NOTES
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[1]
Même si l’expression « entreprise de presse » est quelque peu disproportionnée quand on évoque la presse yiddish française.
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[2]
De cette volatilité témoigne les collections conservées à la Bibliothèque nationale de France. Elles regroupent en général les quelques numéros d’un titre parus avant sa rapide disparition. La collection du Parizer Haynt, bien que très lacunaire, constitue une exception notable.
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[3]
Le Parizer Haynt (désormais PH) paraît jusqu’en juin 1940.
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[4]
Voir Simon Cukier, Dominique Decèze, David Diamant, Michel Grojnowski, Juifs révolutionnaires. Une page d’histoire du Yiddishland en France, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1987, pp. 51-55.
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[5]
Entretien de novembre 1999.
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[6]
Voir Adam Rayski, Nos illusions perdues, Paris, Balland, 1985, p. 50.
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[7]
Cité dans Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Le Sang des étrangers, Paris, Fayard, 1989, p. 62.
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[8]
Le Haynt de Varsovie est publié à partir de 1908. Son tirage a varié de 50 000 à 150 000 exemplaires pour un lectorat estimé à un million de personnes. Sur la presse yiddish en Europe, on consultera : Vera Solomon, « La presse yiddish en Europe jusqu’à la seconde guerre mondiale », in Mille ans de culture ashkénaze, Paris, Liana Lévi, 1994, pp. 468-477.
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[9]
« Altè heym » en yiddish. Cette expression est très souvent employée pour désigner la Pologne et, de manière générale, les espaces de départ de l’émigration yidishophone.
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[10]
« Tsu undsere leser » (À nos lecteurs), PH, 24 janvier 1926. Dans le même article les lecteurs du journal sont également désignés comme « altè bekantè » (« vieilles connaissances »).
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[11]
Landsmanshaften : sociétés d’originaires. Il s’agit de sociétés de secours mutuel, organisées sur la base de l’origine géographique des émigrants et portant souvent le nom de la région ou de la ville de départ (Les Amis de Kovno ; Les Amis solidaires de Brzeziny etc.). Elles constituaient la base d’un réseau de solidarité complexe mais efficace.
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[12]
Cette remarque est valable pour l’ensemble de la collection et pas uniquement pour les numéros des premiers mois ou des premières années.
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[13]
Numéro qui montre d’ailleurs combien Jatzkan personnifiait le journal et s’inscrit dans la droite ligne de la tradition de célébration du grand écrivain - ici un journaliste - dans le monde yiddishophone. On peut noter par ailleurs que de nombreux écrivains d’expression yiddish ont collaboré au journal comme par exemple Sholem Asch.
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[14]
Doivent ainsi être publiées « toutes les nouvelles importantes en provenance de tout le monde juif concentrées au Haynt de Varsovie à travers son réseau de correspondants dans tous les centres juifs, qui seront transmises au nouveau Haynt par télégraphe ou téléphone via Berlin. » PH, 24 janvier 1926.
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[15]
« L’Administration est ouverte de 9 heures le matin à 8 heures le soir, la Rédaction de midi à 4 heures », PH, janvier 1926.
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[16]
L’étranger, c’est-à-dire la Belgique et l’Angleterre, où est également diffusé le journal. Jatzkan définit ainsi une périphérie de l’immigration yiddishophone : celle de l’Europe occidentale.
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[17]
Pour la population qui nous concerne, et malgré des variations importantes suivant la situation économique, on peut évaluer le salaire journalier moyen d’un ouvrier à 10 francs.
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[18]
Pour les abonnements de l’étranger les tarifs sont : 320 francs pour un an, 175 francs pour six mois, 90 francs pour trois mois et trente francs pour un mois.
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[19]
Notons qu’à cette date, le prix du journal a cessé de s’aligner sur celui de L’Humanité, demeuré à 50 centimes depuis 1936, ce qui traduit sans doute des difficultés financières importantes.
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[20]
Parfois sur plus de quatre pages.
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[21]
S. Schwartzbard, horloger juif dont toute la famille avait été massacrée en Ukraine lors des pogroms de 1917-1921, avait tué à Paris, en mai 1926, Simon Petlioura, réfugié en France après la victoire des Bolcheviks. Dès le 14 octobre, le Parizer Haynt consacre sa Une à l’événement. Il titre ce jour-là : « Après une longue et interminable attente, commence enfin, le 18 octobre à Paris, le grand procès historique de Schwartzbard. » Voir à ce propos, Boris Czerny, « Paroles et silences. L’affaire Schwartzbard et la presse juive parisienne (1926-1927) », Archives juives, n°34/2, 2e semestre 2001, pp. 57-71.
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[22]
Sur la question du traitement des pogroms dans la presse yiddish à Paris, on se reportera à Shmuel Bunim, « Les pogromes de Pologne dans la presse yiddish de Paris de l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire de la Shoah, mai-août 2002, pp. 176-195.
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[23]
Ainsi, par exemple, dans le numéro du 24 novembre 1936, peut-on lire à côté du titre du journal : « Yiden ! Boïkotiert Hitlers Deutschland. » Et « Pogrom in Vilna ».
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[24]
Ainsi le très remarquable éditorial du 14 novembre 1927, signé Grosman, consacré à l’exclusion des chefs historiques juifs du Parti communiste de l’URSS. Son titre « Judenrein » résonne il est vrai, pour nous, d’une manière particulière et lui donne un relief encore plus accentué qu’à l’époque. Grosman écrit : « Il est frappant de constater que […] la purge au sein du parti communiste russe en exclut de manière systématique et délibérée ses éléments juifs, sans hésitation. Le parti communiste russe est dans ses sphères dirigeantes vide de Juifs, comme nettoyé avec un balai. »
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[25]
Extrait de l’interview : « – La Préfecture a-t-elle le droit de demander un passeport ? Oui, et si sur le passeport ne se trouve pas le visa réglementaire, la préfecture peut refuser de délivrer la nouvelle carte, même si l’émigrant a déjà reçu sans le visa réglementaire une carte. Il en va de même pour le certificat de travail délivré par le ministère du travail ».
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[26]
Dans le premier numéro, Jatzkan et Finkelstein évoquent « les lecteurs quotidiens du Haynt de Varsovie, familiers de son esprit et de sa physionomie, qui seront aussi ceux de notre nouveau Haynt avec un contenu qui intéresse les lecteurs de notre immigration. »
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[27]
Naïe Presse (désormais NP), 22 septembre et 21 octobre 1934.
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[28]
NP, 17 mars 1936.
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[29]
NP, 29 juin 1935.
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[30]
Przytyk, en Pologne centrale, près de Radom, était une petite ville peuplée à 80% de Juifs. Le 9 mars 1936, certains des paysans des environs venus en ville pour la foire saisonnière prennent d’assaut les magasins et les maisons juives. Le bilan est de trois morts et d’une soixantaine de blessés. Ce pogrom eut un grand retentissement chez les Juifs du monde entier, mais aussi en Pologne même, le Bund appelant à un grève générale qui fut également suivie par des travailleurs non-juifs, et le primat de Pologne lançant un appel pour que cessent ces violences. En vain, puisque dès juin 1936 des faits similaires se produisent dans la bourgade de Minsk-Mazowiecki, située à 40 km de Varsovie.
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[31]
Voir en particulier les répercussions de la campagne contre la loi sur l’abattage rituel en Pologne en mars 1936.
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[32]
NP, 2 et 4 août 1936.
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[33]
NP, série d’articles signés Galitzine sur « La pauvreté des Juifs à Paris », à partir du 25 février 1936.
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[34]
Même si la coloration sioniste du journal est nette.
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[35]
PH, 24 janvier 1926, p. 1. Il précise aussi : « Tous les articles importants et les feuilletons des grands écrivains juifs qui écrivent dans le Haynt de Varsovie seront en même temps publiés dans le nouveau Haynt. ».
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[36]
Abraham Cahan (1860-1951), arrivé à New York en juin 1882, est le fondateur du plus grand journal américain de langue yiddish, Forverts, publié à New York à partir de 1906. Ce quotidien qui a joué un rôle essentiel dans l’intégration des Juifs aux États-Unis, notamment par l’intermédiaire de son fameux courrier des lecteurs, le Bintel Brief, a été longtemps le journal de langue non anglaise le plus lu des États-Unis.
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[37]
Mot hébreu signifiant « communauté ». La kehila désigne non seulement l’ensemble des Juifs vivant en un lieu donné, à une période donnée, mais suggère aussi les organisations et institutions liées à la pratique religieuse. C’est dans cette seconde acception que ce mot est employé par le quotidien communiste, souvent avec une connotation péjorative.
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[38]
Ensemble des valeurs juives traditionnelles des Juifs ashkénazes, modes de vie et pratiques, centrées sur l’idiome yiddish, sans oublier une revalorisation des fêtes religieuses traditionnelles. La yiddishkayt était prônée par de nombreux immigrés juifs, mais les communistes refusent cette définition, réactionnaire à leurs yeux. Il ne gardent dans les valeurs de la yiddishkayt que la langue et les idéaux laïques ou laïcisés.
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[39]
Expression empruntée à Rudi Van Doorslaer, « Jewish Immigration and Communism in Belgium. 1925-1939 », in Belgium and the Holocaust. Jews, Belgians, Germans, Jérusalem, coll. «Yad Vashem », 1998, pp. 81-82.
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[40]
Cité dans André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997, p. 310.
Coll. Pierre Osowiechi. Mémoires Juives - Patrimoine photographique.
1Si la presse, qu’il s’agisse de l’étude d’un titre ou d’un ensemble de publications, constitue une source souvent utilisée par l’historien des migrations, on s’est plus rarement intéressé aux journaux en tant que tels, aux entreprises de presse [1], à leurs vicissitudes, leurs animateurs et mêmes leurs objectifs et leurs lectorats. L’entre-deux-guerres voit le développement d’une presse des étrangers en France, et de la presse yiddish en particulier, coïncidant avec une arrivée en nombre de Juifs yiddishophones venus principalement de Pologne et de Roumanie.
2Deux quotidiens se distinguent par leur audience importante dans ce flot de publications. Le 24 janvier 1926 paraît le premier numéro du Parizer Haynt (La Journée parisienne). Dans le paysage très volatile de la presse yiddish française [2], ce journal parvient à acquérir une pérennité fragile mais réelle [3]. La Naïe Presse devient à partir de 1934 son principal concurrent. Ces deux quotidiens se différencient d’abord par leur orientation politique, communiste pour la Naïe Presse, nettement sioniste pour le Parizer Haynt. Cependant leur organisation et leur parcours, parfois chaotique, leur lectorat, souvent versatile et leurs objectifs, paradoxaux, dessinent une histoire difficile qui révèle bien la rapidité de l’acculturation des populations yiddishophones en France.
Les rédactions : organisation et fonctionnement
3Les deux quotidiens se distinguent en premier lieu par la façon dont s’organise leur rédaction. La Naïe Presse est avant tout l’aboutissement d’efforts entrepris durant plus de dix ans pour faire paraître un quotidien communiste en yiddish. Des publications aux noms divers, tels l’Arbeter Shtime (La Voix ouvrière), bimensuel de 1923 à 1929, Emes (La Vérité), bi-hebdomadaire de 1930 à 1932, ou encore Der Morgen (Le Matin), paraissant trois fois par semaine en 1933, étaient régulièrement interdites par la police. L’orientation communiste de ces feuilles en était souvent la raison principale, mais c’est aussi en tant qu’organes de presse étrangers, donc soumis à une législation qui imposait un gérant de nationalité française endossant la responsabilité pénale pour le quotidien, que ces journaux en yiddish étaient menacés. Par ailleurs, si la rédaction de la Naïe Presse est affiliée au Parti communiste français et à la CGTU, elle semble n’avoir reçu aucune aide particulière de ces organisations politiques et syndicales, ce qui rend encore plus précaire son existence. La rédaction s’appuie sur une majorité de journalistes étrangers dont la présence en France était souvent illégale. Ils n’hésitent pas à se procurer des cartes de travail de complaisance auprès d’un avocat compréhensif, mais surtout usent de façon presque systématique de pseudonymes ; ils n’en demeurent pas moins susceptibles d’être à tout moment inquiétés par les autorités.
4Faute de secrétaire et de machine à écrire en yiddish, les papiers de la Naïe Presse sont écrits à la main, et partent manuscrits de la rédaction, au deuxième étage, à la composition, au premier [4]. Le nombre de permanents est limité, le quotidien préférant, pour des raisons budgétaires, avoir des collaborateurs occasionnels. Adam Rayski, qui y est alors jeune journaliste, se souvient d’une équipe de cinq à sept personnes, quatre rédacteurs et un correcteur [5]. La lecture du quotidien montre effectivement qu’un nombre réduit de rédacteurs se partageaient les tâches principales, cinq ou six noms au total que l’on retrouve quotidiennement dans les articles signés, c’est-à-dire les éditoriaux et certaines rubriques politiques ou culturelles.
5Aux trois membres fondateurs – Léo Weiss, Faïwel Schrager qui écrit sous le pseudonyme de Korn et Grojnowski, alias Lerman – s’ajoutent, et prennent une place plus importante vers 1935-1936, Kenig et Rayski, qui finissent par prendre la direction du quotidien à partir de 1938. L’examen des itinéraires de ces hommes révèle un certain nombre de points communs. Ils viennent pour la plupart de villes moyennes de Pologne. Ils ont souvent reçu une éducation religieuse au heder, l’école élémentaire juive, mais l’ont rejetée en fréquentant divers mouvements de gauche, ainsi que les syndicats. Leur formation de militant a été en général complétée lors d’un séjour dans les prisons polonaises, où ils se sont retrouvés en raison de leur activisme. Ils y ont perfectionné leurs connaissances par la lecture d’auteurs révolutionnaires. Ayant fui la Pologne assez jeunes, entre 20 et 25 ans, ils ont parfois continué leurs études en France. Tous cumulent différentes fonctions au sein de plusieurs organisations politiques et culturelles juives de tendance communiste. Enfin, leurs multiples activités militantes expliquent l’utilisation d’un ou de plusieurs pseudonymes, même si la mode dicte au moins autant cet usage que le danger réel d’être arrêté. Cependant, leur activité de rédacteur n’occupe qu’une partie de leur temps, et s’ajoute à leur travail habituel.
6Le nombre réduit de ce personnel influe également sur sa façon d’exercer le métier de journaliste, puisqu’ils doivent rechercher eux-mêmes des informations. Le journal n’ayant évidemment pas les moyens de s’assurer les services d’une agence de presse, celles-ci provenaient en fait du quotidien l’Humanité. Ainsi, Adam Rayski raconte comment il réceptionnait et traduisait les dépêches, et ce jusqu’en 1936. À ce titre, il assistait aux réunions de L’Humanité, afin de prendre acte de la ligne politique à adopter [6]. Si en règle générale la traduction restait fidèle, les rédacteurs pouvaient à l’occasion choisir de souligner tel point plutôt que tel autre. Comme l’explique A. Rayski, au moment de la signature du Pacte germano-soviétique, « je choisis la partie du communiqué qui insistait sur les négociations franco-anglo-soviétiques [7] ».
7Pour le Parizer Haynt au contraire, ce n’est ni un parti politique, ni même une véritable équipe qui incarne le journal, mais bien un homme, son fondateur, Shmuel Jatzkan. Il est l’une des grandes figures de la presse yiddish en Pologne, puisqu’il est le fondateur du Haynt (Aujourd’hui) de Varsovie [8]. C’est sur le travail accompli dans le « vieux pays [9] » qu’il entend fonder sa légitimité de patron d’un quotidien yiddishophone à Paris. Dans l’adresse au lecteur [10] qui s’affiche en première page le 24 janvier 1926, il affirme :
« Notre expérience vieille de très nombreuses années dans le monde juif comme rédacteur et éditeur du plus grand et du plus diffusé des journaux juifs, qui paraît dans le plus important centre juif, le Haynt de Varsovie, me donne la certitude que nous sommes suffisamment connus du public juif, à l’extérieur des frontières de la Pologne. »
9À la manière des Landsmanshaften [11] dont le nom inscrit l’espace de départ dans l’espace d’arrivée, le titre du journal veut l’enraciner dans la continuité, donc la légitimité, du monde juif de Pologne. Sa typographie même est significative : les caractères qui composent le mot Haynt à la Une sont toujours beaucoup plus hauts et larges que ceux qui forment l’adjectif Parizer [12]. Au contraire la Naïe Presse désire se distinguer des journaux des pays de départ et s’efforce par tous les moyens de ressembler à un journal français, en jouant aussi sur la typographie. Le titre n’est plus imité du modèle soviétique comme dans les précédentes publications, où les noms de Shtern (l’Étoile) ou Emes (la Vérité) étaient identiques à ceux de deux quotidiens yiddish d’Union soviétique, le second ne faisant que traduire la Pravda.
10S’il personnifie le Parizer Haynt, Jatzkan ne travaille pourtant pas seul. Il est entouré de quelques collaborateurs réguliers, pour la plupart connus en Pologne, dont les deux principaux sont Noah Finkelstein et Aaron Alpérin. Les relations entre ces hommes, aux personnalités affirmées, ont parfois été difficiles, mais Finkelstein co-signe l’adresse aux lecteurs du premier numéro et Alpérin rédige le premier article d’hommage publié dans le numéro spécial du 24 novembre 1936, au lendemain de la mort brutale de Jatzkan [13]. Celui-ci s’appuie également sur le réseau de correspondants du Haynt qui transmettent, via Varsovie puis Berlin, leurs informations au Parizer [14], contrairement à la Naïe Presse, seul journal yiddish de Paris à posséder toute sa rédaction sur place, et à refuser la plupart du temps de publier des articles traduits de la presse juive polonaise.
Implantation et diffusion
11Les deux rédactions de ces journaux pourtant rivaux sont voisines, renvoyant à des sites d’implantation juive traditionnelle – mais non exclusive – dans la capitale. Les lacunes importantes de la collection conservée du Parizer Haynt ne permettent de reconstituer qu’imparfaitement la liste des adresses de la rédaction et de l’administration du journal à Paris. À l’origine, elles sont installées 34, rue Richer, dans le 9e arrondissement. Elles déménageront ensuite 18, rue Meslay, dans le 3e arrondissement. Les informations utiles pour prendre contact avec l’administration ou la rédaction du quotidien se trouve sur la Une, non loin du titre [15]. Les locaux de la rédaction elle-même serviront d’ailleurs souvent de point de rencontre, ou de point de chute pour les nouveaux arrivants.
12La Naïe Presse est, elle, publiée aux presses de l’Imprimerie centrale de la Bourse, dirigée par Israël Teper et située au 117, rue Réaumur à Paris. Le gérant officiel est un Juif français, Israël Burstyn. L’adresse du journal varie au cours de la période. Il se trouve tout d’abord au 161, rue du Temple, puis à la fin de 1935 l’équipe se partage entre la rédaction et les ateliers de composition situés au 142 rue Montmartre, à proximité immédiate des locaux de L’Humanité, tandis que l’administration se trouve au 42, rue Réaumur. Cette localisation permet à la rédaction de se tenir plus rapidement au courant des dépêches reçues par le quotidien communiste.
13Chaque quotidien a sa méthode de diffusion propre. Le Parizer Haynt est vendu au numéro, principalement dans certains commerces fréquentés par les immigrés. À Paris et en province, son prix est de 30 centimes en 1926, de 40 centimes à l’étranger [16]. En 1936, il est de 60 centimes en France [17]. Le Parizer est également diffusé par abonnement. En 1926, l’abonnement pour un an en France coûte 85 francs, 45 francs pour six mois et 25 francs pour trois mois. En 1936, ce qui traduit et les difficultés générales de la période et celles du journal, il devient possible de s’abonner au mois pour 16 francs. L’abonnement est passé, en France, à 150 francs pour l’année, 80 francs pour six mois et 45 francs pour un trimestre [18].
14Le prix de la Naïe Presse est de 30 centimes à ses débuts en janvier 1934, puis de 50 centimes dès le mois d’août de le même année. Comme les autres journaux de l’époque, il augmente ses prix en 1936, pour atteindre 60 centimes. La dernière augmentation a lieu en décembre 1937 : il coûte alors 80 centimes [19]. Naïe Presse est vendue par abonnement, à la criée dans les quartiers où la population juive est importante, et par des colporteurs bénévoles qui font du porte à porte. Les diffuseurs du quotidien distribuaient les exemplaires à ces derniers la veille au soir, souvent à bicyclette. L’abonnement semble être une source importante de lecteurs et de grandes campagnes sont régulièrement lancées, où l’abonnement est présenté comme vital pour la survie du journal. Parmi les abonnés, on trouve en premier lieu toutes les organisations qui gravitent autour des Juifs communistes. Le quotidien est aussi diffusé en Belgique, principalement par abonnement. Par manque de données, il est difficile de savoir quelle est la part respective de l’abonnement et de la vente au numéro, mais on peut supposer qu’il existe un « noyau dur » d’abonnés, complété occasionnellement et au gré des campagnes de distribution (en général le dimanche, jour du numéro le plus fourni… et de repos pour les bénévoles) par des lecteurs plus occasionnels.
Tirages et problèmes de financement
15Le tirage des deux journaux est difficile à évaluer. Il est certain qu’il a été fluctuant et les lecteurs souvent peu fidèles. Pour la Naïe Presse cependant, d’après nos données éparses, et en regroupant le nombre de participants aux sociétés et organisations communistes, nous pouvons estimer le tirage moyen à 2 ou 3 000 exemplaires, tandis qu’Adam Rayski donne le chiffre de 5 000. Toutefois, il convient de distinguer le nombre d’exemplaires effectivement vendus et le nombre de lecteurs potentiels, assurément nettement plus élevé, tant l’habitude de faire circuler le journal de main en main était répandue en général, et dans cette communauté en particulier, si bien qu’il n’est sans doute pas improbable que jusqu’à 20 000 personnes aient pu lire ce quotidien à son apogée, lors de l’été 1936.
16Ces publications ont aussi pour point commun le problème de leur financement, et les difficultés immenses auxquelles elles ont été confrontées à cet égard. Celui du Parizer a été dès le début, et malgré un grand nombre d’annonces publicitaires [20], un problème dramatique et Jaztkan s’y est lui-même largement ruiné. Le journal a failli disparaître dès sa seconde année d’existence. Il ne doit sa survie qu’au procès Schwartzbard qui s’ouvre à Paris le 18 octobre 1927 et mobilise le lectorat [21].
17En ce qui concerne la Naïe Presse, son financement semble être fondé essentiellement sur les campagnes de souscriptions, très nombreuses – en moyenne trois à quatre par an si l’on s’en réfère à leur mention dans le quotidien. Les motifs de ces campagnes sont exposés dans le journal : l’argent est nécessaire pour augmenter le nombre de pages puis le format, afin de ressembler aux grands journaux français. En réalité, le journal a besoin de ces dons pour sa simple survie. Néanmoins, l’augmentation du volume rédactionnel ainsi que l’espacement des campagnes en 1936 et 1937 traduisent un succès indéniable durant cette période.
18Qui sont les principaux donateurs du journal ? Des listes sont régulièrement publiées dans ses colonnes, quelquefois imposantes : il est fait mention de 1 500 donateurs en février 1936. Si les dons proviennent parfois de particuliers, le rôle des organisations juives communistes et des cellules locales de militants, qui fonctionnent de la même façon que celles du PCF, est capital. Enfin, il faut mentionner le rôle des Amis de la Presse Nouvelle. Cette association a pour but essentiel de collecter des fonds pour le journal. Elle dispose de seize sections locales à Paris et de quinze en province, comptant en tout, selon les sources, entre 2 700 et 5 000 membres. Parmi les donateurs particuliers, la place importante des brocanteurs est à souligner. On trouve enfin des dons spontanés lors d’occasions variées, mariage ou enterrement notamment.
19La publicité dans le journal est une dernière source importante de financement. Elle se développe en même temps qu’augmente le nombre des pages : une demi-page en 1935, jusqu’à ce que la dernière page soit entièrement consacrée à la publicité. Par ailleurs, son contenu se diversifie. À l’origine, on trouve surtout des annonces pour des boucheries et des commerces, puis de plus en plus pour des conseils juridiques, des agences de voyages et des cliniques, ce qui révèle aussi la diversification du public et l’audience croissante du quotidien.
Aspirations du lectorat et réponses des journaux. Le cas du Parizer Haynt.
20En dépit d’un lectorat assez similaire, les deux quotidiens offrent un contenu assez différent, qui montre leur manière divergente d’envisager l’intégration. Comme la plupart des journaux s’adressant à une population immigrée, le Parizer Haynt s’appuie sur une identité – celle de l’espace de départ – qui chez le lecteur s’estompe ou, pour le moins, se transforme. Il apparaît donc nécessaire de trouver un équilibre entre des rubriques qui rappellent le lieu d’où vient le lecteur, rapidement très éloigné des esprits – et de plus en plus au fur et à mesure que le temps passe – et des rubriques qui aident à l’installation dans l’urgence ou traitent de la vie quotidienne.
21On peut distinguer trois grands types de rubriques dans le Parizer. Un nombre important d’articles est consacré aux grands problèmes internationaux, avec un intérêt marqué pour ceux qui touchent au monde juif. Ainsi la couverture du procès Schwartzbard est-elle particulièrement complète, de même que les articles consacrés aux pogroms d’Europe orientale [22]. De la même manière le journal appelle au boycott de « l’Allemagne de Hitler [23] ». Ces articles de fond témoignent souvent d’une véritable finesse d’analyse, particulièrement en ce qui concerne la situation en Union soviétique et la véritable nature du régime bolchevique [24].
22Une seconde catégorie d’articles cherche à aider concrètement les nouveaux venus en leur fournissant des informations pratiques. Ainsi, dès le premier numéro, peut-on lire une « Conversation avec le chef du bureau des cartes d’identité au Ministère français de l’Intérieur ». C’est visiblement à la suite de problèmes qu’est publié cet entretien. Cela signifie également que le journal a déjà les moyens d’obtenir un accès auprès de ce type de personnage et, inversement, qu’il est pratique pour un haut fonctionnaire de la République de disposer d’un canal pour s’adresser aux immigrants dans une langue dont on est sûr qu’ils la comprennent [25]. On peut également placer dans cette seconde catégorie le « Courrier des lecteurs » dont le but pédagogique est évident.
23Enfin une dernière catégories d’articles témoigne de la volonté très forte des rédacteurs du journal, et de Jatzkan en particulier, de maintenir le contact avec le « vieux pays ». Les petites nouvelles, les anecdotes, sont nombreuses. Il s’agit d’entretenir un esprit de proximité et de familiarité, presque de voisinage, avec l’espace de départ.
24Assurément, l’équilibre entre « là-bas » et « ici », « hier » et « aujourd’hui », était difficile à trouver [26]. Il semble bien que Jatzkan n’y soit pas vraiment parvenu.
… et celui de la Naïe Presse
25Le portrait du lectorat de la Naïe Presse ne peut être dressé que de façon très hypothétique, puisqu’il repose presque uniquement sur les données tirés de l’observation du quotidien. Son origine géographique est généralement la Pologne, et à un degré moindre la Bessarabie, la Lituanie, et la Roumanie. Son lieu d’habitation coïncide principalement avec le lieu d’implantation des cellules locales des Amis de la Naïe Presse, à savoir les arrondissements de l’Est parisien, les communes de Montreuil, Bagnolet, des Lilas, de Romainville, du Pré-Saint-Gervais, de Livry-Gargan, ainsi que certaines villes de province et de Belgique.
26Socialement, le profil-type, à supposer qu’il existe, est plutôt celui de l’immigré récent – ce qui explique les nombreux conseils pour l’installation, les formalités administratives, etc. –, certainement de sensibilité de gauche, du moins intéressé par la politique, mais pas nécessairement communiste. De nombreux indices, comme la publication de petites annonces d’autres groupes politiques [27] – bundistes ou sionistes de gauche – qui ne disposent pas d’un quotidien jouissant d’une telle audience, révèlent que des sympathisants d’autres partis « de gauche » lisaient la Naïe Presse. Enfin, un nombre considérable de lecteurs ne sont pas foncièrement militants, ni même très politisés. Ils ont avant tout l’habitude de lire plusieurs quotidiens, quelle que soit leur tendance, puisqu’ils y recherchent principalement de l’information dans une langue qu’ils connaissent, ainsi que des nouvelles du pays qu’ils ont quitté. C’est pourquoi l’on peut compter parmi les lecteurs de la Naïe Presse aussi bien des familles traditionnelles, que le journal a de moins en moins tendance à négliger, que quelques Juifs français par naturalisation, des immigrés de la précédente génération, voire des enfants d’immigrés qui lisent encore le yiddish, le plus souvent par nostalgie de leur région d’origine.
27Au vu du public concerné, trois types de rubriques se distinguent. Les premières fournissent l’information, toujours de manière engagée. Ainsi, on laisse une grande place à l’information internationale. On y traite non seulement des exploits réalisés par l’Union soviétique, envisagée à chaque fois comme le modèle, sans que l’ombre d’une critique lui soit portée, mais également de la situation inquiétante en Europe, avec la montée du nazisme, autant dénoncé en tant qu’ennemi de la classe ouvrière que comme persécuteur des Juifs, même si cet aspect n’est pas occulté. Par ailleurs, le Pacte germano-soviétique en août 1939 met la rédaction dans un grand embarras : elle décide cependant d’appeler à défendre la France en cas de conflit.
28Sur la Pologne, le pays d’origine des immigrants lecteurs du journal, on trouve assez peu d’articles. Ses auteurs semblent estimer qu’il est préférable de ne pas trop s’attarder sur le pays de départ qui rappelle trop de mauvais souvenirs, et qu’il convient plutôt d’informer le lecteur sur le pays d’accueil, afin de leur apprendre à l’aimer et l’adopter de façon définitive. Toutefois, comme la majorité du public qui lit ce quotidien a encore de la famille en Pologne, il est impossible d’occulter totalement ce qui touche à ce pays. C’est pourquoi on trouve malgré tout bien plus d’articles sur l’actualité polonaise que dans n’importe quel quotidien français. Le traitement de cette actualité est toutefois loin d’être neutre et se distingue de celui du quotidien concurrent, le Parizer Haynt. Le journal communiste insiste naturellement davantage sur les protestations ouvrières contre l’antisémitisme [28] que sur les manifestations de haine dont sont victimes les Juifs polonais, mais surtout refuse de cautionner le régime du maréchal Pilsudski (1926-1935), qu’il accuse de fascisme. Il reproche donc régulièrement au Haynt de soutenir les pilsudskistes [29].
29Le quotidien prend nettement position sur les questions de politique intérieure polonaise, entre les différents partis juifs de Pologne : la lecture de la Naïe Presse donne souvent l’impression de se retrouver sur place, au milieu des débats entre bundistes, sionistes de droite ou de gauche ou encore Poale-Sion… Les communistes ne se contentent pas de relater l’information, mais sont en première ligne pour organiser des mouvements de protestation pour la défense des Juifs polonais. Dans un vibrant éditorial intitulé « Aider nos frères de Pologne », le journaliste Korn explique : « chaque coup donné aux masses juives [de Pologne] est une entaille dans notre propre corps ». Dès lors, les pogroms, qui se multiplient et dont certains sont retentissants comme à Przytyk ou à Minsk-Mazowiecki [30], sont immédiatement suivis de protestations. Ces gestes symboliques permettent ainsi de s’attirer la sympathie de nombreux Juifs peu politisés mais sensibles à la condition de leurs proches [31].
30Enfin, concernant la vie politique intérieure française, les activités du PCF sont longuement rapportées, mais également tout ce qui touche aux débats politiques, avec le souci d’éduquer le lecteur à la citoyenneté, par exemple en expliquant aux lecteurs le fonctionnement du système électoral français à la veille de chaque grande élection.
31Ainsi les articles de la Naïe Presse laissent-ils au moins autant, sinon davantage, de place aux problèmes rencontrés par les immigrés en France, oscillant toujours entre volonté d’intégration et désir de préserver certains réflexes communautaires. Le quotidien accorde, dans un second type de rubriques plus « éducatives », une grande place à l’intégration par l’éducation, essentiellement politique et civique : la Naïe Presse réagit vivement à la suite d’un incident qui s’est produit devant le théâtre de l’Alhambra, où l’indiscipline des Juifs dans la queue pour prendre les billets a donné lieu à des heurts sur la voie publique. Le journaliste qui rapporte les faits conclut qu’un tel désordre peut attiser la haine et susciter des propos antisémites sur l’instinct « bestial » des Juifs. C’est pourquoi, bien qu’en reconnaissant que ce comportement ne concerne pas l’ensemble de la communauté, il explique qu’il convient de changer les comportements dans tous les lieux publics : la rue, le métro, le théâtre et le cinéma. S’ensuit toute une série d’articles indiquant la conduite à suivre, dans des situations parfois très précises, comme d’éviter de faire un tumulte devant la sortie de l’école, ou encore d’être plus ponctuels lors des réunions [32].
32Mais l’éducation est aussi culturelle, et la culture remplit ainsi de façon significative un troisième type de rubriques. C’est dans ce domaine, et en dépit des efforts déployés par le quotidien pour favoriser l’assimilation – par exemple lorsqu’il présente des portraits et des extraits d’œuvres de grands écrivains français soigneusement choisis, comme Émile Zola, Victor Hugo ou Romain Rolland –, que le yiddisher tam, une « saveur » juive indéniable, ressort le mieux, tant dans le choix des sujets que dans le traitement de l’information. En effet les rubriques de la Naïe Presse abordent par des biais divers des sujets « juifs », c’est-à-dire se rapportant à ce qui fait le quotidien des lecteurs, tandis que la forme est directement empruntée aux journaux français. Par exemple, quand la mode, dans les années trente, est aux romans populaires publiés en feuilletons, la Naïe Presse et L’Humanité y sacrifient en dépit de la priorité accordée dans ces titres à l’information sur le divertissement, mais la Naïe Presse choisit de préférence des thèmes proches de ses lecteurs. Ainsi, un écrivain comme Benjamin Schlevin y publie un roman intitulé La Mort d’un façonnier (mai 1939), ce qui parle certainement davantage au public yiddishophone que les ouvriers agricoles auxquels s’intéresse pour sa part le journal communiste français. Par ailleurs, lorsque le quotidien aborde des sujets de la vie quotidienne, comme le montant des loyers ou le problème de la pauvreté [33], les articles sont la plupart du temps focalisés sur des familles juives. Enfin, les grandes fêtes juives y sont inévitablement rappelées, même lorsqu’elles ne sont mentionnées que pour mieux les critiquer. Ceci ne peut que contribuer, paradoxalement, à souligner la judéité du journal.
33Finalement, la Naïe Presse considère ses lecteurs davantage comme des immigrés à qui il s’agit, pour une meilleure intégration, de fournir des clefs – éducatives ou informatives, comme lorsque le quotidien explique le contenu de chaque nouveau décret relatif aux étrangers en France –, que comme des émigrés de Pologne ayant la nostalgie du pays.
Des objectifs contradictoires
34On peut s’interroger sur les objectifs poursuivis par le Parizer Haynt qui n’est pas l’organe d’expression d’un mouvement politique [34], en aucun cas la courroie de transmission ou la caisse de résonance d’un parti.
35L’objectif pratique, l’aide aux nouveaux venus, est une priorité, ainsi qu’en témoigne le contenu d’une partie importante des rubriques. Mais il ne s’agit pas, loin de là, de l’unique ambition de Jatzkan. Clairement, sa volonté est de renforcer l’unité du monde juif, de lutter contre un éparpillement spirituel et moral favorisé par l’émigration. Le Parizer Haynt était pour lui le moyen de maintenir le « vieux pays » lié au nouveau, d’inscrire le passé dans le présent. « Nous ne serons pas différents en France, en Angleterre et en Belgique de ce que nous sommes en Pologne [35]. » C’était son objectif et peut-être son erreur. Il existe en effet un décalage évident entre Jatzkan et ses lecteurs. Ceux-ci ont pris, le plus souvent de manière parfaitement consciente, un aller simple pour la France. Leur vie quotidienne est rarement facile, ils ne peuvent, ni ne souhaitent, être perpétuellement ramenés en arrière. Jatzkan, lui, reste entre deux mondes, moralement et physiquement écartelé entre Varsovie et Paris. Plus qu’un journal pour immigrants, il fait un journal, de grande qualité, pour nostalgiques. Or les yiddishophones parisiens forment un groupe numériquement réduit et le modèle français d’intégration est particulièrement acculturant. Surtout, ils ne sont pas nostalgiques, ils n’ont aucune raison de l’être.
36À New York, Abraham Cahan [36] était devenu Ab. Cahan, le titre même de son journal, Forverts (En avant), incarnait la dynamique de l’émigration, son identité était forte, les plus grands écrivains du monde yiddish s’y exprimait ; mais désormais on était en Amérique et il s’agissait d’y réussir. Profondément, il nous semble que Jatzkan ne s’est pas résigné, sinon à croire – l’évidence était là –, du moins à accepter l’idée d’un départ définitif. « Haynt » était plus important que « Parizer ». Sans doute est-ce la raison d’un grand malentendu avec son lectorat potentiel.
37Pour la Naïe Presse, sa singularité réside principalement dans la dichotomie entre la volonté affichée d’être un quotidien communiste pour des Juifs immigrés et la réalité qui transparaît à la lecture de ce journal, c’est-à-dire qu’il est un véritable organe de la communauté attaché à la préservation de son identité. La Naïe Presse ne devait être, pour le Parti communiste français, que le journal d’un groupe de travailleurs immigrés, chargé de véhiculer les idées du Parti dans leur langue jusqu’à ce que ces derniers maîtrisent assez bien le français pour pouvoir lire L’Humanité et adhérer aux syndicats français. Or il semble assez peu probable, logiquement, que les concepteurs, rédacteurs et lecteurs de ce quotidien aient eu à l’esprit l’idée que celui-ci n’était qu’une coquille vide, voué à une disparition prochaine… Cette constatation fait nettement apparaître la dialectique permanente de fait entre deux identités, l’identité juive et l’identité communiste.
38L’idéal communiste suppose l’existence d’une classe ouvrière unie et solidaire par delà les frontières, classe dans laquelle il s’agit de se fondre en abandonnant ses particularismes nationaux ou religieux. Pourtant ces Juifs immigrés ne se détachent jamais vraiment du milieu dans lequel ils sont nés et du lieu d’où ils viennent. Par ailleurs, la nature même de leur travail, dans le secteur artisanal et dans un certain nombre de professions spécifiques, contribue à les isoler du reste du prolétariat français auquel ils sont supposés s’agréger. Finalement, bien loin d’abandonner toute identité, les Juifs communistes sont les premiers à promouvoir les associations culturelles, sportives et sociales de leur communauté, à défendre la langue yiddish et son enseignement, et même à initier un Mouvement populaire juif sur le modèle du Front populaire, regroupant les diverses tendances politiques au sein de la communauté juive immigrée. Renonçant aux principes traditionalistes de la kehila [37], ils développent pourtant un concept renouvelé et laïcisé de la yiddishkayt [38], valeur du monde dont ils sont issus. Ainsi se justifie la présence d’un quotidien communiste en yiddish, dont l’existence même pouvait paraître contradictoire. Cependant, pour les concepteurs du journal, et bien plus encore pour les lecteurs, la contradiction n’était absolument pas perçue ni concevable.
39On peut ajouter à ces remarques le paradoxe suivant : alors que les Juifs communistes de la Naïe Presse prônaient dans les colonnes de leur quotidien l’idéal de l’Homme juif nouveau, débarrassé des pesanteurs de la religion et de la pression sociale du shtetl, alors qu’ils tentaient en quelque sorte d’incarner cette identité nouvelle, ils n’en demeuraient pas moins par de multiples aspects des « enfants du ghetto [39] ». Le traumatisme de la dégradation de leur situation en Europe centrale, ajouté à celui de l’émigration et aux conditions économiques et sociales difficiles de leur arrivée en France, se lit de façon constante entre les lignes du quotidien communiste et ce en dépit des reportages optimistes et des déclarations lancées par les militants. Cette fragilité a pu contribuer à accentuer une tendance au repli communautaire, qui se manifeste de façon encore plus nette à la fin des années trente lorsque l’insécurité plane en France avec la multiplication des lois contre les immigrés, dans un contexte international de plus en plus tendu. Pourtant, ce moment est aussi celui du plus grand patriotisme, visible à tous les niveaux de la communauté juive en France, mais chez les communistes juifs en particulier. Cette nouvelle contradiction trouve son explication si l’on estime que l’idéologie adoptée – celle du Juif nouveau parfaitement intégré dans une société nouvelle –, à défaut d’être appliquée dans les faits, a fonctionné comme une béquille pour de nombreux immigrés, et fut une aide à leur intégration dans la société française. Le militantisme, ou du moins la sympathie suscitée par les nouveaux mouvements de la gauche immigrée, peut dès lors être perçu comme un élément stabilisateur et intégrateur, jouant de façon directe pour les immigrés les plus impliqués qui sont entrés dans un parti politique français, et de façon indirecte pour de nombreux lecteurs qui bénéficiaient de l’élan transmis pour favoriser leur assimilation dans la société française.
40La Naïe Presse n’a peut-être pas réussi à faire de ses lecteurs des partisans communistes convaincus, ni à ce qu’ils fassent ce que souhaitait un Juif français membre du Parti communiste, André Wurmser : « le premier devoir est de souhaiter disparaître en tant que Juif [40] ». Elle a toutefois œuvré dans un sens favorable à l’intégration d’une part importante de la communauté juive immigrée, à défaut d’une assimilation largement non désirée. Elle a aussi de façon indéniable préparé de nombreux jeunes lecteurs à l’entrée dans la Résistance par le biais des forces de la Main d’œuvre immigrée (MOI) et des organisations de la résistance juive, en les éveillant au patriotisme, tout en leur gardant un esprit juif, partie intégrante de leurs raisons de combattre.
41En fait, au delà de leur rivalité et de la divergence de leurs ambitions, explicites ou implicites, dans un contexte français d’acculturation très rapide, le Parizer Haynt comme la Naïe Presse témoignent du rôle essentiel joué par la presse dans toute la diaspora yiddishophone. Une presse qui, quels que soient ses objectifs de départ, a facilité le plus souvent la transition migratoire et favorisé une intégration relativement douce, bien que rapide et profonde, des immigrants dans leur nouveau pays.
42?
NOTES
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[1]
Même si l’expression « entreprise de presse » est quelque peu disproportionnée quand on évoque la presse yiddish française.
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[2]
De cette volatilité témoigne les collections conservées à la Bibliothèque nationale de France. Elles regroupent en général les quelques numéros d’un titre parus avant sa rapide disparition. La collection du Parizer Haynt, bien que très lacunaire, constitue une exception notable.
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[3]
Le Parizer Haynt (désormais PH) paraît jusqu’en juin 1940.
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[4]
Voir Simon Cukier, Dominique Decèze, David Diamant, Michel Grojnowski, Juifs révolutionnaires. Une page d’histoire du Yiddishland en France, Paris, Messidor-Éditions sociales, 1987, pp. 51-55.
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[5]
Entretien de novembre 1999.
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[6]
Voir Adam Rayski, Nos illusions perdues, Paris, Balland, 1985, p. 50.
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[7]
Cité dans Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski, Le Sang des étrangers, Paris, Fayard, 1989, p. 62.
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[8]
Le Haynt de Varsovie est publié à partir de 1908. Son tirage a varié de 50 000 à 150 000 exemplaires pour un lectorat estimé à un million de personnes. Sur la presse yiddish en Europe, on consultera : Vera Solomon, « La presse yiddish en Europe jusqu’à la seconde guerre mondiale », in Mille ans de culture ashkénaze, Paris, Liana Lévi, 1994, pp. 468-477.
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[9]
« Altè heym » en yiddish. Cette expression est très souvent employée pour désigner la Pologne et, de manière générale, les espaces de départ de l’émigration yidishophone.
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[10]
« Tsu undsere leser » (À nos lecteurs), PH, 24 janvier 1926. Dans le même article les lecteurs du journal sont également désignés comme « altè bekantè » (« vieilles connaissances »).
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[11]
Landsmanshaften : sociétés d’originaires. Il s’agit de sociétés de secours mutuel, organisées sur la base de l’origine géographique des émigrants et portant souvent le nom de la région ou de la ville de départ (Les Amis de Kovno ; Les Amis solidaires de Brzeziny etc.). Elles constituaient la base d’un réseau de solidarité complexe mais efficace.
-
[12]
Cette remarque est valable pour l’ensemble de la collection et pas uniquement pour les numéros des premiers mois ou des premières années.
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[13]
Numéro qui montre d’ailleurs combien Jatzkan personnifiait le journal et s’inscrit dans la droite ligne de la tradition de célébration du grand écrivain - ici un journaliste - dans le monde yiddishophone. On peut noter par ailleurs que de nombreux écrivains d’expression yiddish ont collaboré au journal comme par exemple Sholem Asch.
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[14]
Doivent ainsi être publiées « toutes les nouvelles importantes en provenance de tout le monde juif concentrées au Haynt de Varsovie à travers son réseau de correspondants dans tous les centres juifs, qui seront transmises au nouveau Haynt par télégraphe ou téléphone via Berlin. » PH, 24 janvier 1926.
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[15]
« L’Administration est ouverte de 9 heures le matin à 8 heures le soir, la Rédaction de midi à 4 heures », PH, janvier 1926.
-
[16]
L’étranger, c’est-à-dire la Belgique et l’Angleterre, où est également diffusé le journal. Jatzkan définit ainsi une périphérie de l’immigration yiddishophone : celle de l’Europe occidentale.
-
[17]
Pour la population qui nous concerne, et malgré des variations importantes suivant la situation économique, on peut évaluer le salaire journalier moyen d’un ouvrier à 10 francs.
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[18]
Pour les abonnements de l’étranger les tarifs sont : 320 francs pour un an, 175 francs pour six mois, 90 francs pour trois mois et trente francs pour un mois.
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[19]
Notons qu’à cette date, le prix du journal a cessé de s’aligner sur celui de L’Humanité, demeuré à 50 centimes depuis 1936, ce qui traduit sans doute des difficultés financières importantes.
-
[20]
Parfois sur plus de quatre pages.
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[21]
S. Schwartzbard, horloger juif dont toute la famille avait été massacrée en Ukraine lors des pogroms de 1917-1921, avait tué à Paris, en mai 1926, Simon Petlioura, réfugié en France après la victoire des Bolcheviks. Dès le 14 octobre, le Parizer Haynt consacre sa Une à l’événement. Il titre ce jour-là : « Après une longue et interminable attente, commence enfin, le 18 octobre à Paris, le grand procès historique de Schwartzbard. » Voir à ce propos, Boris Czerny, « Paroles et silences. L’affaire Schwartzbard et la presse juive parisienne (1926-1927) », Archives juives, n°34/2, 2e semestre 2001, pp. 57-71.
-
[22]
Sur la question du traitement des pogroms dans la presse yiddish à Paris, on se reportera à Shmuel Bunim, « Les pogromes de Pologne dans la presse yiddish de Paris de l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire de la Shoah, mai-août 2002, pp. 176-195.
-
[23]
Ainsi, par exemple, dans le numéro du 24 novembre 1936, peut-on lire à côté du titre du journal : « Yiden ! Boïkotiert Hitlers Deutschland. » Et « Pogrom in Vilna ».
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[24]
Ainsi le très remarquable éditorial du 14 novembre 1927, signé Grosman, consacré à l’exclusion des chefs historiques juifs du Parti communiste de l’URSS. Son titre « Judenrein » résonne il est vrai, pour nous, d’une manière particulière et lui donne un relief encore plus accentué qu’à l’époque. Grosman écrit : « Il est frappant de constater que […] la purge au sein du parti communiste russe en exclut de manière systématique et délibérée ses éléments juifs, sans hésitation. Le parti communiste russe est dans ses sphères dirigeantes vide de Juifs, comme nettoyé avec un balai. »
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[25]
Extrait de l’interview : « – La Préfecture a-t-elle le droit de demander un passeport ? Oui, et si sur le passeport ne se trouve pas le visa réglementaire, la préfecture peut refuser de délivrer la nouvelle carte, même si l’émigrant a déjà reçu sans le visa réglementaire une carte. Il en va de même pour le certificat de travail délivré par le ministère du travail ».
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[26]
Dans le premier numéro, Jatzkan et Finkelstein évoquent « les lecteurs quotidiens du Haynt de Varsovie, familiers de son esprit et de sa physionomie, qui seront aussi ceux de notre nouveau Haynt avec un contenu qui intéresse les lecteurs de notre immigration. »
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[27]
Naïe Presse (désormais NP), 22 septembre et 21 octobre 1934.
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[28]
NP, 17 mars 1936.
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[29]
NP, 29 juin 1935.
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[30]
Przytyk, en Pologne centrale, près de Radom, était une petite ville peuplée à 80% de Juifs. Le 9 mars 1936, certains des paysans des environs venus en ville pour la foire saisonnière prennent d’assaut les magasins et les maisons juives. Le bilan est de trois morts et d’une soixantaine de blessés. Ce pogrom eut un grand retentissement chez les Juifs du monde entier, mais aussi en Pologne même, le Bund appelant à un grève générale qui fut également suivie par des travailleurs non-juifs, et le primat de Pologne lançant un appel pour que cessent ces violences. En vain, puisque dès juin 1936 des faits similaires se produisent dans la bourgade de Minsk-Mazowiecki, située à 40 km de Varsovie.
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[31]
Voir en particulier les répercussions de la campagne contre la loi sur l’abattage rituel en Pologne en mars 1936.
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[32]
NP, 2 et 4 août 1936.
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[33]
NP, série d’articles signés Galitzine sur « La pauvreté des Juifs à Paris », à partir du 25 février 1936.
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[34]
Même si la coloration sioniste du journal est nette.
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[35]
PH, 24 janvier 1926, p. 1. Il précise aussi : « Tous les articles importants et les feuilletons des grands écrivains juifs qui écrivent dans le Haynt de Varsovie seront en même temps publiés dans le nouveau Haynt. ».
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[36]
Abraham Cahan (1860-1951), arrivé à New York en juin 1882, est le fondateur du plus grand journal américain de langue yiddish, Forverts, publié à New York à partir de 1906. Ce quotidien qui a joué un rôle essentiel dans l’intégration des Juifs aux États-Unis, notamment par l’intermédiaire de son fameux courrier des lecteurs, le Bintel Brief, a été longtemps le journal de langue non anglaise le plus lu des États-Unis.
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[37]
Mot hébreu signifiant « communauté ». La kehila désigne non seulement l’ensemble des Juifs vivant en un lieu donné, à une période donnée, mais suggère aussi les organisations et institutions liées à la pratique religieuse. C’est dans cette seconde acception que ce mot est employé par le quotidien communiste, souvent avec une connotation péjorative.
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[38]
Ensemble des valeurs juives traditionnelles des Juifs ashkénazes, modes de vie et pratiques, centrées sur l’idiome yiddish, sans oublier une revalorisation des fêtes religieuses traditionnelles. La yiddishkayt était prônée par de nombreux immigrés juifs, mais les communistes refusent cette définition, réactionnaire à leurs yeux. Il ne gardent dans les valeurs de la yiddishkayt que la langue et les idéaux laïques ou laïcisés.
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[39]
Expression empruntée à Rudi Van Doorslaer, « Jewish Immigration and Communism in Belgium. 1925-1939 », in Belgium and the Holocaust. Jews, Belgians, Germans, Jérusalem, coll. «Yad Vashem », 1998, pp. 81-82.
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[40]
Cité dans André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1997, p. 310.