Notes
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[1]
La production anglo-saxonne ne sera pas prise en compte, car depuis la très belle série Witchcraft. La Terreur de James Robinson, Michael Zulli et Vince Locke (DC Vertigo, 1998, 3 vol.), la Révolution française – contrairement à la Révolution américaine – n’a guère inspiré les auteurs de comics anglais ou américains ces dernières années.
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[2]
Le terme « bande dessinée historique » désigne toutes les bandes dessinées dont l’intrigue se déroule dans un passé réel et identifiable, qu’elles mettent en scène des personnages et des situations imaginaires, ou bien des personnages et des situations réelles. Les bandes dessinées s’inspirant d’un passé réel (l’époque médiévale par exemple) pour recréer des mondes imaginaires appartiennent à un autre domaine, celui de la Fantasy. De son côté, Pascal Ory a distingué la « bande dessinée historienne », appuyée sur des savoirs académiques, de la « bande dessinée historique », qui utilise une période uniquement comme un arrière-plan, sans grand souci d’authenticité, pour développer un récit purement imaginaire. À ces deux catégories s’ajoute le genre du détournement volontaire à vocation humoristique, type Astérix, ou de l’uchronie, qui construit un réel alternatif qui n’a pas existé mais qui aurait pu exister si tel événement s’était déroulé différemment (exemple : Louis XVI et sa famille réussissent leur fuite les 21-22 juin 1791). La frontière entre ces différents genres étant néanmoins souvent très ténue, le terme « bande dessinée historique » est ici utilisé au sens large, pour tous les cas de figure.
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[3]
C’est-à-dire en exceptant les rééditions et les traductions d’œuvres étrangères.
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[4]
Toutes ces données chiffrées proviennent de Gilles Ratier, Rapport sur la production d’une année de bande dessinée dans l’espace francophone. 2016 : l’année de la stabilisation. Téléchargeable en ligne : https://www.acbd.fr/wp-content/uploads/2016/12/Rapport-ACBD_2016.pdf
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[5]
Pour une brève présentation de la Révolution française dans la bande dessinée depuis le début du xxe siècle, voir Paul Chopelin et Cyril Triolaire, « La Révolution et l’Empire en cases. Histoire, bandes dessinées et mangas », dans Philippe Bourdin et Cyril Triolaire (dir.), Comprendre et enseigner la Révolution française. Actualités et héritages, Paris, Belin, 2015, p. 364-370.
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[6]
Les auteurs ne donnent pas de bibliographie, mais indiquent une liste assez éclectique d’historiens de la Révolution : Haim Burstin, Jules Michelet, Michel Vovelle, François Furet, Walter Benjamin, Arlette Farge, Sophie Wahnich, Timothy Tackett, David Garrioch, Éric Hazan. Ils citent également Louis-Sébastien Mercier comme source d’inspiration. On remarquera l’absence de Raymonde Monnier, dont les travaux sur le faubourg Saint-Antoine sembleraient ici une source documentaire évidente.
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[7]
Cité dans Hervé Leuwers, Camille et Lucille Desmoulins, Paris, Fayard, 2018, p. 105.
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[8]
Nous excluons le Marie-Antoinette, la jeunesse d’une reine de Fuyumi Soryo édité par Glénat, en partenariat avec le Château de Versailles (2016), car, comme l’indique son sous-titre, il est consacré aux premiers mois de Marie-Antoinette à la Cour de France. D’une grande qualité graphique, ce manga reprend néanmoins le récit canonique – et très mièvre – de l’adaptation de la jeune princesse autrichienne aux mœurs de la Cour de France, dans la lignée du Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il s’agit d’un produit dérivé de la « toinettomania », parmi tant d’autres, destiné à étoffer les rayons de la boutique de souvenirs du château de Versailles.
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[9]
Philippe le Bel, Vercingétorix, Charlemagne, Jean Jaurès, Saint Louis, Soliman le Magnifique et Napoléon.
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[10]
Une seule erreur de détail est à signaler : les drapeaux autrichiens ne sont suspendus dans la salle du Manège qu’après l’entrée en guerre en avril 1792.
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[11]
Bernard Sambre et Julie Saintange sont les héros d’un premier cycle, Sambre (Glénat, 1986-1996, 4 vol.), un grand classique de la bande dessinée franco-belge, qui raconte l’amour maudit d’un jeune bourgeois avec une jeune vagabonde aux yeux rouges dans la France des années 1840. Le cycle « La guerre des Sambre » (trois séries de trois volumes) raconte les origines de la malédiction familiale sur cinq générations.
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[12]
Clément Weiss, « Les planches à découper ou la violence révolutionnaire au risque de l’esthétisation. Autour de la bande dessinée Le Ciel au-dessus du Louvre », dans Paul Chopelin et Tristan Martine (dir.), Le Siècle des Lumières en bande dessinée. De poudre et de dentelles, Paris, Karthala, 2014, p. 147-171.
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[13]
Manga pour jeunes filles.
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[14]
Claudia Barrera, Riyoko Ikeda. Quando lo Shojo diventa la storia, Guidonia, Iacobelli, 2011. Voir également les articles de Tomoko Takase (« La Rose de Versailles ou la Révolution de la femme dans l’univers des mangas »), Christophe Cave et Norio Mihara (« De La Rose de Versailles à Lady Oscar de Jacques Demy : films et manga, deux représentations révolutionnaires ») et Cyril Triolaire (« Lady Oscar. Révolution française, manga et série animée de masse »), dans Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde d’aujourd’hui. Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 377-431.
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[15]
Maria Rom Silverberg, Erotic Grotesque Nonsense. The Mass Culture of Japanese Modern Times, Berkeley, University of California Press, 2006.
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[16]
Dix volumes sont parus au Japon, sept en France (juillet 2019) ; Fausto Fasulo, « Shin’lohi Sakamoto, le feu sous la glace », Atom, n° 5, février-avril 2018, p. 50-63.
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[17]
Dans ce dernier opus, Shin-Ichi Sakamoto imagine même, par l’intermédiaire de son héroïne Marie-Josèphe Sanson, une salle du Manège entièrement remplie de députées femmes. Mais il ne peut s’empêcher de mettre des fleurs dans le décor et de faire jouer des enfants au premier plan.
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[18]
Les ISBN ne sont pas mentionnés, car ils varient d’un volume à l’autre dans une même série.
1Après plusieurs rubriques « Échos révolutionnaires » consacrées au théâtre et au cinéma, la sortie cette année de l’album événement Révolution. 1. Liberté, de Florent Grouazel et Younn Locard, chez Actes Sud, est l’occasion de se pencher sur l’actualité des représentations de la Révolution française dans la bande dessinée franco-belge et dans le manga japonais [1]. Les albums ou séries parues ces trois dernières années, soit depuis 2016, témoignent d’un intérêt renouvelé des auteurs, des éditeurs et du public pour cette période de l’histoire. Mais précisons-le d’emblée : la Révolution française n’est pas l’époque privilégiée de la bande dessinée historique actuelle, qui se focalise pour l’essentiel sur le xxe siècle, notamment les deux guerres mondiales et les conflits de la décolonisation [2]. Après s’être imposée au cours des années 1980-1990, avec notamment la célèbre collection « Vécu » chez Glénat, la bande dessinée historique connaît un succès grandissant. En 2016, 5 305 albums de bande dessinée ont été publiés dans l’espace francophone (France-Belgique), dont 1 519 véritables créations [3]. Dans ces créations, la part de la bande dessinée historique ne cesse d’augmenter, passant de 13 % à 25 % du total de la production sur la période 2001-2016, alors que la catégorie science-fiction connaît une baisse continue. La bande dessinée historique est aujourd’hui la deuxième catégorie la plus publiée après la bande dessinée humoristique. Pourtant, sur les 381 albums inédits de bande dessinée historique parus en 2016, seuls deux d’entre eux sont consacrés à la période révolutionnaire stricto-sensu ! Celle-ci n’apparaît pas non plus parmi les albums à forts tirages – plus de 20 000 exemplaires –, où se distinguent d’autres périodes comme l’Antiquité – grâce aux nouvelles versions d’Alix – et la Seconde Guerre mondiale [4]. Loin d’avoir envahi la production éditoriale actuelle, la Révolution française n’intéresse finalement qu’à la marge les auteurs et les éditeurs.
2Deux facteurs d’explication peuvent être mis en avant. Le premier est d’ordre graphique : depuis la décennie révolutionnaire elle-même et surtout au xixe siècle, les acteurs et les événements ont fait l’objet d’une intense production iconographique, qui a figé des stéréotypes, bridant, consciemment ou inconsciemment, l’imagination des auteurs. Quand on veut dessiner la Révolution, il est difficile d’échapper à certains poncifs qui s’imposent spontanément à l’esprit et, de fait, les albums consacrés à cette période, depuis le Bicentenaire, mettent souvent en scène les mêmes décors et les mêmes situations. Le deuxième écueil est d’ordre historiographique. Le grand public reste prisonnier du récit scolaire, hérité de la Troisième République, structuré autour de grandes dates et de grands personnages, qui ne laisse que peu de place à l’arrière-plan du « quotidien » de la Révolution, à une histoire vécue que l’on connaît encore mal. Les grandes séries éditées par Glénat au moment du Bicentenaire, qui tentaient d’aborder la Révolution dans une perspective provinciale, n’ont guère eu de postérité. Parce qu’elle est un « monument », mais aussi un terrain d’affrontement mémoriel, les auteurs francophones n’osent par ailleurs que rarement prendre des libertés avec cette période de l’histoire, contrairement, nous le verrons, aux auteurs nippons [5].
Raconter la grande Histoire de la Révolution
3Raconter l’histoire de la Révolution a d’abord été le propre de la bande dessinée pédagogique, destinée à donner le goût de l’histoire aux enfants. Elle connaît son âge d’or dans les années 1980, après le succès de l’histoire de France en bande dessinée des éditions Larousse. La Révolution française est bien sûr particulièrement mise à l’honneur au moment du Bicentenaire, avec une floraison de titres spécifiquement destinés au jeune public. Aujourd’hui, le genre est en perte de vitesse, noyé dans la masse des documentaires illustrés. Depuis 2016, en exceptant les rééditions, une seule bande dessinée pour enfants abordant spécifiquement la période de la Révolution française a été publiée. Elle appartient à la série « Drôle d’histoire », des éditions Jungle, sous le patronage de l’animateur de télévision Stéphane Bern, dont la photographie orne la couverture. Il s’agit, on l’aura compris, de l’un des nombreux produits dérivés officieux de l’émission « Secrets d’histoire ». Le scénario de Jérôme Derache reprend la trame classique de la machine à remonter le temps. Drame dans le manoir des Bern : Tibalt, le neveu de Stéphane, a eu un zéro en histoire à l’école. Furieux, son oncle ne veut pas voir « la réputation historique des Bern » (sic) ainsi ternie. Il emmène sa nièce et son neveu dans sa bibliothèque personnelle, où histoire et magie font bon ménage. Les enfants choisissent un livre sur la Révolution et les voici transportés en 1789, accompagnés de leur oncle qui leur sert de guide. Le dessin de Dominique Mainguy, en style « gros nez », est plutôt réussi, mais, comme dans les émissions télévisées de Stéphane Bern, l’album reprend sans aucune distance critique les légendes les plus éculées, tant sur la monarchie absolue que sur la Révolution. Le ton est donné dès les premières pages : en ce début d’année 1789, Louis XVI ne s’intéresse qu’à la serrurerie, tandis que le docteur Guillotin vient présenter la guillotine à la Cour, faisant s’évanouir Marie-Antoinette… L’objectif principal des auteurs semble avoir été de placer le maximum de jeux de mots (la prise de la pastille, La Fayette épate la galerie, etc.), sans trop se soucier de transmettre des savoirs fiables.
4Si le jeune public est plutôt délaissé, tel n’est pas le cas du public adulte, pour lequel les éditeurs proposent des collections thématiques destinées à approfondir sa culture historique, tout en le divertissant. L’objectif des auteurs est de raconter une histoire vraie, autour d’une mise en scène originale, afin de faciliter la compréhension des événements et l’identification des différents protagonistes. Il s’agit surtout d’immerger le lecteur dans le passé, en l’invitant à (re)découvrir un cadre de vie disparu, grâce à une reconstitution graphique qui permet de suivre les acteurs dans leur environnement quotidien. Comme dans les films en costumes, la principale difficulté du genre tient à la reconstitution des ambiances (dialogues, gestes, décor), pour que celles-ci paraissent suffisamment naturelles sans excès d’accessoires ni anachronisme.
5En 2015, après « Ils ont fait l’histoire » et « Les grands peintres », les éditions Glénat, sous le label Vents d’Ouest, proposent une série historique consacrée aux assassinats célèbres, intitulée « J’ai tué ». Après Abel, François-Ferdinand d’Autriche et Philippe II de Macédoine, le quatrième volume de la série, publié en 2016, est consacré à Marat. Le scénario de Laurent-Frédéric Bollée, fondé sur une suite de flashbacks très bien articulés entre eux, se révèle d’une grande efficacité et permet, sans lourdeur narrative, de raconter l’itinéraire des deux protagonistes, jusqu’à leur fatale rencontre. L’histoire commence par l’exécution de Charlotte Corday, vue et racontée par elle-même, en quatre planches particulièrement saisissantes. Olivier Martin, le dessinateur, utilise ici avec maestria la technique cinématographique du plan subjectif, aboutissant à une scène d’échafaud, vue en plongée, particulièrement impressionnante. Après sa mort, Corday retrouve Marat dans un au-delà éthéré, où chacun s’en prend à l’autre, avant de raconter sa propre version de l’histoire, ou plutôt de leurs histoires. En évitant soigneusement de prendre parti pour la victime ou son assassin, le scénariste reprend un récit classique de l’événement, globalement exact, mais qui fourmille d’imprécisions et de petites inexactitudes. On peut regretter, par exemple, que Corday reproche à Marat ses « idées de génocide », terme anachronique, renvoyant à une vision partisane et polémique de l’histoire de la Révolution. Les plus grandes inexactitudes s’avèrent être d’ordre graphique, avec un travail de documentation très sommaire qui donne à voir un environnement peu crédible, tant dans les costumes que dans les décors. Conformément au cliché du sans-culotte primitif, les révolutionnaires parisiens possèdent des mines patibulaires et s’avèrent volontiers agressifs. Quelques scènes prêtent à sourire, comme le très contemporain buffet en plein air dressé en bas de chez Marat le jour de la parution du nouveau numéro du Publiciste de la République française ou la chasse à l’homme organisée pour capturer le prêtre réfractaire Toussaint Gombault. Contrairement au scénario qui cherche un certain équilibre, la représentation graphique de Marat et de Corday, une belle jeune femme blonde aux traits réguliers, courageuse et déterminée, tourne nettement à l’avantage de celle-ci. À condition de ne pas être trop à cheval sur la qualité de la reconstitution, le dessin d’Olivier Martin, qui lorgne avec bonheur du côté de Jean-Yves Mitton, se révèle d’une grande fluidité et plusieurs planches constituent de véritables morceaux de bravoure. L’album ne revendique aucune ambition documentaire : il ne contient ni dossier historique ni orientation bibliographique. La collection « J’ai tué » n’a pas trouvé son public et s’est arrêtée avec un cinquième album, consacré à l’assassinat de John Lennon.
6Les éditions Delcourt, principales concurrentes de Glénat dans le domaine de la bande dessinée historique, a lancé de son côté la collection « Champs d’honneur » en 2016. Chaque album raconte une bataille, victoire ou défaite, qui a participé à la construction du « roman national » français. L’objectif des auteurs n’est pas de proposer une lecture critique de l’événement et de sa mythification, mais de reprendre, sans aucune distance, une vulgate héritée du xixe siècle. À la question « Que signifie être Français ? », la quatrième de couverture répond par une déclaration d’intention patriotique à la tonalité très Troisième République :
« La notion d’appartenance a fluctué à travers les siècles. L’allégeance est d’abord allée à un homme, à une cité, à un peuple, puis à une nation. L’identité nationale n’est donc pas une valeur figée dans le marbre. Être et se sentir français n’est pas seulement et exclusivement vivre derrière des frontières que l’on voudrait sanctuariser. C’est avant tout un état d’esprit. Un désir de vivre ensemble, un besoin de mourir ensemble. Hors cela, pas de salut. »
8Le premier volume de la série est consacré à la bataille de Valmy. Il reprend sans surprise, à la lecture de la très martiale déclaration d’intention de la série, le récit légendaire de la bataille tel qu’il a été construit sous le règne de Louis-Philippe, puis sous la IIIe République. La très belle image de couverture d’Ugo Pinson, à la manière d’Édouard Detaille, donne le ton. Entre deux ou trois planches de mise en situation générale, le lecteur suit les étapes de l’engagement révolutionnaire d’un jeune Provençal, Martin, qui rejoint les fédérés lorsque la patrie est déclarée en danger et participe à la bataille de Valmy. Le scénariste, Thierry Gloris, habitué des séries historiques, reprend une interprétation des événements révolutionnaires héritée du centenaire de 1889 : les prêtres et les aristocrates sont dépeints comme d’odieux réactionnaires, tandis que, du 6 octobre 1789 au 10 août 1792 – curieusement, les massacres de septembre ne sont pas évoqués –, les sans-culottes se livrent aux pires débordements violents. L’honneur de la Révolution repose sur les soldats citoyens : animés par l’amour de la patrie, ils ont battu les Autrichiens et les Prussiens à Valmy, fondant ainsi la Ière République. Le dessin d’Emiliano Zarcone est très raide et s’embarrasse assez peu d’exactitude historique, frôlant parfois l’anachronisme. Ainsi, la scène de liesse populaire (imaginaire) sur la place de la Révolution (p. 55) ressemble beaucoup à une soirée de victoire de la coupe du monde de football… D’autres scènes sont des décalques de tableaux du xixe siècle, comme le Rouget de Lisle chantant la Marseillaise d’Isidore Pils (p. 26) ou Le 20 juin 1792 de Jules Bondoux (p. 30), ce qui prouve au passage la prégnance des modèles graphiques hérités de la peinture d’histoire du xixe siècle.
1789, retours sur l’année où tout a basculé
9Comment fait-on la révolution ? La question est revenue sur le devant de l’actualité en France en 2011 avec ce que les médias ont appelé « les printemps arabes ». L’attention des artistes et des intellectuels français s’est à nouveau portée sur la Révolution française, et en particulier sur l’année 1789, comme moment d’écriture collective de l’histoire. Comment tout a basculé ? Qui a vraiment fait la Révolution ? Qui sont les gagnants et les perdants de ce basculement politique ? Quelles leçons peut-on en tirer pour le présent ? Que ce soit dans le théâtre, avec la pièce Ça ira (1), fin de Louis de Joël Pommerat, en littérature avec le 14 juillet d’Éric Vuillard ou au cinéma avec Un peuple et son roi de Pierre Schoeller, les artistes français se remettent à questionner l’événement et à en donner leur propre vision, très ancrée dans le présent. La bande dessinée n’est pas en reste, avec pas moins de trois albums parus à l’occasion du 230e anniversaire de la prise de la Bastille.
10Intitulé Liberté, le premier tome de la trilogie Révolution de Florent Grouzael et Younn Locard, paru au début de l’année 2019, a été considéré à juste titre comme un livre événement. Fruit de cinq ans de travail, il retrace les premiers mois de la Révolution à Paris, de la répression de l’émeute à la manufacture Réveillon le 28 avril 1789 à l’adoption de la loi martiale par l’Assemblée nationale le 21 octobre 1789. D’une très grande efficacité, la trame scénaristique reprend le principe, cher à la littérature et au cinéma, des destins croisés. Pas de récit événementiel pesant, une histoire à ras du sol, selon une mécanique parfaitement huilée : ces 326 pages, pourtant extrêmement denses, se lisent d’une seule traite. Comme dans un film choral, le lecteur suit les parcours parallèles de plusieurs personnages qui se croisent et se recroisent, avant de s’affronter, de se lier d’amitié ou de s’aimer : les deux jeunes « misérables » Louise et Marie, le folliculaire paranoïaque Jérôme Laigret, le mystérieux aventurier Villa-Sornia, alias Virgile de Saint-Roch, le noble breton constamment partagé entre enthousiasme et désillusion Abel de Kervélégan, frère du député Augustin de Kervélégan. Ce dernier est un personnage réel, comme tant d’autres acteurs connus ou moins connus que l’on peut croiser au fil des pages : Reine Audu, le boucher Desnot, Jacques-Antoine de Cazalès ou, tout à la fin de l’album, Robespierre. La reconstitution du Paris de l’époque est exemplaire. Les deux auteurs ont accompli un impressionnant travail de documentation pour redonner vie à un univers aujourd’hui disparu et que l’on découvre avec grand intérêt [6]. Les figures sont pleines de naturel dans leur quotidien, que ce soit dans l’espace public ou dans l’espace privé, parfaitement restitué à travers plusieurs types d’habitats, des plus miséreux au plus luxueux. Les couleurs, très sobres, rehaussent le dessin juste comme il faut. Elles permettent de donner le bon éclairage aux scènes, en rendant compte de l’atmosphère estivale, mais sans distraire l’attention du lecteur. À tous égards, cette œuvre constitue une véritable référence dans le genre de la bande dessinée historique. On est très loin de l’imagerie figée, héritée de la peinture d’histoire, même si les auteurs s’autorisent quelques brillants instantanés héroïques, à l’instar d’une impressionnante vue cavalière de la Bastille occupée par une foule en liesse pages 180-181 ou de la double-planche des pages 218-219 montrant des Parisiens triomphants, bannière au vent, juchés sur un chariot de sacs de farine. Sans jamais céder au misérabilisme, F. Grouazel et Y. Locard jettent un regard cru sur la violence du quotidien, entre gens du peuple, mais aussi sur celle des affrontements entre émeutiers et troupes chargées du maintien de l’ordre. Cette violence n’est pas dénoncée, elle est constatée sans parti-pris et permet de comprendre certains gestes, comme celui de la décapitation du marquis de Launay auquel une planche entière est consacrée. Plus pacifiques, les scènes de l’Assemblée nationale, des cérémonies de bénédiction de drapeaux ou des banquets civiques sont extrêmement réussies. Les auteurs ont parfaitement intégré les apports des travaux de Timothy Tackett ou de ceux d’Haim Burstin sur le faubourg Saint-Marcel. Le seul anachronisme de fond que l’on puisse relever concerne la place de la religion catholique dans le quotidien. Tributaires d’une historiographie qui néglige largement cet aspect, les auteurs proposent une vision très laïque – et finalement très contemporaine – d’une société qui ne l’était pas. Si des prêtres et des religieuses apparaissent bien quelquefois en arrière-plan, la religion vécue, celle des images pieuses, des gestes de dévotion personnels et collectifs, des sociabilités spirituelles du « petit peuple », est largement occultée, alors qu’elle imprègne la vie de tous les jours. Cette histoire « par en bas » reste ainsi encore inconsciemment marquée par une histoire « par en haut », héritée du xixe siècle, à la Michelet, qui façonne un peuple révolutionnaire en partie imaginaire, conforme à ses propres aspirations. L’album se termine par une roborative postface de Pierre Serna, qui résume parfaitement les qualités de l’œuvre et son intérêt pour l’historien, invité ici à tenir compte des vécus individuels, dans toute leur diversité, pour rendre compte des mouvements collectifs, de leurs convergences comme de leurs divergences. Deux autres volumes sont prévus pour achever cette passionnante et ambitieuse fresque historique, qui s’est successivement vu discerner, en septembre 2019, le prix Cheverny de la bande dessinée historique et le prix Bulles d’Humanité / CTHS.
11Dans le diptyque 1789, Noël Simsolo propose quant à lui un récit plus classique de l’été 1789 entre Versailles et Paris, de la prise de la Bastille à l’installation de la famille royale aux Tuileries. Chaque volume raconte la même histoire, mais d’un point de vue différent : La naissance d’un monde par les yeux des patriotes, La fin d’un monde par ceux des aristocrates. Il s’agit là encore d’une bande dessinée chorale, qui suit les événements par l’intermédiaire de différents protagonistes. Dans les deux volumes, un personnage sert de fil conducteur, en observant les événements, en les commentant et en prédisant la chute de la monarchie en fin de volume. Il s’agit de Saint-Just dans La naissance d’un monde et de Beaumarchais dans La fin d’un monde. Ils aident le lecteur à se retrouver dans un récit très dense, qui raconte par le menu les péripéties politiques de l’année 1789. Plus originale est la mise en scène des débats à la Constituante sur l’abolition des privilèges, la déclaration des droits de l’homme et l’organisation des pouvoirs dans la future constitution. Pour donner vie à l’ensemble et éviter une juxtaposition de discours d’assemblée, Noël Simsolo accorde une large place aux discussions en coulisse, dans la rue, dans les clubs ou dans les hôtels particuliers. Et c’est peut-être là que le bât blesse un peu, en accordant trop d’importance au rôle occulte du duc d’Orléans. Celui-ci est présenté comme l’instigateur de toutes les émeutes parisiennes, par l’intermédiaire d’agitateurs stipendiés, quand il ne manipule pas les députés patriotes à l’Assemblée. L’histoire baigne dans des intrigues dont on mesure mal les tenants et les aboutissants, ce qui a pour effet de compliquer inutilement la lecture d’un ensemble déjà très nourri en informations factuelles. La scène politique parisienne est parfois délaissée pour évoquer des événements en province, comme la Grande Peur ou le massacre du marquis de Belzunce à Caen le 12 août 1789, mais ceux-ci ne sont guère contextualisés et le lecteur ne sait finalement pas trop quoi en penser. Les deux volumes s’avèrent au bout du compte quelque peu redondants. Le changement de point de vue n’est pas toujours nettement perceptible et la lecture d’un album ne complète guère la lecture de l’autre. Le dessin de Paolo Martinello et de Vincenzo Bizzari, par ailleurs coloriste des deux albums, est plutôt efficace, mais il peine à caractériser physiquement les personnages, que l’on a parfois du mal à différencier, notamment dans le camp aristocrate. La multiplication des angles de vue donne néanmoins beaucoup de mouvement aux planches, en accentuant la tension dramatique du récit. Cette grande fresque historique se lit par conséquent avec plaisir, même si elle peut parfois dérouter par son extrême densité.
12Toujours sur les talons de Glénat, les éditions Delcourt proposent leur propre série sur la Révolution intitulée Ah ça ira !, dont le premier volume, Le pain et la poudre, est sorti au début de l’été 2019. Le scénariste, Jean-David Morvan, fonde son récit sur une anecdote narrée par Camille Desmoulins dans sa fameuse lettre à son père sur les événements du 12 juillet : « Je vais sur les trois heures au Palais-Royal ; je gémissais, au milieu d’un groupe, sur notre lâcheté à tous, lorsque trois jeunes gens passent, se tenant par la main et criant aux armes » [7]. Ces trois jeunes gens anonymes se voient ici attribuer un nom et un destin : Lisandro et Églantine sont fils et fille d’un apprenti-boulanger tué en 1775 lors des émeutes de la guerre des farines, Frédéric est le fils du boulanger, propriétaire du commerce. En 1789, Lisandro, vétéran de la guerre d’indépendance américaine, est devenu un intrépide aventurier qui cherche à faire évader des faux-monnayeurs enfermés à la Bastille. Il retrouve Frédéric, qui a embrassé la carrière de journaliste, tandis qu’Églantine cherche à échapper au peu reluisant projet matrimonial que lui prépare le père de Frédéric. Tous trois se laissent entraîner dans de multiples aventures qui les amènent, c’est la dernière image de l’album, à participer à la prise de la Bastille. Le dessin de Julien Ribas est simple et efficace. La reconstitution historique est faite ici a minima, la primauté étant donnée à l’action, pour un récit d’aventure qui s’adresse avant tout à un public d’adolescents. L’éditeur annonce trois tomes à suivre, à raison d’un rythme de publication semestriel.
Les grandes heures du « biopic BD »
13Conséquence du succès des films biographiques, les « biopics », les années 2000 ont vu se développer les biographies dessinées ou biopics BD, nouvelle sous-catégorie de la bande dessinée documentaire. Les auteurs mettent en image le parcours d’un personnage historique, avec la contrainte de devoir reconstituer son décor quotidien à partir des sources ou des travaux d’historiens à leur disposition. L’exercice est périlleux, mais, bien maîtrisé, il peut permettre de renouveler la perception de l’action d’un personnage, qui apparaît en constante interaction avec son environnement. L’un des succès public du genre concerne justement la période révolutionnaire, avec l’excellente biographie d’Olympe de Gouges par Catel et Boquet, éditée chez Casterman en 2013. Bien scénarisée et sérieusement documentée, elle constitue une véritable référence et prouve l’efficacité narrative du biopic BD. Entre 2016 et 2019, quatre albums ou séries ont été consacrés à des acteurs de la Révolution : deux dressent le portrait de Robespierre, un celui de Marie-Antoinette et l’autre celui de Fouché [8].
14En 2014, constatant l’engouement du public pour les biopics BD, Glénat s’associe avec Fayard pour créer la collection « Ils ont fait l’histoire », pour décliner les biographies Fayard en bande dessinée. Après une série de six premières biographies [9], la collection trouve son public et devient un incontournable du genre. La clé de cette réussite a été de miser sur le sérieux du propos, en confiant à l’historien responsable de la biographie Fayard la supervision scientifique de la bande dessinée. Celle-ci est complétée par un dossier documentaire rédigé par l’historien, une chronologie et une orientation bibliographique fiable. En 2017, sort le 19e volume de la collection, consacré à Robespierre, à partir de la biographie de référence écrite par Hervé Leuwers (2014). Le scénario est confié à Matthieu Gabella, qui s’est déjà chargé des albums Philippe le Bel et Catherine de Médicis parus dans la même collection. Le dessin de Roberto Meli, auteur transalpin, est souvent un peu figé et théâtral, mais le découpage des planches est très efficace. Les costumes et les décors sont très bien reconstitués [10]. Les auteurs ont fait le choix de ne pas aborder, autrement que par de brèves allusions, la vie de Robespierre avant 1789. L’histoire commence par son élection aux États généraux et se termine dans les heures qui précédent son exécution, alors qu’il est couché, blessé, sur une table de l’anti-salle du comité de salut public. Une place importante est accordée à l’entrée en révolution de Robespierre, largement méconnue du grand public, soit la période 1789-1792. Un tiers seulement de l’album est consacré aux « grandes années » 1793-1794. La fête de l’Être suprême et le 9 thermidor sont traités en quelques cases. Ce choix peut surprendre, mais il permet en réalité de comprendre comment la célébrité de Robespierre s’est construite : l’homme ne sort pas de nulle part en 1793. Déconstruisant la légende de la « dictature » de Robespierre, l’album remplit parfaitement ses objectifs, même s’il reste d’une lecture ardue – beaucoup de dialogues sont des citations de discours – qui le réserve à un public adulte ou adolescent cultivé.
15Beaucoup moins sérieuse est l’approche proposée par la collection « La véritable histoire vraie » des éditions Dupuis. Robespierre y figure au sein d’une série de biographie de grands « méchants » de l’histoire : Caligula, Attila, Torquemada, Dracula et Hitler. Une telle catégorisation n’est pas nouvelle : Robespierre figurait déjà en bonne place, avec une note maximale de trois crânes pour évaluer sa cruauté, dans l’album Les grands méchants de la série « Trash Cancan » de Caroline Guillot (Chêne BD, 2015). Avec Bernard Swysen au scénario et Philippe Bercovici au dessin, l’album de la collection « La véritable histoire vraie » raconte la totalité de la vie de Robespierre de sa naissance à sa mort, sur un ton humoristique. Outre l’originalité d’accorder une grande place à son activité d’avocat avant 1789, cette œuvre doit beaucoup à l’expérience de Philippe Bercovici, dessinateur – entre autres – de la série à succès Les femmes en blanc, qui excelle dans la réalisation de vignettes drôles et expressives. Néanmoins, le propos est très dense, avec des planches de 8 à 9 vignettes, qui rendent la lecture de l’ensemble assez laborieuse. Les auteurs brossent un portrait plus mesuré que ce que l’on pourrait craindre de prime abord, mais la légende noire a encore la part belle, notamment dans les planches consacrées à la « Terreur », dont Robespierre reste le principal deux ex machina. Ainsi, l’album s’achève par la mort de l’Incorruptible qui « met fin à la Terreur », selon l’expression consacrée, mais dont on sait maintenant, depuis longtemps, qu’elle est historiquement fausse. Ce qui gêne ici le plus, c’est la caution scientifique accordée par les historiens sollicités par l’éditeur. Comme dans l’album Hitler, qui reprend une vulgate très discutable avec l’onction de l’historien Johann Chapoutot, le Robespierre s’ouvre par une préface de Patrice Gueniffey, qui explique que cette bande dessinée « colle au plus près de ce que l’on sait ». Cette phrase laisse songeur au regard du nombre d’erreurs et d’approximations que contient le volume. La postface oppose quant à elle deux points de vue contradictoires sur Robespierre. Michel Onfray endosse le rôle du contempteur de l’Incorruptible. Sans avoir encore pris le temps d’ouvrir un ouvrage scientifique récent sur la Révolution française, le philosophe reprend ses habituels propos polémiques contre les historiens « négationnistes », menés selon lui par Jean-Clément Martin, qui cherchent à dissimuler la réalité de la Terreur et le rôle clé de Robespierre, notre Pol Pot national. Frédéric Bidouze lui oppose un point de vue plus nuancé, en rappelant les éléments constitutifs du mythe Robespierre, à partir de l’actualité historiographique. Comme les autres titres de la collection, cet album rate sa cible : pas assez sérieux pour celles et ceux qui voudraient mieux connaître la réalité du personnage, trop sérieux pour celles et ceux qui voudraient lire un détournement humoristique de l’histoire de France.
16Avec Robespierre, Marie-Antoinette conserve son statut de figure emblématique de la Révolution dans la bande dessinée. Après un Napoléon dans la collection « Ils ont fait l’histoire » et avant son diptyque 1789, Noël Simsolo a scénarisé une biographie complète de la reine, qui vient actualiser celles parues dans les années 1960-1970 par les duos Hempay-Brochard et Amiel-Gloesner. Après un premier volume paru en 2017, un deuxième volume, presqu’entièrement consacré à la période révolutionnaire, est sorti en 2018. Si elle peine un peu à représenter les scènes de foule, Isa Python propose un dessin d’une grande fluidité, rehaussé par les splendides couleurs de Scarlett Smulkowski, l’une des meilleures coloristes françaises actuelles. Les deux albums se lisent par conséquent avec beaucoup de plaisir, mais le propos n’est guère original et ne se détache finalement pas des précédentes productions. On reste dans le domaine de la légende dorée, qui oppose la reine vertueuse à des républicains haineux, menés par le sinistre triumvirat Saint-Just-Couthon-Robespierre.
17Plus originale est la biographie de Joseph Fouché proposée par Nicolas Juncker et Patrick Mallet chez les Arènes BD. Ce n’est pas la première fois que la vie du célèbre ministre de la police de Napoléon est mise en image. En 1973, Max Bunker et Paolo Piffarerio avaient publié une biographie dessinée dans la revue italienne Eureka, reprise en album en 1976 sous le titre Fouché, un uomo della Rivoluzione. L’incroyable survie politique du personnage, acteur et témoin de tant d’événements célèbres, constitue une matière idéale pour les scénaristes. C’est la publication d’une monumentale biographie de Fouché par Emmanuel de Waresquiel (Perrin, 2014) qui a poussé Nicolas Juncker et Patrick Mallet à proposer leur propre vision du personnage. Publiée en trois volumes entre 2017 et 2019, cette œuvre est une incontestable réussite. On ne s’ennuie pas une minute à suivre la quête de pouvoir d’un ambitieux, confronté à un univers politique impitoyable où la moindre erreur peut s’avérer fatale. Les planches sont extrêmement bien construites et accompagnent le lecteur dans les méandres de l’histoire de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration. Patrick Mallet reprend les ingrédients qui avaient fait la réussite de son adaptation de L’histoire de ma fuite des plombs de Casanova (Les Plombs de Venise, Milan, 3 vol., 2004-2005). Il sait à merveille donner chair aux cauchemars de ses personnages et créer des atmosphères oppressantes par le jeu des angles de vue et des gros plans sur les visages. Nicolas Juncker a su de son côté ne pas se laisser enfermer dans une mise en contexte trop précise de tous les événements traversés par Fouché. Point de rappels fastidieux de la chronologie et c’est tant mieux. Le lecteur est tout de suite précipité dans le feu de l’action. Le néophyte pourrait s’y perdre un peu, mais il y gagne incontestablement en confort de lecture. L’amateur d’histoire révolutionnaire se sentira quant à lui comme un poisson dans l’eau. Dans le premier volume, la série de planches consacrées au 9 Thermidor, vu par Fouché et par Robespierre, constitue un véritable chef d’œuvre narratif. On pourra bien sûr regretter certaines approximations – encore et toujours la légende du tout puissant Robespierre –, mais elle pèse bien peu au regard de la qualité d’ensemble de cette très belle bande dessinée historique.
Suite et fin ( ?) des grandes sagas sur fond de Révolution
18En 2018, Bernard Yslaire clôt le cycle de « la guerre des Sambre », grande saga familiale racontant les origines de la malédiction de la famille Sambre, par la publication du dernier volume de l’histoire de Maxime et Constance, les grands-parents de Bernard Sambre [11]. Maxime de Sambre est élevé avec sa demi-sœur Josepha par leur beau-père, Gunther von Dantz, dans un manoir en Artois. Ne pouvant plus supporter les abus de ce dernier, ils le tuent lors d’une dispute. Les deux enfants sont acquittés grâce à l’intervention d’un jeune avocat arrageois, Maximilien de Robespierre. Josepha entre dans les ordres, tandis que Maxime entame une carrière de débauché, sur les traces de feu son beau-père. Le troisième volume se déroule pendant la Révolution, alors que Maxime et Josepha sont devenus adultes. Maxime vit à Paris. Il s’est marié avec une jeune noble, dont il a eu deux jumeaux. Il la trompe avec Constance, la fille d’une de ses anciennes domestiques, devenue patronne de bordel et maîtresse des dirigeants révolutionnaires en vue. Il retrouve alors sa demi-sœur Josepha, qui a été libérée de son couvent par Théroigne de Méricourt en personne. Les deux femmes animent un « Club des citoyens de l’un et de l’autre sexe », voué à la défense des droits des femmes. Maxime et Josepha assistent au procès de Marie-Antoinette, au cours duquel Josepha prend la parole pour dénoncer la misogynie du tribunal révolutionnaire. Rouée de coups par des tricoteuses, Josepha finit à Bicêtre, pendant que Maxime prend la fuite. Il finit par épouser sa maîtresse Constance, non sans avoir préalablement divorcé d’avec sa femme, qu’il dénonce et qui périt sur l’échafaud, en compagnie de l’un de ses fils. On retrouve ici tous les ingrédients de la série Sambre, avec son lot de violences domestiques, d’inceste, de trahisons et de manipulations psychologiques en tout genre. En dépit de la noirceur de l’histoire, le dessin de Marc-Antoine Boidin est magnifique et l’écriture de Bernard Yslaire extrêmement soignée. Il ne faut pas chercher ici une quelconque exactitude dans la reconstitution de la Terreur. Le cadre historique ne sert qu’à souligner les vices des protagonistes et à accentuer le caractère oppressant du récit. Les révolutionnaires parisiens sont haineux et édentés, se promènent la nuit en brandissant des têtes sur des piques, quand ils ne passent pas leur temps à dénoncer leurs voisins aux autorités. Les listes de suspects sont dressées au sein du comité de sûreté générale par un « préfet » (sic) Boidin, assisté de son secrétaire Lebon. Assis devant un improbable buste de Marianne, Robespierre et Saint-Just président ce comité, d’où ils donnent leurs ordres à Fouquier-Tinville. Et lorsqu’Hébert prend la parole lors du procès de la reine, il apparaît sous les traits du père Duchesne, tel qu’il figure sur la célèbre gravure d’Armano : un gros bonhomme moustachu, coiffé d’un bonnet de police… On est loin du travail de reconstitution graphique effectué par Bernard Yslaire – cette fois au dessin, tandis que Jean-Claude Carrière était au scénario – dans Le Ciel au-dessus du Louvre (Futuropolis, 2009), album racontant le destin imaginaire du modèle du Bara de Jacques-Louis David [12].
192019 est l’année du grand retour en France de la série La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda, qui raconte les aventures d’Oscar, une jeune femme habillée en homme, devenue, par la volonté de son père, capitaine des gardes de Marie-Antoinette. Bien que fidèle à la reine, véritable héroïne de l’histoire, Oscar rejoint le peuple de Paris le 14 juillet 1789 et meurt en participant à la prise de la Bastille. Ce classique du shōjo manga [13] était initialement paru en 1972-1973 dans le magazine Margaret, avant de devenir un véritable phénomène de société au Japon : il a fourni une matière inépuisable aux spectacles de la compagnie de danse Takarazuka, donné lieu à un dessin animé (1979-1980) et même à un film de Jacques Demy (1979), financé par la société de cosmétiques Shiseido ! En France, la série s’est d’abord fait connaître par le biais du dessin animé, diffusé sur Antenne 2 à partir de 1986 sous le titre Lady Oscar, avant que le manga ne soit finalement traduit et édité en trois gros volumes par Kana entre 2002 et 2005 [14]. Devant l’engouement persistant pour cette œuvre iconique – la vente de produits dérivés de cette œuvre ne s’est jamais interrompue depuis les années 1970 – l’éditeur Shūeisha a demandé à l’auteur de reprendre la plume à l’occasion des 40 ans du magazine Margaret, pour une série de nouvelles histoires, destinées à creuser les origines des personnages et leur devenir après la mort d’Oscar. Quatre nouveaux volumes sont ainsi sortis au Japon entre 2014 et 2018, avant d’être traduits et publiés en un seul volume chez Kana en 2019. On retrouve ici avec bonheur le trait de l’auteur, typique du shōjo des années 1970, avec ses personnages aux grands yeux brillants et aux longues chevelures flottant dans le vent. Alain de Soissons, dans les bras duquel Oscar meurt le 14 juillet 1789, poursuit sa carrière militaire sous les ordres du général La Fayette et protège une famille noble qui cherche à émigrer. À Vienne, Axel de Fersen croise avec émotion la princesse Marie-Thérèse, tout juste libérée de la prison du Temple, et dont la ressemblance avec sa mère serait frappante. Un autre récit relate l’histoire de la célèbre montre Marie-Antoinette n° 160, conçue par l’horloger suisse Abraham Bréguet, commandée en 1783 et achevée seulement en 1827. Bréguet est ici figuré en train de travailler à sa montre en discutant politique avec son ami et compatriote, le médecin Jean-Paul Marat, représenté, une fois n’est pas coutume, sous un jour plutôt avenant. Ce récit est l’occasion de mettre en scène les derniers jours de la reine sur un mode hagiographique, qui magnifie le courage, l’amour et la dignité de la reine de France. On l’aura compris, ce recueil d’histoires mélodramatiques s’adresse avant tout aux fans de la série qui connaissent bien les personnages et ne craignent pas les grandes envolées lyriques sur le destin brisé de Marie-Antoinette et de ses proches.
La Révolution française au prisme du fantastique
20La Révolution française peut aussi être utilisée comme un réservoir de personnages et d’anecdotes, que l’on réinterprète au gré de ses envies, en jouant sur les stéréotypes qui hantent l’imaginaire collectif.
21Dans la série Innocent, Shin’Ichi Sakamoto raconte l’histoire du bourreau Charles-Henri Sanson et de sa sœur Marie-Josèphe, dans une France du xviiie siècle totalement et délibérément fantasmée. Ce manga est une variation autour du genre ero guro, l’érotique macabre, apparu dans la littérature et l’illustration japonaise dans les années 1930. Il s’agit de mettre en scène des corps abîmés, souffrants ou détruits, dans des situations érotiques qui confinent au grotesque, pour critiquer, ou du moins interroger, les systèmes de convenances sociales [15]. Shin’Ichi Sakamoto refuse le grotesque propre au genre et cherche au contraire à réaliser les images les plus raffinées possibles de corps malades, démembrés, éviscérés de gens du peuple, pour mieux les opposer à la beauté des corps des aristocrates de Versailles, inéluctablement voués eux aussi à la destruction. Ce manga pour adultes avertis a été conçu comme l’anti-Rose de Versailles par excellence. Ici, contrairement à l’œuvre de Riyoko Ikeda, les rosiers ne constituent pas un ornement : ils peuvent très bien servir à déchiqueter symboliquement le corps de Louis XVI dans une vision cauchemardesque qui traverse l’esprit du héros. Tout n’est qu’hypocrisie et puanteur dans cet Ancien Régime finissant, où le peuple meurt littéralement de faim pendant que les nobles s’étourdissent dans le luxe et la débauche. Grands ordonnateurs du spectacle des exécutions judiciaires, les Sanson sont les gardiens d’un ordre social fondé sur la peur. Un premier cycle (éd. fr. : Delcourt-Tonkam, 2015-2016, 9 vol.) est consacré aux années d’apprentissage de Charles-Henri et de Marie-Josèphe, que l’auteur imagine en exécutrice des hautes œuvres de la prévôté de Versailles. Un second cycle, intitulé Innocent rouge [16], aborde leur carrière personnelle, avant et pendant la Révolution. Nouvel avatar de « la boîte à fantasmes » (Jean-Clément Martin) révolutionnaire, les grandes figures de la période sont convoquées pour nourrir un récit à la forte tonalité homoérotique. Tandis que Marie-Josèphe ne cache pas son goût pour les femmes, Louis XVI apparaît sous les traits d’un bel éphèbe aux boucles blondes, qui, lorsqu’il songe à abolir la peine de mort, n’hésite pas à embrasser goulument Charles-Henri Sanson pour le remercier de ses bons et loyaux services. Quand il ne le serre pas contre lui, pour caresser ensemble, de la main, les plans de la guillotine. Tout comme Charles-Henri Sanson lui-même, Robespierre, Saint-Just, Marat, Danton, le docteur Guillotin, Axel de Fersen ou le jeune Napoléon Bonaparte sont figurés sous les traits de personnages androgynes, aux longs cheveux, aux lèvres pulpeuses et aux grands yeux maquillés. Séducteurs et machiavéliques, certains préparent la Révolution de longue date, pour mettre un terme à la misère du peuple. Profitant de sa position auprès du comte d’Artois, Marat recueille ainsi des renseignements sur la Cour pour le compte d’une société secrète, les « Enragés », dirigée par Jacques Damien, le fils du régicide. De son côté, Robespierre, agent du duc d’Orléans – encore et toujours… –, prononce des discours enflammés dans les salons du Palais-Royal pour préparer les esprits au renversement de la monarchie. Le tango qu’il danse avec Saint-Just le 21 janvier 1793, sur la tête d’un golem censé représenter le peuple français, compte certainement parmi les représentations allégoriques de la Révolution les plus étonnantes qui soient. On l’aura compris, la réalité historique importe peu à Shin’Ichi Sakamoto qui se sert de cette période comme un théâtre d’horreur, où tous les excès sont permis, à grand renfort d’hémoglobine, de viscères et de têtes coupées. À une limite près : comme dans tous les mangas, Louis XVI meurt dignement en martyre de la royauté. « Il a la grandeur d’un saint », s’exclame Sanson en voyant le roi monter sur l’échafaud. Le respect pour la fonction monarchique reste ici un tabou inviolable, même si l’exécution revêt un fort caractère sexuel : adepte du shibari – l’art japonais de la ligature érotique –, Sanson s’est, ce jour-là, consciencieusement quadrillé le corps de cordes très serrées sous ses vêtements, pour à la fois souffrir dans sa chair et exprimer son amour pour son roi déchu. Après l’exécution, il s’empresse de faire célébrer une messe par un prêtre réfractaire et fonde un service anniversaire pour le repos de l’âme du monarque et la sienne propre. L’honneur est sauf.
22Si Shin’Ishi Sakamoto ne semble pas encore prêt d’arrêter de dessiner les aventures de Charles-Henri Sanson, l’année 2019 voit s’achever la parution en France de la série Le 3e Gédéon, de Taro Nogizaka, qui présente la Révolution française comme le fruit d’un complot ourdi par un jeune homme essayant de régler des problèmes relationnels avec son père… Gédéon Aymé, fils de vagabonds, est élevé par le duc de Loire en compagnie de son propre fils Georges. Les deux enfants reçoivent la même éducation, mais Gédéon doit quitter le domaine après avoir blessé Georges lors d’une séance d’escrime. Vingt ans plus tard, pétri d’idées philosophiques, Gédéon se met à écrire des pamphlets pornographiques contre Marie-Antoinette, avant de découvrir que son frère de lait Georges s’est associé avec un dénommé Saint-Just pour déclencher secrètement des troubles dans le royaume dans le but de renverser la monarchie. Georges a en effet appris qu’il n’est qu’un enfant trouvé et que Gédéon est le véritable fils du duc de Loire, lequel a sciemment interverti l’identité des deux enfants. Furieux d’avoir été trompé par ce faux-père, Georges décide de détruire ce à quoi le duc de Loire tient le plus : la société d’ordres et les privilèges de la noblesse. Georges réussit ainsi à instrumentaliser un jeune avocat naïf, qui a lui-même un problème à régler avec un père qui l’a abandonné : Maximilien de Robespierre. Ce dernier devient peu à peu un pervers sadique et prend la tête de la contestation populaire. C’est sur les conseils de Georges qu’il organise, avec Camille Desmoulins, la prise de la Bastille le 14 juillet 1789. Mais Georges n’est pas le seul à comploter contre le couple royal. Il reçoit le renfort d’une jeune femme qui hait particulièrement Marie-Antoinette : Manon Roland. Celle-ci veut libérer les femmes de la tutelle masculine et organise la marche des Parisiennes sur Versailles le 5 octobre. De son côté, Gédéon a été élu député aux États généraux et rallie le camp royal, après avoir rencontré Louis XVI et s’être rendu compte que le roi est un homme bon, soucieux du bien-être de son peuple. Comme dans sa précédente série, La tour fantôme (Glénat, 2014-2015, 9 vol.), qui explorait les questions de transidentité, Taro Nogizaka adopte une approche psychanalytique pour structurer son histoire, ici autour des rapports père-fils/fille et frère-sœur. Au-delà des problèmes d’identité des deux frères de lait Georges et Gédéon, ce sont bien Louis XVI et Marie-Antoinette les véritables héros de l’histoire, l’un dépeint comme un colosse introverti au cœur d’or et l’autre comme une pin-up faussement insouciante. Car le couple royal traverse lui aussi de graves difficultés : Louis XVI ne sait pas comment exprimer son amour pour son peuple, pas plus qu’il ne sait dire « je t’aime » à son épouse. Pendant ce temps, Madame Élisabeth se consume de désir pour son frère le roi… Au fil des volumes, le lecteur s’aperçoit que la série est centrée sur les rapports des différents protagonistes avec le roi, véritable père commun, que l’on finit par tuer pour le punir de ses manquements répétés à ses devoirs à l’égard de ses enfants-sujets. On retrouve ici la thèse développée, beaucoup plus sérieusement, par Lynn Hunt dans Le roman familial de la Révolution française (1992, trad. fr. 1995). Dans le manga, c’est sur l’échafaud que Louis XVI finit par trouver les mots justes pour parler à ses enfants ingrats. Quant à Robespierre, il tente – vainement – de résoudre ses problèmes d’identité en compagnie de Saint-Just, « l’archange de la mort », qui confirme une fois de plus ici son statut d’icône gay dans l’imaginaire nippon.
23Jouer avec l’histoire de la Révolution peut conduire à des réécritures complètes de la période, en laissant l’imaginaire prendre complètement le dessus sur la réalité. Alors que Netflix annonce le prochain tournage d’une série télévisée dans laquelle le docteur Guillotin enquête, à la veille de la Révolution, sur des nobles transformés en zombies, Kumiko Suekane propose une histoire assez similaire dans la série Versailles of the Dead. Tandis que l’archiduchesse Marie-Antoinette arrive en France pour épouser le Dauphin, son convoi est attaqué dans une forêt par une horde de morts-vivants. Marie-Antoinette est tuée, mais son frère jumeau Albert, qui était du voyage, réussit à survivre. Sur décision de Louis XV, qui souhaite sauvegarder l’alliance franco-autrichienne, Albert est travesti en Marie-Antoinette et épouse le Dauphin, pendant que les attaques de zombies s’intensifient dans tout le royaume. On découvre que certaines de ces créatures sont manipulées par Cagliostro, associé à Robespierre et à Napoléon Bonaparte. Dans quel but ? On le saura au fil des volumes à paraître, si la série trouve son public. La publication de la série Hungry Marie de Ryuhei Tamura s’est quant à elle achevée en 4 volumes en 2018. L’histoire reprend le thème classique de la faille temporelle qui voit des personnages d’une époque surgir dans une autre. Dans le Japon d’aujourd’hui, un jeune lycéen, Taiga, surprend son voisin, un prêtre catholique, en plein rituel de magie noire visant à ressusciter la princesse Marie-Thérèse de France, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. La princesse se réincarne par erreur dans le corps de Taiga, dont elle prend possession, mais pas totalement : il arrive à Taiga de reprendre ses esprits, ce qui a pour effet de le métamorphoser corporellement en Marie-Thérèse... L’histoire est une longue suite de quiproquos, qui s’achèvent par un affrontement avec une armée de zombies royalistes, dirigés par Marie-Antoinette qui s’est elle aussi réincarnée pour se venger, dit-elle, de « ce stupide petit peuple minable [qui] s’en est pris à moi et à ceux que j’aimais ».
24Les auteurs japonais ne sont pas les seuls à s’amuser avec l’histoire de la Révolution. En 2017, paraît le premier volume de la série Les chevaliers d’Héliopolis, scénarisée par Jodorowsky, l’un des maîtres de la bande dessinée franco-belge de science-fiction, et dessinée par Jérémy. Né hermaphrodite, le Dauphin Louis-Charles, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, est appelé à devenir un grand alchimiste et se trouve placé sous la protection de la confrérie secrète des chevaliers d’Héliopolis. Ceux-ci organisent son évasion du donjon du Temple, pour éviter qu’il ne subisse le sort de ses parents, exécutés sous les lazzis de la foule. Le prince est remplacé par son demi-frère, né des amours de Louis XVI et de Charlotte Corday. Peu de temps après, Marat s’introduit dans la prison du Temple et assassine l’enfant, qu’il pense être le vrai Louis XVII, pour mettre un terme définitif à la monarchie en France. Charlotte Corday tue Marat en représailles, avant de monter sur l’échafaud, emportant avec elle le secret de la substitution d’enfant. Pendant ce temps, Louis XVII commence son initiation de chevalier alchimiste dans le plus grand secret…
25Entre poncifs éculés et créations originales, reconstitutions soigneusement documentées et mises en scène totalement fantaisistes, les représentations de la Révolution française dans les bandes dessinées parues ces trois dernières années se révèlent d’une grande variété. Il est néanmoins possible de distinguer quelques grandes tendances, qui rendent compte de la façon dont la période est aujourd’hui perçue et racontée par ces auteurs.
26Il est tout d’abord frappant de constater que les bandes dessinées sur la Révolution se déroulent, actuellement, toujours à Paris, hormis, dans certains albums, quelques scènes provinciales rapidement esquissées. Si les productions Glénat de l’époque du Bicentenaire s’attachaient souvent à évoquer des contextes provinciaux, les auteurs contemporains ne se risquent pas à reconstituer un autre cadre que celui, déjà bien balisé, de la capitale. Cette unité de lieu renforce forcément l’impression de déjà-vu chez le lecteur. Mais pas toujours : il est possible de donner à voir un Paris révolutionnaire totalement inédit comme dans le premier volume du triptyque Révolution de Florent Grouazel et Younn Locard. L’espace colonial, qui avait pu être parfois évoqué auparavant, est quant à lui totalement ignoré à l’heure actuelle.
27L’autre caractéristique de cette production est de voir constamment apparaître les deux grandes figures emblématiques de la Révolution dans l’imaginaire collectif, Marie-Antoinette et Robespierre, dont l’ambivalence constitue une source intarissable d’inspiration. Cantonné au rôle de « méchant-en-chef » – hormis, bien sûr, dans la biographie Glénat-Fayard –, Robespierre reste prisonnier de sa légende noire, même si les auteurs s’efforcent de creuser sa psychologie, en évoquant sa profession d’avocat avant la Révolution, pour lui trouver des « circonstances atténuantes ». Quant à Marie-Antoinette, elle est souvent cantonnée au registre habituel de la princesse insouciante devenue mère modèle face à l’adversité, même si cette image peut faire l’objet de détournements volontaires comme dans Le 3e Gédéon ou Hungry Marie. Là encore, Florent Grouazel et Younn Locard se distinguent en refusant de faire apparaître la reine, même lors de la journée du 6 octobre 1789, pour respecter leur cadre narratif centré sur les acteurs « ordinaires ».
28Les femmes sont de plus en plus présentes dans les bandes dessinées franco-belges traitant de la Révolution, notamment dans Révolution. 1. Liberté, J’ai tué Marat et Maxime et Constance. Néanmoins, la Révolution en bande dessinée reste globalement une affaire d’hommes. Par tradition, les mangas accordent une plus large place aux personnages féminins, où les héroïnes fortes, émancipées des hommes, abondent. Certaines d’entre elles développent mêmes des positions féministes affirmées, pour dénoncer le patriarcat des dirigeants révolutionnaires, comme Manon Roland dans Le 3e Gédéon ou Marie-Josèphe Sanson et Charlotte Corday dans le volume 10 de la série Innocent rouge [17]. Olympe de Gouges a disparu de la scène dessinée, contrairement à Théroigne de Méricourt qui apparaît dans deux séries (Maxime et Constance et Innocent Rouge).
29Ces œuvres donnent une interprétation largement désabusée de la Révolution, souvent présentée comme le fruit de complots, quand elle n’est pas vidée de son sens par la violence populaire, instrumentalisée par d’habiles démagogues. Selon un schéma finalement très classique, la Révolution s’arrête avec la mort de Robespierre. Mis à part dans la biographie de Fouché, la Convention thermidorienne et le Directoire n’inspirent guère les auteurs. Là encore, la reprise des mêmes arrière-plans événementiels renforce l’impression de déjà-vu. On ne peut donc que saluer le mérite des auteurs qui cherchent à s’affranchir de l’imagerie habituelle pour se tourner vers de nouveaux horizons graphiques, qu’ils soient hyperréalistes comme chez Florent Grouzael et Younn Locard ou totalement fantasmatiques comme chez Shin’Ichi Sakamoto.
Figure 1
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Figure 2
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Figure 3
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Figure 4
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Figure 5
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Liste des œuvres chroniquées (classées par ordre alphabétique de scénariste) [18] :
Références
31Bollée, Laurent Frédéric (scénario), Martin, Olivier (dessin), J’ai tué Marat, Grenoble, Glénat-Vents d’Ouest, coll. J’ai tué, 2016.
32Derache, Jérôme (scénario), Mainguy, Dominique (dessin), Drôle d’histoire. La Révolution française, Paris, Éditions Jungle, 2018.
33Gabella, Mathieu (scénario), Meli, Roberto (dessin), Leuwers, Hervé (conseiller scientifique), Robespierre, Grenoble-Paris, Glénat-Fayard, coll. Ils ont fait l’histoire, 2017.
34Gloris, Mathieu (scénario), Zarcone, Emiliano (dessin), Valmy, septembre 1792, Paris, Delcourt, coll. Champs d’honneur, 2016.
35Ikeda, Riyoko, La Rose de Versailles. Tome 4, Bruxelles, Kana, 2018 (1ère éd. 2014-2018).
36Juncker, Nicolas (scénario), Mallet, Patrick (dessin), Fouché, Paris, Les Arènes BD, 2017-2019, 3 vol.
37Morvan, Jean-David (scénario), Ribas, Julien (dessin), Ah, ça ira ! 1. Le pain et la poudre, 6 décembre 1775-14 juillet 1789, Paris, Delcourt, 2019.
38Nogisaka, Taro, Le 3e Gédéon, Grenoble, Glénat, 2017-2019 (1ère éd. 2015-2017), 8 vol.
39Sakamoto, Shin’Ichi (scénario et dessin), Innocent rouge, Paris, Delcourt-Tonkam, 2017-2019 (1ère éd. 2015-2019), 7 vol. (10 vol. au Japon), en cours.
40Simsolo, Noël (scénario), Martinello, Paolo (direction artistique), Bizzarri, Vincenzo (dessin), 1789. La naissance d’un monde, Grenoble, Glénat, 2019.
41Id., 1789. La fin d’un monde, Grenoble, Glénat, 2019.
42Simsolo, Noël (scénario), Python, Isa (dessin), Mémoires de Marie-Antoinette, Grenoble, Glénat, 2017-2018, 2 vol.
43Suekane, Kumiko (scénario et dessin), Versailles of the Dead, Bruxelles, Kana, coll. Dark, 2019 (1ère éd. 2017), 2 vol., en cours.
44Swysen, Bernard (scénario), Bercovici, Philippe (dessin), Maximilien de Robespierre, préface de Patrice Gueniffey, postface de Michel Onfray et de Frédéric Bidouze, Marcinelle, Dupuis, coll. La véritable histoire vraie, 2019.
45Tamura, Ryuhei (scénario et dessin), Hungry Marie, Paris, Kazé, 2018 (1ère éd. 2017), 4 vol.
46Yslaire, Bernard (scénario), Boidin, Marc-Antoine (dessin), La guerre des Sambre. Maxime et Constance, Grenoble, Glénat, 2014-2018, 2 vol.
Notes
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[1]
La production anglo-saxonne ne sera pas prise en compte, car depuis la très belle série Witchcraft. La Terreur de James Robinson, Michael Zulli et Vince Locke (DC Vertigo, 1998, 3 vol.), la Révolution française – contrairement à la Révolution américaine – n’a guère inspiré les auteurs de comics anglais ou américains ces dernières années.
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[2]
Le terme « bande dessinée historique » désigne toutes les bandes dessinées dont l’intrigue se déroule dans un passé réel et identifiable, qu’elles mettent en scène des personnages et des situations imaginaires, ou bien des personnages et des situations réelles. Les bandes dessinées s’inspirant d’un passé réel (l’époque médiévale par exemple) pour recréer des mondes imaginaires appartiennent à un autre domaine, celui de la Fantasy. De son côté, Pascal Ory a distingué la « bande dessinée historienne », appuyée sur des savoirs académiques, de la « bande dessinée historique », qui utilise une période uniquement comme un arrière-plan, sans grand souci d’authenticité, pour développer un récit purement imaginaire. À ces deux catégories s’ajoute le genre du détournement volontaire à vocation humoristique, type Astérix, ou de l’uchronie, qui construit un réel alternatif qui n’a pas existé mais qui aurait pu exister si tel événement s’était déroulé différemment (exemple : Louis XVI et sa famille réussissent leur fuite les 21-22 juin 1791). La frontière entre ces différents genres étant néanmoins souvent très ténue, le terme « bande dessinée historique » est ici utilisé au sens large, pour tous les cas de figure.
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[3]
C’est-à-dire en exceptant les rééditions et les traductions d’œuvres étrangères.
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[4]
Toutes ces données chiffrées proviennent de Gilles Ratier, Rapport sur la production d’une année de bande dessinée dans l’espace francophone. 2016 : l’année de la stabilisation. Téléchargeable en ligne : https://www.acbd.fr/wp-content/uploads/2016/12/Rapport-ACBD_2016.pdf
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[5]
Pour une brève présentation de la Révolution française dans la bande dessinée depuis le début du xxe siècle, voir Paul Chopelin et Cyril Triolaire, « La Révolution et l’Empire en cases. Histoire, bandes dessinées et mangas », dans Philippe Bourdin et Cyril Triolaire (dir.), Comprendre et enseigner la Révolution française. Actualités et héritages, Paris, Belin, 2015, p. 364-370.
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[6]
Les auteurs ne donnent pas de bibliographie, mais indiquent une liste assez éclectique d’historiens de la Révolution : Haim Burstin, Jules Michelet, Michel Vovelle, François Furet, Walter Benjamin, Arlette Farge, Sophie Wahnich, Timothy Tackett, David Garrioch, Éric Hazan. Ils citent également Louis-Sébastien Mercier comme source d’inspiration. On remarquera l’absence de Raymonde Monnier, dont les travaux sur le faubourg Saint-Antoine sembleraient ici une source documentaire évidente.
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[7]
Cité dans Hervé Leuwers, Camille et Lucille Desmoulins, Paris, Fayard, 2018, p. 105.
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[8]
Nous excluons le Marie-Antoinette, la jeunesse d’une reine de Fuyumi Soryo édité par Glénat, en partenariat avec le Château de Versailles (2016), car, comme l’indique son sous-titre, il est consacré aux premiers mois de Marie-Antoinette à la Cour de France. D’une grande qualité graphique, ce manga reprend néanmoins le récit canonique – et très mièvre – de l’adaptation de la jeune princesse autrichienne aux mœurs de la Cour de France, dans la lignée du Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Il s’agit d’un produit dérivé de la « toinettomania », parmi tant d’autres, destiné à étoffer les rayons de la boutique de souvenirs du château de Versailles.
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[9]
Philippe le Bel, Vercingétorix, Charlemagne, Jean Jaurès, Saint Louis, Soliman le Magnifique et Napoléon.
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[10]
Une seule erreur de détail est à signaler : les drapeaux autrichiens ne sont suspendus dans la salle du Manège qu’après l’entrée en guerre en avril 1792.
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[11]
Bernard Sambre et Julie Saintange sont les héros d’un premier cycle, Sambre (Glénat, 1986-1996, 4 vol.), un grand classique de la bande dessinée franco-belge, qui raconte l’amour maudit d’un jeune bourgeois avec une jeune vagabonde aux yeux rouges dans la France des années 1840. Le cycle « La guerre des Sambre » (trois séries de trois volumes) raconte les origines de la malédiction familiale sur cinq générations.
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[12]
Clément Weiss, « Les planches à découper ou la violence révolutionnaire au risque de l’esthétisation. Autour de la bande dessinée Le Ciel au-dessus du Louvre », dans Paul Chopelin et Tristan Martine (dir.), Le Siècle des Lumières en bande dessinée. De poudre et de dentelles, Paris, Karthala, 2014, p. 147-171.
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[13]
Manga pour jeunes filles.
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[14]
Claudia Barrera, Riyoko Ikeda. Quando lo Shojo diventa la storia, Guidonia, Iacobelli, 2011. Voir également les articles de Tomoko Takase (« La Rose de Versailles ou la Révolution de la femme dans l’univers des mangas »), Christophe Cave et Norio Mihara (« De La Rose de Versailles à Lady Oscar de Jacques Demy : films et manga, deux représentations révolutionnaires ») et Cyril Triolaire (« Lady Oscar. Révolution française, manga et série animée de masse »), dans Martial Poirson (dir.), La Révolution française et le monde d’aujourd’hui. Mythologies contemporaines, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 377-431.
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[15]
Maria Rom Silverberg, Erotic Grotesque Nonsense. The Mass Culture of Japanese Modern Times, Berkeley, University of California Press, 2006.
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[16]
Dix volumes sont parus au Japon, sept en France (juillet 2019) ; Fausto Fasulo, « Shin’lohi Sakamoto, le feu sous la glace », Atom, n° 5, février-avril 2018, p. 50-63.
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[17]
Dans ce dernier opus, Shin-Ichi Sakamoto imagine même, par l’intermédiaire de son héroïne Marie-Josèphe Sanson, une salle du Manège entièrement remplie de députées femmes. Mais il ne peut s’empêcher de mettre des fleurs dans le décor et de faire jouer des enfants au premier plan.
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[18]
Les ISBN ne sont pas mentionnés, car ils varient d’un volume à l’autre dans une même série.