Notes
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[1]
Cette question de la hiérarchie sociale liée à l’âge a déjà particulièrement été mise en avant dans les travaux précédents sur les grins. Ces espaces apparaissent ainsi comme une manière d’échapper en partie à cette hiérarchie, tout en la reproduisant dans sa propre hiérarchie (voir notamment la question du kogho développée plus bas). Les aînés sont en tout cas identifiés dans la plupart des travaux sur les sociétés urbaines ouest-africaines comme « véritables détenteurs de pouvoir dans le champ politique » (Kieffer, 2006 : 77), « à toutes les échelles, de la famille à l’État » (Boyer, 2014 : 15). Les grins offrent donc des espaces de remise en question de ces normes, proposant des rapports plus inégalitaires, même s’ils ne garantissent pas que « les jeunes ne se placent […] dans une position de reproduction de l’ordre social lorsqu’ils changent de statut » (ibid. : 15).
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[2]
Si les deux grins évoqués dans les lignes suivantes ont un nom porteur de sens politique, celui-ci peut aussi faire référence à des sujets bien plus larges (moins directement politiques), correspondant aux différentes préoccupations des participants : références musicales, notamment au rap (« les fils du Wu Tang », « Positive Radikal », etc.), références à la localisation (« Grenoble City » situé aux abords du jardin de la musique Reemdogo, financé en partie par la ville de Grenoble), etc. (cf. Kieffer, 2006 : 73).
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[3]
Du nom du territoire saharien situé essentiellement au Nord-Mali (et partiellement au Niger et au sud de l’Algérie) dont l’indépendance est revendiquée par divers groupes séparatistes armés Touaregs, parfois associés à des groupes djihadistes.
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[4]
Kogho = « grand frère » en moore.
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[5]
Le projet ZACA est une opération urbaine de grande envergure mise en place au début des années 2000 dans le centre-ville de Ouagadougou. Il a consisté en la destruction de plusieurs quartiers du centre-ville parmi les plus anciens (Zangouettin, Peuloghin, Tiedpalogo, Camp fonctionnaire) et le déplacement de 12 000 habitants vers deux trames d’accueil situées en périphérie. Le but est de construire à la place des anciens quartiers un centre-ville moderne et vertical ayant vocation à attirer les investissements internationaux et à rénover l’image de la ville. Plus de quinze ans après les premières destructions, très peu de parcelles sont actuellement construites, et les anciens quartiers sont encore pour l’essentiel à l’état de terrains vagues en attente d’aménagement, simplement traversés par une voirie flambant neuve (cf. Biehler, 2010).
-
[6]
Le maquis désigne en Afrique francophone (essentiellement au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire) un café-restaurant populaire, parfois dancing, la plupart du temps installé sous forme de terrasse donnant directement sur la rue, attenante à un local plus ou moins grand.
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[7]
Les clubs Cibal (pour « citoyens balayeurs ») sont des groupes militants locaux nés sous l’impulsion du Balai citoyen, dont les membres se réunissent par similitudes d’activités (journalistes, étudiants, etc.), mais plus généralement par proximité géographique (rue, quartier, etc.) (Banegas, 2016 ; Gorovei, 2016). Ceux-ci ont la particularité d’attirer un public apparemment proche de celui que l’on retrouve dans les grins, et se donnent entre autres fonctions le but d’encourager et agréger les discussions politiques. Comme beaucoup de grins, ils se baptisent selon une symbolique politique précise, quoique plus officielle et codifiée (leurs noms correspondent essentiellement à des leaders politiques et intellectuels reconnus, africains ou non : club Thomas Sankara, club Kwame N’Krumah, club Cheikh Anta Diop, club Che Guevara, etc.).
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[8]
« Le texte public […] caractérise cette performance quasi théâtrale qui consiste, tactiquement, à donner le change au pouvoir dans l’interaction. Le texte caché […] désigne l’ensemble des discours ou des pratiques qui prennent place en deçà de l’observation directe des dominants, et qui souvent contredisent ce qui apparaît dans le texte public » (Scott, 2008).
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[9]
D’autant que les clubs Cibal, malgré leur indéniable popularité, ne font pas l’unanimité au sein de la jeunesse burkinabè. Il ne faudrait pas prendre le risque de les ériger en voie naturelle, voire unique, de l’émergence de revendications collectives populaires.
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[10]
What is certainly the case, however, is that the hidden transcript is produced for a different audience and under different constraints of power than the public transcript (Scott, 1992 : 5).
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[11]
Il est par exemple difficile d’évaluer ce que le mouvement social ayant donné lieu à l’insurrection de 2014 doit aux grins, alors qu’il est plus simple de le relier concrètement au travail mené au sein des clubs Cibal.
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[12]
La fada est l’équivalent nigérien du grin.
1. Introduction
1Il existe à Ouagadougou des « espaces de l’entre-deux » (Boyer, 2014 : 2) dont l’organisation et les conditions d’accès protègent leurs participants des rapports de force propres à l’espace public, tout en offrant un espace de discussion et en énonçant une parole collective. Les grins en font assurément partie. Il s’agit en général d’un groupe plus ou moins informel réunissant au sein d’un espace particulier des individus, en général de jeunes hommes (mais pas exclusivement). Ces groupes sont apparus en milieu urbain au cours des années 1990, suivant les vagues de démocratisation (Kieffer, 2006, Hien, 2011). On les retrouve en Côte d’Ivoire (Vincourt, Kouyaté, 2012), au Niger (où ils sont désignés par le terme d’origine haoussa fada, cf. Boyer, 2014) et leur pratique serait plus ancienne au Mali (Bondaz, 2013) et dans l’ouest du pays, notamment à Bobo-Dioulasso (Ouattara, 2003). Le mot grin, d’origine Dioula désigne une « réunion ». Concrètement, il s’agit de groupes d’individus plutôt jeunes se réunissant à des horaires variables en un lieu précis pour boire du thé et discuter. Ceux-ci investissent généralement des espaces inoccupés offrant au groupe une certaine tranquillité et un relatif confort : il peut s’agir de la terrasse d’un commerce la nuit, après la fermeture, d’un lieu ombragé sous un arbre où l’on installera éventuellement des banquettes ou des chaises, etc.
2Le but premier du grin est surtout de se retrouver pour « passer du temps » ensemble autour d’un thé : « dans un contexte marqué par la violence institutionnelle et politique, la crise de l’emploi et du système urbain, ces grins renvoient à une culture de la rue fabriquée par les jeunes en rupture avec les pratiques postcoloniales » (Kieffer, 2006 : 64). Les grins constituent un espace de sociabilité, notamment politique, où les hiérarchies qui structurent habituellement les rapports sociaux s’estompent quelque peu, sans toutefois s’effacer. Ils apparaissent à la fois comme un refuge et un lieu d’échange, mais également une ressource, un espace où se construisent des identités collectives et où s’échangent des services et des stratégies – en particulier de débrouille (Kieffer, 2006, Hien, 2011). Enfin, ils participent autant qu’ils témoignent de la constitution des codes du groupe social moteur de la culture de la rue en Afrique urbaine, les jeunes (Biaya, 2000).
3S’y structure ainsi « un système d’échanges généralisé de service » (Kieffer, 2006 : 81) qui constitue une hiérarchie de fait, souvent entre aînés dominants [1] qui offrent ces opportunités aux cadets et ces jeunes profitent du réseau d’entraide et d’échange que constitue le grin. En cela, les grins constituent d’une certaine manière une courroie de transmission des pratiques et représentations dominantes au sein d’un ordre social particulier. Mais ils sont néanmoins des espaces où cet ordre peut être remis en cause, discuté grâce à la familiarité qui s’y développe, la possibilité d’y manier l’ironie ou la plaisanterie. Les prises de parole contestataires font partie du jeu. Les valeurs véhiculées par les aînés s’y transforment et sont nourries par l’influence des valeurs nouvelles apportées par exemple par les échanges culturels et musicaux qui s’y opèrent – c’est souvent dans les grins que sont testés les textes de rap ou de reggae des jeunes artistes (Kieffer, 2006 : 82). Le grin constitue donc un système social répondant à certaines règles, notamment hiérarchiques, mais où s’invente une nouvelle culture et de nouvelles valeurs qui sont les nouvelles cultures et valeurs urbaines. C’est un espace social qui n’échappe pas aux règles propres à l’environnement dans lequel il se développe, mais où émergent des possibilités nouvelles de négociation et de remise en cause de ces règles.
4En somme, ces espaces constituent des hétérotopies, littéralement des espaces autres, extérieurs à la norme spatiale, tels que définis par M. Foucault (1984), mais également par H. Lefebvre (1973). Cette norme spatiale, isotopie selon H. Lefebvre, qui ne répond pas nécessairement à une définition homogène, doit elle-même être interrogée. La distinction hétérotopie/isotopie représente plutôt une dialectique particulière de l’espace, une manière d’en penser l’ordre général sans en gommer la diversité des expressions, de la même manière en quelque sorte que le couple centre/périphérie.
5Par ailleurs, de tels espaces se développent dans un contexte urbain profondément inégalitaire. Les difficultés d’accès au foncier urbain à Ouagadougou sont accentuées par des politiques publiques visant à évincer les populations vulnérables des espaces centraux vers les quartiers informels à la périphérie (Biehler, 2010). Il en résulte de fortes inégalités d’accès aux ressources de la ville, fortement corrélées à la situation économique et à l’âge (Boyer, Delaunay, 2017). Alors que le débat public sur les questions institutionnelles a pu profiter d’un maillage associatif et militant efficace pour déclencher une insurrection ayant abouti au départ du Président Blaise Compaoré en 2014 et à une transition démocratique (Bonnecase, 2015 ; Chouli, 2015), la question des inégalités spatiales, pourtant centrale dans le quotidien de nombreux Ouagalais, ne semble pas donner lieu à une forte mobilisation militante structurée (à quelques exceptions près). Somme toute, la question de la justice spatiale n’a pas émergé à Ouagadougou comme problème public (Cefaï, 1996), structurant un ensemble d’actions et de discours militants comme dans d’autres villes (Bret, 2002 ; Bénit, 2005 ; Gervais-Lambony et al., 2014).
6Ainsi, penser la question des espaces hétérotopiques, anormaux, dans un contexte urbain objectivement inégalitaire nous conduit à penser la question de la résistance à cet ordre urbain de la part des habitants. Si les grins semblent constituer un creuset naturel à celle-ci, nous verrons que cela impose de redéfinir les cadres du politique au regard du contexte ouagalais, en nous intéressant à la dimension infrapolitique (Scott, 2008) des pratiques urbaines, alors que les grins n’ont pas été conçus pour donner lieu à une confrontation directe avec les instances de pouvoir. Finalement, il s’agit de poursuivre les recherches menées ces dernières années sur le droit à la ville de fait, soit une approche constructiviste du concept politique d’H. Lefebvre (1968) se proposant de partir des pratiques sociales et spatiales pour comprendre le potentiel émancipateur de l’expérience urbaine hors des stricts cadres militants (Morange, Spire, 2017).
7Cet article se base sur des travaux de thèse effectuées à Ouagadougou entre 2014 et 2016, au cours de trois terrains de recherche sur un total de neuf mois. Cette thèse portant sur les modèles, pratiques et représentations urbaines à Ouagadougou a mobilisé des méthodes diverses, qualitatives, quantitatives et mixtes (Lefebvre et al., 2017 ; Lefebvre, 2019). Elle se proposait de confronter ces éléments à un modèle théorique de la ville mêlant une approche lefebvrienne fondée sur une opposition dialectique centre/périphérie et une analyse de la citadinité comme lutte pour les ressources urbaines (Lefebvre, 2000), et une approche par l’interactionnisme symbolique (Goffman, 1973 ; Hall, 2014) à même de mettre à l’épreuve ce cadre à une échelle microsociale. L’apport progressif de l’étude des processus de subjectivation politiques par les pratiques urbaines (Foucault, 1982 ; Bayat, 1997 ; Choplin, Ciavolella, 2018) à mes recherches m’a amené à étudier cette lutte pour les ressources urbaines non pas à travers les discours transparaissant dans l’espace public, mais plutôt à travers les pratiques et les représentations des habitants, et les exemples de recherche de l’« usage autonome » de l’espace (Ripoll, Veschambre, 2005). La question de l’étude des espaces de l’infrapolitique est donc arrivée par la bande, en fin de thèse, et n’a pas donné lieu à la mise en place d’une méthodologie spécifique. C’est un ensemble d’éléments recueillis au cours du travail de terrain qui a conduit à la nécessité de produire une véritable réflexion à ce sujet, qui est un appel à la poursuite des recherches sur ce point. Pour cette raison, le matériel empirique sur lequel repose le présent article reste relativement restreint. D’une part, il s’agit de nombreux extraits d’entretiens semi-directifs biographiques (une cinquantaine en tout) réalisés auprès d’habitants dans quinze quartiers de la ville, et portant sur leurs pratiques et représentations de l’espace. D’autre part, des observations de trois grins différents dans trois quartiers de la ville (Ouidi, Camp fonctionnaire, Nonghin) et des conversations informelles menées à cette occasion ont été consignées dans le carnet de terrain, et ont pu être confrontées aux pistes de réflexion issues du reste de l’étude. J’avais été convié à participer à ces grins par diverses connaissances de terrain, et j’ai essayé d’y limiter mes interventions et de ne pas tenter de trop influer sur les sujets abordés afin de réduire l’impact de ma présence par rapport au cours normal du grin.
8In fine, il s’agit donc d’interroger la dimension politique d’une instance telle que les grins, dans un contexte de fortes inégalités urbaines peinant à faire émerger les questions d’accès à l’espace comme un problème public. Il s’agira de nous demander en quoi des pratiques spatiales spécifiques peuvent constituer des modes d’action infrapolitiques contre les rapports de pouvoir urbains sans pour autant se donner comme acte politique.
2. Un dispositif spatial hétérotopique
2.1. Le grin : un espace égalitaire de la parole politique ?
9Tout au long des entretiens avec les habitants menés au cours de l’enquête, les grins ont été évoqués comme des lieux de rencontre et de débats prisés. Assister à certains d’entre eux permet de se rendre compte de leur importance dans la production d’un discours collectif sur l’urbain, entre autres nombreux sujets. On y parle en effet de presque tout. Les sujets politiques sont loin d’être systématiquement majoritaires : on s’y raconte sa journée, on discute de sports, on y échange éventuellement des opportunités d’emploi ou de mise en relation. Cela dit, en période d’agitation politique – pendant les semaines qui ont précédé et suivi l’insurrection de 2014, notamment – le grin peut vite se transformer en agora politique où sont débattus publiquement les sujets qui préoccupent les habitants. La vocation politique de la parole des grins se ressent souvent dans la dénomination que se choisissent les groupes de jeunes, bien que cela ne soit pas systématique [2]. Le grin de Christian, par exemple, à Nonghin, s’appelle le « Palais des jeunes » : « C’est comme l’Assemblée nationale, tout se discute ici ! » (entretien Christian, Nonghin, 29 mai 2015). Peut-être plus subversif et provocateur, le grin que fréquente Aristide dans son quartier d’origine de Ouidi n’en porte pas moins un nom chargé de sens politique : l’Azawad [3]. Christian confirme que si la vocation du grin n’est pas directement d’offrir un espace de discussion politique, les tensions préexistantes s’y font facilement jour :
« Dans le grin, ici, nous en parlons [des problèmes du quartier, NdA], on discute, on parle de tout et de rien. Souvent, les débats sont très chauds. […] Jusqu’à une certaine heure de la nuit, on discute ».
11Si le grin auquel participe Christian, comme la plupart des grins, s’est constitué autour d’un groupe social bien identifié – ici, des jeunes de 20 à 40 ans majoritairement issus de la région de l’Ouest, autour de Bobo-Dioulasso et sans emploi stable –, le groupe peut s’élargir pour certains débats :
« À peu près, c’est la même génération [mais] souvent, il y a des « papas » qui viennent discuter avec nous ».
13Christian me le présente d’ailleurs comme un moyen de recueillir les avis de tout le quartier :
« Ce que je vous ai dit, c’est mon point de vue à moi. Si vous revenez et que vous trouvez qu’il y a du monde [au grin, NdA], vous allez avoir le point de vue de tout un chacun ».
15Si Christian omet d’évoquer les inévitables rapports de force se faisant jour dans chaque grin, et la représentativité relative à laquelle il prétend, il semble bien que le grin soit perçu comme une sorte d’idéal démocratique où s’échangent les points de vue de tous. On retrouve cette symbolique dans les discours de la plupart des habitants fréquentant des grins interrogés. Aristide le présente en insistant sur l’ouverture du lieu et la liberté de la discussion qui y a cours :
« Tout le monde peut venir à l’Azawad. Tu viens, tu discutes. On parle de tout, on boit le thé… C’est tranquille, quoi ! ».
17Cet idéal d’horizontalité n’exclut pas une répartition des rôles bien définie entre les participants, plus ou moins précise et stricte selon l’ancienneté et la taille du grin. Avant que nous nous rendions au grin, Aristide me propose de l’accompagner pour acheter du thé et du sucre à la boutique la plus proche. Ce rôle peut évoluer selon les moyens financiers de chacun, mais il revient dans la mesure du possible à la même personne. Dans certains cas, le thé peut être payé par quelqu’un d’extérieur au groupe – en général, un parent d’un membre du groupe, voire un grand frère, ancien membre de celui-ci ou non. C’est souvent un autre membre du grin, généralement le benjamin, comme c’est le cas à l’Azawad, qui se charge de préparer le thé et de distribuer les verres. On retrouve en général un, plus rarement plusieurs, kogho [4], souvent l’aîné, ou un membre du groupe reconnu pour sa réussite sociale ou sa sagesse, qui fait office de leader sans que cela inclue apparemment d’autre conséquence hiérarchique que celui de ne pas avoir à se déplacer à la boutique pour acheter le thé, ou de le préparer. Le respect de ces rôles conditionne l’unité du groupe et chacun se doit de les respecter (cf. également sur ce point Kieffer, 2006).
18Au-delà des propos qui y sont tenus, les grins se distinguent également par la démarche spatiale qui conduit à leur installation. Ils prennent place exclusivement dans la rue, ce qui en fait des espaces de rencontre évidents. Si leurs conditions d’accès répondent à des codes précis – quoiqu’en disent mes enquêtés, quiconque passant dans la rue ne s’installe pas dans le grin sans raison – ils se tiennent dans l’espace public, à la vue de tous. Ils sont immédiatement reconnaissables par la présence systématique d’un certain nombre de codes – à commencer par la théière sur le brasero – qui les distinguent du reste de l’espace et de tout autre regroupement. Les grins se trouvent donc à la frontière de la relation intériorité/extériorité, et par ce biais « mettent en jeu la question du pouvoir et de son contrôle » (Boyer, 2014 : 14). De même que les discussions qui y ont lieu mettent en scène une parole libre et un échange égal dans un cadre social fortement normé et hiérarchisé, la spatialisation ouverte/fermée des grins en fait des espaces transitoires entre la norme et la parole alternative. Ils constituent en cela une sorte de « rite de spatialisation » (ibid. : 8), défini comme « la mise en œuvre d’un dispositif à finalité symbolique qui construit les identités relatives à travers des altérités médiatrices » (Augé, 1994 : 89). Le grin produit un espace autre, une hétérotopie (Foucault, 1984) qui crée un groupe uni et identifiable comme tel, malgré les différences et les hiérarchies qui peuvent préexister, où peut s’exprimer un discours collectif.
19Le grin a son propre régime de représentation en soi, différent de tous les régimes de représentations de l’espace qui se concurrencent à Ouagadougou. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas soumis à l’influence de ces autres régimes : « les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables » (Foucault, 1984 : 1579). Pour Foucault, historiquement, ces espaces à la fois ouverts et fermés, refuge et lieu de passage, servent à gérer spatialement les « crises » (espaces ritualisés qui recueillent les individus afin qu’ils traversent une crise : adolescence, gestation, vieillesse, etc.) ou les « déviations » (malades, fous, prisonniers, etc.). Si de tels espaces émergent, c’est donc en quelque sorte pour régler un problème. Le fait que chaque usager du grin nous le présente en insistant sur la fonction de dialogue et d’échange nous incline donc à supposer que ces espaces sont là pour pallier un manque de possibilités de dialogue.
20En ce sens, le grin assure le rôle politique de l’espace urbain, en permettant l’échange. La discussion politique comme l’échange d’opportunités de travail ou la création artistique font de ces espaces le vecteur de « la pluralité et le foisonnement des possibles dont la grande ville est le théâtre » (Fouquet, 2013 : 151). À la fois refuge et ressource, le grin permet de « juxtaposer en un lieu plusieurs espaces qui normalement seraient, devraient être incompatibles » (Foucault, 2009).
2.2. Une réappropriation matérielle et symbolique de l’espace
21Si l’organisation spatiale du grin est importante et systématique – chaque grin s’organise à peu près de la même manière –, l’attache territoriale n’est pourtant pas invariablement un élément déterminant de ce type d’institution. S’il peut se tenir toujours au même endroit, le grin ne constitue pas à proprement parler un espace à défendre, et il n’est pas impossible qu’il soit mobile. Les sessions de l’Azawad avec Aristide et ses compagnons sont organisées habituellement sous un arbre jouxtant la cour familiale de Justin, le kogho du groupe, où sont disposées plusieurs grosses pierres qui permettent de s’y asseoir, ainsi qu’un banc de bois. Mais certains soirs, Aristide et son grin se déplacent quelques mètres plus loin, sur la terrasse en ciment faiblement éclairée de la petite boutique que tient l’un des membres du grin. Le grin ne se donne donc pas pour but l’appropriation de l’espace, même s’il met en jeu la question de l’appropriation par la construction d’un espace public de discussion (la discussion se tient dans la rue) et par les thèmes abordés (on peut y discuter des problèmes spatiaux liés au quartier, à la rue, à la ville, etc.).
22En somme, l’espace du grin n’est pas fétichisé, mais vient plutôt répondre à un besoin basique pour pallier une inégalité socio-spatiale : la difficulté pour les jeunes à accéder à des lieux de réunion propres, comme le rappelle Christian :
« Dans ce quartier, y’a pas un endroit où les jeunes peuvent se retrouver. Y’a pas une maison de jeunes, y’a pas un plateau de sports, un terrain de football… Y’a rien ! Vous voyez, par exemple, si on construisait une maison des jeunes avec un écran, pas pour regarder des matchs de foot, mais par exemple, pour regarder, je sais pas, les documentaires sur les découvertes scientifiques, la science. Montrer un peu l’Europe à travers l’image, les satellites. Ça allait exciter les jeunes ! Ça allait exciter les jeunes à se battre pour s’en sortir ! »
24Le grin du Camp fonctionnaire, quartier détruit dans le cadre du projet ZACA [5], constitue, lui, un cas particulier, par les raisons de sa mise en place, ses conditions spatiales et son public. Le Camp fonctionnaire, quartier construit en 1953 pour abriter des familles de fonctionnaires de l’État en plein centre-ville, constituait une exception par son bâti et l’homogénéité sociale de sa population. Le grin constitue ici une appropriation, et même une réappropriation de l’espace, tant matérielle que symbolique. Les participants s’enorgueillissent de continuer à « occuper l’espace » (entretien collectif, grin du Camp fonctionnaire, 12 avril 2014). Le grin du Camp fonctionnaire se distingue des autres par son public : bien plus âgé que dans la plupart des grins, il réunit à intervalles réguliers des hommes qui ont pour la plupart entre 40 et 50 ans. Cette particularité mise à part, on retrouve les principaux marqueurs des grins : la réunion régulière (quasiment tous les soirs) entre amis dans un espace (une rue goudronnée du centre-ville certes large mais relativement peu fréquentée) et une temporalité (à la tombée de la nuit) qui assure une relative tranquillité aux participants, autour d’un thé chauffant sur un petit brasero au centre d’un cercle de chaises et de sièges divers. De loin, il ressemble donc à n’importe quel grin. Il porte pourtant une signification particulière que n’ont pas d’autres grins : il réunit exclusivement des anciens habitants du Camp fonctionnaire. Le lieu de la réunion est également porteur de sens : il se tient à l’écart d’un petit maquis [6], sur le trottoir qui fait face au terrain vague où se tenait leur quartier, et qui n’a pas encore fait l’objet d’un nouvel aménagement. Le choix de cet emplacement porte donc déjà un message fort : il est une manière de continuer à occuper un espace dont les habitants ont été exclus. La pérennité de leur présence sur place, en face des ruines du quartier symbolisant en quelque sorte l’échec, au moins provisoire, du projet qui les a évincés, constitue une forme de provocation à l’ordre urbain du pouvoir. Plus que l’absence de chantier débutant sur le terrain dégagé, leur présence donne tort aux raisons sous-tendant le projet urbain, tout en perpétuant la mémoire habitante des lieux.
25Les participants confirment que le grin permet d’assurer la continuité de la communauté particulière que constituait le Camp fonctionnaire :
« Jusqu’à présent, les uns et les autres se tiennent informés, les gens du Camp restent soudés. […] Si on a l’occasion, on se retrouve ».
27De fait, ils sont chaque soir une petite dizaine d’anciens résidents à participer au grin, ce qui est d’autant plus remarquable que la plupart viennent de loin, ayant été contraints de déménager vers des quartiers périphériques après l’éviction. Si au cours de l’enquête, les discussions tournent rapidement autour de la rancœur envers le pouvoir suite au déguerpissement, les sujets sont habituellement plus nombreux et variés, selon plusieurs des participants. Il ne s’agit pas d’une réunion consistant à discuter politique, mais rien de plus qu’un grin. Malgré cela, la portée politique du grin est indéniable du fait du lieu de la réunion. En rassemblant les anciens habitants désormais éparpillés sur toute l’agglomération, le grin contribue à perpétuer la cohérence de la communauté, qui s’affirme ainsi passivement en tant que groupe politique. Enfin, le grin du Camp fonctionnaire représente la démonstration la plus évidente que les grins en général affirment un lien politique entre l’espace et les habitants.
3. De l’espace politique à la pratique politique
3.1. L’économie morale du grin : le support d’une identité citadine subalterne
28Les grins mettent donc en jeu à la fois la parole, l’espace, la culture, l’identité. Ainsi, ils nous démontrent l’économie morale qui a cours dans ce type d’instance spatiale : le grin constitue un récit de soi, ou plutôt un récit de nous, un support d’une identité collective. En cela se déploie dans les grins un « art de la citadinité subalterne » défini par T. Fouquet comme « un art d’être-en-ville qui est aussi une manière d’être-au-monde, avec le corps, la ville et l’imaginaire comme bagages » (Fouquet, 2013 : 155). Les participants occupent l’espace de la rue selon un code propre et sous un nom qui correspondent à une culture urbaine propre, y participent à produire et à faire vivre cette culture, accèdent à des ressources urbaines (travail, relation, techniques, etc.) introuvables ailleurs ou confisqués par d’autres, et enfin parlent et produisent une parole collective, en dépit des contraintes hiérarchiques persistantes. Tout ceci constitue une instance alternative de citadinité, et au-delà, de citoyenneté. C’est un support de pratiques et de représentations propres aux participants, une forme de contre-modèle permettant d’affronter la ville dans un cadre choisi.
29Le grin, espace de socialisation, permet une requalification politique du groupe pour ses participants qui ressentent une disqualification sociale et politique, de par leur infériorité hiérarchique dans les rapports sociaux et leur exclusion du marché de l’emploi. Logiquement, les questions spatiales font également partie de leurs préoccupations et de leurs discussions, et sont donc intégrées dans la construction de ce nous collectif. Il ne s’agit bien entendu pas de la seule instance permettant cela, mais elle est solidement implantée dans l’espace, et son existence et son fonctionnement revêtent un caractère proprement urbaine. La ville apparaît en effet comme la condition de possibilité d’une telle pratique, qui permet donc au citadin burkinabè, en y participant, de se projeter dans « des mondes plus vastes » (Simone, 2006).
3.2. Un continuum du grin à l’action politique ?
30Il existe toutefois des passerelles entre le grin et des actions politiques collectives plus concrètes. Le grin n’est pas forcément voué à n’être qu’un exutoire, contenant les paroles subversives en même temps qu’il permet de les énoncer. La frontière entre la manière d’exprimer les préoccupations collectives au grin et l’action politique de masse est poreuse. J’ai pu étudier au cours de mon terrain au moins un exemple de grin ayant servi de base à la constitution d’une association plus politique, puis d’un club Cibal [7].
31À Silmiyiri, quartier du nord de la ville, une association a été créée par plusieurs habitants dans le sillage de l’insurrection de 2014, dans le but de défendre les intérêts des résidents du quartier. Ici, le discours politique qui donne cohérence à un collectif précède et motive la production d’une communauté d’intérêt spatiale, comme nous l’explique Georges :
« FL : Et est-ce qu’ici, dans le quartier, vous avez déjà eu des réunions avec des habitants pour discuter des choses communes au quartier ? Aménagement ? Assainissement par exemple ?
G : Oui, parce qu’après les événements d’octobre passé, nous avons vu la nécessité de créer une certaine cohésion au niveau du quartier. Nous avons eu l’initiative de mettre sur pied une association. Donc, les gens sont venus, et comme il y avait l’arbre à côté, ils sont venus me voir un soir pour savoir s’ils pouvaient tenir une réunion sous l’arbre ».
33Dans ce cas, la prise de conscience des intérêts collectifs vis-à-vis des questions spatiales est donc en quelque sorte née du substrat politique du mouvement social de 2014, agissant comme un ferment. Ce dernier semble avoir fait apparaître la nécessité de travailler à une « cohésion » du quartier. Concrètement, il s’agit de trouver des solutions à différents problèmes locaux liés à la gestion de l’espace et qui ne sont pas assurées par les services de l’État. En d’autres termes, il s’agit d’une organisation collective des habitants prenant conscience de leur existence en tant que communauté, et conséquemment de leurs intérêts communs en tant que communauté, afin d’agir contre les inégalités spatiales qu’ils connaissent :
« G : Actuellement, on est en train de finaliser les papiers de l’asso pour avoir le récépissé de l’association, la reconnaissance. C’est l’association « Vivre ensemble », qui va travailler à l’assainissement, etc. On avait même envisagé une liste d’activités : faire du nettoyage, de l’assainissement, de même que certaines structures publiques.
FL : Parce qu’il y avait des manques sur le quartier ? Certaines choses qui n’étaient pas faites ?
G : Oui. Pour pouvoir entreprendre ces trucs de façon officielle, il faut qu’on ait les papiers. Si par exemple, vous dites qu’on va venir nettoyer, il faut vous présenter, vous ne pouvez pas dire : « Nous, nous sommes une institution en constitution. » Mais si vous allez avec le récépissé, c’est encore beaucoup plus crédible ».
35En effet, Silmiyiri est un quartier qui a été loti progressivement dans les années 2000, très éloigné du centre-ville et qui souffre d’un déficit d’équipements et de gestion, comme me le rapportent ses habitants. Cette inégalité est donc conscientisée, c’est-à-dire objectivée comme problème social (Cefaï, 1996). Nous remarquons que l’action collective organisée passe par une recherche de crédibilité et une montée en compétences sur les questions administratives qui permettent d’apparaître comme un interlocuteur légitime aux yeux de l’État. Monter une association de quartier permet d’obtenir le « récépissé » qui constitue le véritable acte de naissance politique de Silmiyiri en tant que communauté d’habitants. Georges insiste à plusieurs reprises sur le sérieux de l’organisation de l’association : « on a un bureau de dix-sept membres avec deux commissaires aux comptes » (ibid.).
36Georges a lui-même accepté de prendre la présidence de l’association, car il est en capacité d’apporter la crédibilité recherchée de par son statut d’ancien fonctionnaire auprès du ministère de la Santé et de cadre dans une ONG américaine. Cela tend à démontrer que la structuration d’un discours collectif à l’échelle d’un quartier peine à effacer les inégalités sociales préexistantes : ici un notable du quartier prend naturellement la tête de la structure. S’il assure qu’il n’avait pas demandé à prendre la présidence, et que ce sont les habitants qui l’ont « coopté » puis « reconduit comme président » (ibid.), cette position n’est pas sans incidence sur l’action de l’association. D’un côté, comme nous l’avons vu, il apporte ses compétences et sa notoriété afin de structurer et crédibiliser la structure : « je leur ai fait le statut, le règlement intérieur » (ibid.). De l’autre, l’association ne peut pas fonctionner contre ses propres intérêts, notamment en termes de réputation. Ainsi, il faut noter que Georges souhaite rester très prudent vis-à-vis de la politique et ne veut pas que sa position de président conduise à l’identifier comme opposant :
« Si c’est pas politique, je suis partant, mais si c’est politique… Je ne voudrais pas un jour à intervenir ou à être interprété comme quoi que ce soit. Là, ils m’ont dit que non, ce n’est pas politique, c’est une structure qui va travailler au bien-être, à la cohésion sociale… Quand ils sont venus, pour me rassurer, ils m’ont invité à venir assister, donc, je suis venu, j’ai assisté. Au fur et à mesure, j’ai partagé ma position sur les choses ».
38En quelque sorte, la dynamique sociopolitique du quartier conduit à faire en sorte que le mouvement social se construisant autour des questions spatiales suit les intérêts des dominants. Les logiques d’appropriation spatiale se font sur fond de rivalités sociales pour le contrôle et l’occupation de l’espace (Tissot, 2010). En parallèle, les dominés disposent de moins de ressources permettant un accès à la parole. Au cours de notre enquête, les habitants les plus favorisés (propriétaires, avec un emploi stable et une rémunération globalement correcte par rapport au niveau général) n’hésitent pas à tenir un discours engagé. On peut y voir une liberté de ton, mais également le fait qu’ils occupent une position socio-spatiale suffisamment stable pour ne pas craindre de risquer leur capital (social, voire économique). C’est d’ailleurs ce capital qui leur permet de formaliser ce discours, ce qui est difficile pour les habitants du quartier qui n’ont pas eu accès à l’éducation.
39Ainsi, les associations ayant vocation à défendre sur la scène publique les revendications des habitants concernant les inégalités spatiales achoppent sur deux écueils liés entre eux : la volonté de se tenir à l’écart de la contestation politique, et la nécessité de ne pas mettre en péril les rapports de force existants. Mais si cette association peut caractériser une forme d’évitement du politique (Eliasoph, 2010), elle est également un exemple de tentative de transformation d’un texte caché en texte public, pour reprendre les catégories de James C. Scott (2008) [8]. Si Georges présente l’association comme ayant émergé telle quelle (« les gens […] sont venus me voir un soir pour savoir s’ils pouvaient tenir une réunion sous l’arbre »), Malik, un jeune quincaillier de Silmiyiri, puis Isidore, artiste, confirment lors de discussions informelles que l’idée de l’association a émergé depuis un grin du quartier – qui se réunit toujours. C’est dans le contexte d’effervescence politique de la période pré-insurrectionnelle que l’idée de monter une association se fait jour. Elle permettra donc de recueillir les préoccupations dans un autre contexte – plus large – que celui du grin.
40Malik me confirme que l’expérience de l’association a vite été ressentie comme un échec :
« On faisait des réunions pour essayer de voir ce qui ne va pas, pour arranger ça ensemble. Mais pour le moment, c’est arrêté. Mais on était nombreux ».
42Si les raisons précises du discrédit de l’association sont difficiles à discerner (Malik est peu bavard et maîtrise mal le français), Malik et Isidore participeront ensuite au lancement du club Cibal « Cheikh Anta Diop » du quartier, qui réunit une cinquantaine d’habitants, en majorité de jeunes hommes (mais également de nombreuses femmes et quelques « anciens »). Les questions spatiales ne sont certes pas au centre des préoccupations de ces clubs. Elles étaient globalement absentes des discours au moment du lancement du club « Cheikh Anta Diop », et dans la période insurrectionnelle et la courte période post-insurrectionnelle correspondant aux terrains de recherche. De manière générale, les discours se concentraient alors sur la question du départ de Blaise Compaoré et sur celle du retour de la démocratie dans le contexte fragile de la transition. Toutefois, les clubs Cibal mènent régulièrement des actions locales dans leurs quartiers d’implantation : nettoyage des rues, reboisement, organisation de débat en marge des marchés, etc. Ces activités montrent une volonté de se montrer actif sur les questions du quotidien des habitants – donc nécessairement sur les questions urbaines – et non uniquement sur la politique nationale. De plus, depuis l’insurrection, le Balai Citoyen peut s’immiscer dans les débats publics autour des questions spatiales. Le discours que le mouvement développe sur la corruption l’a amené à se positionner sur des sujets tels que le trafic des parcelles, ce qui l’a amené à réclamer un audit national des lotissements en 2016 (koaci.com, 8 avril 2016), et de manière générale, de la « transparence » dans les opérations de lotissement (aouaga.com, 23 août 2014).
43Il est certain que nous n’avons pas les éléments permettant de tracer une forme de parcours logique des revendications locales du texte caché au texte public à Ouagadougou. Il n’est donc pas question de définir une sorte de continuum de la parole publique qui irait logiquement du grin au club Cibal [9] en passant par l’association de quartier. Ce schéma serait à la fois trop simpliste, occulterait les multiples autres possibilités, les passerelles possibles, et donnerait un sens aux différentes instances, notamment aux grins, qu’elles ne revendiquent pas. Mais il reste intéressant d’observer sur un espace-temps restreint ces différentes occurrences de la parole publique, qui montre également les possibles évolutions à venir à Ouagadougou. Ce qu’il faut ici retenir est que le grin reste un espace de l’entre-deux, où se construit une parole qui « questionne au quotidien les normes spatiales et sociales imposées par les aînés, détenteurs du pouvoir à toutes les échelles, de la famille à l’État » (Boyer, 2014 : 15), mais que cette parole reste confinée à l’espace du grin. Le grin permet de libérer une parole contestatrice propre à un groupe dominé (essentiellement, les jeunes), mais se pose la question de la formalisation de la contestation, et des effets concrets de la parole, qui a souvent vocation à ne pas sortir du cadre du grin. On peut se demander dans quelle mesure la parole alternative portée par le grin a une « efficience sur la réalité de leur position de dominés » (ibid. : 15). Et on en revient à la difficulté de la transformation du discours caché en discours public, qui nécessite des procédures particulières, car « il est très probable que le texte caché sera produit pour un auditoire distinct de celui du texte public, et dans des conditions de pouvoir différentes » (Scott, 2008 : 19) [10]. Le décalage entre la parole et ses conditions de production dans un espace comme le grin et dans des espaces directement politiques et à même de porter une parole publique tels que les clubs Cibal nous renseigne plutôt sur « l’impact de la domination sur la parole tenue en public » (ibid. : 19), et les conditions réelles du passage à l’acte [11].
44Dans cette optique, F. Boyer suggère « d’observer l’attitude et le discours de ces jeunes hors de leur fada [12] en regard de ce qui se passe au sein des fada » (Boyer, 2014 : 15) et de s’interroger sur les mécanismes de circulation des savoirs et des manières d’être entre les différents « mondes ». Si s’inventent au sein des grins une parole, mais aussi des rapports sociaux, alternatifs (concernant notamment la remise en cause de la hiérarchie liée à l’âge), il faut nous demander si cette alternative peut infuser et se diffuser au-delà du grin, ou si le changement de lieu correspond également à un retour aux statuts traditionnels et à la reproduction de l’ordre social. Cette interrogation avait été soulevée par H. Lefebvre (1973), pour qui l’hétérotopie des pratiques urbaines ne constitue pas une alternative à l’isotopie (« qui désigne l’ordre spatial accompli et rationalisé du capitalisme et de l’État » (Harvey, 2011 : 44)). Les deux notions sont en tension permanentes, et leur équilibre ne peut être bousculé que par l’intervention d’un troisième mouvement, l’utopie « comme désir expressif » (ibid. : 44).
45Ce « désir expressif » s’exprime-t-il au sein des grins ? Cela reste difficile à dire, mais les grins permettent sans doute néanmoins d’accomplir une étape importante du processus : l’entre soi permet la constitution d’un espace de non-mixité, regroupant un groupe dominé et excluant de manière plus ou moins active les dominants, permettant d’exprimer une parole commune, de partager une expérience de dominés et par ce biais, de se constituer en groupe conscient de lui-même (Tissot, 2014 : 5). Dans cette optique il faut rappeler que la constitution de tels espaces regroupant des dominés relève d’ores et déjà d’un acte politique : « l’entre-soi est toujours l’objet de mobilisation, et jamais un état de fait » (ibid. : 9). Ce sentiment d’appartenance est un mécanisme de construction de la cause commune, qui pourra potentiellement produire des effets politiques en dehors du grin. Mais cette vision optimiste ne pourra être corroborée qu’à partir de travaux supplémentaires, et dans l’état actuel de nos connaissances, c’est surtout le manque de formalisation politique des grins qui ressort : « l’occupation de la rue, de l’espace public, si elle affirme une présence, ne permet pas pour autant d’affirmer une position, une parole, et partant, de porter une culture urbaine autre ; au contraire, l’espace de la rue ne peut suffire, tant qu’il ne garantit pas des interactions sociales » (Boyer, 2014 : 16). L’efficience politique du grin pour les dominés ne se mesurera qu’à l’aune de ses rapports concrets avec les dominants.
4. Conclusion : infrapolitique du grin
46Il est nécessaire de souligner le paradoxe que constitue ici l’étude des résistances aux inégalités. Chercher à comprendre les revendications politiques des habitants sur l’espace apparaît d’autant plus complexe que ce dernier laisse apparaître une empreinte particulièrement diffuse du pouvoir, et tout particulièrement du pouvoir d’État. Ce que nous appelons la résistance consiste bien souvent ici non pas à se confronter directement à un pouvoir ou une oppression, mais plutôt à chercher à tirer au mieux son épingle du jeu et à plier l’espace urbain à ses exigences. Cette lecture complexe nous incline à chercher les résistances non pas dans les discours ou des actes se revendiquant comme politique, mais plutôt dans les pratiques et les manières d’être-en-ville : autrement dit, dans l’infrapolitique (Scott, 2008). C’est cela que les grins mettent en évidence : s’il y a discours politique – et nous avons vu que le grin a clairement partie liée avec la parole politique – il est avant tout le résultat d’une pratique particulière de l’espace. Le grin est en effet une simple pratique liée à l’organisation spatiale : il s’agit pour les jeunes de se retrouver dans un endroit agréable pour pouvoir échanger des avis et des services. La présence de ce type de parole dans l’espace public lui confère immédiatement un aspect politique qui ne manque pas de s’affirmer : les grins sont naturellement devenus des lieux de débats politiques, des proto-agoras ou des « parlements de la rue » (Banegas et al., 2012). Mais il s’agit à la base en partie d’une organisation pratique, notamment pour pallier l’absence d’infrastructures sociocommunautaires permettant aux jeunes de se retrouver dans les quartiers. À la base, il s’agit bien d’un lieu « de loisir » avant d’être un lieu politique. Celui-ci naît d’une injustice sociale et spatiale : l’absence de lieux de réunion libre d’accès.
47Il ne s’agit pas ici de nier la portée politique des échanges qui ont lieu au sein des grins, mais de rappeler que le simple fait de se réunir au grin est un acte politique. Les pratiques produites par l’interaction entre le citadin et la situation spatiale inégalitaire à laquelle il est confronté représentent déjà des actes politiques. Participer au grin, c’est déjà jouer avec les dispositifs spatiaux du pouvoir, faire le constat d’un rapport de force défavorable et proposer une stratégie pour échapper à la situation. Le terme « stratégie » est ici utilisé à dessein en référence à la lecture qu’en donne M. De Certeau : « elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles et de menaces » (De Certeau, 1990 : XLVI). Le grin représente donc une arène illégitime du débat public, où se construit surtout une « citadinité subalterne » (Fouquet, 2013).
48C’est en cela qu’il semble important d’insister sur cette citadinité subalterne qui point. Le grin est une manière de s’approprier la ville, et donc par-là, d’accroître ses « compétences citadines » (Berry-Chikaoui, Deboulet, 2000) : « plutôt que de vivre passivement dans une ville perçue comme étrangère, certaines populations marginales […] se mobilisent physiquement dans l’espace de la ville, revendiquent une place dans la société urbaine et nationale » (Choplin, Ciavolella, 2008 : 87). Le grin apparaît en ce sens comme une ressource. En occupant l’espace, les participants du grin n’en ont pas forcément conscience, mais ils jouent avec les règles du jeu et s’ouvrent un espace des possibles en ville. La géographie symbolique que proposent ces regroupements est investie de signifiants politiques face à une rationalisation de la politique spatiale officielle qui n’encourage pas ces pratiques. Cette symbolique politique n’est pas forcément vécue comme telle, mais elle permet de créer des représentations propres, à partir d’un espace propre engendrant des pratiques propres. En ce sens, selon la dénomination de M. De Certeau, il s’agit de construire un espace autonome qui permet de passer de la tactique, du braconnage, de la ruse à la stratégie, c’est-à-dire, grâce à la construction d’un espace propre, le développement d’un « projet global » dans sa relation à l’espace : « la tactique est déterminée par l’absence de pouvoir comme la stratégie est organisée par le postulat d’un pouvoir » (De Certeau, 1990 : 62). Dans les grins, les habitants produisent des « arts de faire » qui visent à acquérir du pouvoir sur l’espace.
49Dans cette optique, s’interroger sur un éventuel continuum de l’action politique qui conduirait naturellement du grin au club cibal, suivant une forme de processus d’empowerment (Bacqué, Biewener, 2013) collectif, prendrait le risque de ne pas saisir suffisamment bien la puissance politique en germe au sein des grins, en produisant une forme de hiérarchie illusoire. La pratique du grin est déjà une forme d’action politique autonome qui s’adapte à une configuration politique et spatiale particulière. Elle permet à la jeunesse ouagalaise d’agir au quotidien pour questionner l’ordre urbain.
50En somme, en participant au grin, les habitants exercent un droit à la ville de fait, c’est-à-dire « la manière dont les citadins […] transforment leur manière d’être en ville, et contribuent de la sorte à construire un ordre urbain social et spatial, à travers la répétition au quotidien de gestes, la transformation de liens sociaux, l’adhésion pratique à des règles collectives, les manières d’occuper et de s’approprier l’espace, etc. » (Morange, Spire, 2017 : 7). La valeur d’usage de la rue produit par des instances telles que les grins finira donc peut-être par se mesurer frontalement à la valeur d’échange que lui confère le pouvoir. Seules les modalités de l’affrontement restent à déterminer.
51Ce type de résultats appelle confirmation par la mise en place de travaux supplémentaires, à travers un protocole d’enquête plus adapté et systématique. Il ne s’agit ici que de conclusions partielles émanant de l’étude d’un matériau d’enquête de thèse qui n’a pas spécifiquement été recueilli dans ce but. En particulier, la question du lien entre grin et mouvement associatif mérite d’être creusée, en s’interrogeant notamment plus spécifiquement sur la question générationnelle, qui apparaissait centrale dans les précédents travaux sur les grins (Kieffer, 2006 ; Boyer, 2014).
52Le contexte particulier de l’enquête a conduit à proposer ce type d’approche : le moment politique burkinabè – la période englobant l’épisode insurrectionnel de 2014 – au cours duquel ces travaux sur les pratiques spatiales ont été menés a naturellement amené à travailler sur les liens entre l’un et l’autre. Dans cette optique, cette approche a permis de proposer des réponses à ce qui constituait encore une interrogation centrale sur ce terrain : qu’est-ce qui fait que dans un contexte spatial si profondément inégalitaire, les discours et actes politiques sur ces questions soient si peu présents dans l’espace public ?
53De ce fait, les éléments présentés ici permettent d’esquisser de nouvelles pistes de recherche sur les liens entre pratiques spatiales et action politique dans les villes du Sud, et font d’ailleurs écho aux travaux récents qui questionnent le sujet (Gervais-Lambony et al., 2014 ; Morange, Spire, 2017).
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Mots-clés éditeurs : Ouagadougou, droit à la ville de fait, Burkina Faso, hétérotopie/isotopie, citadinité subalterne, résistances urbaines, infrapolitique
Mise en ligne 09/01/2020
https://doi.org/10.3917/ag.729.0090Notes
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[1]
Cette question de la hiérarchie sociale liée à l’âge a déjà particulièrement été mise en avant dans les travaux précédents sur les grins. Ces espaces apparaissent ainsi comme une manière d’échapper en partie à cette hiérarchie, tout en la reproduisant dans sa propre hiérarchie (voir notamment la question du kogho développée plus bas). Les aînés sont en tout cas identifiés dans la plupart des travaux sur les sociétés urbaines ouest-africaines comme « véritables détenteurs de pouvoir dans le champ politique » (Kieffer, 2006 : 77), « à toutes les échelles, de la famille à l’État » (Boyer, 2014 : 15). Les grins offrent donc des espaces de remise en question de ces normes, proposant des rapports plus inégalitaires, même s’ils ne garantissent pas que « les jeunes ne se placent […] dans une position de reproduction de l’ordre social lorsqu’ils changent de statut » (ibid. : 15).
-
[2]
Si les deux grins évoqués dans les lignes suivantes ont un nom porteur de sens politique, celui-ci peut aussi faire référence à des sujets bien plus larges (moins directement politiques), correspondant aux différentes préoccupations des participants : références musicales, notamment au rap (« les fils du Wu Tang », « Positive Radikal », etc.), références à la localisation (« Grenoble City » situé aux abords du jardin de la musique Reemdogo, financé en partie par la ville de Grenoble), etc. (cf. Kieffer, 2006 : 73).
-
[3]
Du nom du territoire saharien situé essentiellement au Nord-Mali (et partiellement au Niger et au sud de l’Algérie) dont l’indépendance est revendiquée par divers groupes séparatistes armés Touaregs, parfois associés à des groupes djihadistes.
-
[4]
Kogho = « grand frère » en moore.
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[5]
Le projet ZACA est une opération urbaine de grande envergure mise en place au début des années 2000 dans le centre-ville de Ouagadougou. Il a consisté en la destruction de plusieurs quartiers du centre-ville parmi les plus anciens (Zangouettin, Peuloghin, Tiedpalogo, Camp fonctionnaire) et le déplacement de 12 000 habitants vers deux trames d’accueil situées en périphérie. Le but est de construire à la place des anciens quartiers un centre-ville moderne et vertical ayant vocation à attirer les investissements internationaux et à rénover l’image de la ville. Plus de quinze ans après les premières destructions, très peu de parcelles sont actuellement construites, et les anciens quartiers sont encore pour l’essentiel à l’état de terrains vagues en attente d’aménagement, simplement traversés par une voirie flambant neuve (cf. Biehler, 2010).
-
[6]
Le maquis désigne en Afrique francophone (essentiellement au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire) un café-restaurant populaire, parfois dancing, la plupart du temps installé sous forme de terrasse donnant directement sur la rue, attenante à un local plus ou moins grand.
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[7]
Les clubs Cibal (pour « citoyens balayeurs ») sont des groupes militants locaux nés sous l’impulsion du Balai citoyen, dont les membres se réunissent par similitudes d’activités (journalistes, étudiants, etc.), mais plus généralement par proximité géographique (rue, quartier, etc.) (Banegas, 2016 ; Gorovei, 2016). Ceux-ci ont la particularité d’attirer un public apparemment proche de celui que l’on retrouve dans les grins, et se donnent entre autres fonctions le but d’encourager et agréger les discussions politiques. Comme beaucoup de grins, ils se baptisent selon une symbolique politique précise, quoique plus officielle et codifiée (leurs noms correspondent essentiellement à des leaders politiques et intellectuels reconnus, africains ou non : club Thomas Sankara, club Kwame N’Krumah, club Cheikh Anta Diop, club Che Guevara, etc.).
-
[8]
« Le texte public […] caractérise cette performance quasi théâtrale qui consiste, tactiquement, à donner le change au pouvoir dans l’interaction. Le texte caché […] désigne l’ensemble des discours ou des pratiques qui prennent place en deçà de l’observation directe des dominants, et qui souvent contredisent ce qui apparaît dans le texte public » (Scott, 2008).
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[9]
D’autant que les clubs Cibal, malgré leur indéniable popularité, ne font pas l’unanimité au sein de la jeunesse burkinabè. Il ne faudrait pas prendre le risque de les ériger en voie naturelle, voire unique, de l’émergence de revendications collectives populaires.
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[10]
What is certainly the case, however, is that the hidden transcript is produced for a different audience and under different constraints of power than the public transcript (Scott, 1992 : 5).
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[11]
Il est par exemple difficile d’évaluer ce que le mouvement social ayant donné lieu à l’insurrection de 2014 doit aux grins, alors qu’il est plus simple de le relier concrètement au travail mené au sein des clubs Cibal.
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[12]
La fada est l’équivalent nigérien du grin.