Notes
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[1]
Nom donné aux auteurs de bande dessinée (manga) au Japon.
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[2]
Pour une présentation de la diversité de la production BD consacrée à la Révolution française à la fin des années 2010, voir Paul Chopelin, « La Révolution française en Bande Dessinée. Actualité de l’édition », AHRF, 398, 2019-4, p. 147-172.
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[3]
Mot-valise anglais désignant dans la réalité ou la fiction une relation étroite entre deux hommes, quasi fusionnelle, sans composante sexuelle.
1Hormis au Japon, la Révolution française n’a pas été une période historique particulièrement mise en avant par les auteurs de BD ces trente dernières années. Si elle a pu servir de toile de fond à quelques grandes séries d’aventure, comme Dampierre ou Les Patriotes, elle a surtout été traitée dans le cadre de la BD pédagogique, soit sous la forme de grandes fresques héritées du roman national, soit sous une forme documentaire plus didactique. Dans la majorité des cas, la représentation graphique de la période était cadrée par l’abondante iconographie héritée de la Révolution elle-même, puis de l’imagerie d’histoire du xixe siècle, avant que le tout ne soit figé par le cinéma et les manuels scolaires au cours du xxe siècle. Des scènes archétypales, prenant surtout pour cadre la ville de Paris, se sont ainsi imposées dans les imaginaires, devenant des passages obligés, à l’instar de la prise de la Bastille, ce qui explique en partie la réticence de beaucoup d’auteurs et de scénaristes à aborder la période. À la suite des mangakas [1] japonais, certains auteurs ont décidé de s’affranchir totalement des contraintes documentaires et de se diriger soit vers l’abstraction, soit vers la fantaisie assumée [2]. Dans Révolution 1. Liberté, Florent Grouazel et Younn Locard ont fait quant à eux le choix du réalisme, mais un réalisme inscrit dans une démarche graphique résolument novatrice, dépoussiérant les codes graphiques attachés à la représentation des émeutes parisiennes de l’été 1789. Le récit en lui-même prend la forme classique d’une grande fresque romanesque, qui fait se rencontrer personnages imaginaires et personnes réels. Le procédé est efficace, mais n’a rien de très original en soi : c’est, par exemple, le parti pris de Patrick Cothias dans La marquise des Lumières ou de Franck Giroud dans Les patriotes. La mise en scène fait ici toute la différence, car elle repose sur un questionnement approfondi de la représentation graphique des événements révolutionnaires, que ce soit à travers la reconstitution du Paris de la fin du xviiie siècle ou à travers l’attention portée à la perception subjective de ce qui fait « événement ». Si les deux auteurs assument parfaitement la dimension engagée de leur œuvre, se plaçant surtout du point de vue des « petites gens », ils se gardent bien de proposer une vision manichéenne de l’histoire, opposant les « gentils révolutionnaires » aux « méchants contre-révolutionnaires ». De la même façon, s’il s’agit d’une œuvre de fiction, qui n’a pas pour ambition de délivrer un discours d’autorité sur ce qu’a pu être réellement le déroulement de la Révolution française à Paris, cet album invite très sérieusement à une réflexion sur la nature de l’engagement et ses contraintes, individuelles et collectives, ce que souligne la postface élogieuse de Pierre Serna clôturant le volume. Bien au-delà du cercle des amateurs d’histoire de la Révolution, Révolution. 1. Liberté a su séduire un large public, dépassant le cap des 20 000 exemplaires vendus à la fin de l’année 2019, ce qui est assez rare pour ce type d’album, exigeant par son volume – plus de 300 pages ! – et par sa thématique. Car il ne faut pas oublier que l’œuvre de Florent Grouazel et de Younn Locard est avant tout un grand plaisir de lecture. Historiens et professionnels de la BD ont été unanimes : après avoir obtenu le prix Cheverny de la BD historique des Rendez-vous de l’histoire de Blois et le prix Bulles d’humanité décerné par le quotidien L’Humanité et le CTHS, l’album a reçu le 1er février 2020 la consécration du Fauve d’or, récompensant le meilleur album de l’année écoulée au Festival international de la BD d’Angoulême.
2Il paraissait évident de revenir, dans les colonnes des Annales historiques de la Révolution française, sur la genèse de l’œuvre et sur ses sources historiques. L’entretien qui suit a été réalisé à l’occasion d’une résidence des deux auteurs au musée de la Révolution française, à Vizille, le 15 octobre 2019.
4Paul CHOPELIN : J’aimerais d’abord revenir sur votre formation. Vous vous connaissez tous les deux depuis le lycée. Avez-vous suivi le même cursus ?
6Younn Locard : Oui, nous avons passé, à un an d’écart, un Bac littéraire option arts plastiques à Lorient, avant d’aller ensemble à Bruxelles à l’Institut Saint-Luc, une école d’art avec une section bande dessinée.
7Florent Grouazel : J’ai fait en plus deux années de japonais à l’INALCO à la sortie de l’école. Je m’intéressais alors beaucoup à la culture japonaise en général et à la calligraphie au pinceau en particulier. Mais j’ai fini par arrêter parce que j’étais trop pris par d’autres choses.
9P. C. : Comment vous est venu le goût de la bande dessinée ? Lesquelles vous ont particulièrement influencés ?
11F. G. : Enfant, je lisais des bandes dessinées franco-belges, en particulier Tintin, ainsi que les Spirou et Fantasio de Tome et Janry. Je me suis intéressé au manga quand j’étais à l’école à Bruxelles. Je dévorais tout ce qui était publié chez Cornélius. Un ami m’a aussi fait découvrir des auteurs plus grand public, comme Taiyo Matsumoto, Naoki Urasawa ou Takehiko Inoue, qui est vraiment pour moi quelqu’un de très important. Même si je garde une prédilection pour le manga patrimonial des années 1960-1970, découvert pendant ma formation à l’INALCO, avec des auteurs comme Shigeru Mizuki, Yoshiharo Tsuge, Kazuo Koike ou Yoshihiro Tatsumi, j’essaie aussi de lire la production actuelle. J’aime beaucoup notamment les mangas d’Inio Asano, comme La fille de la plage (2011-2013, trad. fr. IMHO, 2015) ou Errance (2017, trad. fr. Kana, 2019). Parmi les œuvres « anciennes » qui m’ont influencé, je peux dire que l’incroyable Kamui Den (1964-1971, trad. fr. Kana, 2010-2012) de Sanpei Shirato a constitué une véritable révélation.
12Y. L. : Je lisais beaucoup Franquin, Blueberry, Jeremiah, le Spirou de Tome et Janry. Mon père est un gros collectionneur de bandes dessinées, j’ai grandi là-dedans. J’avais beaucoup de choses à disposition et je faisais mon marché en fonction de mes goûts du moment. J’ai aussi très vite lu du manga, notamment Dragon Ball, qui sortait à l’époque tous les mois chez le marchand de journaux, et Akira. Je me suis désintéressé de la bande dessinée au début du lycée, avant de m’y remettre en découvrant la bande dessinée littéraire pour adulte, publiée par L’Association ou par Cornélius. Comme Florent, j’aime aussi beaucoup les vieux mangas, comme ceux d’Osamu Tezuka ou de Shigeru Mizuki. J’en lis beaucoup maintenant. Dans le genre historique, je trouve que Cesare [de Fuyumi Soryo] est un vrai chef-d’œuvre. En Europe, on ne fait pas de choses aussi belles.
14P. C. : Beaucoup de mangakas inscrivent leurs séries dans l’histoire européenne, qu’elle soit réaliste ou complètement fantasmée. La Révolution française y occupe une grande place. Est-ce que ces mangas historiques ont pu vous inspirer ?
16Y. L. : Oui, toutes ces séries, historiques ou non, ont eu une influence sur la conception de Révolution, le format, la longueur de l’histoire.
17F. G. : Pendant la réalisation de Révolution, j’ai essayé de lire La Rose de Versailles [de Riyoko Ikeda], en me disant qu’il fallait que je le fasse, mais je n’ai pas réussi à aller au bout du premier tome… Quand ils parlent de Révolution française, les Japonais ne peuvent pas s’empêcher de rajouter d’importants éléments imaginaires, comme des zombies dans Versailles of the Dead, quand ils ne fantasment pas des relations amoureuses entre les protagonistes, comme le couple Robespierre-Saint-Just, sorte de bromance [3] récurrente. Ces thèmes reviennent en Europe et sont repris par des fans, qui s’approprient des personnages de la Révolution française à partir de stéréotypes japonais. Sur le site Deviant Art, nous sommes tombés par exemple sur un Marat en lézard. C’est très étrange, mais aussi très amusant. Même si c’est bien loin de ce qu’on fait.
22P. C. : Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble ?
24F. G. : Au cours de notre formation à Bruxelles, nous avions déjà l’ambition de faire un album à quatre mains, mais ce n’est pas un projet qui s’est tout de suite concrétisé. Nous avons mis pas mal de temps à nous y mettre et cela a donné Éloi [Actes Sud-L’An 2, 2013], l’histoire d’un enfant kanak arraché de sa terre natale par un scientifique français au milieu du xixe siècle, à l’époque où s’achève la cartographie du Pacifique. Il est embarqué à bord d’un bateau, où il va semer la zizanie par ses maladresses qui vont bousculer les hiérarchies et les convenances sociales. C’est une intrigue en huis-clos, qui sert avant tout à jeter un regard critique sur la science du xixe siècle qui, au nom du positivisme, ne recule devant rien et n’hésite pas à manipuler un être humain.
25Y. L. : Il s’agissait pour nous de raconter la genèse du racisme, en montrant comment la science justifiait à l’époque la domination des Européens sur les peuples dits inférieurs.
27P. C. : D’où vous vient cet intérêt pour l’histoire ?
29Y. L. : Je m’y intéressais dès le lycée, je regardais beaucoup de documentaires à la télé. Mes parents m’ont donné le goût de l’histoire – ma mère est archéologue –, mais c’est surtout par la politique que cette matière est devenue une vraie passion, à la fin de l’adolescence, quand j’ai voulu comprendre la généalogie des luttes sociales. C’était sans doute une façon de réagir à l’intérêt de mon père pour l’histoire des têtes couronnées. Il collectionne les mugs de la famille royale d’Angleterre ! Peu à peu, l’histoire est devenue une curiosité nécessaire, pour mieux comprendre le présent. Avec Florent, nous traitons de sujets historiques que nous jugeons d’une actualité brûlante. Éloi et Révolution sont des albums qu’il nous paraissait important de faire pour le présent. Le passé que nous mettons en scène offre un miroir à notre époque.
30F. G. : Avant Éloi, je ne m’imaginais pas du tout faire de la bande dessinée historique. Mon intérêt pour l’histoire est venu petit à petit. J’ai fait un peu d’histoire pendant mon année de japonais à l’INALCO, mais j’ai surtout énormément écouté de podcasts d’émissions historiques à la radio pendant que je dessinais, La Fabrique de l’Histoire et les Lundis de l’Histoire sur France Culture, 2000 ans d’histoire sur France Inter. Petit à petit, j’ai pris la mesure de la profondeur historique de certains phénomènes contemporains. C’est maintenant quelque chose qui ne me quitte plus trop. Je lis beaucoup d’ouvrages historiques et j’essaie toujours de regarder le monde d’aujourd’hui avec le recul du passé. C’est même devenu systématique après Éloi. Les recherches que j’ai faites pour cet album m’ont amené à tout historiciser. J’essaie de comprendre comment tel phénomène est apparu, comment il s’est développé, dans quel contexte, comment il a pu disparaître ou réapparaître, quels sont les points communs et les différences entre les gens du passé et nous, notamment face aux inquiétudes de l’existence. Je ne vais certainement pas faire de la bande dessinée historique toute ma vie, mais je ne m’imagine plus écrire un récit sans y introduire une dimension historique. Même si je me lance dans un récit de science-fiction, j’essaierai d’interroger le passé pour inscrire mon sujet dans l’histoire.
32P. C. : Comment êtes-vous arrivés à la Révolution française ?
34F. G. : C’est Younn qui m’y a amené.
35Y. L. : Je m’y suis mis un peu par hasard. C’est une période qui ne m’intéressait pas particulièrement au départ. Je garde un mauvais souvenir de ce que j’ai appris à l’école à ce sujet. Tout est parti d’un livre qui a complètement changé mon point de vue sur la période. Pendant la réalisation d’Éloi, j’ai fait une pause et j’ai entrepris un long voyage d’un an qui m’a emmené jusqu’en Malaisie. Là-bas, j’ai reçu un paquet de livres envoyé par un ami, qui voulait que j’entretienne ma culture politique. Dans le lot, il y a avait deux biographies, une de Bakounine et l’autre de Robespierre. Celle de Bakounine ne m’a pas beaucoup surpris, le personnage qui y était dépeint correspondait à ce que j’attendais. Quand j’ai ouvert la biographie de Robespierre, écrite par Gérard Walter [Gallimard, 1961], j’ai découvert un univers totalement inconnu, m’obligeant à réviser tout ce que j’avais pu apprendre sur la Révolution française pendant ma scolarité. Robespierre n’était pas le monstre qu’on m’avait décrit et les débats politiques de l’époque étaient animés d’un grand souffle sous la plume du biographe. Par la suite, je me suis procuré d’autres ouvrages pour compléter mes connaissances sur le sujet. C’était l’époque où nous finissions Éloi. Je continuais de me documenter sur le xixe siècle pour les besoins de l’album, mais je lisais aussi beaucoup de choses sur la Révolution française pour mon plaisir personnel. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je fasse une bande dessinée sur cette période, mais plus tard, sans contrainte matérielle, quand je serai installé dans la profession et que j’aurai trouvé mon public, pour que je puisse prendre mon temps.
37P. C. : Qu’est-ce qui a précipité les choses ?
39Y. L. : Après Éloi, notre éditeur [Actes Sud-L’An 2] nous a proposé de faire un nouvel album. Et pour moi, c’est très vite devenu une évidence : il fallait que je me mette à réaliser sans attendre une bande dessinée sur la Révolution.
40F. G. : Je me suis rallié assez naturellement au projet de Younn. Au début ce n’était pas très clair, j’ai attendu qu’il propose quelque chose de précis, mais j’étais curieux. J’avais dans la tête les dessins de la série d’albums éditée par les éditions Atlas pendant le Bicentenaire de la Révolution, que je lisais au CDI de mon collège pour m’occuper. Je pensais que nous pouvions proposer une autre approche graphique. Celle-ci, en dépit de ses qualités, me paraissait très datée.
41Y. L. : De fait, à l’origine, nous étions tous les deux imprégnés d’une imagerie de la Révolution héritée du Bicentenaire qui ne nous intéressait pas du tout et que nous voulions remplacer par autre chose.
42F. G. : Nous avons voulu sortir du cliché du sans-culotte avec son pantalon à rayures bleu-blanc-rouge et son bonnet phrygien. J’avais envie d’interroger et de critiquer ce cliché, pour comprendre dans quel contexte précis sont apparus, par exemple, des accessoires emblématiques, comme la pique, et montrer que tout cela n’avait rien d’évident. Après quelques discussions, j’ai dit à Younn que j’étais partant et nous avons proposé un nouvel album à quatre mains à l’éditeur.
44P. C. : La Révolution française inspire aujourd’hui beaucoup de créateurs, qu’ils soient cinéastes, dramaturges ou romancier, je pense notamment à Pierre Schoeller, à Joël Pommerat ou à Éric Vuillard. Comment expliquez-vous cet engouement ? Comment vous situez-vous personnellement, en tant qu’auteurs et artistes, dans cette actualité de 1789 ?
46Y. L. : Quand nous avons commencé notre travail sur Révolution, nous n’avions pas conscience de cet engouement. Nous avons simplement fait le constat qu’il manquait de bons récits sur 1789 et qu’il fallait se réapproprier cet épisode de notre histoire, revenir sur le processus révolutionnaire dans ce qu’il a de plus concret. Nous avons lu Éric Vuillard [14 juillet, Actes Sud, 2016], alors que notre projet était déjà bien avancé.
47F. G. : De mon côté, j’ai davantage été frappé, au départ, par l’actualité de la Commune de Paris, ramenée sur le devant de la scène par la série Le cri du Peuple de Jacques Tardi [Casterman, 2001-2004]. Cette adaptation du roman de Jean Vautrin nous a permis, ainsi qu’à beaucoup de monde je crois, de mesurer toute l’actualité de ce combat révolutionnaire. Je ne sais pas quelle était l’image de la Commune dans le grand public, mais je pense que la bande dessinée de Tardi a créé une véritable prise de conscience, en proposant un vrai récit incarné, rempli de personnages attachants. Quand nous avons commencé à réfléchir à Révolution, nous nous sommes dit qu’il fallait avoir les mêmes ambitions, produire un récit riche, à la fois documenté et vivant, sur la Révolution française.
49P. C. : Au-delà de l’intérêt initial de Younn pour la période, peut-on dire alors que c’est Le Cri du Peuple de Tardi qui vous a donné l’idée de réaliser cette grande fresque révolutionnaire ?
51Y. L. : Tardi m’a surtout marqué par son évocation de la guerre des tranchées. J’ai lu ses albums quand j’étais au collège, c’est un auteur important pour moi. Je m’étais déjà forgé une culture personnelle sur la Commune avant Le Cri du Peuple. La bande dessinée de Tardi fait partie d’un ensemble de lectures qui m’ont fait prendre conscience que cet épisode historique et les luttes révolutionnaires en général sont mal enseignés, voire pas enseignés du tout, au collège et au lycée.
52F. G. : On nous a enseigné la Révolution française et les révolutions du xixe siècle comme une succession de dates, qui conduisent invariablement à l’instauration de la République en France. L’événement révolutionnaire est occulté dans sa dimension humaine. J’ai eu l’impression que les rédacteurs des programmes cherchent à occulter le fait que la démocratie est née de l’insurrection armée. Et si on évoque la violence révolutionnaire, c’est aussitôt pour la regretter et la condamner, sans chercher à la comprendre. Comme si la démocratie pouvait se conquérir sans lutte. Pour nous, l’écriture de Révolution était une façon de reprendre en main ce récit, pour lui donner une épaisseur humaine. C’est la même chose pour les images : nous voulions sortir de l’iconographie assez aseptisée ou très symbolique, comme La Liberté guidant le peuple, qui sert souvent à résumer les insurrections du xixe siècle dans les manuels scolaires. Nous avions besoin de décaper toutes les couches de représentations héritées de la IIIe République pour revenir à quelque chose de plus réaliste.
53Y. L. : Nous avons voulu nous réapproprier le récit de 1789, pour en faire quelque chose de plus engagé, sans pour autant verser dans le catéchisme. Nous avons essayé d’être honnêtes et de ne surtout pas proposer un récit binaire, opposant les gentils révolutionnaires aux méchants contre-révolutionnaires. Mais nous l’avons fait sans être historiens, avec, seulement, notre sensibilité personnelle, pour donner à voir toute la complexité de la nature humaine.
55P. C. : Vous donnez à voir la Révolution à travers un récit choral, où plusieurs personnages se séparent, se croisent et se retrouvent au gré de leur destin. On pense bien sûr aux Misérables de Victor Hugo. Quelles ont été vos sources d’inspiration littéraires ?
57Y. L. : Nous partageons le même goût pour le roman du xixe siècle. Les Misérables nous ont beaucoup inspirés. Nous en avons parlé très souvent. Comme dans le roman de Victor Hugo, l’histoire n’est pas un simple décor, elle est le sujet principal. Nos différents personnages donnent à voir la société de l’époque, la façon dont elle est structurée et quels rapports de domination se mettent en place. Mais il y a bien d’autres grandes sagas qui nous ont imprégnés et nous sont venues presque automatiquement à l’esprit quand nous avons écrit le scénario. Je pense notamment aux Frères Karamazov, un roman que nous aimons tous les deux beaucoup. C’est finalement Dostoïevski, plus que Hugo, qui m’a aidé à créer les personnages et les situations. Il y a beaucoup de quiproquos ou de malentendus inspirés de L’Idiot ou des Frères Karamazov. Tel personnage va réagir de telle façon face à l’événement parce qu’il a été formaté comme ça, il ne peut pas comprendre que les choses aillent autrement que ce qu’on lui a inculqué. Il aurait suffi qu’il prenne un peu de distance avec la situation pour prendre la bonne décision, mais non, il fonce, il commet des erreurs et c’est ce qui rend l’histoire compliquée, donc intéressante.
58F. G. : Ce sont des références évidentes, notamment pour créer des types de personnages. Nos héros sont souvent en train de se tromper sur les intentions des autres, mais aussi sur eux-mêmes, ce qu’on retrouve beaucoup chez Dostoïevski. Mais l’influence du roman du xixe siècle s’arrête là. Nous tenons aussi à nous en démarquer, notamment dans notre trame narrative. Nous écrivons pour un public de 2019. Nous devons actualiser les références et les situations, pour que notre récit ne fasse justement pas roman historique du xixe siècle. Cela nous permet de mieux souligner combien ce qui se passe en 1789 entre en résonance avec le présent. De ce point de vue, nous nous inscrivons dans une démarche très différente du Cri du Peuple de Tardi, adaptation du roman de Jean Vautrin qui est lui-même un pastiche de roman-feuilleton du xixe siècle. Nous ne voulions pas que l’histoire soit un simple décor pour une intrigue à rebondissements.
60P. C. : Est-ce que les séries TV actuelles ont pu aussi nourrir votre imaginaire ?
62F. G. : Oui, c’est indéniable. Nous avons été tous les deux très marqués par la série Tremé de David Simon [États-Unis, HBO, 2010-2013], qui met en scène un quartier de La Nouvelle-Orléans qui œuvre à sa reconstruction après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. La structure de notre scénario en est directement inspirée : nous nous intéressons à la vie des gens ordinaires, pour voir comment le quotidien s’inscrit dans le grand événement. Ce qui explique que nous n’avons pas voulu faire de scénario diabolique, fondé sur une succession de rebondissements, pour mieux laisser vivre et respirer nos personnages.
63Y. L. : Nous avons voulu créer une histoire avec des gens très ordinaires, où il n’y a pas vraiment de méchants. Notre sujet principal, c’est la société parisienne dans la Révolution, pour comprendre comment chacun vit le changement en fonction de son horizon quotidien. Pour voir qui en tire profit et qui voit au contraire sa situation se dégrader. Nous avons voulu être très concrets, en donnant un point de vue au ras du sol, comme justement dans la série Tremé. Nos personnages ont chacun leur petite histoire personnelle, ils sont tous préoccupés par leurs intérêts immédiats, mais tous participent, d’une façon ou d’une autre, à la grande histoire.
64F. G. : Nous avons voulu constamment faire le lien entre l’individuel et le collectif, pour donner de la chair à l’événement. Les journées révolutionnaires rythment notre histoire, mais, toujours, à travers les yeux de nos personnages. Nous avons voulu renverser la perspective. Les révolutionnaires ont toujours cherché à se donner des raisons d’agir purement politiques dans leurs discours et dans leurs mémoires. Les historiens du xixe siècle ont ensuite écrit une geste héroïque de la Révolution fondée sur ces raisons d’agir, jugées bonnes ou mauvaises. Nous avons voulu au contraire montrer que l’entrée en révolution se fait de multiples manières, liées à des contingences très personnelles, qui n’ont souvent rien de politique. Un engagement peut se jouer sur un petit rien, sur une réaction très humaine face à une situation choquante ou enthousiasmante. Le personnage d’Abel de Kerlévégan est assez révélateur de la façon dont nous avons conçu notre rapport à l’histoire événementielle. Il ne s’investit pas du tout dans la Révolution pour des raisons politiques, mais par un mélange de désespoir amoureux, d’ennui et de simple curiosité.
66P. C. : Comment travaillez-vous à quatre mains ?
68Y. L. : Nous écrivons ensemble, nous créons les personnages ensemble, mais nous ne le faisons pas au quotidien. Pour la réalisation de ce premier volume de Révolution, Florent était à Lille, pendant que moi j’étais à Lorient. Nous nous réunissions pendant une semaine, puis chacun repartait de son côté. Nous résidons maintenant tous les deux à Lorient, c’est plus simple, mais nous ne faisons pas atelier commun. Nous échangeons par mail les versions du scénario et des dessins, que nous complétons au fur et à mesure, pour aboutir à un story-board extrêmement détaillé, qui règle toutes les questions de mise en scène que nous pouvions nous poser. Une fois ce travail effectué, nous nous répartissons les scènes et nous réalisons les planches, chacun de notre côté.
69F. G. : Pour la documentation, nous lisons et nous prenons des notes chacun de notre côté, avant de nous réunir pour faire le point. Tout se passe beaucoup à l’oral. Nous faisons la liste de nos découvertes, nous lançons des pistes scénaristiques, puis nous laissons décanter avant de sélectionner les faits historiques que nous allons réellement exploiter dans notre scénario. Sur l’écriture du deuxième volume, il y a beaucoup d’éléments que nous avions notés pour le premier qui remontent à la surface et que nous allons sans doute récupérer. Ces échanges ont lieu un peu partout, nous profitons de chacune de nos rencontres pour échanger, que ce soit dans un café, dans le train ou même à la plage.
70Y. L. : Moi, j’aime bien lire des biographies ou des récits avec des grandes figures, qui me portent et donnent de l’épaisseur humaine aux événements. Tandis que Florent va directement lire des ouvrages d’anthropologie ou d’histoire sociale plus ardus. Nos lectures se révèlent finalement très complémentaires. Chacun détient la moitié du savoir nécessaire à l’élaboration de notre scénario.
72P. C. : Comment vous documentez-vous ?
74F. G. : Quand nous avons commencé Révolution, j’étais à Lille, où j’avais un ami libraire, spécialisé en sciences humaines, qui possédait une énorme bibliothèque, dans laquelle il m’autorisait à piocher. Un des premiers ouvrages que j’ai lu, c’est celui d’Éric Hazan [Une histoire de la Révolution française, La Découverte, 2012]. Il a été ma porte d’entrée sur 1789. Il m’a notamment fait prendre conscience que j’étais passé à côté de quelque chose pendant ma scolarité. Mon ami libraire m’a conseillé d’autres ouvrages d’histoire politique, avec une approche anthropologique, comme La longue patience du peuple de Sophie Wahnich [Payot, 2008] ou Révolutionnaires d’Haïm Burstin [Vendémiaire, 2013]. Puis je suis arrivé à la thèse de ce même Haïm Burstin sur le faubourg Saint-Marcel [Une révolution à l’œuvre, Champ Vallon, 2005], qui a constitué une véritable mine, avec un grand luxe de détail sur la vie quotidienne dans un quartier parisien au début de la Révolution. Les travaux d’Arlette Farge sur le petit peuple de Paris au xviiie siècle ont également beaucoup compté, de même que les ouvrages classiques de Michel Foucault qui ont joué un rôle décisif dans mon goût pour la déconstruction historique des phénomènes sociopolitiques contemporains.
75Y. L. : Nous nous sommes également beaucoup servis de Michelet [Histoire de la Révolution française, 6 vol., 1847-1853], qui a su donner du souffle à son récit des événements, souvent relatés heure par heure, voire minute par minute. Il raconte énormément d’anecdotes que nous avions pensé utiliser dans un premier temps, mais nous avons eu du mal à les intégrer dans notre récit. Elles ne sont pas toujours bien documentées et paraissent souvent un peu trop incroyables, même s’il y a toujours un fond de vérité. Nous avons utilisé l’édition avec les notes critiques de Gérard Walter, qui, justement, invite à la prudence ou corrige un certain nombre d’affirmations erronées de Michelet. Tant et si bien que nous avons fini par davantage utiliser les notes de Walter que le texte de Michelet lui-même. J’aime personnellement beaucoup le style et l’érudition de Gérard Walter. J’ai lu son Marat [Albin Michel, 1933] et je découvre ici, à la bibliothèque du Musée de la Révolution française, son livre quasiment introuvable sur les massacres de septembre [Payot, 1932].
77P. C. : Votre album est postfacé par Pierre Serna, professeur d’histoire moderne à l’université Paris I, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Éminent spécialiste de l’histoire de la Révolution, il est aussi féru de bandes dessinées, ce qui l’a amené à siéger pendant plusieurs années au jury du Prix Cheverny. A-t-il été votre conseiller historique ?
79F. G. : C’est notre éditeur, Thierry Groensteen, qui nous a mis en contact avec lui, alors que l’album était déjà bien avancé. C’est finalement le seul historien que nous avons rencontré. Nous lui avons demandé de nous relire et de nous signaler toute erreur grossière que nous aurions pu laisser passer. Il a aussi donné quelques orientations importantes au récit : il nous a fait comprendre l’importance historique de certaines scènes, que nous avons ainsi davantage développées.
80Y. L. : Nous sommes allés, chacun notre tour, travailler à l’IHRF, où nous l’avons rencontré et avons échangé avec lui. Nous n’avions alors aucun contact avec les autres historiens spécialistes de la Révolution française. Tout ce que nous avons pu apprendre sur cette période avant cela, nous l’avons fait en autodidactes.
81F. G. : Je me suis même lancé dans la consultation d’archives au tout début du projet. Nous avions prévu de commencer l’album par la mise en scène de la Journée des Tuiles à Grenoble en 1788. Peu satisfait par ce que j’avais pu lire sur le sujet, je suis allé travailler aux archives départementales de l’Isère, où j’ai trouvé beaucoup de documentation. Je ne m’en suis pas servi car nous avons finalement décidé de commencer notre histoire avec la fusillade dans la manufacture Réveillon en avril 1789. Maintenant, nous savons mieux où trouver rapidement des informations historiques fiables, sans être obligés de mener des recherches hasardeuses dans les archives. Pierre Serna nous a ouvert les portes de la bibliothèque de l’IHRF et Alain Chevalier a fait de même avec celles du Musée de la Révolution française. Cela nous facilite grandement la tâche, mais nous ne voulons pas non plus nous laisser emprisonner dans un carcan documentaire trop étroit, pour garder un peu de naïveté et de fraîcheur dans notre approche de la Révolution.
83P. C. : Quelles limites vous imposez-vous en termes de documentation ? Sachant que c’est une quête sans fin…
85F. G. : Je n’ai rien contre l’hyper-réalisme et le souci maniaque de la reconstitution, quand c’est au service de l’histoire. C’est ce qu’a fait, et continue de faire, François Bourgeon [Les passagers du vent, Glénat, 1979-1984], qui donne un sens à chaque objet ou à chaque cadre de vie qu’il reconstitue. La reconstitution n’est pas gratuite, elle contribue à structurer le récit en profondeur. C’est ce que nous avons voulu aussi faire dans Révolution. Notre traitement graphique se veut réaliste, pas forcément dans l’exactitude de tel ou tel objet, mais dans leur ordonnancement, pour donner l’impression que ce sont les bons, parce qu’ils se fondent dans le décor. Les lieux sont habités, les intérieurs sont un peu en désordre, les objets ne sont pas forcément à la place où ils devraient être. Nous recherchons le réalisme en essayant de rendre vivant ce passé disparu. Notre objectif est de croquer ces scènes sur le vif, comme si nous étions des observateurs contemporains, présents sur les lieux. Sur les vêtements par exemple, nous ne cherchons pas l’exactitude des motifs des tissus ou du nombre de boutons. Nous introduisons le réalisme dans la façon dont ces vêtements sont portés, s’ils sont élimés ou pas, si le personnage est débraillé ou au contraire très bien mis. Notre réalisme sert à humaniser les protagonistes de notre histoire. Le lecteur doit se sentir proche d’eux, pour effacer la barrière temporelle qui nous sépare de 1789.
86Y. L. : Quand nous nous documentons, nous cherchons justement des livres qui nous offrent des détails sur la façon dont les intérieurs sont aménagés et sur ce à quoi ressemblaient les rues de Paris à l’époque. Si nous nous étions uniquement servis de biographies ou de grandes synthèses sur la Révolution, nous aurions reconstitué un Paris de carton-pâte, peuplé de figurants sans âme. Plus nous nous documentons, plus nous donnons de la complexité à notre récit et de l’épaisseur humaine aux personnages. Par exemple, nous avons pu ainsi mieux cerner les conditions de recrutement de la garde nationale, ce qui permet de donner à voir les hésitations et les retournements de ce corps armé, composé de bourgeois parisiens, qui participe activement au changement politique dans la capitale. Pour résumer, la documentation sert de carburant à l’écriture et nous nous en passons au moment où elle devient un frein. Sans oublier que cette quête documentaire est aussi source de frustration. Tout le travail de recherche que nous avons pu effectuer n’apparaît pas forcément dans l’album. Par exemple, Florent a fait un énorme travail de reconstitution du Palais-Royal, à partir d’une documentation extrêmement éclatée, tout ça pour seulement quelques vignettes. Mais ces vignettes sont rigoureusement exactes en termes de restitution du bâti et des aménagements du jardin, du moins à partir des sources iconographiques disponibles.
87F. G. : L’exemple des uniformes de la garde nationale permet, je pense, de bien comprendre comment la documentation sert le récit. Nous avons à notre disposition de magnifiques planches d’uniformes, que nous aurions pu reprendre telle quelle et limiter notre réalisme à la restitution du nombre exact de boutons. En poussant un peu plus loin nos recherches sur la garde nationale, nous nous sommes aperçus qu’au tout début les volontaires n’avaient pas d’uniformes à disposition. Ils les faisaient faire par des tailleurs ou des couturières de leur quartier. Nous avons ainsi imaginé que nos héroïnes, protégées par les Dames de la Halle, trouvaient un moyen de se faire un peu d’argent en cousant des uniformes. Nous avions écrit toute une scène où elles étaient en train de coudre, que nous n’avons finalement pas gardée, mais qui illustrait bien comment la grande histoire pouvait se mêler à un quotidien très concret, en l’occurrence trouver une activité rémunérée permettant de survivre dans une ville où le pain manque. Se documenter permet de donner à voir une période connue sous un angle original, pour sortir des poncifs visuels sur la période. De la même façon, illustrer les coulisses de la Salle des Menus Plaisirs, où siège l’Assemblée nationale à ses débuts, en insistant sur sa structure en bois, permet de sortir des représentations grandiloquentes, pour insister sur le côté improvisé de cette scène politique qui préside aux destinées de la France. Planter ainsi le décor, avec le maximum de réalisme, contribue à donner plus d’humanité aux personnages qui y évoluent : ils doivent arpenter des couloirs, trouver des lieux tranquilles pour discuter entre eux. On sort ainsi de la scène classique du député à la tribune.
89P. C. : Ce qui frappe effectivement à vous lire, c’est l’absence des grandes scènes archétypales. Par exemple, vous ne mettez pas directement en scène l’assaut contre la Bastille. Quand vous évoquez le 14 juillet, la forteresse vient d’être prise, les insurgés occupent déjà les lieux et on voit les blessés alignés le long des rues. Est-ce que votre objectif n’est pas justement de donner à voir la Révolution côté coulisses ?
91Y. L. : Nous voulions absolument éviter de reproduire des scènes que le public a déjà vues mille fois. Au début du projet, j’avais regardé le film de Robert Enrico, La Révolution. Les années Lumières [1989], réalisé au moment du Bicentenaire, qui est une succession de tableaux historiques reprenant les poncifs de l’imagerie scolaire, comme Camille Desmoulins montant sur une table dans le jardin du Palais-Royal pour haranguer la foule le 12 juillet 1789. J’ai trouvé ce traitement de l’histoire particulièrement convenu et ennuyeux. Il m’a semblé impératif de ne reprendre aucune de ces scènes grandiloquentes, extrêmement figées et bien peu naturelles, pour redonner vie aux acteurs de 1789. La Révolution est un monument national que l’on regarde toujours du même point de vue. Nous proposons au lecteur de contourner ce monument pour le regarder sous un autre angle. J’ai beaucoup pensé à la scène du sermon sur la colline dans La Vie de Brian des Monty Python [1979] : le plan commence sur Jésus qui prononce les phrases exactes de l’Évangile, puis un zoom arrière nous amène sur des spectateurs, très loin de la scène principale, qui ont du mal à entendre et qui finissent par se disputer parce qu’ils se gênent mutuellement. Nous avons voulu procéder de la même façon pour mettre en scène des Parisiens ordinaires de 1789, qui n’ont pas participé directement à l’événement, qui en subissent les conséquences et qui essaient de lui donner sens, sans en comprendre vraiment tous les enjeux. Cela donne lieu à des malentendus, des espoirs, des peurs, le tout sans qu’il y ait forcément une grande rationalité.
92F. G. : Nous avons voulu revenir à une approche événementielle, privilégiant les à-côtés de la grande histoire. En évitant à tout prix les poncifs. À tel point que nous avons même pensé à ne pas mettre en scène la prise de la Bastille ! Nous avions prévu d’utiliser une ellipse temporelle : le personnage d’Abel prend une cuite monumentale, se réveille trois jours plus tard, apprend que la Bastille est tombée, sans comprendre réellement les enjeux de l’événement, passés par le filtre du discours de ses interlocuteurs. Finalement, cela nous a paru un peu trop aride et, sur les conseils de Pierre Serna, nous avons décidé de montrer quand même la prise de la Bastille, mais sous un angle original, pour respecter notre ambition initiale. Je pense, avec le recul, qu’il aurait été vraiment dommage de passer à côté de cet événement, qui reste fondateur, même s’il a été récupéré et réinterprété par la suite. Nous lui avons cependant accordé moins d’importance qu’à l’incendie des barrières qui, pour beaucoup de Parisiens, a été le vrai point de bascule vers la remise en cause de l’ordre établi.
94P. C. : L’album est entrecoupé de grandes doubles planches, qui sont autant d’instantanés venant introduire une respiration, comme cette scène très rousseauiste où Abel de Kervélégan contemple la nature, ou venant souligner l’héroïsme des gens ordinaires, comme cette extraordinaire scène d’occupation de la Bastille vue du ciel ou bien ce groupe de personnages juchés sur une charrette de grains, sur fond de drapeau fleurdelisé flottant au vent. Quel est le rôle de ces tableaux dans votre narration ?
96Y. L. : C’est une des possibilités qu’offre la bande dessinée que de rompre radicalement avec la structure narrative de la planche. Dans une double-page à fond perdu, il n’y a plus de cases, plus de séquence, le lecteur est seul face à une image. C’est quelque chose que l’on retrouve beaucoup dans le manga. Nous avons voulu donner du temps au lecteur, lui permettre de faire, s’il le souhaite, une pause dans sa lecture. Ces tableaux font écho aux planches qui ont précédé, en changeant, là encore, la perspective : il est possible de regarder l’événement autrement, à travers une scène forte qui remplit la page. On peut poser l’album à ce moment précis, comme à une fin de chapitre, avant d’y revenir plus tard.
97F. G. : Nous avions aussi envie de prendre cette place pour avoir le plaisir de faire de grands dessins. Mais ce n’est pas pour autant une prouesse graphique gratuite. Chaque image possède un rôle bien particulier. Par exemple, le plan de Paris sert à situer les lieux mentionnés dans l’histoire, mais c’est aussi un clin d’œil aux plans d’époque, comme le plan de Turgot, qui nous renseignent sur la façon dont les contemporains perçoivent l’espace. La double planche montrant Kervélégan perdu dans la contemplation de la campagne sert à identifier l’état d’esprit du personnage, qui est un rêveur un peu idéaliste. La scène de la prise de la Bastille est finalement la plus convenue. Mais elle offre un point de vue aérien, très rarement adopté, pour faire contraste avec le point de vue très à ras du sol que nous adoptons dans le reste de l’album. Nous avons voulu évoquer l’image du géant terrassé, à la manière des Lilliputiens ayant réussi à ficeler Gulliver. La scène du peuple juché sur le chariot de grain est celle que nous avons le plus travaillée : c’est à la fois une allusion à La Liberté guidant le peuple de Delacroix, mais aussi au Radeau de la Méduse de Géricault. Ces gens-à ne savent pas vraiment où ils vont, il y aura les vainqueurs et les perdants. Nous avons composé cette scène à la manière d’un tableau romantique, car le lecteur est invité à la voir par les yeux d’Abel comme l’y invite la dernière case de la planche précédente. Ce n’est pas la Révolution telle qu’elle est, mais telle qu’Abel, avec son idéalisme, la perçoit.
98Y. L. : Dans cette double-planche, Abel reçoit le choc esthétique de la Révolution en plein visage, comme j’ai eu moi-même un choc émotionnel en lisant la biographie de Robespierre par Gérard Walter à Penang en Malaisie en 2010. Abel a une révélation, il voit la Révolution en marche, avec cette fille, Louise, qui incarne ce peuple dont il veut épouser le ressenti. Sa soif d’absolu le pousse à retenir cette vision héroïque, faite de grandeur, de beauté et d’harmonie. Au début de l’histoire, il est un peu perdu, il se cherche, et, là, il a enfin trouvé une cause digne de son idéal.
99F. G. : Il y a aussi une forte dimension métaphorique dans cette scène. On imagine Abel lecteur de Rousseau, pétri de culture classique. Louise lui apparaît comme la déesse Cérès sur son char, distribuant les richesses agricoles aux humains. Nous pensions souligner cette analogie en coiffant Louise d’un casque antique, faisant partie des pièces de collection pillées au Garde-Meuble le 13 juillet, mais ce choix graphique nous a paru être une allusion trop appuyée et nous y avons finalement renoncé.
101P. C. : Les personnages principaux sont imaginaires, mais on croise aussi beaucoup de personnages ayant réellement existé, comme Reine Audu, Augustin de Kervélégan, Jean-Paul Marat ou, fugacement, Maximilien Robespierre. Comment les avez-vous choisis ?
103Y. L. : Il nous fallait un député breton, notre région d’origine, pour souligner l’extrême diversité provinciale des membres de l’Assemblée nationale. Nous avons choisi Kervélégan car, pour nous, il était une enveloppe vide. Nous pensions qu’il était totalement inconnu et qu’il était possible de lui faire dire ce que nous voulions. Nous l’avons doté d’un frère jumeau imaginaire, car nous tenions absolument à aborder la question de la gémellité dans notre récit. Après coup, nous avons croisé des historiens bretons qui nous ont parlé de Kervélégan et nous ont demandé de ne pas être trop dur avec lui. Nous nous sommes aperçus qu’il était finalement un personnage très connu ! Nous avons réuni de la documentation à son sujet, ce qui nous laisse les mains moins libres qu’avant, mais qui le rend aussi plus intéressant. Sa biographie nous entraîne plus loin que le rôle que nous pensions initialement lui faire jouer.
104F. G. : Beaucoup de personnages historiques sont apparus dès le début de notre travail. Certains ont pris de l’importance au fil de l’écriture, d’autres en ont perdu, comme Barnave, qui aurait joué un rôle central si nous avions gardé notre idée de départ de faire commencer l’histoire pendant la Journée des Tuiles à Grenoble. Des personnages sont apparus en cours de route, au fil de nos lectures, et ont gagné en épaisseur, comme Reine Audu ou le boucher Desnot, tous deux évoqués par Haïm Burstin.
105Y. L. : Le seul personnage célèbre que nous avons un peu développé à partir de mes propres lectures, c’est Marat. Pour moi c’est un personnage fétiche. Il fallait absolument le mettre en scène. Pour les uns, il n’est qu’un buveur de sang cruel, pour les autres, il est un nouveau Christ. Il a été tellement admiré ou vilipendé, qu’il fallait le rendre plus humain, plus complexe, en soulignant le décalage entre ce que les historiens savent aujourd’hui de lui et l’image qu’il conserve dans le grand public.
106F. G. : Pour moi, il était aussi nécessaire de le faire apparaître dans notre histoire, car personne n’a poussé aussi loin le discours insurrectionnel. Or nous voulions justement interroger ce rapport entre révolution et lutte armée dans ce qu’il a de plus concret.
108P. C. : Obsédé par le complot, Marat se présentait comme « l’Ami du Peuple », comme une sentinelle chargée d’alerter ses concitoyens sur les menaces pesant sur eux. C’est aussi le rôle, dans l’autre camp, de Jérôme Laigret, un personnage imaginaire, jouant un rôle clé dans votre histoire. Comment l’avez-vous créé ?
110F. G. : Laigret est effectivement un Marat de l’autre bord. C’est sans doute le personnage le plus politisé de tous quand commence l’histoire. Contrairement aux autres, qui se laissent un peu porter ou qui sont souvent dépassés, il a déjà une interprétation toute faite des événements en cours. Pour le créer, nous avons beaucoup pensé à Rétif de La Bretonne. Il traîne partout, il connaît tout le monde, prend des notes dans la perspective d’un mystérieux grand œuvre dont lui seul connaît les tenants et les aboutissants.
111Y. L. : Au départ, nous lui avons donné un air de ressemblance avec Éric Zemmour en guise de clin d’œil. Mais au fil du temps et du développement du scénario, il est devenu extrêmement important. Ce personnage est un agitateur politique prêt à tout, qui n’a pas hésité à faire enfermer sa femme pour détourner la pension versée par ses beaux-parents et financer son journal, que personne ne lit. Il est tellement obsédé par sa mission de dévoilement du complot qui, selon lui, menace l’autorité du roi, qu’il est prêt à sacrifier ce qu’il a plus de cher pour assurer la réussite de son entreprise.
112F. G. : Il nous fallait absolument un personnage fort de contre-révolutionnaire. Sans lui, l’histoire aurait été bancale. Nous ne voulions pas mettre en scène de gentils révolutionnaires, auxquels il aurait été facile de s’identifier, face à de méchants contre-révolutionnaires déshumanisés, que le lecteur ne verrait jamais et dont il ne connaîtrait pas les motivations. Nous avions besoin au contraire de montrer que l’engagement contre-révolutionnaire n’a rien d’évident, qu’il résulte du même type de contingences que l’engagement révolutionnaire. Le personnage de Laigret est là pour nous le rappeler. Même si nous ne partageons pas ses opinions, nous essayons de lui trouver des raisons d’agir, pour comprendre ses choix politiques. Nous voulons aussi le placer devant ses contradictions. Pourquoi se met-il au service de personnes qui ne sont pas de sa classe sociale et le méprisent ouvertement ? Pourquoi cherche-t-il à défendre un monde qui, de toute façon, ne lui convient pas ? Comme les autres personnages, il a ses moments de doute, il peut basculer, mais choisit finalement de rester fidèle à ses convictions d’origine. Il est attaché à un certain code de l’honneur, tout en étant fasciné par l’abjection de la société qui l’entoure.
113Y. L. : Il n’est clairement pas le méchant de l’histoire. Il peut dire des choses très vraies, comme lors de la nuit du 4 août, où il souligne avec justesse que les intérêts particuliers ont finalement pris le pas sur les idéaux des députés : même si ses convictions ont été momentanément ébranlées par le vote de l’abolition des privilèges, il est conforté dans sa vision cynique des événements lorsqu’il voit les députés s’empresser d’imposer le rachat des droits féodaux.
115P. C. : Vous donnez à voir très crûment la mort qui rôde quotidiennement dans le Paris insurgé de 1789 : le charnier des victimes de la fusillade de la manufacture Réveillon, les blessés du 14 juillet, mais surtout une planche très violente montrant la décapitation du cadavre du gouverneur de la Bastille, le marquis de Launay, par le boucher Desnot. Pourquoi avez-vous choisi de mettre en scène ce face-à-face direct avec la mort ?
117F. G. : La foule promenant des têtes sur des piques fait partie des images fortes associées à la Révolution française. En lisant sur le Paris de 1789, nous nous sommes aperçus qu’il s’agissait d’actes isolés et qu’on ne voyait pas des têtes coupées tous les matins en ouvrant sa fenêtre. Nous avons aussi voulu interroger ces scènes archétypales, pour comprendre qui pouvait commettre ce genre de geste et dans quel contexte. Le cas du boucher Desnot est bien documenté, car il s’est vanté de son acte et a été ensuite inquiété par la justice. Nous voulions montrer que, contrairement à une idée reçue, cette scène n’a rien d’anodine. Une foule en colère n’est pas vouée à trancher des têtes. Des gens présents, comme ici le personnage de Louise, ont été forcément choqués, ont pu condamner le geste ou se montrer complètement abasourdis, pendant que d’autres applaudissaient. Ce genre de scène n’a rien d’héroïque, elle sert aussi à montrer la réalité. Le personnage de Desnot permet d’illustrer, ici de façon particulièrement saisissante, le croisement entre la grande histoire et la vie quotidienne : il découpe la tête de De Launay, comme il découpe la viande sur son étal, aux Halles, quelques planches plus loin. C’est un bon exemple du télescopage que nous avons voulu créer entre le cours ordinaire des choses et l’événement historique. Sans pour autant banaliser le geste : lui consacrer une planche entière, avec beaucoup de détails, permet de souligner le choc qu’ont pu ressentir les personnes présentes. C’est un aspect que nous voulions aborder, mais qu’on ne retrouvera pas de sitôt dans l’histoire. Il ne faut pas donner non plus l’impression que la Révolution se limite à ces violences.
118Y. L. : Cette décapitation de De Launay a alimenté et alimente toujours de nombreux fantasmes sur les foules révolutionnaires et nous ne voulions pas passer à côté. Mais le traitement graphique de cette scène n’a rien eu d’évident. Nous étions assez mal à l’aise avec elle, avant de finalement faire le choix de montrer le geste de Desnot de manière frontale. Nous en avons lu une reconstitution très détaillée dans le Révolutionnaires d’Haïm Burstin, qui revient sur ce geste pour lui donner tout son sens dans le contexte de l’émeute du 14 juillet. Il nous a paru évident de procéder de la même manière. Nous avons voulu montrer un homme qui sait ce qu’il fait, qui agit avec précision et détermination, devant un public partagé entre horreur et approbation.
119F. G. : Cette scène va avoir de l’importance dans la suite de l’histoire. Car Desnot a été poursuivi par la justice pour son implication dans le lynchage de De Launay. Lui aussi a fait un choix ce jour-là et il va en subir les conséquences. Le coupeur de tête n’est pas une silhouette fugace, un anonyme dans la foule : il possède sa propre personnalité, on le connaît grâce aux archives, et sa vie bascule complètement à cause de son geste.
121P. C. : Pour terminer d’interroger vos choix graphiques, je souhaiterais revenir sur les couleurs de votre album. Elles sont très limitées : du noir, du bleu, du jaune, du rouge. En quoi servent-elles votre récit ?
123Y. L. : Nous nous sommes astreints à une gamme chromatique limitée, car nous voulions proposer quelque chose de simple, rendre immédiatement perceptible des ambiances d’heure de la journée, de température, là encore pour donner un grand naturel à nos scènes. C’est aussi une façon de conserver une certaine lisibilité à nos dessins, qui fourmillent de petits détails, que nous ne voulions pas écraser en mettant trop de couleurs. Pour l’essentiel, nous utilisons deux couleurs de base pour une planche et nous en rajoutons une pour mettre en valeur un personnage. Ce qui fait qu’en règle générale, nos planches sont en trichromie.
124F. G. : Pour les uniformes, par exemple, nous avons sciemment voulu limiter les couleurs, pour ne pas donner dans le coloriage. Il fallait les fondre dans l’ambiance d’ensemble de la planche. Deux couleurs suffisent souvent pour cela. Mais nous avons tout fait pour éviter de donner une tonalité sépia, de vieille image racornie, à l’ensemble, ce qui était le risque principal en procédant ainsi. Il fallait donner suffisamment de contraste pour conserver la vie et l’agitation qui règne dans nos planches.
126P. C. : Avec ce gros plan sur un poing brandissant un pistolet, sur fond de piques, l’image de couverture est très forte et permet de donner une identité visuelle particulièrement efficace à votre histoire. Cette image s’est-elle imposée d’elle-même ?
128Y. L. : Nous l’avons trouvée à la fin, quand tout était terminé. Nous avons fait beaucoup d’essais avant d’arriver à la version définitive.
129F. G. : Nous avons pensé à mettre en scène certains personnages, puis celui de Louise s’est rapidement imposé. Dans l’histoire, elle se saisit d’un pistolet chez Marat. Cette image nous plaisait beaucoup, car elle résume bien notre projet de donner à voir une insurrection armée, dans toute sa complexité, en évoquant sa part de calculs et surtout sa part de hasards. Ce gros plan est aussi une réminiscence des affiches politiques des années 1960-1970.
130Y. L. : Oui, ce langage graphique n’existait pas à l’époque de la Révolution française. C’est une façon pour nous de souligner l’actualité de 1789. Même si on a pu nous reprocher de ne pas avoir une couverture qui évoque suffisamment la Révolution, car il n’y avait pas de cocarde, de bonnet phrygien ou d’ombre de la Bastille en toile de fond. Nous voulions justement sortir de ces clichés pour donner à voir une révolution vivante, humaine, débarrassée de son folklore visuel.
132P. C. : Un grand merci d’avoir pris le temps de répondre à toutes ces questions. À quand la suite ?
134Y. L. : Nous travaillons dessus, il y a encore beaucoup de travail de documentation à faire. L’album devrait sortir dans deux ans, en 2022.
Mise en ligne 23/06/2020
Notes
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[1]
Nom donné aux auteurs de bande dessinée (manga) au Japon.
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[2]
Pour une présentation de la diversité de la production BD consacrée à la Révolution française à la fin des années 2010, voir Paul Chopelin, « La Révolution française en Bande Dessinée. Actualité de l’édition », AHRF, 398, 2019-4, p. 147-172.
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[3]
Mot-valise anglais désignant dans la réalité ou la fiction une relation étroite entre deux hommes, quasi fusionnelle, sans composante sexuelle.