Notes
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[1]
Sur la diffusion puis la diabolisation de l’électrochoc-thérapie, voir le livre iconoclaste de Edward Shorter et David Healy, Shock Therapy. A History of Electroconvulsive Treatment in Mental Illness, New Brunswick-New Jersey-Londres, Rutgers University Press, 2007.
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[2]
Sur l’introduction de l’électrochoc (et plus généralement des thérapeutiques dites biologiques) en Belgique voir : Jean-Noël Missa, Naissance de la psychiatrie biologique. Histoire des traitements des maladies mentales au XXe siècle, Paris, PUF, 2006.
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[3]
Compte tenu de sa mauvaise réputation, le terme d’électrochoc n’est plus guère employé par les psychiatres, qui lui préfèrent celui de sismothérapie.
-
[4]
Ainsi la question du consentement du patient ne se posait-elle pas du tout dans les mêmes termes qu’aujourd’hui.
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[5]
Voir Edward Shorter et David Healy, op. cit., chapitres 3 et 4 et Roberta Passione, “Italian psychiatry in an international context. Ugo Cerletti and the case of electroshock”, History of Psychiatry, n° 15, 2004/1, p. 83-104.
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[6]
Enrico X. peut d’ailleurs quitter la clinique le 17 juin. On sait qu’il rechutera en mars 1940.
-
[7]
46 appareils sont fabriqués entre octobre 1938 et janvier 1940, dont 14 sont vendus à l’étranger.
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[8]
Aux États-Unis, le premier électrochoc est appliqué à un malade de Chicago en janvier 1940 avec un appareil de fabrication italienne.
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[9]
Lothar Kalinowsky, qui est juif, a quitté l’Allemagne en 1933 puis l’Italie, où il s’était réfugié, en 1939. Il s’installe d’abord en Angleterre puis, au printemps 1940, émigre aux États-Unis où il joue un rôle important dans la diffusion de l’électrochoc.
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[10]
On ignore avec quel appareil.
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[11]
L’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, situé à Neuilly-sur-Marne, appartient au dispositif d’assistance psychiatrique mis en place par le département de la Seine. Ce dispositif comporte sept asiles, deux colonies familiales et un asile agricole.
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[12]
Ce témoignage a été retranscrit dans le numéro spécial de la revue Recherches intitulé « L’Asile » paru en 1978 sous la direction de Gaëtane Lamarche-Vadel et de Georges Preli, p. 208-210.
-
[13]
Dr Plichet, « L’électrochoc. Le traitement des affections mentales par les crises convulsives électriques », La Presse médicale, 20-21 novembre 1940, p. 937-939. Cet article est le premier article français à traiter de l’électrochoc. Le Dr Plichet lui-même n’a pas administré d’électrochoc, mais cite des travaux publiés par des psychiatres italiens et anglais auxquels Jacques Rondepierre dit s’être reporté. Il affirme avoir également consulté un article du professeur Friedrich Meggendorfer, de l’université d'Erlangen. Il est probable qu’il s’agit de l’article intitulé « Uber die ersten deutschen Versuche einer Elektrokrampfbehandlung der Geisteskranken » paru le 3 février 1940 dans la Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift (p. 41-43).
-
[14]
L’insulinothérapie consiste à injecter de l’insuline à un malade pour le plonger dans le coma puis à le « resucrer » pour l’en sortir. La cardiazolthérapie consiste à injecter au malade un tonicardiaque, le cardiazol (ou métrazol), afin de provoquer une crise d’épilepsie.
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[15]
Comme la Société de neurologie, cette prestigieuse société savante fondée en 1852, a été autorisée à poursuivre ses activités par l’occupant et continue de se réunir très régulièrement pendant toute la période. Dans les années qui suivent, les Dr Lapipe et Rondepierre viennent, à plusieurs reprises, présenter devant la SMP les perfectionnements apportés à leur appareil et les résultats obtenus sur leurs malades. En 1942 ils publient chez Maloine un ouvrage intitulé Contribution à l’étude physique, physiologique et clinique de l’électrochoc.
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[16]
Jacques Rondepierre et Marcel Lapipe, « Essai d’un appareil français pour l’électrochoc », compte rendu de la séance du 28 avril 1941, Annales médico-psychologiques, 1941, p. 87-95. L’article est accompagné de six photos prises lors de la phase d’expérimentation sur le chien.
-
[17]
Oscar Forel, « L’électrochoc en psychiatrie », Annales médico-psychologiques, janvier 1941, p. 22-40. Dans cet article de neuf pages, O. Forel rend compte des 262 séances auxquelles il a procédé avec un appareil de fabrication italienne entre janvier et août 1940. Il décrit de façon précise la technique utilisée, le déroulement de la crise comitiale, l’état physique et psychique du malade à l’issue de la séance de cure ainsi que les indications, la fréquence et les contre-indications du traitement.
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[18]
Il s’agit d’un appareil fabriqué par la Maison Purtschert de Lucerne sur le modèle de celui conçu par Lucio Bini. Cet appareil est également utilisé à l’hôpital psychiatrique de La Manouba en Tunisie où les premiers électrochocs sont appliqués au mois de mai 1941.
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[19]
En juin 1942, Joseph Levy-Valensi est élu sur la chaire du professeur Claude, mais ne peut l’occuper car il est juif. Il quitte alors Paris pour le sud de la France où il est arrêté lors d’une rafle en septembre 1943. Il meurt à Auschwitz en novembre 1943.
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[20]
Environ 150 appareils Lapipe Rondepierre (de plusieurs générations car ses concepteurs l’améliorent progressivement) sont fabriqués entre mars 1942 et la Libération. Rappelons qu’en 1940 la France compte une centaine d’hôpitaux psychiatriques de statuts divers. Un quart d’entre eux est évacué au cours des années d’occupation.
-
[21]
En décembre 1939, Gaston Ferdière, alors médecin-directeur de l’asile agricole de Chezal-Benoît, a pratiqué une lobotomie sur un schizophrène de 28 ans à l’hôpital d’Issoudun. Cette initiative a été mal accueillie par les membres de la SMP (voir le compte rendu de la séance du 22 janvier publié dans la livraison 1940 des Annales médico-psychologiques). Le 21 décembre 1942, il revient devant la SMP pour présenter une communication intitulée « Note sur la nosologie et ses dangers ».
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[22]
Les amis surréalistes d’Artaud ont demandé à Gaston Ferdière de faire transférer le poète à l’hôpital psychiatrique de Rodez où ils pensaient, à juste titre, qu’il souffrirait moins des restrictions alimentaires. Il n’est pas exclu qu’Antonin Artaud, qui est arrivé à Rodez en février 1943, ait déjà reçu des électrochocs à l’hôpital de Ville-Evrard, mais à ce jour rien ne permet de valider cette hypothèse.
-
[23]
Le Congrès des aliénistes et neurologistes français et des pays de langue française d’octobre 1942 est le seul à s’être réuni sous l’Occupation. Pas moins de quatorze interventions sont consacrées à l’électrochoc, alors qu’à cette date peu d’hôpitaux psychiatriques sont dotés d’un sismothère.
-
[24]
La loi de juin 1838, qui organise l’assistance psychiatrique en France, place en effet les asiles, rebaptisés hôpitaux psychiatriques en 1937, sous la tutelle des départements.
-
[25]
Jean Lépine, « Sur le pronostic de l’aliénation », Le Journal de médecine de Lyon, 1943, 552, p. 463- 464.
-
[26]
L’explication la plus couramment avancée est celle de l’antagonisme (non démontré) entre épilepsie et maladie mentale. D’autres théories sont élaborées au cours des années de guerre, en particulier celle de la dissolution/reconstruction développée par le professeur Delmas-Marsalet.
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[27]
La malariathérapie, mise au point par le Viennois Julius Wagner-Jauregg en 1917, est préconisée dans le traitement de la paralysie générale, complication nerveuse très répandue de la syphilis. Elle consiste à inoculer aux malades le germe de la malaria afin de provoquer une forte fièvre, réduite ensuite par l’administration de quinine. Ce traitement, qui relève de la pyrétothérapie au même titre que les abcès de fixation, est employé jusqu’à l’arrivée de la pénicilline dans la seconde moitié des années 1940.
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[28]
Cette surpopulation s’explique à la fois par la croissance du nombre des admissions annuelles et par la faible rotation des effectifs de malades du fait du petit nombre des sorties.
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[29]
Contrairement à l’Allemagne, qui occupe le Danemark – seul pays d’Europe à produire de l’insuline de synthèse – l’Italie est également affectée par cette pénurie.
-
[30]
Sur le scénario et les causes de cette famine, qui n’a pas été volontairement provoquée par le régime de Vichy ou par l’occupant allemand mais révèle le profond isolement social des malades internés dans les asiles, voir Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier/Flammarion, 2007.
-
[31]
Du nom du secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement, Max Bonnafous. Max Bonnafous est marié à Hélène Sérieux-Bonnafous, fille du grand psychiatre Paul Sérieux et elle-même médecin du cadre des hôpitaux psychiatriques.
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[32]
Ce phénomène, dont les causes sont multiples, a déjà été décrit en 1870/71 et en 1914/18.
-
[33]
Leur intervention s’intitule « Considérations techniques et statistiques sur 60 malades traités par électrochoc. »
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[34]
Oscar Forel y insiste beaucoup dans son article de janvier 1941. Mais les conditions offertes par une clinique privée n’ont pas grand chose à voir avec celles que connaissent les psychiatres des asiles publics.
-
[35]
Dans les années 1930, la pénurie de personnel et de locaux a constitué un frein considérable à la diffusion des premières thérapeutiques biologiques. C’est ce qui explique que, dans les petits hôpitaux psychiatriques de province, les médecins-chefs ont souvent opéré un choix entre l’insuline et le cardiazol.
-
[36]
Ces accidents divers, souvent évoqués lors des séances de la SMP, constituent le sujet de la thèse de Jacques Latrémolière, interne de Gaston Ferdière à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Voir Jacques Latrémolière, Accidents et incidents observés au cours de 1200 électrochocs, thèse, faculté de médecine de Toulouse, 1944.
-
[37]
Utilisé en anesthésie, le curare provoque un relâchement musculaire. Quelques psychiatres français y ont recours dès 1943.
-
[38]
Voir Dr Heuyer et Dr Peras, « Les troubles mnésiques consécutifs à l’électrochoc », Annales médico-psychologiques, 1943, compte rendu de la séance du 22 novembre. Le problème a déjà été évoqué lors des séances du 26 octobre 1942 et du 11 janvier 1943.
-
[39]
Edward Shorter et David Healy, op. cit.
-
[40]
Les essais cliniques randomisés ne commencent à être utilisés que dans la seconde moitié des années 1950.
-
[41]
Le 28 juillet 1941, les Dr Rondepierre et Lapipe rapportent devant la SMP la guérison miraculeuse, à l’issue d’un traitement de quelques chocs, de deux malades internés depuis plusieurs années pour mélancolie profonde.
-
[42]
La catatonie est un état d’immobilisme et de stupeur quasi-totale qui a quasiment disparu des services psychiatriques avec la diffusion des neuroleptiques à partir du milieu des années 1950.
-
[43]
Certains médecins des hôpitaux psychiatriques ont favorisé la création de sociétés de patronage à destination des aliénés récemment sortis de l’asile. Mais ces sociétés, pourtant encouragées par les autorités de tutelle, ne bénéficient que de maigres subventions publiques et fonctionnent pour la plupart au ralenti.
-
[44]
Bien que préconisées par la circulaire Rucart d’octobre 1937 dont les principales dispositions sont reprises par une circulaire du 6 juin 1941, les consultations d’hygiène mentale sont encore, faute de moyens, très peu nombreuses sous l’Occupation.
-
[45]
Par les Dr Lapipe et Rondepierre qui l’ont présenté à la SMP le 12 avril 1943. L’appareil est contenu dans une petite valise.
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[46]
Dès 1943, Gaston Ferdière et Jacques Latrémolière pratiquent les électrochocs à domicile ce qui, selon leurs dires, a évité bien des internements.
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[47]
Voir Isabelle von Bueltzingsloewen, « Révolution au quotidien, révolution du quotidien : les transformations de la pratique psychiatrique à l’hôpital du Vinatier dans les années cinquante », in Isabelle von Bueltzingsloewen et Olivier Faure (dir.), Questions à la « révolution psychiatrique », Lyon, éditions La Ferme du Vinatier, 2001, p.19-36.
-
[48]
Sachant que dès son introduction, l’électrochoc compte quelques adversaires acharnés tels que le Dr Henri Baruk, médecin chef à l’asile de Charenton. Interdit de publication parce que juif, Henri Baruk doit cependant attendre la Libération pour exprimer son hostilité à une méthode qu’il juge à la fois dangereuse, inefficace et inhumaine.
1Expérimentée pour la première fois sur l’homme par lepsychiatre italien Ugo Cerletti au printemps 1938, l’électrochocthérapie (ou électrisation de l’encéphale) – qui consiste à provoquer une crise d’épilepsie en faisant passer, pendant quelques dixièmes de secondes, un courant électrique alternatif de faible intensité à travers le cerveau – s’est répandue avec une étonnante rapidité en Europe occidentale mais aussi aux Etats-Unis, en Amérique du Sud ou encore au Japon [1]. Comment expliquer le formidable succès de cette thérapeutique souvent présentée comme miraculeuse par les contemporains ? L’introduction de l’électrochoc, bientôt employé à grande échelle dans les hôpitaux psychiatriques, peut-elle être considérée comme une « révolution » ? C’est à ces interrogations que je tenterai de répondre en centrant mon analyse sur le cas français qui n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucune étude [2].
2 Ce questionnement implique de se déprendre des représentations éminemment négatives qui dominent la mémoire collective. Dans les années 1960-1970, le recours à l’électrochoc, souvent associé à la pratique de la lobotomie, a en effet été diabolisé par les ténors du mouvement anti-psychiatrique qui en ont fait le symbole d’une psychiatrie accusée de barbarie parce que n’hésitant pas, pour parvenir à ses fins, à abolir la personnalité de ceux qu’elle prétendait guérir. Si tout le monde n’a pas lu le roman de Ken Kesey, Vol au dessus d’un nid de coucou, paru en 1962, tout le monde a vu le film de Milos Forman qui en a été tiré en 1975 avec Jack Nicholson dans le rôle du « patient » rebelle, Randl P. McMurphy. Bien qu’ils soient à nouveau couramment utilisés dans un certain nombre de services hospitaliers pour soigner des malades atteints de dépression sévère résistant aux traitements médicamenteux [3], les électrochocs, souvent assimilés à un « mauvais traitement », ont aujourd’hui encore une réputation exécrable. La fréquentation des forums de discussion sur Internet montre que ses contempteurs sont toujours nombreux alors que ses défenseurs ont beaucoup de mal à faire entendre leurs arguments.
3 Cette configuration contraint l’historien à réaffirmer que son intervention ne s’inscrit pas dans le registre de la morale, mais dans celui de l’analyse historique. Celle-ci repose sur une lecture critique des sources rendue possible par une « mise en contexte » qui a pour vocation non pas d’exonérer les acteurs (individuels et collectifs) de leurs responsabilités mais d’éviter le piège de l’anachronisme et de se dégager de jugements dictés par des principes éthiques que ne partageaient pas les contemporains [4]. Dans le cas présent, l’objectif n’est pas de susciter des réactions d’indignation vertueuse, mais d’identifier la multiplicité des facteurs et des enjeux à l’œuvre dans la diffusion d’une thérapeutique qui, comme les autres méthodes de choc expérimentées au cours des années 1930, a nourri un immense espoir chez les médecins, les malades et leur famille et a contribué à faire reculer l’idée de l’incurabilité de la folie.
Les premières expérimentations en France
4 Le 11 avril 1938, Ugo Cerletti, professeur de psychiatrie à l’université de Rome, applique le premier électrochoc à un schizophrène de 38 ans, Enrico X, récemment interné à la clinique des maladies mentales et nerveuses, en présence de quelques proches collaborateurs dont Lucio Bini, qui a mis au point l’appareil avec l’aide d’un électricien [5]. Cette première tentative échoue. Il faut attendre la seconde, le 20 avril, pour que la secousse électrique déclenche une crise épileptique. Le 28 mai, Ugo Cerletti et Lucio Bini présentent le malade, dont l’état s’est sensiblement amélioré [6], devant l’Académie royale de médecine d’Italie et, quelques jours plus tard, devant le premier Congrès international de criminologie réuni à Rome. À la fin du mois d’août 1939, alors que l’expérimentation de l’électrochoc a été étendue à de nombreux malades à la demande expresse de leur famille, ils font état de leurs résultats devant le Congrès international de neurologie qui se tient à Copenhague et rassemble de nombreux participants. Enfin en 1940, les deux hommes rendent compte de la nouvelle méthode dans un numéro spécial de la Rivista Sperimentale di Freniatria aussitôt réédité sous forme de livre. La diffusion de ce travail reste cependant limitée du fait de la guerre. Ce qui n’empêche pas l’électrochoc de se diffuser rapidement grâce à la mise sur le marché d’un petit nombre de machines fabriquées par la maison Arcioni de Milan [7]. Entre la fin 1939 et le printemps de l’année 1940, les électrochocs commencent à être utilisés en Suisse, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Suède, au Danemark, aux États-Unis, mais aussi en Argentine et dans quelques pays d’Afrique sous domination coloniale [8].
5 Faute de sources, il est difficile de reconstituer avec précision le scénario de l’introduction de l’électrochoc en France. On peut cependant observer que, dans un contexte peu favorable aux échanges et aux transferts scientifiques – celui de la guerre et de l’occupation allemande –, les psychiatres français n’accèdent qu’avec retard à ce qui fait d’ores et déjà figure d’innovation thérapeutique majeure. Il semble pourtant qu’en dépit de la mobilisation et de l’entrée en guerre, ils se soient intéressés aux travaux du professeur Cerletti dès l’automne 1939. D’après le témoignage du professeur Henri Claude, titulaire de la chaire des maladies mentales de la faculté de médecine de Paris, qui a participé au Congrès de Copenhague et a discuté de la nouvelle méthode avec Lothar Kalinowsky, un des assistants exilés de Ugo Cerletti [9], des essais sur l’animal ont été menés à la fin de l’année 1939 à la clinique de l’asile parisien de Sainte-Anne [10]. Ceux-ci n’ayant pas permis de provoquer des crises d’épilepsie et ayant conduit à la mort de plusieurs animaux, le pas de l’expérimentation sur l’homme n’aurait cependant pas été franchi. Si bien que ce sont les Allemands qui, au cours de l’été 1940, appliquent les premiers électrochocs sur le territoire français dans le service de neuro-psychiatrie qu’ils ont créé à destination de leurs soldats dans l’enceinte de l’hôpital Sainte-Anne. L’appareil utilisé est très probablement un appareil de fabrication allemande produit par la Maison Siemens-Reiniger de Erlangen. On ignore si les psychiatres français de l’établissement ont eu la possibilité d’assister à des séances de cure.
6 Il faut en tout cas attendre décembre 1940 pour que, prenant acte de l’impossibilité de se procurer un sismothère de fabrication italienne, allemande ou suisse, le psychiatre Jacques Rondepierre, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard [11], décide de « bricoler » un appareil artisanal avec l’aide de Marcel Lapipe, électro-radiologiste à l’hôpital Vaugirard. Si l’on en croit le témoignage qu’il a donné en 1978 [12], son intérêt pour la nouvelle thérapeutique a été éveillé par un article publié en novembre 1940 dans l’hebdomadaire La Presse médicale par le Dr André Plichet, médecin-chef du pavillon des agités de l’hôpital Saint-Antoine [13]. Lui-même n’a donc jamais assisté à une séance d’électrochoc. Au cours du mois de mars 1941, il entreprend de tester l’appareil sur l’animal au laboratoire de physiologie de la faculté de médecine de Paris : à sept reprises sur des chiens (trois au total), puis une fois sur un porc de la ferme de l’asile de Ville-Evrard, enfin à trois reprises sur un lapin. À l’issue de ces onze expériences, il fait vérifier que les cerveaux des animaux soumis au choc électrique ne comportent aucune lésion. Puis, à une date incertaine – probablement dans les deux derniers jours du mois de mars ou dans les tout premiers jours du mois d’avril –, il décide de passer au stade de l’expérimentation sur l’homme. En l’occurrence sur René F., schizophrène de 25 ans déjà traité, sans succès, par l’insuline (ou cure de Sakel du nom de son inventeur) et le cardiazol [14]. « Alors je me suis dit : on peut vraiment y aller », explique-t-il en 1978 manifestement étonné de l’audace dont il a fait preuve à une date où l’expérimentation n’était pourtant pas encadrée. « Mais la première fois où j’ai fait un électrochoc, personne n’était au courant. Si jamais j’avais tué un malade… C’est un mauvais souvenir pour moi. Heureusement ça s’est bien passé. »
7 Le 28 avril 1941, soit moins d’un mois après leur première tentative sur l’homme, les Dr Lapipe et Rondepierre présentent leur appareil et leurs premiers résultats devant la Société médico-psychologique [15]. Leur communication, publiée quelques semaines plus tard [16], est d’autant mieux accueillie qu’à cette date la plupart des membres de la société ont pris connaissance de l’article publié dans les Annales médico-psychologiques par le psychiatre suisse Oscar Forel, qui utilise les électrochocs dans sa clinique de Rives-de-Prangins depuis janvier 1940 [17]. Dans une majorité d’hôpitaux psychiatriques français, l’introduction de l’électrochoc est cependant retardée par la difficulté à se procurer un sismothère. La Maison Chillaud de Paris ne commence en effet à produire des appareils Lapipe-Rondepierre, en très petit nombre, qu’à partir de mars 1942. Paul Balvet, médecin-directeur du petit hôpital psychiatrique départemental de Lozère (Saint-Alban), est un des rares psychiatres français – avec le Dr Cossa, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Nice – à parvenir à acquérir un appareil suisse qu’il utilise à partir de juin 1942 [18]. On ignore en revanche si le sismothère qu’utilise Joseph Levy-Valensi, assistant du professeur Claude à Sainte-Anne, à partir de mai 1942 [19] est de fabrication suisse, française ou allemande. En dépit de leur intérêt pour cette innovation thérapeutique prometteuse, nombre de psychiatres doivent pour leur part attendre 1943 pour expérimenter l’électrochoc sur leurs malades. À la fin du printemps 1943, Pierre Scherrer, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique départemental de l’Yonne (Auxerre), peut ainsi prendre livraison d’un premier appareil. Il s’agit d’un appareil Lapipe/Rondepierre [20], beaucoup moins onéreux que les appareils suisses. Mais dès 1942, le Lapipe/ Rondepierre est concurrencé par un autre appareil français conçu par Paul Delmas-Marsalet, professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Bordeaux, qui a pour particularité de fonctionner avec un courant continu. C’est un de ces appareils, fabriqué par les ateliers Solex, que Gaston Ferdière, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique départemental de l’Aveyron (Rodez) depuis juillet 1941, parvient à se faire livrer en mai 1943. On imagine quelle a été la frustration de ce psychiatre, adepte de l’interventionnisme thérapeutique [21], confronté de longs mois durant à l’impossibilité matérielle d’appliquer la nouvelle thérapeutique.
8 C’est donc très certainement avec le sentiment de devoir rattraper le temps perdu que Gaston Ferdière, aidé de son interne Jacques Latrémolière, commence à employer l’électrochoc à l’asile de Rodez. Au mois de juin 1943, il décide de soumettre au traitement Antonin Artaud, transféré de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard quelques mois plus tôt [22]. Entre le 20 juin 1943 et le 4 janvier 1945, le poète reçoit six séries d’électrochocs, soit un total de 58 chocs. Il a été maintes fois reproché à Gaston Ferdière, présenté comme un nouvel Eichmann par ses contempteurs les plus extrémistes, d’avoir abusivement infligé à celui qui lui avait été confié un traitement barbare qui aurait profondément perturbé son rapport à l’écriture. Il n’est pas question de relancer cette polémique, dont les enjeux sont au demeurant complexes, mais simplement de faire remarquer que, dans le contexte qui vient d’être décrit, il était inenvisageable que Gaston Ferdière ne fasse pas bénéficier Antonin Artaud d’un traitement qui, à tort ou à raison, lui paraissait de nature à réduire son délire, voire à infléchir le cours de sa maladie.
Une diffusion rapide portée par un immense espoir : soigner et guérir… En temps de pénurie
9 En dépit d’obstacles matériels considérables et du profond isolement de la communauté psychiatrique française qui n’a que difficilement accès à l’information scientifique internationale, l’électrochoc se répand comme une traînée de poudre dans les hôpitaux psychiatriques français au cours des années 1942 et 1943. La cause en est d’abord l’empressement manifesté par la plupart des psychiatres qui placent un immense espoir dans le nouveau traitement. Il n’est qu’à lire les communications présentées au Congrès des aliénistes et neurologistes français réuni à Montpellier en octobre 1942 pour prendre la mesure de l’enthousiasme qui anime ceux – encore peu nombreux – qui ont déjà expérimenté la nouvelle technique [23]. Cet enthousiasme transparaît aussi dans les rapports annuels rédigés par les médecins des hôpitaux psychiatriques à destination des préfets [24] et dans nombre de publications – scientifiques ou grand public – qui décrivent les résultats spectaculaires obtenus sur certains malades. Dans un article paru en 1943 dans Le Journal de médecine de Lyon le professeur Jean Lépine, doyen de la faculté de médecine de Lyon et directeur de la clinique des maladies mentales, déclare ainsi avec un optimisme sans faille : « L’humanité a fait là un progrès comparable à certains de ceux qui dérivent de l’œuvre pastorienne. » [25]
10 L’engouement des médecins des hôpitaux psychiatriques pour une thérapeutique dont personne ne parvient – en dépit d’hypothèses multiples [26] – à expliciter le mécanisme d’action renvoie à une conjonction de facteurs difficiles à hiérarchiser : des facteurs structurels – qui s’inscrivent dans le prolongement d’évolutions intervenues dans l’entredeux guerres et surtout dans la seconde moitié des années 1930 – mais aussi des facteurs produits par la conjoncture très particulière créée par la guerre et l’Occupation.
11 Le succès de l’électrochoc doit tout d’abord être mis en relation avec la volonté manifestée par ceux que l’on appelle encore souvent les aliénistes de rompre avec un abstentionnisme thérapeutique qui, une décennie plus tôt, constituait encore la caractéristique première de leur pratique. L’enfermement des malades dans les asiles étant considéré comme une thérapeutique à part entière, leur activité se cantonnait en effet bien souvent à la nosologie et à la classification. Sans produire de rupture nette, l’introduction très progressive des thérapeutiques biologiques – dans l’ordre chronologique la malariathérapie ou impaludation [27], l’insulinothérapie puis la cardiazolthérapie – au cours des années 1920 et 1930, permet en effet de renouveler l’approche thérapeutique des maladies mentales. Même si ils ne concernent, dans un premier temps, qu’un nombre limité d’hôpitaux et de malades, les premiers traitements biologiques ont donc préparé le terrain à l’électrochoc. Ugo Cerletti reconnaît d’ailleurs volontiers que l’insulinothérapie et la cardiazolthérapie, auxquelles il s’est beaucoup intéressé et qu’il a expérimentées très tôt à la clinique psychiatrique de Rome, l’ont encouragé dans ses travaux sur le rôle de l’électricité sur le cerveau, engagés en 1933. La pratique des chocs au cardiazol lui a en particulier révélé l’intérêt des convulsions dans le traitement des maladies mentales. L’électrochoc, qui relève lui aussi de la convulsivothérapie, ne constitue donc pas une innovation conceptuelle. Seul le moyen de provoquer les convulsions a changé. En acclimatant les nouvelles thérapeutiques biologiques dans leur service, les psychiatres les plus progressistes, confrontés aux effets délétères de la surpopulation asilaire [28], manifestent en tout cas leur détermination à agir plus activement sur l’état de leurs malades en même temps que leur désir d’être reconnus comme des médecins à part entière, capables de soigner et de guérir. « L’hôpital psychiatrique doit être centré sur la thérapeutique s’il veut s’élever au dessus du niveau du dépôt de mendicité », écrit ainsi Paul Balvet, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, dans son rapport pour l’année 1939.
12 Mais la généralisation rapide de l’électrochoc a également été favorisée par le contexte des années noires. En France comme dans d’autres pays occupés [29], la pénurie d’insuline, dont l’utilisation est strictement réservée au traitement du diabète par une circulaire d’août 1940, joue un rôle majeur. Subitement empêchés de pratiquer des cures de Sakel, qu’ils avaient parfois mis beaucoup d’énergie à introduire dans leur service au cours des années d’avant-guerre, les psychiatres se convertissent d’autant plus facilement à l’électrochoc que celui-ci n’a plus de concurrent. Mais on peut également établir un lien de cause à effet entre la diffusion de l’électrochocthérapie et la famine qui, entre 1940 et 1945, cause la mort de près de 45 000 malades internés dans les hôpitaux psychiatriques français confrontés à des problèmes dramatiques d’approvisionnement [30]. La perspective de guérir les malades menacés par la sous-alimentation, ou en tout cas d’améliorer suffisamment leur état pour qu’ils puissent sortir de l’asile, revêt en effet une importance nouvelle pour les médecins chefs de service. Dans un contexte de crise alimentaire aiguë, l’enjeu est également de démontrer que, contrairement à des préjugés profondément ancrés, les aliénés sont curables et qu’ils méritent par conséquent de survivre puisqu’ils pourront, à terme, retrouver leur place et leur utilité dans la société. C’est d’ailleurs au nom de la curabilité des maladies mentales que les médecins des hôpitaux psychiatriques réclament une amélioration du régime alimentaire de leurs malades. Cet argument est finalement entendu par les autorités puisqu’une circulaire datée du 4 décembre 1942, dite circulaire Bonnafous [31], alloue des suppléments de ration conséquents aux aliénés internés. Dès lors la surmortalité recule notablement dans la plupart des hôpitaux psychiatriques. Mais la poussée de mortalité provoquée par la famine et par la flambée des maladies infectieuses (tuberculose surtout dont le pronostic s’aggrave), conjuguée au recul spectaculaire du nombre des internements [32], entraîne une véritable fonte des effectifs de malades internés. Au 1er janvier 1945, on dénombre 59 503 malades dans les hôpitaux psychiatriques français, contre 110 188 au 1er janvier 1940. Ce recul de 46 % se traduit par une amélioration de l’encadrement médical. Pour donner un seul exemple : à l’hôpital psychiatrique du Rhône (Bron/Lyon), on recense un médecin pour 315 malades au début de l’année 1944, contre un médecin pour 579 malades au début de l’année 1940.
13 Cette diminution de la taille des services a-t-elle stimulé le zèle thérapeutique des médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques ? On peut en faire l’hypothèse. Mais par rapport à la cure de Sakel ou au traitement par le cardiazol, l’électrochoc offre en outre l’avantage de pouvoir être appliqué à grande échelle. Dans leur intervention au Congrès des aliénistes de Montpellier en octobre 1942, Paul Balvet et André Chaurand soulignent qu’en quatre mois à peine, ils ont traité 60 malades de l’asile de Saint-Alban ; chaque malade ayant reçu en moyenne 10 chocs, ils ont donc effectué plus de 600 électrochocs alors qu’il leur a fallu quatre ans pour réaliser un nombre équivalent de chocs au cardiazol [33]. Si une séance d’insuline ou de cardiazol nécessite un investissement de plusieurs heures, l’électrochoc peut en effet se pratiquer à la chaîne. Certes, à l’instar d’Oscar Forel, nombre de psychiatres préconisent de profiter de chaque séance pour instaurer un dialogue psychothérapeutique avec les malades qui, à l’issue du choc, sont souvent plus accessibles au dialogue [34]. Mais, faute de temps, il est peu probable que cette recommandation ait été suivie d’effets. Reste que l’électrochocthérapie est aussi beaucoup plus simple à mettre en œuvre que les cures d’insuline ou de cardiazol dont la généralisation se heurte encore, à la veille de la guerre, aux réticences de bien des psychiatres qui les jugent trop sophistiquées. La pratique de l’électrochoc ne requiert en effet ni installation particulière – il n’est pas impératif d’isoler le malade dans une chambre individuelle ou dans un dortoir équipé de boxes – ni surveillance spécifique exercée par un personnel spécialement formé [35]. Et son coût se limite à l’achat, vite amorti, d’un sismothère.
14 Le fait que l’électrochoc soit bien « accepté » par ceux qui y sont soumis a également favorisé sa diffusion. Bien que la question du consentement ne soit pas posée, il semble en effet que la résistance des malades ait constitué un obstacle majeur à l’acclimatation de la cardiazolthérapie. Même si certains tentent de minimiser le phénomène en mettant en avant les bénéfices du traitement, les psychiatres sont nombreux à faire état de cette abominable angoisse de mort ressentie par les malades entre l’injection du produit et le déclenchement de la crise comitiale. Or cet inconvénient majeur n’existe pas avec l’électrochoc. C’est pourquoi, dans son article de janvier 1941, Oscar Forel prédit la disparition rapide de ce traitement : « Nous pensons que le cardiazol pourra être abandonné sans regret, en raison de sa brutalité, des accidents divers signalés dans tous les pays et aussi en raison de la résistance farouche que lui opposent les malades. » Le cardiazol a en réalité encore quelques années devant lui même si, contrairement à la cure de Sakel, il a du mal à retrouver une place dans la thérapeutique psychiatrique de l’après-guerre. Il est vrai qu’à l’heure où Oscar Forel écrit, on croit encore à l’innocuité totale de l’électrochoc. Par la suite, les psychiatres signalent que le traitement provoque des fractures, des luxations, des déchirures musculaires, des tassements vertébraux [36] – tous accidents causés par l’intensité de la secousse musculaire qui seront bientôt évités par le recours au curare [37] – ainsi que, plus rarement, des abcès pulmonaires. Les chocs électriques entraînent également des troubles de la mémoire plus ou moins importants qui régressent généralement au bout de quelques heures ou de quelques jours [38]. L’électrochoc n’en est pas moins, de l’avis de tous les psychiatres qui l’utilisent, beaucoup moins dangereux que l’insuline et le cardiazol. On peut postuler que cette moindre dangerosité a également facilité son adoption dans une grande majorité d’hôpitaux psychiatriques.
Une panacée ? De l’euphorie aux premiers doutes : l’appréciation d’un progrès
15 La diffusion de l’électrochocthérapie a-t-elle également été déterminée par son action curative ? Autrement dit, l’électrochoc s’est-t-il imposé parce qu’il constituait un traitement plus efficace que ceux dont on disposait jusque là ? Oui, affirment sans hésitation Edward Shorter et David Healy dans leur ouvrage récent déjà cité [39]. À quoi on peut opposer que, posée en ces termes, cette question n’est pas du ressort de l’historien. Ce dernier peut en revanche analyser la façon, forcément subjective, dont les psychiatres ont apprécié les effets du traitement en l’absence de méthode d’évaluation objective [40].
16 Les débats menés dans le cadre des séances hebdomadaires de la Société médico-psychologique montrent que la perception de l’efficacité de la cure électrique évolue au cours des mois qui suivent son introduction. Dans une première période, que l’on peut qualifier d’euphorique ou d’héroïque, nombre de psychiatres se plaisent à penser qu’elle est un traitement universel et qu’il convient d’élargir ses indications à toutes les maladies mentales, y compris à la paralysie générale et à l’épilepsie. Mais dans une seconde période, ils admettent que si la crise d’épilepsie provoquée a des effets spectaculaires sur les états de mélancolie sévère, sur certains états maniaques et sur certaines formes de confusion mentale [41], les autres pathologies psychiatriques, en particulier la schizophrénie, répondent mal au traitement. Certes l’électrochoc atténue les symptômes psychotiques, en l’occurrence les idées délirantes et les hallucinations auditives ou visuelles, l’agitation psychomotrice mais aussi le gâtisme, le mutisme ou la catatonie [42]. Mais l’amélioration n’est que transitoire et ne permet pas d’escompter la guérison. Il déçoit donc les attentes de tous ceux qui avaient espéré qu’il permettrait à la psychiatrie de combler son retard sur les autres spécialités médicales, à un moment où les antibiotiques sont en passe de révolutionner la thérapeutique des maladies infectieuses et donc la médecine somatique. Pour autant, les échecs enregistrés n’entament pas l’optimisme affiché par beaucoup. Un optimisme que les aliénistes parviennent à communiquer très au-delà de leur milieu, comme en témoigne la médiatisation dont l’électrochoc fait l’objet et le fait que les Dr Rondepierre et Lapipe se voient décerner non seulement le prix Civrieux de l’Académie de médecine, mais aussi la Légion d’honneur. Car le traitement électrique répond également aux attentes des familles et des malades comme en témoigne le Dr Lauzier, médecin-directeur de l’hôpital psychiatrique de La Chartreuse à Dijon, dans son rapport d’activité pour l’année 1945 dans lequel on peut lire : « Grâce à ces cures spéciales, le malade a l’impression qu’on s’occupe de lui, que le médecin intervient avec énergie contre son mal et fait de son mieux pour en abréger la durée. Il prend plus facilement patience, et la famille est heureuse de voir son malade traité avec vigueur. Ces cures sont déjà connues du public et réclamées par les familles. »
17 De fait, l’électrochocthérapie a permis d’envisager la sortie d’un certain nombre de malades (des mélancoliques surtout, nombreux dans les hôpitaux psychiatriques) qui se trouvaient parfois depuis plusieurs années à l’asile. Et a donc conduit à reposer la question de la réadaptation sociale des internés « libérés », souvent compromise par le délitement du lien familial et par l’absence d’allocations et de structures d’aide spécifiques [43]. Mais le recours à l’électrochoc a également amené les psychiatres les plus progressistes à réclamer avec davantage d’insistance le développement de structures extra-asilaires dans lesquelles les malades jugés non dangereux pourraient être traités « activement » tout en restant dans leur famille, l’internement se limitant aux périodes de crise [44]. Contrairement à la cure d’insulinothérapie et à la cure de cardiazol, la cure électrique peut en effet être administrée dans un cadre ambulatoire voire même, grâce à la mise au point d’un appareil portatif [45], au domicile des malades [46]. Enfin, dans les hôpitaux psychiatriques, la diffusion de l’électrochoc a permis d’améliorer l’« ambiance » des services (en particulier des services d’agités), jugée responsable de la chronicisation de nombreux malades, et donc de favoriser l’acclimatation de la sociothérapie qui, à partir de la seconde moitié des années 1940, nourrit le mouvement dit de psychothérapie institutionnelle [47]. Dans leur communication déjà citée au Congrès de Montpellier, les Drs Balvet et Chaurand déclarent ainsi : « Il faut se convaincre que le pavillon lui-même ou l’Hôpital est un malade (…) et agir vis-à-vis de lui comme tel. Chez ce « malade », trop ancien pour qu’on puisse atteindre les symptômes profonds, nous avons employé l’électrochoc comme traitement symptomatique de l’agitation. » C’est cet usage non (strictement) thérapeutique de l’électrochoc qui, dans les années 1970, fait l’objet des critiques les plus violentes [48].
Conclusion
18 L’introduction de l’électrochoc n’a donc pas permis de révolutionner la thérapeutique des psychoses. Pourtant, à la Libération, nombre de psychiatres affirment haut et fort que le traitement par l’électricité, employé seul ou en association avec l’insuline et/ou le cardiazol, représente un progrès considérable. Cet écart n’est pas facile à interpréter, mais on peut postuler qu’il traduit l’intensité du désir qui anime alors tous ceux à qui l’inaction et l’impuissance sont devenues intolérables et qui refusent de se résigner face à la chronicité de la plupart des malades qu’ils sont appelés à soigner. Un désir qui, quelques décennies plus tard, semble s’être transformé en renoncement. Bien qu’ils aient été accueillis avec un enthousiasme très comparable à celui suscité, dix ans plus tôt, par l’arrivée de l’électrochoc, les neuroleptiques ont en effet également déçu les attentes qui avaient été placées en eux. Si bien qu’aujourd’hui l’ambition affichée par une majorité de psychiatres n’est plus tant de « guérir » que de « stabiliser » leurs malades. Considéré avec scepticisme par beaucoup et avec hostilité par certains, le développement des neurosciences permettra-t-il de changer la donne ?
Notes
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[1]
Sur la diffusion puis la diabolisation de l’électrochoc-thérapie, voir le livre iconoclaste de Edward Shorter et David Healy, Shock Therapy. A History of Electroconvulsive Treatment in Mental Illness, New Brunswick-New Jersey-Londres, Rutgers University Press, 2007.
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[2]
Sur l’introduction de l’électrochoc (et plus généralement des thérapeutiques dites biologiques) en Belgique voir : Jean-Noël Missa, Naissance de la psychiatrie biologique. Histoire des traitements des maladies mentales au XXe siècle, Paris, PUF, 2006.
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[3]
Compte tenu de sa mauvaise réputation, le terme d’électrochoc n’est plus guère employé par les psychiatres, qui lui préfèrent celui de sismothérapie.
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[4]
Ainsi la question du consentement du patient ne se posait-elle pas du tout dans les mêmes termes qu’aujourd’hui.
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[5]
Voir Edward Shorter et David Healy, op. cit., chapitres 3 et 4 et Roberta Passione, “Italian psychiatry in an international context. Ugo Cerletti and the case of electroshock”, History of Psychiatry, n° 15, 2004/1, p. 83-104.
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[6]
Enrico X. peut d’ailleurs quitter la clinique le 17 juin. On sait qu’il rechutera en mars 1940.
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[7]
46 appareils sont fabriqués entre octobre 1938 et janvier 1940, dont 14 sont vendus à l’étranger.
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[8]
Aux États-Unis, le premier électrochoc est appliqué à un malade de Chicago en janvier 1940 avec un appareil de fabrication italienne.
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[9]
Lothar Kalinowsky, qui est juif, a quitté l’Allemagne en 1933 puis l’Italie, où il s’était réfugié, en 1939. Il s’installe d’abord en Angleterre puis, au printemps 1940, émigre aux États-Unis où il joue un rôle important dans la diffusion de l’électrochoc.
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[10]
On ignore avec quel appareil.
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[11]
L’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, situé à Neuilly-sur-Marne, appartient au dispositif d’assistance psychiatrique mis en place par le département de la Seine. Ce dispositif comporte sept asiles, deux colonies familiales et un asile agricole.
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[12]
Ce témoignage a été retranscrit dans le numéro spécial de la revue Recherches intitulé « L’Asile » paru en 1978 sous la direction de Gaëtane Lamarche-Vadel et de Georges Preli, p. 208-210.
-
[13]
Dr Plichet, « L’électrochoc. Le traitement des affections mentales par les crises convulsives électriques », La Presse médicale, 20-21 novembre 1940, p. 937-939. Cet article est le premier article français à traiter de l’électrochoc. Le Dr Plichet lui-même n’a pas administré d’électrochoc, mais cite des travaux publiés par des psychiatres italiens et anglais auxquels Jacques Rondepierre dit s’être reporté. Il affirme avoir également consulté un article du professeur Friedrich Meggendorfer, de l’université d'Erlangen. Il est probable qu’il s’agit de l’article intitulé « Uber die ersten deutschen Versuche einer Elektrokrampfbehandlung der Geisteskranken » paru le 3 février 1940 dans la Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift (p. 41-43).
-
[14]
L’insulinothérapie consiste à injecter de l’insuline à un malade pour le plonger dans le coma puis à le « resucrer » pour l’en sortir. La cardiazolthérapie consiste à injecter au malade un tonicardiaque, le cardiazol (ou métrazol), afin de provoquer une crise d’épilepsie.
-
[15]
Comme la Société de neurologie, cette prestigieuse société savante fondée en 1852, a été autorisée à poursuivre ses activités par l’occupant et continue de se réunir très régulièrement pendant toute la période. Dans les années qui suivent, les Dr Lapipe et Rondepierre viennent, à plusieurs reprises, présenter devant la SMP les perfectionnements apportés à leur appareil et les résultats obtenus sur leurs malades. En 1942 ils publient chez Maloine un ouvrage intitulé Contribution à l’étude physique, physiologique et clinique de l’électrochoc.
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[16]
Jacques Rondepierre et Marcel Lapipe, « Essai d’un appareil français pour l’électrochoc », compte rendu de la séance du 28 avril 1941, Annales médico-psychologiques, 1941, p. 87-95. L’article est accompagné de six photos prises lors de la phase d’expérimentation sur le chien.
-
[17]
Oscar Forel, « L’électrochoc en psychiatrie », Annales médico-psychologiques, janvier 1941, p. 22-40. Dans cet article de neuf pages, O. Forel rend compte des 262 séances auxquelles il a procédé avec un appareil de fabrication italienne entre janvier et août 1940. Il décrit de façon précise la technique utilisée, le déroulement de la crise comitiale, l’état physique et psychique du malade à l’issue de la séance de cure ainsi que les indications, la fréquence et les contre-indications du traitement.
-
[18]
Il s’agit d’un appareil fabriqué par la Maison Purtschert de Lucerne sur le modèle de celui conçu par Lucio Bini. Cet appareil est également utilisé à l’hôpital psychiatrique de La Manouba en Tunisie où les premiers électrochocs sont appliqués au mois de mai 1941.
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[19]
En juin 1942, Joseph Levy-Valensi est élu sur la chaire du professeur Claude, mais ne peut l’occuper car il est juif. Il quitte alors Paris pour le sud de la France où il est arrêté lors d’une rafle en septembre 1943. Il meurt à Auschwitz en novembre 1943.
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[20]
Environ 150 appareils Lapipe Rondepierre (de plusieurs générations car ses concepteurs l’améliorent progressivement) sont fabriqués entre mars 1942 et la Libération. Rappelons qu’en 1940 la France compte une centaine d’hôpitaux psychiatriques de statuts divers. Un quart d’entre eux est évacué au cours des années d’occupation.
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[21]
En décembre 1939, Gaston Ferdière, alors médecin-directeur de l’asile agricole de Chezal-Benoît, a pratiqué une lobotomie sur un schizophrène de 28 ans à l’hôpital d’Issoudun. Cette initiative a été mal accueillie par les membres de la SMP (voir le compte rendu de la séance du 22 janvier publié dans la livraison 1940 des Annales médico-psychologiques). Le 21 décembre 1942, il revient devant la SMP pour présenter une communication intitulée « Note sur la nosologie et ses dangers ».
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[22]
Les amis surréalistes d’Artaud ont demandé à Gaston Ferdière de faire transférer le poète à l’hôpital psychiatrique de Rodez où ils pensaient, à juste titre, qu’il souffrirait moins des restrictions alimentaires. Il n’est pas exclu qu’Antonin Artaud, qui est arrivé à Rodez en février 1943, ait déjà reçu des électrochocs à l’hôpital de Ville-Evrard, mais à ce jour rien ne permet de valider cette hypothèse.
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[23]
Le Congrès des aliénistes et neurologistes français et des pays de langue française d’octobre 1942 est le seul à s’être réuni sous l’Occupation. Pas moins de quatorze interventions sont consacrées à l’électrochoc, alors qu’à cette date peu d’hôpitaux psychiatriques sont dotés d’un sismothère.
-
[24]
La loi de juin 1838, qui organise l’assistance psychiatrique en France, place en effet les asiles, rebaptisés hôpitaux psychiatriques en 1937, sous la tutelle des départements.
-
[25]
Jean Lépine, « Sur le pronostic de l’aliénation », Le Journal de médecine de Lyon, 1943, 552, p. 463- 464.
-
[26]
L’explication la plus couramment avancée est celle de l’antagonisme (non démontré) entre épilepsie et maladie mentale. D’autres théories sont élaborées au cours des années de guerre, en particulier celle de la dissolution/reconstruction développée par le professeur Delmas-Marsalet.
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[27]
La malariathérapie, mise au point par le Viennois Julius Wagner-Jauregg en 1917, est préconisée dans le traitement de la paralysie générale, complication nerveuse très répandue de la syphilis. Elle consiste à inoculer aux malades le germe de la malaria afin de provoquer une forte fièvre, réduite ensuite par l’administration de quinine. Ce traitement, qui relève de la pyrétothérapie au même titre que les abcès de fixation, est employé jusqu’à l’arrivée de la pénicilline dans la seconde moitié des années 1940.
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[28]
Cette surpopulation s’explique à la fois par la croissance du nombre des admissions annuelles et par la faible rotation des effectifs de malades du fait du petit nombre des sorties.
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[29]
Contrairement à l’Allemagne, qui occupe le Danemark – seul pays d’Europe à produire de l’insuline de synthèse – l’Italie est également affectée par cette pénurie.
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[30]
Sur le scénario et les causes de cette famine, qui n’a pas été volontairement provoquée par le régime de Vichy ou par l’occupant allemand mais révèle le profond isolement social des malades internés dans les asiles, voir Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier/Flammarion, 2007.
-
[31]
Du nom du secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement, Max Bonnafous. Max Bonnafous est marié à Hélène Sérieux-Bonnafous, fille du grand psychiatre Paul Sérieux et elle-même médecin du cadre des hôpitaux psychiatriques.
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[32]
Ce phénomène, dont les causes sont multiples, a déjà été décrit en 1870/71 et en 1914/18.
-
[33]
Leur intervention s’intitule « Considérations techniques et statistiques sur 60 malades traités par électrochoc. »
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[34]
Oscar Forel y insiste beaucoup dans son article de janvier 1941. Mais les conditions offertes par une clinique privée n’ont pas grand chose à voir avec celles que connaissent les psychiatres des asiles publics.
-
[35]
Dans les années 1930, la pénurie de personnel et de locaux a constitué un frein considérable à la diffusion des premières thérapeutiques biologiques. C’est ce qui explique que, dans les petits hôpitaux psychiatriques de province, les médecins-chefs ont souvent opéré un choix entre l’insuline et le cardiazol.
-
[36]
Ces accidents divers, souvent évoqués lors des séances de la SMP, constituent le sujet de la thèse de Jacques Latrémolière, interne de Gaston Ferdière à l’hôpital psychiatrique de Rodez. Voir Jacques Latrémolière, Accidents et incidents observés au cours de 1200 électrochocs, thèse, faculté de médecine de Toulouse, 1944.
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[37]
Utilisé en anesthésie, le curare provoque un relâchement musculaire. Quelques psychiatres français y ont recours dès 1943.
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[38]
Voir Dr Heuyer et Dr Peras, « Les troubles mnésiques consécutifs à l’électrochoc », Annales médico-psychologiques, 1943, compte rendu de la séance du 22 novembre. Le problème a déjà été évoqué lors des séances du 26 octobre 1942 et du 11 janvier 1943.
-
[39]
Edward Shorter et David Healy, op. cit.
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[40]
Les essais cliniques randomisés ne commencent à être utilisés que dans la seconde moitié des années 1950.
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[41]
Le 28 juillet 1941, les Dr Rondepierre et Lapipe rapportent devant la SMP la guérison miraculeuse, à l’issue d’un traitement de quelques chocs, de deux malades internés depuis plusieurs années pour mélancolie profonde.
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[42]
La catatonie est un état d’immobilisme et de stupeur quasi-totale qui a quasiment disparu des services psychiatriques avec la diffusion des neuroleptiques à partir du milieu des années 1950.
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[43]
Certains médecins des hôpitaux psychiatriques ont favorisé la création de sociétés de patronage à destination des aliénés récemment sortis de l’asile. Mais ces sociétés, pourtant encouragées par les autorités de tutelle, ne bénéficient que de maigres subventions publiques et fonctionnent pour la plupart au ralenti.
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[44]
Bien que préconisées par la circulaire Rucart d’octobre 1937 dont les principales dispositions sont reprises par une circulaire du 6 juin 1941, les consultations d’hygiène mentale sont encore, faute de moyens, très peu nombreuses sous l’Occupation.
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[45]
Par les Dr Lapipe et Rondepierre qui l’ont présenté à la SMP le 12 avril 1943. L’appareil est contenu dans une petite valise.
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[46]
Dès 1943, Gaston Ferdière et Jacques Latrémolière pratiquent les électrochocs à domicile ce qui, selon leurs dires, a évité bien des internements.
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[47]
Voir Isabelle von Bueltzingsloewen, « Révolution au quotidien, révolution du quotidien : les transformations de la pratique psychiatrique à l’hôpital du Vinatier dans les années cinquante », in Isabelle von Bueltzingsloewen et Olivier Faure (dir.), Questions à la « révolution psychiatrique », Lyon, éditions La Ferme du Vinatier, 2001, p.19-36.
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[48]
Sachant que dès son introduction, l’électrochoc compte quelques adversaires acharnés tels que le Dr Henri Baruk, médecin chef à l’asile de Charenton. Interdit de publication parce que juif, Henri Baruk doit cependant attendre la Libération pour exprimer son hostilité à une méthode qu’il juge à la fois dangereuse, inefficace et inhumaine.