Couverture de AG_706

Article de revue

Approche comparative de la ségrégation socio-spatiale dans les aires urbaines françaises

Pages 653 à 680

Notes

  • [1]
    L’auteur remercie pour ses conseils Jean Rivière, maître de conférences à l’université de Nantes et membre de l’UMR ESO, et Christine Lamberts pour la réalisation de la classification ascendante hiérarchique (ingénieur d’études CNRS au sein de l’UMR ESO).
  • [2]
    Les coefficients supérieurs à 0,27 sont significatifs avec un risque d’erreur de 5 % pour N = 50. Pour rappel, le coefficient de corrélation mesure l’intensité de la liaison qui peut exister entre deux variables : plus le coefficient est proche des valeurs extrêmes -1 et 1, plus la corrélation entre les variables est forte.
  • [3]
    Cette CAH a été réalisée par Christine Lamberts, ingénieur d’études CNRS.

1 Les travaux portant sur la ségrégation en milieu urbain ont émergé au cours des années 1920 et sont issus de l’École de Chicago (Grafmeyer, Joseph, 1990). Il faut attendre toutefois la décennie 1970, avec la diffusion de la « nouvelle géographie » adossée à des méthodes quantitatives, pour qu’émerge en France une série de travaux inspirés de l’écologie urbaine factorielle (Brun, 1981 ; Rhein, 1994). Ceux-ci ont permis de mieux connaître la division sociale des villes et notamment de dépasser la contradiction entre les trois schémas spatiaux classiques (concentrique ou auréolaire de E.W. Burgess, radial de H. Hoyt et en noyaux multiples de C.D. Harris et E.L. Ullman), en montrant que ces schémas expliquent chacun trois « facteurs » de différenciation de l’espace urbain, soit respectivement le cycle de vie, la dimension socio-économique et la composante ethnique (Racine, 1971 ; Grafmeyer, Joseph, 1990).

2 Ces travaux revisitent par la même occasion le concept de ségrégation, qui demeure largement prédominant en France pour qualifier les modes d’occupation des territoires urbains par les groupes sociaux (Cary, Fol, 2012). La ségrégation devient alors une catégorie d’étude qui sert à décrire les structures socio-spatiales, alors qu’elle désignait étymologiquement une mise à l’écart d’un groupe d’individus discriminé au nom de la religion ou de la couleur de peau et renvoyait à la figure du ghetto (Brun, 1994). En 1972, M. Castells définit par exemple la ségrégation comme « la tendance à l’organisation de l’espace en zones à forte homogénéité sociale interne et à fortes disparités sociales entre elles, cette disparité étant comprise non seulement en termes de différence, mais de hiérarchie » (p. 218).

3 S’il est donc désormais bien admis que la ségrégation est un marqueur spatial de la division sociale de la ville et s’appréhende, du moins en France, essentiellement sous l’angle des différences de localisation des groupes sociaux, elle doit aussi s’analyser comme la résultante d’une série de processus (Gaudin et al., 1995 ; Préteceille, 1997 ; Lehman-Frisch, 2009). Ceux-ci sont le fruit conjoint des forces économiques structurelles, autrement dit du fonctionnement des marchés immobiliers en lien avec les inégalités de ressources des individus mais aussi des politiques d’urbanisme, et des stratégies résidentielles des ménages, ce qui renvoie à la notion d’agrégation et de quête d’entre-soi. Toutefois, il est rare que la division sociale résulte d’un processus d’agrégation affinitaire explicite dans les villes françaises, hormis probablement au sein des classes les plus aisées (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1990 ; Haumont, 1996 ; Pinol, 1996).

4 Face à cette double inclinaison prise par les études portant sur la ségrégation, notre perspective de recherche se situe dans une approche quantitative de la division socio-spatiale en milieu urbain plus que dans une logique compréhensive des processus à l'œuvre, ce qui revient à accorder une place essentielle à la mesure de la distance spatiale entre groupes sociaux. La finalité de cet article est alors de proposer une mesure des variations d’intensité de la ségrégation socio-spatiale des aires urbaines françaises à l’échelle intra-urbaine mais aussi entre les aires urbaines. Trois temps vont structurer notre propos. Nous allons interroger en premier nos choix méthodologiques (quel périmètre géographique, quelles méthodes de calcul pour quel choix de variables ?), en situant cette discussion dans le champ des travaux comparatifs portant sur la ségrégation socio-spatiale en France. En second, nous présenterons nos résultats en termes d’analyse des variations intra-urbaines de la ségrégation, pour clore sur les variations entre aires urbaines.

1.  Discussion autour des périmètres géographiques, des méthodes de calcul et du choix de la variable

5 Quels choix méthodologiques, en termes de découpage de l’espace et de la société puis de mesures, avons-nous opéré pour mener à bien cette approche comparative de la ségrégation socio-spatiale à l’échelle des aires urbaines françaises ? Répondre à cette question suppose au préalable de réaliser une sorte d’état de l’art des travaux qui ont servi de support à notre réflexion méthodologique et qui ont contribué à construire le socle des connaissances en termes de variations intra et inter-urbaines de la ségrégation sociale des villes françaises.

1.1.  Des études comparatives relativement peu nombreuses en France

6 Les approches comparatives de la ségrégation socio-spatiale des villes françaises, c’est-à-dire celles qui ont pour finalité de révéler des différences d’intensité du phénomène ou les formes prises par les configurations socio-spatiales entre plusieurs agglomérations, sont relativement peu nombreuses (Madoré, 2005). Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, nous n’en avons recensé que douze. Deux temps peuvent être distingués dans la publication de ces recherches : la première est constituée d’un travail pionnier paru en 1978 et des cinq études qui se sont succédé entre 1991 et 1998 ; la deuxième est marquée par le renouvellement des approches avec six nouvelles publications parues entre 2007 et 2014.

7 Les trois premiers travaux comparant les structures socio-spatiales de villes françaises sont le fruit de statisticiens de l’Insee ou (cas du troisième) ont été réalisés dans le cadre de cet organisme, car les difficultés d’accès aux sources, notamment aux résultats du recensement de la population, ont constitué probablement pendant longtemps un frein à la possibilité de développer ce type d’approche au sein de la communauté des chercheurs universitaires ou des organismes de recherche. C’est en 1978 qu’est publié le travail précurseur de X. Debonneuil et M. Gollac analysant la structure sociale de sept villes champenoises et picardes. Cette première étude non monographique resta toutefois unique en son genre pendant une quinzaine d’années, jusqu’au travail de M. Mansuy et M. Marpsat (1991). Celui-ci a eu un fort retentissement par l’ampleur alors inédite de la perspective comparative proposée, car il porte sur une typologie des quartiers urbains des trente-six agglomérations françaises de plus de 150 000 habitants, à l’exclusion de Paris. Dans la continuité de ce travail, celui de N. Tabard (1993), en collaboration avec A. Chenu, est unique en son genre, par l’analyse de la hiérarchie socio-spatiale en 1982 et 1990 de l’ensemble du territoire français. L’année suivante, R. Dodier (1994) renoue avec l’esprit du travail pionnier de X. Debonneuil et M. Gollac, en proposant une analyse des configurations socio-spatiales des unités urbaines d’une région, en l’occurrence celles des Pays de la Loire. En 1995, à l’occasion de la publication du douzième volume de l’Atlas de France consacré à l’espace des villes, H. Reymond, M. Vigouroux et C. Rhein étudient les configurations socio-spatiales de huit grandes agglomérations françaises en 1982, à savoir Marseille, Montpellier, Mulhouse, Nancy, Nantes, Paris, Strasbourg et Toulouse. Enfin, clôturant cette période foisonnante en termes de travaux comparant la division socio-spatiale des villes françaises, G. Lajoie (1998) mesure l’intensité du phénomène dans les vingt plus grandes unités urbaines en 1990 à l’exclusion de Paris.

8 Il faut attendre ensuite une dizaine d’années pour qu’émerge une nouvelle période féconde en termes d’approches comparatives de la ségrégation socio-spatiale des villes françaises. C’est l’étude réalisée par M. Schwabe (2007) qui contribue, la première, à renouveler les connaissances, en analysant les transformations des structures de la ségrégation résidentielle entre 1968 et 1999 dans les huit plus grandes aires urbaines françaises. L’analyse par J. Rivière (2008) des transformations sociales des soixante-dix-huit aires urbaines françaises de plus de 100 000 habitants entre 1968 et 1999 poursuit ce renouvellement. Par la suite, deux thèses, l’une soutenue par L. Bouzouina (2008) en sciences économiques, l’autre par A. Dasre (2012) en démographie, mesurent les distances socio-résidentielles dans les villes françaises. Enfin, les deux travaux les plus récents que nous ayons recensés et offrant un regard comparatif sur la ségrégation socio-spatiale des villes françaises renouent avec la tradition des travaux pionniers, puisqu’ils émanent de l’Insee, avec la double étude réalisée par G. Dabet et J.-M. Floch (2014) à l’occasion de la réflexion conduite en vue de redessiner les territoires de la politique de la ville, puis celle entreprise par le même J.-M. Floch (2014) qui compare les niveaux de vie en France à l’échelle du zonage en aires urbaines.

9 Nous allons montrer par la suite comment nos choix méthodologiques mais aussi nos résultats s’inscrivent dans ce continuum de travaux. Celui-ci va ainsi nourrir, dans un premier temps, notre discussion portant sur les périmètres géographiques, les méthodes de calcul et le choix de la variable. Dans un deuxième temps, il nous aidera à mettre en perspective nos apports, car plutôt que de présenter dès à présent les acquis de ces douze études à finalité comparative, il nous semble plus judicieux de montrer comment les principaux enseignements tirés de ces travaux éclairent notre analyse.

1.2.  Périmètres géographiques et découpage de l’espace

10 D’un point de vue méthodologique, toutes les études mesurant les divisions socio-spatiales doivent répondre à trois questions : quel périmètre géographique puis quel découpage de l’espace retenir au sein de ce périmètre ? Quelle(s) méthode(s) de calcul peut sembler la plus adéquate pour mesurer ces divisions ? Enfin, quel choix de variable ou quelle catégorisation sociale privilégier ?

11 Le périmètre géographique retenu pour cette étude est constitué des cinquante premières aires urbaines françaises. Cette volonté de travailler à l’échelle de l’aire urbaine et d’un échantillon relativement vaste de villes est bien en phase avec la double inflexion qui peut être repérée entre les deux périodes (1978-1998 ; 2007-2014) de production d’approches comparatives de la division sociale des villes françaises que nous venons de présenter.

Tableau 1

Périmètres géographiques, unités spatiales, méthodes de traitement des données et variables socio-économiques dans les travaux comparant la ségrégation socio-spatiale des villes françaises.

Geographical limits, spatial entities, methods of data processing and socio-economic variables in comparative works on socio-spatial segregation in French cities.

Périmètres géographiques 1978-1998 2007-2014 Total
France métropolitaine 1 1 2
Unités urbaines 5 1 6
Les plus peuplées (jusqu’au rang 20 et 36) 2 2
Choix sélectif de 8 grandes unités urbaines 1 1
Large panel (jusqu’au rang 118) 1 1
Unités urbaines d’un ensemble régional 2 2
Aires urbaines 4 4
Les plus peuplées (jusqu’au rang 8 et 18) 2 2
Large panel (jusqu’au rang 78 et 100) 2 2
Unités spatiales au sein de ce périmètre 1978-1998 2007-2012 Total
Communes 4 4
Infra communal 6 2 8
Quartiers Insee 6 6
IRIS 2 2
Méthodes traitement des données 1978-1998 2007-2012 Total
Analyse factorielle 5 4 9
Classification automatique 3 3 6
Indices (ségrégation et/ou dissimilarité) 1 3 4
Autres (quotient localisation, corrélation, etc.) 3 3
Variables socio-économiques 1978-1998 2007-2012 Total
Catégorie socioprofessionnelle 6 3 9
Diplôme 2 2 4
Activité 2 2
Revenus 3 3
Total 6 6 12
figure im9

Périmètres géographiques, unités spatiales, méthodes de traitement des données et variables socio-économiques dans les travaux comparant la ségrégation socio-spatiale des villes françaises.

Geographical limits, spatial entities, methods of data processing and socio-economic variables in comparative works on socio-spatial segregation in French cities.

relevés personnels

12 La première est le passage de l’unité à l’aire urbaine, ce qui consacre l’avènement par l’Insee de la notion d’aire urbaine en 1997. Toutefois, ce passage n’est pas systématique, puisque l’étude très récente (2014) de G. Dabet et J.-M. Floch est fondée sur le découpage en unité urbaine. La deuxième évolution est l’élargissement de l’échantillon étudié, puisque la période récente a vu émerger des approches comparant la division sociale sur des échantillons assez étendus de villes, de quelques dizaines à la centaine, voire à la France entière (Floch, 2014), contre moins de cinquante dans la phase précédente (hormis le travail unique et exceptionnel par son amplitude de N. Tabard portant sur l’ensemble du territoire français).

13 Au sein de ces périmètres géographiques, les études comparatives de la ségrégation socio-spatiale en France mesurent celle-ci soit à l’échelle des communes (quatre cas), soit à l’échelon infra-communal (les huit autres cas) (Tableau 1). Toutefois, lorsque c’est la commune qui est prise en compte, les auteurs l’utilisent comme unité de base pour reconstituer des entités géographiques correspondant aux découpages Insee de l’urbain, en distinguant la ville-centre, la banlieue, le pôle urbain et la couronne périurbaine. Quant à l’échelon infra-communal utilisé, tout dépend bien évidemment de la période de réalisation de l’étude : pour celles antérieures aux années 2000, c’est le quartier Insee ; pour les plus récentes, c’est l’IRIS. Dans le cadre de notre analyse, la maille spatiale retenue est l’IRIS à l’échelle du pôle urbain (ou à défaut la commune si celle-ci n’est pas découpée en IRIS, sachant que celles d’au moins 10 000 habitants et une forte proportion de communes de 5 000 à 10 000 habitants sont découpées en IRIS) et la commune pour la couronne périurbaine (la grande majorité d’entre elles a moins de 5 000 habitants). La prise en compte de l’IRIS nous semble indispensable dans l’urbain dense et pour réaliser des comparaisons entre les aires urbaines, car on obtient ainsi des entités de taille relativement homogène, ce qui permet de gagner en robustesse en termes d’analyse statistique de la ségrégation (Préteceille, 2002).

14 Toutefois, un seuil minimum à 500 ménages pour les entités du pôle urbain mais à 300 pour celles de la couronne périurbaine a été retenu, pour deux raisons. D’une part, la catégorie socioprofessionnelle (CS) étant issue de l’exploitation complémentaire du recensement, l’Insee recommande de ne retenir que des zones géographiques comptant au moins 2 000 habitants, soit environ 860 ménages (avec une taille moyenne de 2,3 personnes par ménage) ; or, avec un seuil à 500 et 300 ménages, nous nous situons déjà très en deçà de cette recommandation, mais si on relève trop ce seuil notamment dans la couronne périurbaine, on réduit considérablement le nombre de communes prises en compte dans l’analyse. D’autre part, la diminution des effectifs par unité spatiale fait augmenter artificiellement les indices mesurant la ségrégation socio-spatiale (Grafmeyer, 1991), car les variations d’effectif d’une CS prennent mécaniquement plus d’ampleur en pourcentage lorsque la population globale est limitée.

15 Au total, avec l’imposition de ce double filtre à 500 et 300 ménages, le nombre d’unités spatiales retenues s’élève à 13 633, les quatre cinquièmes étant situées dans les pôles urbains. Ces unités représentent 71 % de la totalité des IRIS ou communes mais surtout 94 % de la population, car les unités non retenues sont peu peuplées. C’est principalement dans les couronnes périurbaines que l’imposition d’un seuil à 300 ménages réduit la taille de l’échantillon, puisque l’analyse ne porte que sur 39 % des communes, contre 90 % des IRIS ou communes du pôle urbain. Cependant, ces 39 % concentrent la très grande majorité de la population des couronnes périurbaines, soit 81 %. Au final, ce découpage de l’espace, avec son double filtre, permet de développer des analyses statistiques robustes, car il cumule deux avantages : les entités spatiales prises en compte d’une aire urbaine à l’autre sont relativement homogènes en termes de taille ; la finesse de ce découpage fait bien ressortir l’inégale distribution spatiale des groupes sociaux. De fait, les IRIS des pôles urbains et les communes périurbaines pris en compte dans l’analyse recensent en moyenne 2 589 et 2 316 habitants en 2009. Par ailleurs, le coefficient de variation mesurant la dispersion des valeurs (population moyenne des entités prises en compte dans l’analyse) est très réduit (0,09) pour les aires urbaines : il l’est encore plus pour les entités des pôles urbains (0,07) et seules les couronnes périurbaines présentent un coefficient plus élevé (0,34), reflet des inégalités géographiques du maillage communal français.

1.3.  Mesures et méthodes de calcul

16 Nos mesures de la ségrégation socio-spatiale au sein des cinquante premières aires urbaines françaises sont réalisées en ayant recours aux indices de ségrégation, de dissimilarité et aux coefficients de corrélation. Ces calculs ont été effectués pour chaque aire urbaine et, au sein de celle-ci, pour le pôle urbain et sa couronne périurbaine, ce qui donne pour chaque aire soixante-quinze mesures (cinq indices de ségrégation, dix de dissimilarité et autant de coefficients de corrélations multipliés par trois), soit au total 3 750 mesures.

17 Pourquoi avoir choisi les indices de ségrégation et de dissimilarité mis au point en 1955 par les sociologues américains Duncan (Rhein, 1994 ; Apparicio, 2000) ? Car ils présentent à nos yeux deux avantages déterminants. D’une part, ils sont très facilement interprétables, car ils mesurent la plus ou moins grande régularité de la distribution spatiale d’une population, en comparaison avec la distribution du reste de la population (indice de ségrégation) ou d’une autre population (indice de dissimilarité). D’autre part, ces indices se prêtent facilement à la comparaison inter-urbaine, puisque les modes de calcul sont standardisés et que les ordres de grandeur qu’ils expriment peuvent être comparés, sachant que l’échelle de variation de ces deux indices est comprise entre 0 et 100 : plus l’indice de ségrégation d’une catégorie est élevé, plus elle est concentrée spatialement ; plus l’indice de dissimilarité entre deux catégories est fort, plus la distance spatiale les séparant est également importante. Précisons toutefois que ces indices ne mesurent pas des distances métriques entre les groupes sociaux mais une probabilité de co-présence dans la même unité spatiale. Cependant, cette facilité de comparaison ne doit pas occulter un problème plus complexe, qui est la signification accordée à cette mesure en termes de distance sociale. En effet, deux aires urbaines peuvent présenter la même intensité de ségrégation en valeur d’indice, mais cette égalité numérique n’a pas forcément la même signification sociale d’une aire à l’autre ou en termes de représentations, selon l’histoire économique et sociale locale, la part respective des différentes catégories socioprofessionnelles, la place des populations issues de l’immigration ou encore les politiques publiques mises en œuvre par les édiles locaux dans le domaine de l’urbanisme et de l’habitat en particulier.

18 L’examen du corpus des études portant sur les approches comparatives de la division sociale dans les villes françaises montre que l’utilisation de ces indices de ségrégation et de dissimilarité n’est pas très fréquente, tout en étant légèrement en progression (Tableau 1). En effet, si les analyses factorielles sont toujours ultra-dominantes et associées dans un cas sur deux à la classification ascendante hiérarchique, le recours à ces deux types d’indices, ainsi qu’aux quotients de localisation et coefficients de corrélation, est un peu plus fréquent dans la série de travaux publiés entre 2007 et 2014 : trois études sur six utilisent ces indices contre une seule sur six dans la première période de 1978 à 1998.

19 Enfin, pour donner une vision plus synthétique des différences d’intensité de la ségrégation socio-spatiale dans les cinquante premières aires urbaines françaises, nous avons calculé la valeur moyenne et médiane prise par les indices de ségrégation et de dissimilarité. Pour chaque aire, c’est la moyenne pondérée, tenant compte de la proportion que représente chaque CS dans la population active, qui a été privilégiée. En revanche, les indices moyens des cinquante aires urbaines, que ce soit pour chaque CS séparément ou pour l’ensemble des CS, représentent la moyenne arithmétique des valeurs observées dans chaque aire (la prise en compte de la moyenne pondérée aurait reflété avant tout la situation des principales villes).

1.4.  Choix de la variable

20 Une littérature déjà fournie existe sur la façon de découper la société, autrement dit sur la manière de rendre compte de l’hétérogénéité de la structure sociale. En fait, ce choix de la ou des variables est pour partie conditionné par la finalité de l’étude, le type d’entités spatiales retenu, le temps nécessaire pour constituer la base de données et enfin les méthodes de calcul mises en œuvre. Cette combinaison nous incline à retenir, pour ce travail visant à comparer la ségrégation socio-spatiale des cinquante premières aires urbaines françaises, la catégorie socioprofessionnelle (CS), saisie à l’occasion du recensement de 2009. Justifions notre choix de retenir cette variable.

21 Premièrement, la CS offre une vision synthétique de la position sociale des individus, étant construite comme une synthèse de la profession, de la position hiérarchique dans la sphère professionnelle et du statut (salarié ou non). Elle offre donc une grille de lecture pertinente de l’espace social (Desrosières, Thévenot, 2002 ; Préteceille, 2006 ; Pierru, Spire, 2008), d’autant plus pertinente que certains travaux ont montré que la CS est fortement corrélée avec le niveau d’études (Vanderschelden, 2006) et de revenu (Coutrot, 2002 ; François et al., 2011 ; Dabet, Floch, 2014), deux dimensions fortes des inégalités sociales en France (Dubet, 2014). Si l’on prend l’exemple des revenus salariaux annuels, la médiane passe ainsi en 2010 de 15 000 € environ pour les employés et ouvriers à 22 000 € pour les professions intermédiaires et 34 000 € pour les cadres (Dabet, Floch, 2014). Rien d’étonnant alors si la CS est omniprésente dans les approches comparatives de la division sociale en France (elle est présente dans neuf études sur douze), révélant sa place toujours déterminante dans la façon de se représenter la structure sociale et ses oppositions (Pierru, Spire, 2008), même si elle doit désormais composer, dans les études les plus récentes, avec des variables qui n’étaient pas prises en compte auparavant, comme celles portant sur l’activité et surtout les revenus fiscaux (Tableau 1). Cette double émergence est symptomatique à la fois d’une nouvelle ligne de structuration sociale selon le rapport à l’activité et à l’emploi (avoir ou non un emploi et formes d’emploi), et aussi d’une sorte de déverrouillage progressif mais encore inabouti de l’appareil statistique français au regard du revenu.

22 Deuxième raison qui nous incite à retenir la CS, cette variable renvoie à l’une des dimensions spatiales fondamentales de la division socio-urbaine. C’est une constante bien soulignée par tous les travaux. À titre d’exemple, M. Schwabe (2007) insiste sur la permanence d’une géographie résidentielle très discriminée des CS dans l’espace urbain mais aussi périurbain des huit plus grandes aires urbaines françaises entre 1968 et 1999 :

23

« La deuxième dimension (de l’ACP) est facilement reconnaissable comme le statut social classique. Elle oppose les espaces urbains caractérisés par une forte proportion d’ouvriers aux espaces où les cadres, professions intellectuelles supérieures et les personnes avec diplôme supérieur sont fortement surreprésentés. Cette dimension peut être identifiée dans chaque aire urbaine. »

24 Enfin, le choix de la CS s’impose d’autant plus qu’elle est disponible sur tout le territoire français et à des échelons spatiaux relativement fins, étant donné son mode d’élaboration, qui procède de l’opération de recensement. C’est le niveau agrégé (dit niveau 1) de la nomenclature qui a été retenu. Certes, ce choix occulte les différenciations internes à chaque CS (Préteceille, 2006), alors que celles-ci peuvent être importantes, comme l’illustre l’examen des intervalles inter-déciles de revenus : c’est au sein des catégories populaires (c’est encore plus vrai pour les employés que pour les ouvriers) que les différences sont particulièrement marquées, l’intervalle inter-décile y étant deux à trois plus élevé que chez les cadres ou les professions intermédiaires (Dabet, Floch, 2014). Mais s’il est envisageable de travailler avec le niveau 2 des CS à l’échelle d’une aire urbaine, comme le montrent avec intérêt des travaux portant sur la métropole parisienne (Préteceille, 2006 ; Clerval, Delage, 2014), la tâche devient plus compliquée et de surcroît bien trop chronophage lorsqu’il s’agit de comparer, dans une dimension à la fois intra et inter-urbaine, l’intensité de la ségrégation de cinquante aires urbaines. De 3 750 mesures, nous passerions à un total de… 43 350, car cela représenterait pour chaque entité spatiale (aire, pôle urbain et couronne périurbaine) pas moins de 289 calculs (dix-sept indices de ségrégation, cent trente-six de dissimilarité et autant de coefficients de corrélations).

1.5.  Choix de la population de référence

25 Nous avons réalisé une série de tests sur la population de référence et les unités spatiales, avant d’arrêter définitivement notre choix. En effet, dans les études portant sur la ségrégation sociale, la mesure des distances résidentielles est effectuée tantôt sur l’ensemble des individus actifs (population de quinze ans et plus), tantôt sur la seule personne de référence du ménage. À titre de test, nous avons effectué les mesures sur ces deux populations. Que ce soit pour l’indice de ségrégation ou de dissimilarité, la moyenne arithmétique des moyennes pondérées de chaque aire urbaine ainsi que la médiane augmentent quelque peu (de 15 % à 25 %), lorsque l’on passe des individus à la personne de référence du ménage et aucune aire urbaine n’échappe à cette règle. C’est pour la CS des employés que la valeur moyenne des indices diverge le plus : l’indice de ségrégation moyen des individus employés est supérieur de 62 % à celui des ménages employés, alors que pour les autres CS la différence est très limitée. Ce n’est guère surprenant, car les trois quarts des employés étant des femmes, elles sont donc moins souvent personne de référence du ménage : cette CS représente 29 % des actifs français en 2009 mais seulement 19 % des ménages, soit une différence de dix points, alors que l’écart est bien plus réduit (entre – 3,5 et + 4,6 points) pour les autres CS.

26 Nous avons également testé l’incidence des retraités dans le calcul des indices. Certes, cette CS constitue un groupe très hétéroclite socialement qui rassemble tous les anciens actifs, alors que la profession exercée structure pour l’essentiel, et bien au-delà de la seule période d’activité, les positions sociales. Toutefois, la place grandissante des retraités en France, tout particulièrement dans certaines aires urbaines où la fonction de villégiature est bien présente, incite à mesurer leur incidence sur la ségrégation socio-spatiale. En fait, celle-ci est marginale : lorsque l’on passe des seuls actifs au groupe constitué des actifs plus retraités, l’indice de ségrégation moyen diminue de 4 % seulement et la médiane de 1 % (cette incidence est neutre bien évidemment pour le calcul des indices de dissimilarité des actifs). Les différences sont tout aussi faibles pour chaque CS d’actifs prise séparément. Il n’y a qu’à l’échelle de chaque aire urbaine que la différence peut être un peu plus marquée, puisque la moyenne des indices oscille entre – 17 % et + 20 %, sans pour autant que cet écart soit corrélé avec l’inégale proportion de retraités au sein d’une aire urbaine (r = + 0,29). Cette relative neutralité des retraités sur le calcul des indices de ségrégation des CS d’actifs s’explique probablement par le fait que leur géographie résidentielle est très largement déterminée par leur position sociale acquise sur le marché du travail. Cette inertie est d’autant moins surprenante que les générations qui arrivent à l’âge de la retraite sont propriétaires de leur résidence principale à hauteur des trois quarts environ et ont tendance, pour la plupart, à rester dans cette résidence une fois l’âge de la retraite sonné.

27 Enfin, l’imposition d’un seuil à 300 ménages dans la couronne périurbaine, ce qui exclut 61 % des communes de l’analyse, affecte peu le calcul des indices de ségrégation et de dissimilarité des CS d’actifs dans ces couronnes. Certes, si l’on prend en compte dans le calcul toutes les communes périurbaines, la valeur moyenne et médiane des indices augmente, ce qui n’est guère surprenant étant donné la diminution des effectifs par unité spatiale (cf. infra), mais au final la hausse reste très limitée, comprise entre + 11 % et + 13 %. Les différences sont tout aussi contenues pour chaque CS d’actifs Ce sont les indices impliquant les artisans qui progressent le plus, mais comme l’effectif de cette CS est réduit, la prise en compte des communes peu peuplées est plus susceptible que pour les autres CS de faire varier à la hausse la valeur des indices. En revanche, la progression est minime pour les cadres et les ouvriers, ce qui tendrait à invalider l’hypothèse selon laquelle l’imposition d’un seuil à 300 ménages serait susceptible de masquer des ségrégations à l’échelle de petites communes périurbaines, certaines au profil « bourgeois » affirmé, d’autres affichant un profil « populaire » marqué.

28 Cette série de tests nous incite à effectuer nos calculs sur les individus actifs de 15 ans et plus et non sur les personnes de référence des ménages, dans la mesure où la très grande majorité des couples âgés de 20 à 59 ans sont désormais bi-actifs. Nous excluons toutefois les agriculteurs exploitants, marginaux statistiquement en milieu urbain. Quant aux retraités, dont l’incidence sur le calcul des indices de ségrégation des actifs est marginale, et aux autres personnes sans activité professionnelle, s’ils n’ont pas été retenus, c’est parce que ces deux CS sont très hétéroclites et peu signifiantes socialement. Les attendus méthodologiques ayant été précisés, présentons maintenant les principaux résultats de cette analyse portant sur la ségrégation socio-spatiale dans les cinquante premières aires urbaines françaises en 2009.

2.  Variations intra-urbaines de la ségrégation uniformes d’une aire urbaine à l’autre

2.1.  Hiérarchisation socio-spatiale bien marquée et partout

29 À l’échelle des cinquante premières aires urbaines françaises, la CS des cadres est la plus concentrée géographiquement, l’indice de ségrégation moyen s’élevant à 24,3.

Figure 1

Indices de ségrégation moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Average segregation indices of CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009.

figure im1

Indices de ségrégation moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Average segregation indices of CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009.

30 À l’autre extrémité, avec un indice de 9,9, apparaît la CS des employés, juste devant celle des professions intermédiaires (10,6). L’écart entre les deux indices extrêmes est relativement important, puisque la concentration spatiale des cadres représente deux fois et demie celle des employés. Cette hiérarchie des indices de ségrégation est conforme aux résultats obtenus dans des travaux antérieurs. Ainsi, G. Lajoie (1998), en calculant ces indices dans les vingt plus grandes unités urbaines en 1990 à l’exclusion de Paris, montre que dans quinze cas sur les vingt l’indice le plus élevé des CS d’actifs est celui des cadres (dans les cinq autres cas, les ouvriers sont en tête). Deuxième exemple, lorsque A. Dasre (2012, p. 157, 159, 162) calcule les indices de ségrégation des CS (niveau 1) des dix-huit plus grandes aires urbaines françaises en 2006, il observe strictement la même hiérarchie que celle que nous venons de mettre en évidence :

31

« Globalement, les individus se regroupant dans l’espace avec le plus d’intensité sont ceux appartenant aux deux extrémités du “spectre social” […] les cadres et professions intellectuelles supérieures sont ceux qui se regroupent le plus […] en position intermédiaire se trouvent les ouvriers et les artisans/commerçants […] les employés et professions intermédiaires sont les catégories d’individus se répartissant de la façon la plus homogène entre les aires urbaines avec des valeurs proches l’une de l’autre. »

32 Quant aux antinomies entre CS, la plus forte est celle qui oppose les cadres aux ouvriers : la valeur moyenne de l’indice de dissimilarité atteint 34,3 à l’échelle des cinquante premières aires urbaines et le coefficient de corrélation linéaire moyen est fortement négatif (r = - 0,84) [2].

Figure 2

Indices de dissimilarité et coefficients de corrélation moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Average dissimilarity indices and correlation coefficients for CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009.

figure im2

Indices de dissimilarité et coefficients de corrélation moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Average dissimilarity indices and correlation coefficients for CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009.

33 Au-delà de cette antinomie majeure, deux autres ressortent. La première oppose les cadres aux employés : c’est le deuxième plus fort indice de dissimilarité (25,8) et le coefficient de corrélation est là aussi significativement négatif (- 0,65). La géographie résidentielle des cadres d’un côté, celle des employés et plus encore des ouvriers de l’autre sont donc fortement discriminées. L’autre antinomie qui ressort oppose les professions intermédiaires aux ouvriers : certes, l’indice de dissimilarité est moins élevé (21,3), mais le coefficient de corrélation comparant les deux distributions est fortement négatif (- 0,74). À l’opposé, avec des indices de dissimilarité faibles et des coefficients de corrélation significativement positifs, apparaissent deux associations : celle des cadres et des professions intermédiaires, qui présente le coefficient de corrélation le plus positif (+ 0,51), puis celle entre les employés et les ouvriers (+ 0,41).

34 Au total, l’examen tant des indices de ségrégation, de dissimilarité que des coefficients de corrélation confirme la validité du concept de hiérarchie socio-spatiale. La géographie socio-résidentielle des cinquante plus grandes aires urbaines françaises est bien marquée tout à la fois par la proximité spatiale, toute relative certes, des CS relativement proches d’un point de vue socioprofessionnel, à savoir les cadres et professions intermédiaires d’un côté, les employés et ouvriers de l’autre, mais aussi par l’opposition géographique, tout aussi relative, de ces deux associations de CS.

35 La prise en compte des cinquante premières aires urbaines montre que cette hiérarchie socio-spatiale est généralisée. En effet, partout ou presque, les cadres ont l’indice de ségrégation le plus élevé et l’antinomie résidentielle la plus marquée est celle des cadres avec les ouvriers, suivie de l’opposition entre les professions intermédiaires et les ouvriers. Les exceptions sont très rares pour les deux indices : une seule au niveau des aires urbaines (Pau), deux à l’échelle des pôles urbains (Pau et Saint-Nazaire) et deux à trois dans les couronnes périurbaines (Orléans et Angoulême plus Limoges pour le seul indice de dissimilarité). Dans ces rares exceptions, c’est toujours l’indice de ségrégation des artisans, commerçants et chefs d’entreprise qui arrive en tête, mais généralement de très peu devant celui des cadres, et la principale antinomie oppose les artisans aux ouvriers à l’échelle des aires et pôles, les artisans aux cadres dans les couronnes.

36 Enfin, une corrélation positive et plus ou moins forte unit les indices de ségrégation des CS entre eux ainsi que les indices de dissimilarité entre eux. Non seulement les 55 coefficients de corrélation sont tous positifs, mais quarante et un sont supérieurs à + 0,50, dont vingt au-delà de + 0,70. Autrement dit, les variations des indices sont homothétiques, ce qui laisse deviner que les aires urbaines les plus ségrégées sont celles où l’ensemble des indices ont tendance à être élevés. Ce n’est donc pas le fait d’une CS plus particulièrement, mais bien des cinq CS d’actifs.

2.2.  Ségrégation nettement plus forte dans la ville dense que dans la ville étalée

37 À l’échelle des cinquante premières aires urbaines françaises, la ségrégation est nettement plus affirmée dans la ville dense correspondant au pôle urbain, c’est-à-dire à l’agglomération morphologique, que dans la ville étalée marquée par un processus d’urbanisation diffuse et reconnue statistiquement par l’Insee sous l’appellation de couronne périurbaine. La moyenne des indices de ségrégation et de dissimilarité pour les cinq CS d’actifs (moyenne arithmétique des moyennes pondérées de chaque aire urbaine) est supérieure respectivement de 42 % (15,4 contre 10,9) et de 54 % (16,7 contre 11,9) dans les pôles par rapport aux couronnes.

Figure 3

Indices de ségrégation et de dissimilarité moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009 en passant du pôle urbain à la couronne périurbaine.

Average segregation and dissimilarity indices for CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009, viewed from the urban POLE outwards to the urban periphery.

figure im3

Indices de ségrégation et de dissimilarité moyens des CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) dans les cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009 en passant du pôle urbain à la couronne périurbaine.

Average segregation and dissimilarity indices for CS active persons (excluding farmers) in the 50 largest urban areas of France in 2009, viewed from the urban POLE outwards to the urban periphery.

38 La différence est sensiblement la même avec les indices médians de ségrégation mais elle est atténuée avec les indices médians de dissimilarité (+ 32 %). Cette ségrégation socio-spatiale plus forte dans les pôles urbains par rapport aux couronnes périurbaines est généralisée aux cinquante premières aires urbaines françaises ou peu s’en faut, car seules trois d’entre elles y échappent mais de très peu (Douai-Lens, Pau et Valenciennes). Toutefois, cet écart est très variable d’une aire urbaine à l’autre, pouvant varier entre 0 et un peu plus de + 100 %. Cette ségrégation atténuée du périurbain confirme d’autres observations. Ainsi, A. Dasre (2012, p. 229, 238) montre que « le périurbain est la zone où les individus se répartissent de la façon la plus homogène » et que « les zones périurbaines des aires urbaines françaises présentent les indices de ségrégation les plus faibles » (calcul réalisé dans les dix-huit plus grandes aires urbaines françaises en 2006). J.-M. Floch (2014) observe également une plus grande homogénéité sociale des couronnes périurbaines par rapport aux grands pôles urbains, avec en particulier un rapport interdécile des revenus fiscaux inférieur de moitié : 3,8 contre 7,1.

39 Cette atténuation de la ségrégation sociale en passant de la ville dense à la ville étalée s’accompagne d’une modification de la structure socioprofessionnelle, mais d’ampleur limitée. C’est surtout la part des CS artisans et cadres qui varie le plus, la première augmentant d’un tiers en moyenne entre le pôle urbain et sa couronne, ce qui ne représente toutefois que 1,7 point de %, la seconde diminuant d’un cinquième, soit 3,1 points. Ensuite, la proportion des ouvriers baisse d’un dixième, soit 2,4 points. En revanche, la part des professions intermédiaires et des employés est très stable.

40 Enfin, l’intensité de la ségrégation de la ville étalée a d’autant plus de chance d'être élevée qu’elle l’est dans la ville dense. En effet, le coefficient de corrélation entre la valeur moyenne de l’indice de ségrégation de chaque pôle urbain et de chaque couronne périurbaine est significatif (+ 0,49), encore plus si on ne retient que les trente-trois couronnes rassemblant au moins trente communes. Autrement dit, là où le nombre d’entités prises en compte permet de gagner en robustesse dans le calcul, la corrélation positive se renforce (+ 0,63, sachant que le seuil de significativité passe à 0,32 avec un risque d’erreur de 5 %). Une corrélation s’observe également entre la valeur moyenne de l’indice de dissimilarité de chaque pôle urbain et de chaque couronne périurbaine, même si elle est moins forte que pour l’indice de ségrégation (+ 0,47 avec un seuil à trente communes dans la couronne).

3.  Variations inter-urbaines de la ségrégation : effet de rang et contexte régional

3.1.  Effet de la taille de l’aire urbaine : ségrégation socio-spatiale plus affirmée dans les grandes villes et surtout à Paris

41 La ségrégation socio-spatiale a tendance à s’affirmer lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie urbaine. En effet, la valeur des indices de ségrégation et de dissimilarité des CS d’actifs (moyenne arithmétique des moyennes pondérées de chaque aire urbaine) est corrélée positivement avec le poids démographique des aires urbaines : le coefficient de corrélation s’établit respectivement à + 0,55 et + 0,46.

Figure 4

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le poids démographique des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the demographic weight of 50 largest urban areas of France in 2009.

figure im4

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le poids démographique des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the demographic weight of 50 largest urban areas of France in 2009.

42 Cette corrélation positive est significative pour trois CS sur cinq : les employés (+ 0,64), les ouvriers (+ 0,49) et les cadres (+ 0,41).

Figure 5

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le poids démographique des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the demographic weight of 50 largest urban areas of France in 2009.

figure im5

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le poids démographique des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the demographic weight of 50 largest urban areas of France in 2009.

43 Quant à l’analyse des antinomies résidentielles, les plus sensibles à l’effet de taille de l’aire urbaine comparent la localisation des cadres à celle des CS plus modestes, qu’il s’agisse des professions intermédiaires (coefficient de corrélation positif de + 0,54), des employés (+ 0,44) et des ouvriers (+ 0,43). Autrement dit, la progression dans la hiérarchie urbaine a tendance à exacerber les distances socio-résidentielles, en particulier entre les cadres et les autres CS, ce lien entre ségrégation et hiérarchie urbaine ayant déjà été souligné par les travaux de J. Rivière (2008) portant sur les soixante-dix-huit aires urbaines françaises de plus de 100 000 habitants entre 1968 et 1999.

44 Ce phénomène s’explique pour partie par l’ampleur très significative de la ségrégation socio-résidentielle dans l’aire urbaine parisienne. La valeur moyenne des indices de ségrégation et de dissimilarité y est supérieure de 53 % et de 38 % à la moyenne des indices obtenue dans les cinquante premières aires urbaines. Cette exacerbation des antinomies socio-résidentielles peut aussi être mise en évidence de la façon suivante. Nous avons calculé pour chaque couple de CS la différence entre le coefficient de corrélation obtenu dans chaque aire urbaine et la moyenne des cinquante aires urbaines. Ces différences ont été standardisées, afin de comparer leur dispersion relative, et les écarts types ainsi obtenus, exprimés en valeur absolue, ont été additionnées, puis la moyenne calculée : plus celle-ci est élevée et plus les coefficients de corrélation s’écartent de la moyenne de l’ensemble des aires urbaines. Or, celle qui s’en éloigne le plus est Paris, avec une moyenne de 1,74 écart-type, soit un peu plus du double de la moyenne des aires urbaines (0,79). Quels sont donc les schémas d’opposition entre CS qui expliquent cet écart important ?

45 En termes de concentration résidentielle, des différences fortes entre l’aire urbaine de Paris et les cinquante premières en France peuvent être relevées pour trois CS. Ainsi, l’indice de ségrégation des employés est presque le double à Paris, celui des cadres et des ouvriers de près de moitié. Par ailleurs, si tous les indices de dissimilarité sont supérieurs dans l’aire urbaine parisienne, les distances résidentielles entre d’un côté les cadres et, de l’autre, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers y sont bien plus marquées, avec des indices supérieurs de moitié environ. Il est donc clair que la localisation résidentielle des cadres s’autonomise nettement plus à Paris, ce qui est en lien avec quatre autres phénomènes très liés les uns aux autres. Il n’y a qu’à Paris que la géographie résidentielle des cadres et des professions intermédiaires n’est pas corrélée : le coefficient de corrélation est nul, alors qu’il s’élève à + 0,50 pour les cinquante premières aires urbaines françaises ; par ailleurs, l’indice de dissimilarité entre les deux CS est supérieur de près de 60 % à la moyenne des cinquante. Deuxièmement, la localisation des cadres et des employés est beaucoup plus distincte à Paris que dans n’importe quelle autre aire urbaine : le coefficient de corrélation comparant la distribution spatiale de ces deux CS est fortement négatif (- 0,89), soit près de deux écarts types en deçà de la moyenne des cinquante aires urbaines (- 0,65) et l’indice de dissimilarité entre les deux CS est supérieur de 50 % à la moyenne calculée pour les cinquante aires. Troisièmement, la géographie résidentielle des professions intermédiaires d’un côté, celle des employés et des ouvriers de l’autre s’opposent relativement peu dans la métropole parisienne, comparativement à ce qui est observé dans les autres aires urbaines : les deux coefficients de corrélation sont peu significatifs (- 0,21 et - 0,28) et se situent respectivement trois et quatre écarts types au-dessus de la moyenne des cinquante aires urbaines (- 0,54 et - 0,74). Enfin, à Paris, les employés et les ouvriers sont beaucoup plus proches spatialement que partout ailleurs : le coefficient de corrélation est très positif (+ 0,76), soit près de deux écarts types au-dessus de la moyenne des cinquante plus grandes aires du pays (+ 0,41). Au total, dans l’aire urbaine parisienne, les professions intermédiaires sont peu appariées aux cadres et beaucoup moins éloignées, par comparaison avec ce qui est observé dans les autres aires urbaines, des employés et des ouvriers, eux-mêmes très proches.

46 La mesure des différenciations inter-urbaines de la ségrégation socio-résidentielle en lien avec le poids démographique des aires urbaines françaises fait donc bien ressortir l’autonomisation résidentielle marquée des cadres à Paris. Celle-ci est d’autant plus notable que ceux-ci pèsent fortement dans la structure sociale, avec près du tiers des actifs contre à peine un cinquième en moyenne dans les cinquante premières aires urbaines. Il est même probable que cette autonomisation serait encore plus accentuée si nous pouvions prendre le niveau 2 de la nomenclature socioprofessionnelle. Un niveau moins agrégé des CS permettrait de distinguer l’espace résidentiel des cadres d’entreprise d’un côté de celui des cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques de l’autre, car certains travaux ont bien montré que les univers sociaux de ces deux catégories présentaient des différences (De Singly, Thélot, 1988 ; Grafmeyer, 1992). Par ailleurs, cette forte autonomisation résidentielle des cadres en région parisienne s’inscrit dans un contexte socio-géographique marqué par une forte surreprésentation de grandes fortunes (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1998), à la localisation résidentielle bien plus discriminante que celle de la CS cadres :

47

« La distribution spatiale des domiciles des familles appartenant à “l’élite” sociale est beaucoup plus sélective que ne le laisse entrevoir celle des “cadres et professions intellectuelles supérieures” selon la dénomination de l’Insee, les fractions dominantes des classes dominantes résidant dans des parcelles très réduites de l’espace urbain » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1990, p. 386).

3.2.  Effet régional : ségrégation socio-spatiale plus forte dans les villes de la moitié nord

48 Au-delà de l’effet de taille de la ville, un effet régional de la ségrégation peut aussi être mis en évidence, avec une tendance à l’augmentation de la ségrégation socio-spatiale des aires urbaines en passant du sud au nord de la France. Pour faire ressortir cet effet, nous allons utiliser les coordonnées en latitude et longitude des aires urbaines, en considérant celles-ci comme des indices indirects susceptibles de révéler des différenciations géographiques dans l’histoire des villes françaises. La valeur moyenne des indices de ségrégation et de dissimilarité des CS d’actifs de chaque aire urbaine est ainsi corrélée positivement avec la latitude de l’aire urbaine : + 0,43 et + 0,52.

Figure 6

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le positionnement en latitude des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the latitude of 50 largest urban areas of France in 2009.

figure im6

Corrélation entre l’indice de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) et le positionnement en latitude des cinquante plus grandes aires urbaines françaises en 2009.

Correlation between the average segregation and average dissimilarity index for each CS active person (excluding farmers) and the latitude of 50 largest urban areas of France in 2009.

49 En revanche, aucune corrélation n’apparaît avec les coordonnées en longitude.

50 Afin de préciser cet effet régional dans la compréhension des variations inter-urbaines de la ségrégation entre les cinquante plus grandes aires urbaines françaises, une classification ascendante hiérarchique (CAH) a été réalisée sur les cinq indices de ségrégation des CS d’actifs et les dix indices de dissimilarité [3]. Selon la position de l’axe interrompant le dendrogramme, six types peuvent être mis en évidence, un niveau d’agrégation supplémentaire permettant de dégager trois groupes.

Figure
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figure im7
Figure 7

Typologie des cinquante plus grandes aires urbaines françaises selon les indices de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) en 2009.

Figure 7. Typology of the 50 largest urban areas in France according to average segregation and dissimilarity indices of each CS active persons (excluding farmers) in 2009.

figure im8

Typologie des cinquante plus grandes aires urbaines françaises selon les indices de ségrégation et de dissimilarité moyen de chaque CS d’actifs (à l’exclusion des agriculteurs exploitants) en 2009.

Figure 7. Typology of the 50 largest urban areas in France according to average segregation and dissimilarity indices of each CS active persons (excluding farmers) in 2009.

51 Les écarts au profil moyen des cinquante aires urbaines (exprimés en valeurs standardisées) ont été calculés pour chacun des types. En passant du premier au sixième type, la valeur moyenne des indices de ségrégation et de dissimilarité de toutes les CS diminue et on passe d’un écart à la moyenne nettement positif à la situation inverse.

52 La cartographie des types dessine clairement une opposition nord-est/sud-ouest à l’échelle du territoire français. Les types 1 à 4, marqués par des écarts d’indices supérieurs à la moyenne, sont surtout représentés dans les aires urbaines situées au nord-est d’une ligne passant par Caen, Le Mans, Tours, Dijon et Mulhouse : dix-sept aires sur les vingt-quatre qui définissent ces quatre premiers types y sont localisées. En revanche, les deux derniers types, caractérisés à l’inverse par des écarts d’indices inférieurs à la moyenne, sont présents en totalité ou presque au sud-ouest de cette ligne : vingt-trois aires urbaines sur les vingt-six appartenant à ces types 5 et 6 sont situées dans cette portion de l’Hexagone. Cette partition géographique assez nette du territoire français semble confirmer le poids des spécialisations fonctionnelles acquises lors de la transition urbaine et industrielle des xixe et xxsiècle dans l’intensité de la ségrégation. Autrement dit, nous pouvons formuler l’hypothèse que les agglomérations marquées par la révolution industrielle ont pu développer un schéma plus ségrégatif, dans la mesure où la division sociale de la ville, notamment l’opposition entre quartiers ouvriers et beaux quartiers, s’est affirmée avec la naissance de la ville industrielle au xixsiècle, même si ce lien est loin d'être absolu et mérite d'être nuancé comme nous allons le voir.

53 L’examen de chaque type éclaire et nuance cette géographie des variations inter-urbaines de la ségrégation socio-spatiale. Un premier groupe est composé du seul type 1, celui où les écarts positifs à la moyenne sont systématiquement positifs et élevés. La surreprésentation des cinq indices de ségrégation est comprise entre 1,5 et 2,3 écarts types et celle des dix indices de dissimilarité entre 0,5 et 2,5, sachant que pour six on se situe entre 2 et 2,5. Ces aires urbaines les plus ségrégées de France, et de loin, sont au nombre de trois seulement : il s’agit sans surprise de Paris, où les distances socio-résidentielles sont exacerbées comme nous l’avons souligné, mais aussi du Havre et de Rouen. Le paroxysme de ségrégation socio-spatiale en France atteint dans ces deux principales aires urbaines de Haute-Normandie avait déjà été observé par G. Lajoie (1998, p. 197) en 1990 : « Les deux métropoles régionales haut-normandes apparaissent comme les unités urbaines les plus ségrégées en France puisque tous les indices ou presque sont supérieurs aux moyennes nationales. » Dans ces trois aires urbaines, les oppositions socio-spatiales y sont donc plus prégnantes qu’ailleurs, fruit d’une présence importante d’emprises industrielles ou portuaires qui ont fixé à proximité les quartiers ouvriers puis le logement social, tandis que les beaux quartiers ont pris des directions opposées. Le cas parisien est bien renseigné (citons entre autres les travaux de Chauviré, Noin, 1980 ; Rhein, 2000 ; Préteceille, 2006 ; Clerval, Delage, 2014) et marqué par l’opposition entre d’un côté une zone favorisée à l’ouest, à proximité des lieux historiques du pouvoir, et une autre populaire au nord-est. Cette polarisation sociale tend même à s’accentuer, comme le montre l’analyse spatiale des revenus des ménages sur la période 1990-2007 (Fleury et al., 2012). Ces fortes oppositions socio-spatiales ont été étudiées également à Rouen (Guermond, 2008) et au Havre. Dans cette dernière agglomération, M. Boquet (2009, p. 7) insiste sur « l’illustration statistique d’une dichotomie Est/Ouest de l’agglomération havraise à partir de critères sociaux avec un Ouest, proche de la mer, qui attire les classes aisées ou plutôt un Est qui semble les repousser puisqu’il rassemble les activités polluantes de la zone industrielle et les infrastructures lourdes de transport d’entrée de ville ».

54 Un deuxième groupe d’aires urbaines est composé des types 2, 3 et 4. La plupart des indices de ségrégation et de dissimilarité y sont supérieurs à la moyenne, mais les surreprésentations sont très atténuées par rapport au type 1 : elles atteignent au maximum un écart-type. Ce deuxième groupe réunit donc les vingt et une aires urbaines légèrement plus ségrégées que la moyenne. Le type 2, composé de douze aires, est le seul où la totalité des indices sont supérieurs à la moyenne. Confirmant la tendance à l’augmentation de la ségrégation en progressant vers le nord, ce type rassemble principalement des aires urbaines situées dans la moitié septentrionale de l’Hexagone (Lille, Amiens, Reims, Metz, Strasbourg, Dijon, Tours, Le Mans, Caen) et seulement trois au sud : on y retrouve alors l’effet lié à la taille de la ville, avec les deux plus grandes aires urbaines de province, Lyon et Marseille, mais aussi Grenoble. Nous retrouvons dans un certain nombre de ces aires urbaines cette géographie fonctionnelle très discriminée, héritage de la révolution industrielle, à l’origine d’un schéma ségrégatif plus prononcé que la moyenne. Dans les types 3 et 4, l’intensité de la ségrégation est moins marquée et les situations sont plus hétérogènes, car entre neuf et dix indices sur les quinze sont au-dessus de la moyenne. Le type 3 se distingue par une moindre ségrégation des artisans, commerçants et chefs d’entreprise (CS 2) et des professions intermédiaires (CS 4) : il réunit quatre aires urbaines, dont les trois plus grandes de la façade occidentale du pays (Bordeaux, Nantes et Rennes) plus Nancy. Le type 4, quant à lui, est assez original, car il individualise cinq aires urbaines marquées par une ségrégation atténuée des catégories populaires, en particulier des employés (CS 5). Ces cinq aires sont situées dans la moitié septentrionale de la France, avec Dunkerque, Douai-Lens et Valenciennes au Nord, Mulhouse au Nord-Est et Saint-Nazaire au Nord-Ouest. Paradoxalement, nous aurions pu nous attendre à une ségrégation plus marquée dans ces aires urbaines au passé industriel très prégnant (selon la typologie fonctionnelle proposée par F. Damette en 1994, ces villes ressortent toutes comme des villes industrielles), mais la moindre diversification sociale de ces agglomérations observée par M. Mansuy et M. Marpsat (1991) explique probablement ce schéma ségrégatif atténué. Des trente-six unités urbaines considérées par cette étude, les plus uniformes, c’est-à-dire celles réunissant le moins de quartiers parmi les vingt-cinq types identifiés grâce à une classification ascendante hiérarchique, sont principalement les villes mono-typées d’un point de vue fonctionnel avec une dominante très forte de l’industrie : Lens, Douai et Dunkerque sont ainsi en queue de classement pour le nombre de quartiers différents recensés.

55 Enfin, le troisième groupe est composé des types 5 et 6. Tous les indices de ségrégation et de dissimilarité y sont inférieurs à la moyenne, identifiant ainsi les aires urbaines les moins ségrégées de France, du moins parmi les cinquante plus grandes. Toutefois, la sous-représentation des indices est bien plus accusée dans le sixième : elle est comprise entre - 0,8 et - 1,4 écart-type (contre - 0,2 à - 0,6 pour le type 5) pour l’indice de ségrégation et entre - 1 et - 1,5 (- 0,2 à - 0,6 pour le type 5) pour l’indice de dissimilarité. Le type 5 comprend vingt aires urbaines situées, hormis pour trois d’entre elles (Béthune, Orléans et Troyes), au sud-est de la ligne passant par Caen, Le Mans, Tours, Dijon et Mulhouse. Autre caractéristique de ce type, il rassemble plutôt des villes de taille démographique limitée, avec toutefois deux exceptions notables (Nice et Toulouse) qui montrent que l’intensité de la ségrégation n’est pas strictement corrélée avec la taille des aires urbaines. Les distances socio-résidentielles pourraient être plus marquées dans ces deux grandes aires urbaines, du fait de leur poids démographique (septième et quatrième aire urbaine française avec un peu plus d’un million d’habitants), mais leur spécificité socio-économique (ville de reproduction simple uniquement pour Nice et ville d’État pour Toulouse selon la typologie fonctionnelle de F. Damette, 1994) n’a pas été propice au développement d’un modèle de ville marquée par l’antagonisme socio-spatial entre quartiers ouvriers et bourgeois, étant donné la faiblesse des premiers. Enfin, le type 6 identifie les aires urbaines les moins ségrégées de France, du moins parmi les cinquante premières : il réunit Lorient et cinq aires urbaines situées dans la moitié sud de l’Hexagone, à savoir Bayonne, Pau, Perpignan, Valence et Annemasse-Genève.

Conclusion

56 Au terme de cette analyse comparative de la ségrégation socio-spatiale dans les aires urbaines françaises, quelques idées fortes ressortent et des interrogations persistent. Nos mesures montrent que la ségrégation ne s’exprime pas avec la même intensité partout. Des variations intra-urbaines existent, les oppositions socio-résidentielles étant nettement plus accusées dans les pôles urbains que dans les couronnes périurbaines, les exceptions étant particulièrement rares. Des variations inter-urbaines sont à souligner également, avec un double effet de taille de l’aire urbaine et de positionnement géographique notamment en latitude, reflet de l’héritage socio-économique. La ségrégation a tendance à se renforcer en progressant vers le sommet de la hiérarchie urbaine et également dans les villes situées au nord-est d’une ligne passant par Caen, Le Mans, Tours, Dijon et Mulhouse, c’est-à-dire celles qui ont plus que d’autres été marquées par la révolution industrielle, à l’exception notable toutefois des agglomérations du bassin minier du nord de la France. Ce résultat fait écho à celui trouvé en 1990 par G. Lajoie (1998) sur les vingt plus grandes unités urbaines à l’exclusion de Paris, qui montrait que les agglomérations les moins ségrégées étaient celles du bassin minier du nord de la France et du pourtour méditerranéen.

57 Ces deux variables explicatives (poids démographique et position géographique) qui, chacune séparément, sont corrélées avec la valeur moyenne des indices de ségrégation-dissimilarité, expliquent entre 18 % et 30 % de la variance. En appliquant une régression linéaire à ces deux variables, le coefficient de détermination atteint 45 % pour les deux indices. Autrement dit, les variations inter-urbaines de la ségrégation entre les cinquante premières aires urbaines françaises sont expliquées à hauteur de moitié environ par le rang de la ville et son positionnement géographique dans l’Hexagone, celui-ci étant pour partie le reflet de son histoire économique. Cela montre à la fois le poids non négligeable de ces deux variables, mais aussi leurs limites à rendre compte de la globalité des variations inter-urbaines de la ségrégation. D’une part, ces deux variables peuvent se neutraliser, comme l’illustre l’exemple de Nice et de Toulouse (cf. infra). D’autre part, d’autres facteurs contribuent à expliquer également ces variations inter-urbaines de la ségrégation socio-spatiale, comme l’inégale répartition des revenus ou du logement. Il serait intéressant en particulier de mettre en lien ces variations avec la densité de logements sociaux par habitant, tant celle-ci est très contrastée d’une ville à l’autre (Verdugo, 2011), mais aussi avec l’inégale répartition infra-urbaine de ce segment du parc de logement. Cela revient in fine à interroger le rôle des politiques urbaines et plus spécifiquement des politiques locales de l’habitat dans la production des divisions sociales de l’espace.

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Notes

  • [1]
    L’auteur remercie pour ses conseils Jean Rivière, maître de conférences à l’université de Nantes et membre de l’UMR ESO, et Christine Lamberts pour la réalisation de la classification ascendante hiérarchique (ingénieur d’études CNRS au sein de l’UMR ESO).
  • [2]
    Les coefficients supérieurs à 0,27 sont significatifs avec un risque d’erreur de 5 % pour N = 50. Pour rappel, le coefficient de corrélation mesure l’intensité de la liaison qui peut exister entre deux variables : plus le coefficient est proche des valeurs extrêmes -1 et 1, plus la corrélation entre les variables est forte.
  • [3]
    Cette CAH a été réalisée par Christine Lamberts, ingénieur d’études CNRS.
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