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Article de revue

Jacques De Cauna, Toussaint-Louverture, le grand précurseur

Éditions Sud-Ouest, 2012, 320 p., ISBN 978-2-8177-0216-2, 19,50 €.

Pages 211 à 214

1Jacques De Cauna, fin connaisseur de la société de Saint-Domingue sous l’Ancien régime et la Révolution en général, et du personnage de Toussaint-Louverture, auquel il a déjà consacré plusieurs études, en particulier, nous offre ici une nouvelle synthèse. Le projet n’est pas tant de parcourir une nouvelle fois la carrière complexe du protagoniste de la Révolution de Saint-Domingue – l’auteur souligne à juste titre que ces biographies se recopient bien souvent les unes les autres –, que de proposer au lecteur, selon une approche très personnelle, des mises au point à partir de recherches généalogiques très poussées, et des réflexions sur l’inscription d’un individu d’exception dans l’Histoire.

2Les points les plus novateurs et les plus intéressants portent sur l’évolution de Toussaint avant Toussaint-Louverture; pour l’essentiel, on savait déjà que Toussaint, né vers 1743 sur l’habitation Bréda du Haut-du-Cap, a été affranchi en 1776 par le gérant des plantations du comte de Noé, Bayon de Libertat. Les très minutieuses recherches généalogiques de l’auteur dans les archives notariales, dans les fonds privés, permettent d’approcher au plus près les relations de parenté du futur gouverneur de la colonie, et de l’inscrire dans un réseau de relations, tout à la fois de protections et de sociabilité, qui le placent au croisement de plusieurs mondes.

3Toussaint Bréda épousa Suzanne Simon Baptiste, une lointaine parente, au début des années 1780. Mais c’était son deuxième mariage ; il avait été marié à une certaine Cécile, en 1761, qui serait de condition libre. Il y aurait donc un autre fils légitime, en plus des deux enfants mentionnés par tous les biographes, Isaac et Saint-Jean, et d’un fils légitimé, Placide. Il eut d’autres enfants naturels, dont deux au moins occupaient des positions éminentes dans l’État haïtien, et eurent une nombreuse descendance. Des tableaux généalogiques permettent de se repérer dans ces multiples parentèles.

4Les protections dont bénéficia Toussaint Bréda dans la première partie de son existence, sont situées à la fois dans le milieu africain, et dans le milieu des maîtres européens. Pour le milieu africain, la figure emblématique est celle du parrain Simon Baptiste (qui serait le père de Suzanne), à qui il doit son instruction et ses croyances ; le personnage est difficile à identifier, en raison de l’homonymie, ce prénom étant d’un usage très courant dans la population noire créole.

5Lorsqu’il était esclave, Toussaint connaissait une condition privilégiée, qui était déjà celle de son père, qui aurait été de lignée princière arada ; la « liberté de savane », qui implique une certaine liberté de mouvement, et surtout une grande confiance de la part des Blancs, avant tout le gérant Bayon de Libertat, celui donc qui l’affranchit en 1776, et tout son réseau relationnel, dont le lieutenant-colonel du régiment du Cap, de Touzard, royaliste avéré impliqué dans le soulèvement des ateliers en août 1791.

6Voici donc à la veille de la Révolution Toussaint installé sur une petite caféterie dans les environs du Cap, habitation qu’il loue à un certain Janvier Dessalines, qui serait son propre gendre ; c’est de ce personnage, héros de l’expédition de Savannah, apparenté à Toussaint, que l’un des treize esclaves de l’habitation tire son nom. Il deviendra le futur général Jean-Jacques Dessalines.

7Au fil des actes notariés et des correspondances, transparaît tout un réseau de noirs libres de la région du Cap, qui ont connu une forme de promotion sociale, liés entre eux par les parentèles et les clientèles ; les puissantes familles des Thomany et des Antoine, les Léveillé, Jean-Baptiste Belley, etc…. Plus tard, pendant la Révolution, ils se constituent en élite dirigeante, ils compteront des représentants à la Convention et aux Conseils du Directoire, des généraux. Le réseau relationnel compte aussi des mulâtres comme Fleury, l’un des instigateurs avec les frères Ogé de la révolte des hommes de couleur en 1790, sur la paroisse de la Grande-Rivière, là précisément où se trouve la caféterie de Toussaint.

8Cette généalogie d’un personnage qui va entrer dans l’Histoire à un âge relativement avancé est la partie forte de l’ouvrage de Jacques De Cauna. L’extrapolation sur la carrière ultérieure est plus problématique. Ainsi, le réseau une fois dessiné, on ne peut considérer qu’il serve de support immuable à l’ascension de Toussaint. Nombre des hommes qui le composent vont même à partir de 1797 dénoncer le pouvoir personnel du gouverneur noir, et partager le point de vue de son adversaire déclaré, Sonthonax ; ainsi Belley, Thomany, Annecy, Léveillé. De même peut-on s’interroger sur les déterminismes culturels qui conduisent à mettre l’accent sur les « origines » béarnaises ou guyennaises des protecteurs européens, ou de nombre des relations de Toussaint.

9Le rôle actif de Toussaint dans l’insurrection des esclaves d’août 1791 est une donnée nouvelle, et tout à fait importante. Pour l’interprétation des causes de cette insurrection, l’auteur s’inscrit de façon convaincante à rebours des grands mythes fondateurs, la cérémonie vaudouisante, ou son caractère spontané ; de là à tordre le bâton dans l’autre sens, et à en faire un mouvement entièrement manipulé par les royalistes, il y a toutefois un pas qui est un peu vite franchi en sélectionnant un certain nombre de témoignages, par rapport à d’autres qui mettent en avant, par exemple, le rôle des mulâtres qui ont participé au soulèvement d’Ogé.

10La grande insurrection des ateliers du Nord n’était certainement pas un mouvement spontané, mais son caractère massif allait rapidement bouleverser les stratégies de ses instigateurs, quels qu’ils soient.

11Pour la carrière de Toussaint, désormais devenu Toussaint-Louverture, l’apport de l’auteur est moins novateur, et reprend sans trop de recul la biographie désormais classique de Pierre Pluchon. Pourtant nombre d’épisodes méritent encore une analyse approfondie, comme le ralliement de mai 1794 au gouverneur républicain Laveaux (Toussaint connaissait-il le décret sur la liberté générale au moment de son ralliement ?), ou bien l’épisode de l’affrontement d’août 1797 avec Sonthonax, dont les motivations, sinon les péripéties, restent extrêmement complexes.

12L’interprétation du rôle historique de Toussaint-Louverture soulève enfin de nombreuses interrogations et la discussion reste ouverte. Je ne retiendrai que quelques aspects de celle-ci.

13Tout d’abord, le parallèle entre la carrière de Toussaint et celle de Bonaparte, qui va loin, puisque De Cauna insinue que Toussaint aurait servi de modèle à Bonaparte. Certes, au moment de Brumaire, l’admiration du gouverneur noir pour le premier Consul est sincère, et Toussaint estime plausible un compromis sur la base de la confédération. Mais cela ne dépasse guère le stade de l’illusion, et il ne semble guère dans les propos de Bonaparte qu’à l’époque, l’admiration ait été réciproque. C’est la méfiance, pour ne pas dire plus, qui prime.

14Le terme de « précurseur », qui sert de sous-titre à l’ouvrage, mérite une analyse plus fouillée que les éléments rétrospectifs fournis en conclusion. « Grand précurseur » certes, mais de quoi ? De toute l’évolution ultérieure de l’État Haïtien, dans son équilibre instable entre une promesse d’émancipation sociale et la réalité d’un pouvoir oligarchique qui emprunte bien des formes de la domination coloniale ? Ce qui nous renvoie à l’inachèvement et aux contradictions du projet louverturien. Ce projet se concrétise nettement à partir de 1797 mais la direction dans laquelle s’engage alors le processus révolutionnaire haïtien ne peut apparaître que postérieurement à la déportation de Toussaint. C’est celui de la construction d’une nation haïtienne, à partir des apports de ses populations diverses, et pas seulement des anciens esclaves, comme il est dit trop souvent ; or cette construction est largement inachevée et l’indépendance de 1804 ne change rien à l’affaire. Si on se place dans la perspective des mouvements révolutionnaires constitutionnalistes de la transition XVIIIe-XIXe siècles, c’est bien l’édification de la Nation comme nouveau sujet historique qui est au centre ; or, de ce point de vue, la révolution de Saint-Domingue n’est pas aboutie, pas plus que ne l’est celle des États-Unis (il faut attendre 1865), ou celle, un peu postérieure, de l’Amérique espagnole. En outre, mettre l’accent sur la seule issue de la décolonisation, comme on le fait toujours dans le sillage d’Aimé Césaire, est un trompe l’œil qui fait l’impasse sur les alternatives au projet louverturien ; la pédagogie de la citoyenneté républicaine prônée tant par Sonthonax que par Grégoire, la communauté des cultivateurs libres qui entretient le souffle de la résistance au caporalisme agraire. Si Jacques De Cauna est sensible dans sa conclusion au deuxième terme de la contradiction, il ignore la prégnance, tout comme le faisait Pluchon d’ailleurs, des idéaux du constitutionnalisme libéral et républicain.

15Ces hésitations et ces contradictions doivent conduire à s’interroger sur le « sens de l’Histoire » qui sert trop souvent à justifier l’action des grands hommes. Non sans perplexité d’ailleurs sur le sens que l’auteur attribue au processus révolutionnaire, qui porta sur le devant de la scène le petit propriétaire noir des environs du Cap, puisqu’il soutient p. 140 que les projets de réforme ministérielle pour « une libération progressive des esclaves voulue dès cette date par le roi, en commençant par les ateliers royaux, montrent à quel point les esprits avaient évolué dans ces milieux et l’on peut se demander finalement, si la Révolution, comme dans beaucoup de domaines, n’a pas brutalement stoppé une évolution qui s’annonçait favorable aux esclaves, l’épisode bonapartiste et ses suites retardant ensuite encore d’une cinquantaine d’années, jusqu’en 1848, leur émancipation. » A l’inverse de cette vision pacifiée et très passive d’un changement octroyé par le haut, le processus révolutionnaire à Saint-Domingue est initié, dans la violence, par la résistance des créoles blancs aux changements progressifs voulus par la métropole. Sans ce processus révolutionnaire, pas de Toussaint, et donc pas d’indépendance ?

16L’écriture de l’Histoire accorde aujourd’hui une place à l’uchronie, c’est pourquoi nous laisserons à l’auteur la responsabilité de la formulation de ses hypothèses. Ce qui n’ôte rien par ailleurs aux investigations menées sur les traces de la mémoire de Toussaint-Louverture, du côté de sa descendance en Aquitaine, du très riche cahier iconographique qui accompagne l’ouvrage (l’expertise des portraits de Toussaint est un dossier que connaît très bien l’auteur), du lieu de sépulture de ses restes.

17Entre histoire et mémoire, nous avons donc un essai qui est une introduction à un acteur important des mouvements révolutionnaires atlantiques, replacé dans son contexte social, et débarrassé de toute la mythologie propice à son instrumentalisation.


Date de mise en ligne : 28/10/2013.

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