Couverture de AHRF_382

Article de revue

‪Maurizio Gribaudi, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848)

Paris, La Découverte, 2014

Pages 180 à 184

1Peu d’historiens sans doute n’étaient mieux qualifiés que Maurizio Gribaudi pour renouveler l’histoire du Paris populaire dans le demi-siècle qui suit la Révolution française. Directeur d’études à l’EHESS, ce chercheur a livré, à la fin des années 1980, un ouvrage novateur sur la mobilité des ouvriers dans l’espace turinois au XXe siècle. Plus récemment, il a mené, avec d’autres scientifiques, une réflexion collective ambitieuse, tout à la fois empirique et théorique, sur les liens et les réseaux sociaux dans lesquels les individus s’inscrivent, mais également sur les relations entre les structures et les dynamiques sociales (Maurizo Gribaudi (dir.), Espaces, temporalités, stratifications. Exercices sur les réseaux sociaux, 1998). Nous ne devons pas non plus nous étonner si l’auteur d’un ouvrage sur la Révolution de 1848, qualifiée « d’oubliée », se penche sur les mécanismes qui produisent l’effacement historiographique de pans entiers de l’histoire nationale (Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey, 1848. La révolution oubliée, 2008).

2Son dernier opuscule, patiemment mûri et construit avec minutie, nous y reviendrons, offre une passionnante et très neuve enquête d’histoire sociale sur les traces des formes d’organisation des milieux populaires parisiens de la Révolution française jusqu’à la Révolution de 1848. Ce sont ainsi toutes les méthodes de recherche et tous les résultats accumulés au cours d’une carrière qui sont mis au service d’une synthèse à la grande puissance explicative. Pas à pas, en suivant une démarche qui relève autant de l’histoire structurale que de l’histoire globale, l’auteur décrit un système socio-spatial localisé sur la rive droite de la Seine, organisé et hiérarchisé autour d’activités industrielles jusque-là mal connues.

3La seconde partie, qui forme en deux chapitres denses le cœur de l’ouvrage à tous les sens du terme, est également celle qui intéressera le plus les spécialistes de l’histoire des révolutions (politiques et industrielles), puisqu’elle porte sur la formation, dès le début des ruptures révolutionnaires, d’une modernité industrielle encore peu analysée. L’auteur amorce son raisonnement en rappelant avec force le nombre impressionnant de ventes de biens nationaux dans la capitale jusqu’en 1820. Représentant le tiers de la superficie, les couvents, églises, cloîtres, jardins et hôtels particuliers confisqués sont d’abord occupés par les industries de guerre et les activités liées aux fournitures militaires (filatures, production de salpêtre). Dans un second temps, les ventes aux enchères des immeubles et une intense spéculation provoquent une vaste restructuration de l’espace parisien autour de deux formes d’urbanisme : les lotissements bourgeois en périphérie nord-ouest ; l’édification d’un bâti immobilier destiné aux artisans et industriels au centre-ville, entre la Seine et les Grands Boulevards, espace dynamique où se déroule le renouvellement des formes de production.

4Ces restructurations en profondeur de l’espace rendent possible l’absorption de la plus grande partie de la croissance démographique, très forte rive droite (en 1817, 60 % de la population réside dans les vieux quartiers de la rive droite et dans la Cité, soit plus de 500 000 habitants). Les opérations immobilières menées sous la houlette des nouveaux occupants des lieux aliénés modifient en profondeur les structures matérielles et sociales de la rive droite. L’analyse des mutations foncières urbaines, qui n’est en rien triviale ou anecdotique, révèle le souci de faire une histoire concrète des pratiques effectives des individus, dès lors considérés comme des « protagonistes » de la Révolution. Dans presque tous les quartiers, dans chaque îlot, un même processus est à l’œuvre, s’étendant de la vente du bien à son démembrement, puis à une revente aboutissant à des transformations de l’architecture. D’un même mouvement, les bâtiments s’élèvent, se diversifient, mais se multiplient également. Chaque bâtiment (l’hôpital de la Trinité, les couvents de Saint-Sépulcre et de Sainte-Magloire sont l’objet d’études de cas fouillées et très éclairantes) se démultiplie, mord sur les cours et les jardins, souvent en les faisant disparaître, soit autant de restructurations qui contribuent à ce que l’auteur nomme la « densification » du centre. Le percement de nouvelles voies de communication qui redessinent le parcellaire et désenclavent les cours et impasses, accompagne les mutations du bâti. Quatre groupes d’acheteurs sont repérables, souvent déjà installés dans le quartier dans lequel s’opère l’acquisition. Si l’on rencontre sans surprise des hommes d’affaires à la recherche d’un placement pour s’assurer des revenus en fin de carrière ou des commerçants qui s’approprient les immeubles dont ils étaient locataires, il faut souligner que les spéculateurs bien enracinés dans la bourgeoisie et surtout les fabricants qui veulent étendre leurs espaces de production sont majoritaires ; ils sont d’ailleurs souvent alliés ou insérés dans le même réseau socio-professionnel.

5Des structures matérielles issues des bouleversements politiques, l’auteur passe ensuite aux dimensions économiques et sociales du réaménagement urbain de la cité, les premières révélant les secondes, notamment l’ensemble du champ industriel. En effet, les artisans, les entrepreneurs et les commerçants sont les moteurs de profonds changements de la morphologie urbaine en développant la « fabrique collective » et une autre modernité ouvrière. S’appuyant sur les travaux d’André Guillerme, Maurizio Gribaudi place le développement de « l’industrialisation organique » au centre de sa démonstration. Dès la Révolution, les progrès de la chimie de laboratoire (Monge, Berthollet, Chaptal) stimulent et irriguent un système économique fondé sur la transformation des déchets en produits de consommation, des peignes aux boutons, en passant par les chapeaux et les fourrures dont sont friandes les nouvelles fractions de la bourgeoisie installées autour de la Chaussée d’Antin. Si Natacha Coquery et Daniel Roche ont montré l’existence d’une première civilisation des objets et du luxe dès le XVIIIe siècle, force est de constater que lors des années 1790-1800, la diffusion des supports de la distinction s’opère à une plus vaste échelle et que l’espace de production se dilate. Chaque îlot, chaque immeuble, chaque cour s’est « mué en véritable usine à ciel ouvert » (p. 205). Certes, dès après 1820, ces industries polluantes sont déplacées vers les banlieues mais la croissance de la production a donné un coup de fouet aux activités artisanales. L’originalité parisienne apparaît : la création à partir des années 1790 d’un modèle d’industrialisation organique autour d’un centre-ville actif et innovant. La conjonction de la libération de vastes espaces, l’essor démographique et industriel et l’élargissement de la demande de produits de luxe contribuent à multiplier et à concentrer les activités artisanales dans les quartiers du centre et de la rive droite. Une vaste nébuleuse intégrée et fortement coordonnée d’activités industrielles très spécialisées, ancrées dans le tissu artisanal parisien de l’Ancien Régime, structure le cœur de la société parisienne. Les protagonistes majeurs en sont le maître-ouvrier producteur travaillant dans son atelier avec quelques salariés et l’ouvrier solitaire fabriquant à domicile avec sa famille. Si l’on joint à ces hommes et femmes, les travailleurs non déclarés et les ouvriers résidant en banlieue mais employés à Paris, ce sont au minimum 300 000 ouvriers que l’on recense dans la capitale au milieu du XIXe siècle.

6La vitalité de la fabrique collective trouve son équivalent dans la genèse d’un système social dont l’auteur décrit remarquablement les formes. Il rappelle à juste titre à quel point l’histoire sociale est inséparable des réalités matérielles, mais également de l’histoire politique ou de l’histoire des institutions. Après les transformations des espaces, l’attention est portée à leurs usages sociaux, et là encore le propos est neuf et stimulant. La première impression est d’abord celle du foisonnement et de la juxtaposition de formations sociales et professionnelles à l’intérieur d’un espace réduit. Un espace social se constitue dans la mise en relation de groupes de production installés sur un lieu de travail déterminé, d’espaces de commercialisation et de lieux de sociabilité. Chaque groupe d’immeubles ou chacun des îlots que l’on peut isoler sur le parcellaire « forme une niche professionnelle et sociale » (p. 214). Des liens quotidiens et intenses unissent les fabricants, les entrepreneurs, les commerçants plus ou moins aisés et les familles d’ouvriers : ces dernières sont au service des fabricants pour produire des biens sur place, ensuite distribués par les commerçants. Des nuées de commis et de manœuvres complètent une « microsociété locale » très stratifiée. Les marchands et plus particulièrement les marchands de vin constituent le point nodal de ces réseaux locaux en louant des chambres garnies, en pratiquant le crédit et en organisant les sociabilités ouvrières dans leurs gargotes (repas, libations, salles de jeux).

7L’étude de l’espace relationnel de ces individus met enfin en évidence la formation d’une concomitance fréquente entre leurs lieux de travail, de résidence et de sociabilité. Les relations nouées par un individu le sont à l’échelle d’un quartier, d’une rue, souvent d’un seul immeuble comme en attestent les archives de la justice de paix, rarement utilisées pour l’époque contemporaine. Toutefois, la proximité physique apparaît aussi concurrencée par l’appartenance à un corps de métier, à un groupe ethnique ou à un réseau amical ; ces liens sociaux sont davantage étalés dans l’espace parisien. En bon comparatiste, Maurizio Gribaudi sait élargir la focale sur la totalité de l’espace parisien afin de mesurer les variations des tramages sociaux. S’agissant du monde ouvrier, il souligne en particulier que les formes d’organisation sociale de la rive gauche diffèrent de celles de la rive droite. Les quartiers populaires existent, mais les activités industrielles sont plus distendues et moins dépendantes de la fabrique. A contrario des espaces de la rive droite, le sud-est de la Seine est voué au petit commerce, à l’artisanat traditionnel, à l’hébergement des classes populaires dans des chambres garnies (place Maubert, par exemple). Le plus souvent ces ouvriers travaillent rive droite, car les industries de la rive gauche demeurent traditionnelles : la fabrique collective n’y a pas cours au même degré. Les liens entre ouvriers couvrent en conséquence un espace plus large, s’éloignant des « pratiques de l’endogamie relationnelle des anciens quartiers parisiens » (p. 237). S’agissant des élites, il apparaît en creux, car là n’est pas le sujet du chercheur, que les habitants bourgeois de l’ouest parisien semblent posséder un réseau relationnel étendu à toute la ville comme le démontrent les remarquables cartes des lieux d’habitation des signataires des actes notariés intéressant les résidents des quartiers bourgeois pour l’année 1851, par opposition aux résidents des quartiers populaires (p. 240).

8Toutefois, et c’est l’objet de la première partie de l’ouvrage – la démarche, régressive, descendant du discours à la réalité – les contemporains ont produit durant ce premier XIXe siècle des modèles discursifs qui ont totalement occulté la modernité du Paris ouvrier et avec lesquels peu d’historiens, d’ailleurs, ont su prendre leurs distances. Dans les années qui suivent la Révolution, les représentations de la ville font figure, comme la société, d’un champ en transition. Paris n’est plus la ville des mondanités aristocratiques, ni le terrain d’affrontement des prolétaires et des bourgeois. Les hygiénistes, les médecins, au travers de multiples opuscules bien recensés et dont les dirigeants s’approprient les idées directrices, présentent l’espace parisien comme insalubre, mal organisé, malade ; il souffre, selon une belle formule de l’auteur, d’un « trop plein d’organicité » (p. 21). La pauvreté des quartiers centraux est le facteur explicatif de l’extension des pathologies urbaines (saleté, promiscuité, noirceur, humidité), elles-mêmes à l’origine des pathologies dont pâtit le peuple. Les années 1830 introduisent une rupture qui aboutit à la victoire des lectures urbaines issues du « républicanisme conservateur » (p. 9). Déjà, sous la Restauration, le regard littéraire et les images des peintres et dessinateurs avaient effacé l’espace populaire et ravalé le peuple au rang de « figurant dans la mise en scène de la sociabilité bourgeoise » (p. 53). En miroir du Paris en ruines des romantiques, le peuple est montré comme un élément du pittoresque parisien. L’épidémie de choléra de 1832 accentue la prise de distance de la bourgeoisie à l’égard d’une vision complexe de l’espace social. La responsabilité de l’épidémie est attribuée au peuple, par une utilisation des statistiques qui refuse l’empirisme et renonce à décrire la complexité du social, appuyée en cela par l’esthétique romantique et boulevardière qui se soucie peu des réalités du présent puisqu’elle se tourne vers les grandeurs du passé. Le flâneur, toujours dandy, s’allie aux techniciens de la ville pour ignorer le monde populaire. Le peuple est l’objet d’une suspicion accrue. Il symbolise désormais la figure de la marge, la pure altérité. Misérable ou pittoresque, le vrai Paris a disparu aux yeux de l’élite bourgeoise du nord-ouest parisien en ces décennies pourtant révolutionnaires.

9Pareille discordance entre deux modernités, l’une triomphante, l’autre dissimulée, mais bien vivante, ne pouvait que provoquer des tensions politiques dont l’auteur retrace les grandes lignes dans une troisième partie qui propose une lecture renouvelée et cette fois solidement étayée des cycles révolutionnaires de la Restauration, des années 1830-1834 et de 1848. Les croisements de denses relations de dépendances et de solidarité aboutissent en effet à une prise de conscience de plus en plus nette des rapports de production et des origines de la plus-value sur le marché parisien. Un projet radical de démocratie sociale se constitue progressivement à partir d’une expérience sociale concrète, celle des formes du travail, réalisée dans un espace matériel restreint où se lisait clairement le fonctionnement réel (et non rêvé ou imaginé) du système de production. Sous l’Empire et la Restauration, la politisation des ouvriers passe par des lieux et des formes originales. Dans les goguettes et les ginguettes, le chant et la danse en commun apprennent à « s’exprimer et à penser » (p. 243). Les sociétés de secours mutuels, quant à elles, constituent le terreau de l’émergence de pratiques politiques qui marqueront la culture ouvrière (« promenades », coalitions, grèves) ; elles offrent aux ouvriers une première structure pour se coordonner. La lente coalescence du projet démocratique s’élabore dans des lieux et des réseaux d’échanges ancrés dans l’espace ouvrier. Dès lors, un mouvement de fond est engagé. L’espace populaire du centre-ville forme la matrice à venir de la Révolution de 1830 (dont l’auteur nuance fortement le caractère « bourgeois »), puis du cycle d’émeutes sans ruptures des années 1830-1834. Les frontières et les lieux de la révolte ouvrière se dessinent, se superposant parfaitement aux cartes des réseaux ouvriers et des constructions sociales placées dans les précédents chapitres.

10Quand la ville se couvre de barricades en juin 1848, deux conceptions de la République et de la société s’affrontent dans la violence. La Révolution française, parce qu’elle n’avait pas entravé les règles du marché immobilier lors de la vente des biens nationaux, avait précipité la formation de deux dynamiques sociales divergentes. À la densification des quartiers centraux répond l’embourgeoisement de l’ouest de la ville : à l’est, une élite ouvrière consciente d’elle-même, organisée autour de la fabrique collective, souhaite être reconnue comme une actrice de l’histoire en tant que détentrice d’un savoir et d’un travail ; les notables, qui élisent domicile à l’ouest, effacent progressivement dans leurs discours ces réalités complexes de la ville. La révolution de 1848 marque le terme définitif du rêve de République sociale pour les ouvriers. Du côté de la bourgeoisie, ce sera l’haussmannisation du second Empire, menée de sang-froid, qui éliminera physiquement les traces matérielles de la modernité ouvrière en redessinant totalement le plan du centre de Paris.

11Le présent compte rendu ne peut donner qu’un mince aperçu des richesses d’un ouvrage appelé à devenir une référence de l’histoire sociale de Paris. Soulignons cependant pour terminer que le grand mérite du livre réside dans la méthode mise en œuvre, qui devra servir de modèle. D’une part, Maurizio Gribaudi, en fin connaisseur des outils de la micro-histoire, sait confronter et faire parler des sources très variées afin de saisir l’histoire de ceux qui n’ont pas laissé de traces écrites. L’absence des sources discursives traditionnelles l’a obligé à se tourner vers des sources indirectes et donc de percevoir très vite que les représentations du monde ouvrier n’étaient que la projection des représentations de la bourgeoisie. La distance critique obtenue a été la condition de grandes avancées heuristiques. La méthode avec laquelle, enfin, est exploité le corpus, est originale, et devrait faire école. L’auteur a choisi, en effet, et le dit dès l’abord, d’analyser les phénomènes sociaux en ayant recours aux systèmes d’informations géographiques qui permettent de spatialiser et de traiter graphiquement les données relevées. L’ouvrage y gagne une série remarquable de plus de cinquante cartes, qui outre une solide connaissance de la morphologie sociale du territoire, apporte un plaisir de lecture (et intellectuel) que l’on ressent trop peu dans la production historique actuelle. Il s’agit là d’une œuvre de la maturité, passionnante et fortement conçue, et qui s’appuie sur une fort belle mise en page, réalisée sans doute à plusieurs mains comme en atteste le souci constant de mettre en relation le texte et l’image.


Date de mise en ligne : 15/01/2016.

https://doi.org/10.4000/ahrf.13581
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