    La Juste parole, 20 janvier 1938, n° 26, p. 23.
  • [28]
    Catholique moderniste si proche du judaïsme qu’il est prédicateur à la synagogue de la rue Copernic depuis 1922 et, à ce titre, sert de lien entre les deux confessions. On se reportera à la biographie que je lui ai consacrée, Aimé Pallière, op. cit.
  • [29]
    Liste donnée par le journal pour être celle des membres fondateurs.
  • [30]
    Le Rayon, organe de l’Union libérale israélite, janvier 1937, n° 6, p. 3.
  • [31]
    La Juste parole, 5 avril 1937, n° 10.
  • [32]
    Ibid., 5 janvier 1939.
  • [33]
    Ibid., 5 janvier 1939.
  • [34]
    Ibid., 5 mai 1939.
  • [35]
    Selon Ralph Schor, le consistoire lui aurait alloué une aide financière à partir de 1937, op. cit., pp. 239-241.Voir sa « Présentation », p. 12, note 13.
  • [36]
    Ainsi le comité qui, autour de Zadoc Kahn, ne craignit pas de soutenir certaines feuilles anarchistes dreyfusardes pendant l’Affaire.
  • [37]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 239.
  • [38]
    Revue de presse dans « Autour d’un livre », Bulletin catholique de la Question d’Israël, 15 février 1936, n° 54, pp. 131-134.
  • [39]
    R. Schumann, « Les Juifs, et nous Chrétiens », Le Rayon, octobre-décembre 1935, n° 4, pp. 10-13.
  • [40]
    R.-R. Lambert est alors un membre dirigeant du Centre de documentation et de vigilance du consistoire de Paris.
  • [41]
    R.L., « Antisémitisme, foi et politique », Le Rayon, 15 juin 1937, n° 17, pp. 3-4.
  • [42]
    Oscar de Férenzy, « Une réponse », Le Rayon, 15 septembre 1937, n° 19, pp. 2-3.
  • [43]
    Étienne Fouilloux, « Naissance d’un philosémitisme catholique », Les Cahiers de la Shoah, t. 2, Paris, Liana Levi, 1995, pp. 35-50.
  • [44]
    Ibid., voir le texte intégral des paroles du pape, pp. 45-46, reproduit d’après La Documentation catholique, Paris, 5 décembre 1938, colonne 1460, et d’après La Libre Belgique du 14 septembre 1938.
  • [45]
    La Juste parole, 20 mai 1939.
  • [46]
    Les Juifs, et nous Chrétiens, op. cit., p. 141.
  • [47]
    Sens, juin 2006, p. 338.
  • [48]
    La Juste parole, 20 janvier 1939, n° 48, pp. 6-7.
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