Notes
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[1]
Merci à Farzaneh Bahrami pour avoir attiré mon attention sur le rôle de cet acteur et m’avoir permis de le rencontrer.
1 L’image page suivante montre un paysage urbain nocturne. Au fond, on identifie des immeubles élevés. Au premier plan, un homme assis utilise une tablette. Entre les deux, coule une rivière large de quelques mètres, encaissée en contrebas d’une rue, au bord de laquelle des passants marchent ou sont assis. Les activités sont relativement limitées, mais on constate au moins trois variations : dans la taille des groupes, composés d’un, de deux ou de plusieurs personnes ; dans la distance entre les groupes et à l’intérieur des groupes, entre un contact direct entre les corps et un écart de plusieurs mètres ; dans la luminosité, avec des sections mieux éclairées que d’autres. On note aussi que le vide humain de la rivière crée une situation de face-à-face qui permet à ceux qui le souhaitent de se regarder, cependant d’assez loin, pour que cela ne puisse être perçu comme intrusif, mais dans une proximité telle que les visages ou des corps soient aisément perceptibles par l’observateur.
Fig. 1 Un lieu du Monde : Cheongggyecheon, Séoul, Corée du Sud.
A place of the World : Cheongggyecheon, Seoul, South Korea
Fig. 1 Un lieu du Monde : Cheongggyecheon, Séoul, Corée du Sud.
A place of the World : Cheongggyecheon, Seoul, South Korea
1. L’espace public comme système d’actions
2 J’ai pris cette photo le 6 juillet 2011. C’était ma deuxième rencontre avec cet espace, défini par la rivière Cheongggyecheon, à Séoul. La première, c’était en été 2006. Je découvrais la ville et, selon ma méthode désormais habituelle, je laissais jouer la flânerie, la dérive, pour profiter au maximum de la sérendipité urbaine. Je tombai par hasard, il est vrai en plein centre, à deux pas de l’hôtel de ville, sur cet objet étonnant.
3 Ce que je vis datait de 2005. Il n’était donc pas surprenant que je n’en aie pas encore entendu parler quelques mois plus tard, lors de mon premier voyage. Même aujourd’hui, il n’est pas rare de rencontrer des spécialistes ou des praticiens du monde urbain qui en ignorent l’existence. On peut observer quelques cas similaires de viaduc autoroutiers démolis, par exemple à San Francisco (1991) ou à Rio de Janeiro en 2013. D’autres déclassements d’autoroutes en boulevard ont également été réalisés dans un certain nombre de villes. Par ailleurs, il y a quelques exemples de rivières urbaines ouvertes et nettoyées après avoir été recouvertes et transformées en égouts. Dans le cas de Cheongggyecheon, la transformation réunit ces deux composantes, avec deux caractéristiques supplémentaires : il s’agit d’un projet plus ambitieux – la création d’un espace public de plusieurs kilomètres – et situé en plein centre.
4 Qu’est-ce qu’un espace public ? Dans les travaux sur le sujet (Joseph, 1984 ; Lofland, 1998 ; Chôros, 2009), c’est un lieu accessible à tout et à tous qui résume dans son petit format une diversité de toute autre échelle, de la ville, et par la ville, du Monde (Lévy, 2013a). Mais pour y parvenir, il ne peut rester fixe, identique à lui-même : c’est une réalité nécessairement mouvante qui joue sur les temporalités pour cumuler les richesses spatiales.
5 Comme le montrent les images qui suivent (figures 2-10), le lieu n’est un espace public que parce qu’il est l’agrégation d’une infinité de petites variations et de petites fabriques. Infinité, car, dans cette variété, il y a d’innombrables productions idéelles, des potentialités pas forcément actualisées : je me retrouve là en pensant aller ailleurs, ou j’y fais quelque chose que je n’avais pas prévu de faire, pour partie parce que les autres, et moi-même parmi eux, m’ont détourné en vol. Cette diversité sans cesse renouvelée des pratiques, personne ne peut l’ignorer car on l’apprend au moment même où l’on pose le pied au bord de la rivière. Aller dans l’espace public, c’est à la fois produire soi-même une partie de la diversité qui le caractérise et s’attendre à ce que d’autres participants en produisent aussi, certaines inattendues, qui entraîneront peut-être, de manière planifiée ou sauvage, un ajustement de l’environnement, et cela rendra à son tour possibles d’autres subversions. C’est la virtualité – des événements dont la plupart ne se produiront jamais – au moins autant que l’actualité qui fait la réalité de ce lieu. Cheongggyecheon comme nombre d’espaces publics est différent l’été et l’hiver et aux différents moments du jour et de la nuit (figures 2-3) et un événement unique, prévu ou pas, peut rendre cet espace tout à fait singulier.
Fig. 2 et 3 Jour, nuit
Day, night
Fig. 2 et 3 Jour, nuit
Day, night
6 Sa position dans une zone où dominent les bureaux et les activités commerciales en fait un lieu de pause très pratiqué par les employés, qui s’y rendent parfois en groupe mais cherchent aussi un moment de méditation solitaire en sortant du travail. C’est aussi un lieu touristique, avec ses logiques et ses horaires propres. Et, comme il y a également, à courte distance, une grande quantité de bars et de restaurants animés jusque tard dans la nuit, la rivière sert aussi de site accueillant pour diverses approches de l’after. Les multiples combinaisons de ces éléments primaires fabriquent des ambiances à chaque fois différentes. À chacun son Cheongggyecheon (figures 4-6), en somme, mais pour chacun, un Cheongggyecheon à la carte, réinventé à chaque visite.
Figures 4, 5, 6 À chacun son Cheongggyecheon.
A Cheongggyecheon for everyone
Figures 4, 5, 6 À chacun son Cheongggyecheon.
A Cheongggyecheon for everyone
7 Dans le cas de Cheongggyecheon, s’ajoute une complexité spatiale séquentielle (figures 7-10). En effet, les urbanistes ont construit leur intervention de manière à traiter le triple espace longitudinal : quai/rivière/quai comme un genre. La largeur varie, il y a plus ou moins de végétaux, plus ou moins de place pour le mouvement et le séjour, plus ou moins de gués pour traverser l’eau, et l’on sort peu à peu de l’hypercentre. Le style de l’urbanité varie selon le point du cours de la rivière où l’on se trouve. Dans les parties les plus centrales, en amont, le minéral domine en même temps que la densité crée une sensation spécifique de forte proximité entre les corps, avec toutefois le petit flux d’eau comme séparateur symbolique. Au fur et à mesure de la descente, le végétal se fait une place alors même que la foule, insensiblement, se clairsème.
Figures 7, 8, 9, 10 Séquences d’urbanité.
Sequences of urbanity
Figures 7, 8, 9, 10 Séquences d’urbanité.
Sequences of urbanity
2. Un urbanisme d’acteurs sans auteur
8 Ceci n’est pas une œuvre. L’aménagement n’a été conçu ni par un architecte, ni par un artiste, mais par des urbanistes qui ont mis en scène des artefacts discrets car c’étaient à la fois l’environnement et les acteurs, non les objets qui les guidaient. Il s’agit d’un travail esthétiquement modeste, destiné à se faire oublier dans l’activité, elle-même modeste, des passants : marcher, s’asseoir, bavarder, lire, regarder. Si nous voulons que la beauté soit au rendez-vous, nous ne devons pas lui faire, par avance, de l’ombre.
9 Ce n’est pas non plus un acte de « renaturation ». Le caractère artificiel n’est pas moins clair aujourd’hui qu’à l’époque du viaduc, de l’autoroute et de l’égout, et n’est pas moins assumé. Ce n’est pas un retour en arrière, à un bon vieux temps nostalgique. Cheongggyecheon n’a jamais ressemblé à ce qu’il est aujourd’hui. Même dans les variantes bucoliques de l’aval, c’est un objet d’abord minéral (pierre et eau), enluminé mais non contesté par la végétation et enchâssé dans un environnement tout aussi minéral. Il ne prétend pas créer l’illusion hétérotopique d’un « havre de campagne » en pleine ville. C’est bien un « havre » au sens d’un cadre protecteur contre les nuisances, mais qui démontre que les métriques pédestres permettent de réduire à la fois les nuisances, notamment sonores, et la brutalité dans la rencontre entre humains et machines, tout en augmentant l’urbanité. Une urbanité où le parcours de l’intime peut, en l’occurrence, mêler l’engagement dans l’action (je marche, je navigue, interpellé par le frôlement des autres) et la contemplation (je perçois, je ressens, je me consacre à moi-même, avec les autres pour complices).
10 Enfin, en dépit de la complexité technique requise pour redonner une place effective à cet ancien cours d’eau en plein cœur d’une métropole de vingt-cinq millions d’habitants, ce n’est pas une réalisation fondamentalement technologique. Les acteurs de cette transformation ont été des urbanistes généralistes intervenant sur le mandat du maire de Séoul après de longues années où des demandes exprimées par des organisations citadines et des études de faisabilité convergeaient vers la possibilité que cela se passe. Ce fut notamment le rôle essentiel joué par Lee In-Keun, qui a porté le projet d’un bout à l’autre sans chercher à apparaître comme un penseur ou un designer, mais en assumant le rôle de porteur d’idée et de fédérateur d’acteurs [1]. Le maire de Séoul de l’époque, Lee Myung-Bak, a eu le courage de lancer le projet en 2003. Il a su tirer partie du succès de l’événement pour augmenter son capital politique (il est devenu président de la République de Corée en 2008), mais surtout après coup, car dans le cours du processus, le risque non négligeable d’une opposition victorieuse et d’un échec final de l’opération le poussait à une certaine prudence. Les urbanistes et les élus ont écouté les demandes contradictoires des riverains, des associations, des organisations économiques et ont proposé des réponses qui permirent au projet d’avancer. Les « grands » acteurs ont su entendre les « petits » et il n’y a pas eu de perdants, seulement une constellation compliquée de coproducteurs. Ce fut possible et ce n’était pas ruineux. Ce projet eut effectivement un coût très raisonnable (environ 200 millions d’euros), et plus encore si on prend en compte ses effets urbains. Aujourd’hui, le résultat fait consensus et ce lieu est devenu la deuxième attraction de la ville après la tour de télévision de Namsan. Les acteurs de ce projet n’ont pas prétendu fabriquer un objet admirable, ils ont cherché à rendre possible, pour d’autres qu’eux. Et c’est en cela qu’ils sont dignes de notre admiration. Lorsqu’habitant fugace de Séoul, j’ai vu et j’ai vécu Cheongggyecheon, j’ai ressenti, simultanément, une émotion pour ce qui avait été fait et pour ce que tous les habitants pouvaient y faire. Tous y compris moi, visiteur de passage qui n’en connaissais rien, n’y étais pour rien et disposais pourtant du pouvoir, par le simple fait d'être coprésent à ce lieu, d’en jouir gracieusement, sans limite et sans avoir rien à demander à personne. Que s’est-il passé, en fin de compte ? Un environnement créé par l’action a été jugé négateur d’un autre environnement souhaité par des acteurs qui l’ont « renversé » par une nouvelle action. Celle-ci a créé un nouvel environnement différent, tant du précédent et de ceux qui lui avaient préexisté que, sans doute aussi, de ceux que les divers acteurs avaient désiré voir advenir. Désormais, c’est un environnement qui appartient à un nouvel acteur, la société, ou plutôt les sociétés, car celle de Séoul, celle de la Corée du Sud, celle du Monde en sont copropriétaires. En créant un lieu immédiatement patrimonialisé par une multitude de touristes et d’urbanistes et d’habitants ordinaires venus d’ailleurs pour le découvrir et l’habiter, la société séoulite, et en particulier ceux de ses acteurs qui ont contribué à la conception et à la réalisation du projet, ont ainsi, sans le vouloir peut-être, fait don de ce lieu à des sociétés d’échelle supérieure. Si l’on va jusqu’au bout, on peut même dire qu’ils n’ont plus le droit d’y toucher sans consulter la société-Monde, ce qui n’est pas très facile, convenons-en, mais ces embarras sont partie prenante de la mondialité contemporaine, ils en sont même aussi l’un des moteurs.
3. L’universel du singulier
11 En 2006, quand j’aperçus Cheonggyecheon, deux choses me frappèrent immédiatement. La première fut la surprise devant cet espace inattendu. La seconde fut la familiarité avec ce que je voyais : je sus immédiatement, sans connaître l’histoire du lieu, qu’il s’agissait d’un projet de construction d’espace public à partir d’un matériau qui était d’une autre nature. Ce fut sans doute à cet instant que je compris cette chose complexe, mais finalement très simple : dans le monde entier, les urbanistes se posent à peu près la même question mais cette question commune comporte une particularité. Il n’y peut être répondu qu’en donnant des réponses différentes dans chaque cas. L’urbanisme est universel, mais jamais générique. Il produit des lieux singuliers, ou, sinon, c’est qu’il a, peu ou prou, échoué.
12 Le tableau suivant résume le cadre intellectuel dans lequel s’inscrit l’invention de Cheongggyecheon. On comprend aisément que le métier d’urbaniste n’a qu’un lointain rapport avec les postures classiques de l’ingénieur ou de l’architecte. Ceux-ci ont longtemps été formés – dressés même – à établir une barrière nette entre eux et les autres. Eux savaient, les autres non. Ils mobilisaient leur intelligence pour concevoir un objet isolable, fonctionnel et beau que leurs techniques et leur sens esthétique leur permettaient de créer, en ignorant si nécessaire les opinions, forcément moins informées, des non-experts. La croyance en une métaphysique de la géométrie ouvrant, chez les ingénieurs, sur le fonctionnalisme abstrait et autoritaire du plan, ou chez les architectes, sur une « composition » héritée des beaux-arts, constituait un ciment idéologique qui les éloignait des attentes du reste de la société.
13 Aujourd’hui, beaucoup d’urbanistes issus de l’architecture reconnaissent volontiers qu’ils ont dû apprendre un nouveau métier. Un renversement significatif peut être perçu lorsque l’on entend ces personnes se prévaloir d’avoir donné pour recommandation à une commande de projet urbain : « Ne changez rien ». Le cas du « rendu » vide d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal pour la place Léon-Aucoc à Bordeaux en 1996 est devenu un emblème (Shamieh et Dom Research Laboratory, 2007 ; Cuervas-Mons, 2009 ; Wilson, 2013 ; Mele, 2014). Cela ne choque pas ceux qui pensent qu’en urbanisme, l’analyse et le projet sont intrinsèquement liés, et que comprendre, c’est déjà agir. Cela perturbe, en revanche, les logiques de production d’objets isolables et visibles, par des intervenants identifiables et en un temps limité. Ces logiques avaient structuré la formation des architectes-urbanistes et leur pratique « libérale », qui impose sa chaîne de production et se révèle de plus en plus incompatible avec la genèse d’un bien public, systémique et co-construit, tel que l’urbanité.
Tradition de l’architecte- urbaniste,
planification urbaine technocratique | Urbanisme contemporain | |
Acteurs | Auteur unique, création | Multi-acteurs, co-construction, co- production |
Spatialité | Monoscalaire, monométrique | Spatialement complexe |
Temporalité | Statique, réalisation | Dynamique, émergence |
Durée | Temps court | Temporalités diverses, y compris très longues |
Visée | Réponses | Enjeux |
Épistémologie | Dissociation analyse/projet | Intégration analyse/projet |
Type de production | Objet isolable | Démarche |
Contenu de la production | Primauté du matériel | Combinaison matériel/immatériel/idéel |
Langages | Primauté du visuel ou du géométrique | Langages multiples |
Esthétique | Esthétique de la composition | Esthétique de l’urbanité |
14 En somme, l’urbanisme, conçu comme ensemble d’actions visant à créer de l’urbanité, consiste à rendre public un espace et à faire, plus généralement, de l’espace un bien public.
15 Je me réfère ici à la théorie du bien public, élargie (Lévy, 2013b), à partir du concept proposé par des économistes et notamment Paul Samuelson (1954). Pour résumer cette acception, désormais transdisciplinaire, on peut dire qu’un bien public est un bien dont la valeur n’est pas dégradée par l’augmentation du nombre de ses consommateurs et qu’il est coproduit par celui qui le consomme en même temps que par d’autres opérateurs, y compris la société dans son ensemble. Il s’agit donc d’un bien systémique qui entre mal dans les découpages analytiques de la chaîne de valeur utilisés habituellement dans la sphère économique et qui visent à associer à chaque étape et à chaque agent une contribution séparable de celles des autres. Les biens publics sont au contraire de nature globale, holistique : il n’est pas possible de procéder jusqu’au bout à une décomposition analytique car il existe de nombreux moments dans leur production qui associent de manière insécable plusieurs opérateurs. L’éducation associe l’école, l’enseignant, l’apprenant et son environnement social (famille, amis, condisciples…). Comme l’éducation ou la santé, l’espace appartient typiquement au registre des biens publics. L’urbanisme peut être défini comme production d’un bien public spatial spécifique, l’urbanité. On note au passage que, ainsi défini, l’urbanisme ne se réduit pas à l’activité des urbanistes. Un habitant qui, par sa seule présence, contribue à activer un lieu qui ne serait, sans lui, qu’un simple cadre bâti produit par des urbanistes professionnels et leur maître d’ouvrage politique permet à un projet d’espace public de s’actualiser comme espace public effectif. Il agit lui aussi dans le domaine de l’urbanisme. C’est d’autant plus vrai que le caractère public d’un espace se mesure à la qualité des interactions humains/humains, humains/objets et humains/environnements, la première catégorie se révélant décisive. L’interaction fondamentale de l’espace public consiste en la coprésence pacifique d’individus corporés (l’Internet permet des interactions décorporées) réglée par un ensemble de règles et de dispositifs largement implicites. Le caractère systémique y est donc essentiel tout en étant peu visible. La civilité, définie comme la composante politique de l’espace, relève bien de la dimension politique, mais sans système représentatif, sans délibération et sans gouvernement. Ce faisant, l’urbanisme tend à créer des environnements singuliers, suffisamment robustes pour persister sur une certaine durée mais suffisamment retenus pour que ses habitants, eux aussi singuliers, permettent à des modifications, éventuellement contradictoires avec les intentions ou les prévisions de ceux qui les avaient conçus, d’advenir. Cette double production de singularités est universelle : l’urbanisme aujourd’hui, c’est cela et, semble-t-il, seulement cela : appliquer ces singularités singularisables à de petites étendues animées par de grandes quantités de personnes, d’activités, de projets, de désirs, d’idées. C’est rendre l’ordinaire exceptionnel et l’exception, ordinaire. C’est rendre l’espace aussi habitable que possible et, pour un tel projet dans les villes du Monde, il y a de la place.
16 Le renforcement réciproque de l’universel et du singulier est donc avant toute chose un moment, comme en physique lorsqu’il est question d’un couple de forces dont la combinaison permet de produire un « travail ». Le moment singulier/universel des forces de l’urbain, tel est le travail de l’urbaniste contemporain. Ce n’est pas le propre de ce métier. Tout créateur doit être parfaitement au fait de la culture accumulée dans son domaine pour pouvoir faire autre chose qui ait un sens. La circulation des best practices atteint de plus en plus de domaines de la vie sociale qu’on aurait pu croire enclavés. Les débats politiques sont remplis de « modèles » pris à l’extérieur, qu’on cherche à copier ou à bannir. Cependant, les systèmes politiques des républiques démocratiques rendent souvent les changements improbables. La mesure de l’efficacité économique, par l’intermédiaire de données chiffrées, permet à chacun de « faire ses comptes » et ces mesures multiples ne jouent pas toujours en faveur de la réforme.
17 C’est ici que l’urbanisme apparaît spécifique. Tout en ne relevant nullement de l’irrationnel ou de la magie, l’urbanité ne se comptabilise pas si aisément. Les urbanistes professionnels dépendent certes des dirigeants politiques, mais pas seulement. Ils ont la liberté – et du coup la responsabilité – de s’abstraire des paramètres concrets qui confinent leur action dans un quartier, une ville, un pays, un continent. Ils sont en situation de dire : ici, on peut faire cela, en s’inspirant de ce qu’on a fait, là, là-bas et ailleurs. On peut donc considérer que la compétence d’un urbaniste professionnel repose pour partie sur son capital spatial (Lévy, 2013c), sur l’alliance d’expériences et d’aptitudes qui lui donne une capacité d’agir plus efficacement à ses yeux et aux yeux de ses commanditaires directs ou indirects. Je ne veux pas seulement dire qu’il doit comprendre l’espace sur lequel il intervient, je veux dire que la relation entre cet espace et tous les autres est aussi une relation spatiale. Savoir faire entrer le Monde dans un lieu pour en faire un autre lieu, qui se trouvera au bout du compte à la fois plus mondial et plus spécifique : voilà une activité intrinsèquement géographique. En somme, un urbaniste possède ce pouvoir de mener une action limitée mais qui a pour effet de contribuer, parfois substantiellement, à changer l’environnement sur lequel il intervient. C’est, du début à la fin, ce qui a été fait à Cheongggyecheon.
18 Ce n’est pourtant pas le privilège des experts. Chaque habitant possède un capital spatial qu’il utilise lui aussi pour fabriquer le singulier de ses actes au regard de l’universel tel qu’il le conçoit. Lui non plus ne limite pas le couple singulier/universel à l’espace. Il a des compétences de registre universel dans tous les domaines de sa vie. Mais, comme l’urbaniste, il a un point de vue sur l’espace qui se caractérise notamment par la recherche d’une compatibilité entre ses propres projets spatiaux et ceux de la société. La société s’impose comme un espace déjà-là et qui préfigure ce que les acteurs peuvent ou ne peuvent pas faire. L’espace contraint, mais il rend possibles des intentions conçues et mises en œuvre par les acteurs. Le capital spatial, c’est l’ensemble des ressources qui permettent à l’acteur de faire avec l’espace, comme le dit Michel Lussault (2007), mais aussi de fabriquer sa propre spatialité dont l’espace sortira, peu ou beaucoup, modifié. Entre l’urbaniste de Cheongggyecheon et l’habitant éphémère de Cheongggyecheon, il y a des différences, mais pas de discontinuité majeure. La principale de ces différences, ce n’est pas que l’un serait compétent et l’autre non, que l’un serait rationnel et l’autre non, c’est plutôt ceci.
19 La compétence propre de l’urbaniste – il rejoint en cela le chercheur en sciences sociales – ne consiste pas à posséder l’exclusivité dans la maîtrise de trois compétences discursives qu’a identifiées Jean-Marc Ferry (1991) : le narratif, l’interprétatif et l’argumentatif. Elle réside surtout dans une quatrième, que Ferry nomme le reconstructif, c’est-à-dire l’aptitude à intégrer les trois premières compétences d’autres acteurs que lui-même. L’habitant n’est pas obligé de connaître l’urbanisme, l’urbaniste doit comprendre les habitants. Ce qui crée au passage un paradoxe : la dimension argumentative (savoir développer et défendre des propositions rationnelles) est plus « définitive » pour l’habitant, notamment lorsque comme citoyen, il participe sur la scène publique à un processus de propositions/réfutations, que pour le chercheur ou l’urbaniste, qui assume que cet exercice ne clôt pas sa démarche, loin de là. Il vise un degré de connaissance supérieur qui inclut le fait que les habitants ordinaires sont aussi des êtres capables de faire usage de leur raison. Ses convictions initiales en seront affectées et la réalité finale sera peut-être assez éloignée de la construction raisonnée initiale que l’urbaniste avait construite. Cela ne signifie pas que l’urbaniste se réduit à n'être que l’animateur d’un dispositif procédural. Grâce à ses connaissances et au fait que, à travers le maître d’ouvrage, il représente la société dans son ensemble, il dispose d’atouts pour que les idées-forces de son ambition initiale se retrouvent à la fin du processus.
20 Cependant, l’écoute des autres acteurs aura au moins modifié l’équilibre entre l’essentiel et ce que l’urbaniste pensait secondaire et qui ne l’était pas pour tous. Elle aura changé les priorités et les calendriers, les arrangements provisoires et les aménagements complémentaires. L’urbaniste est celui qui vise, un peu plus que les autres habitants, le cohabiter. C’est exactement ce qui s’est passé dans le cas de Cheongggyecheon : en tenant compte des objections, les urbanistes ont, par exemple, davantage modifié le réseau de transports qu’ils ne l’avaient imaginé au départ. Ils ont, du coup, davantage intégré l’objet de leur action (la rivière) dans une démarche de développement durable multidimensionnel à l’échelle de Séoul. Cela a rendu plus faciles de nouvelles opérations d’envergure, comme celle de la transformation d’un autre viaduc autoroutier du centre-ville, le Seoul Station Overpass en « Skygarden », un espace pédestre végétalisé de près d’un kilomètre de long prévu pour 2017. Dans l’ensemble, on peut dire que, pour Cheongggyecheon, le résultat aura été meilleur, du point de vue des urbanistes, que s’ils avaient travaillé seuls. En ce sens, l’urbanisme relève moins du projet que de l’expérience.
4. L’habiter comme forum hybride
21 Nous comprenons que l’urbanisme contemporain, tel que Cheongggyecheon l’incarne, nous oblige à repenser beaucoup de choses dans notre représentation du spatial et, plus généralement, du social. Partons de l’idée que le social est fait de deux composantes : la socialité, comme l’ensemble des productions des actants, et la société, comme un tout préexistant. Cet englobant préfigure l’englobé, mais l’englobé possède lui aussi, par différentes prises et stratégies, un pouvoir de configuration du tout. La société n’est pas pour autant un assemblage – contrairement à ce qu’ont avancé Bruno Latour (2006) ou Manuel De Landa (2006) – car elle pré-informe les interactions qui l’actualisent et constitue donc un cadre englobant, préalable à ces interactions. Une société (humaine) n’est pas comme une « société » de singes le résultat instantané des interactions entre ses membres. La société ne contient d’ailleurs pas que des « membres », mais une multitude de réalités non-individuelles : organisations, institutions, environnements divers, y compris naturels. Si l’on devait reprendre à Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) la notion d’assemblage, qui combine de manière souple agencement et dispositif, ce serait pour la placer sur un autre plan, celui de la relation entre société et socialité. Cette dualité entre acteurs et environnements permet en effet d’approcher une spécificité épistémologique des mondes sociaux : le tout est une partie de l’ensemble des parties, autrement dit la société comme figure de la totalité ne résume pas l’ensemble du social. Ce qui est empiriquement un englobant ultime devient, épistémologiquement, un cas spécifique parmi tous les englobements possibles.
22 La réflexion sur l’habiter a lentement émergé de la démarche de Martin Heidegger (1972 [1927] ; 1958), reprise en géographie par Éric Dardel (1990 [1952]). Il fallait d’abord bien la comprendre pour lentement (Paquot, Lussault et Younès, 2007) puis plus clairement s’en détacher (Lazzarotti, 2006 ; Frelat-Kahn & Lazzarotti, 2012 ; Lévy, 2013). Dans cette démarche, il était essentiel de sortir clairement des postulats implicites, tel que celui qui, chez Heidegger, tend à déhistoriciser une expérience spécifique d’une partie de l’humanité, celle de la ruralité, en une ontologie, caractérisée par l’essentialisme de la « proximité » (Nähe) et induisant un culte de la « permanence » géographique. Heidegger faisait du Wohnen le point d’équilibre entre les figures de son Quadriparti : ciel, terre, divins, mortels, perçu par lui comme immuable. En faisant de l’espace une préoccupation fondamentale, mais en l’opposant à la « technique », ce qui avait pour effet de couper la spatialité de l’historicité, Heidegger organisait un plan conflictuel impropre à saisir les enjeux spatiaux contemporains.
23 Les relectures récentes ont permis de conserver ce qui fait l’originalité de la démarche de Heidegger, la prise en compte du spatial comme une composante essentielle de la vie humaine, tout aussi chargée de sens que d’autres, notamment celle du temps. Ce dépassement fut possible en allant chercher d’autres ressources philosophiques, et notamment en reprenant le point de vue de Leibniz sur un espace relatif-relationnel face à Newton et à Descartes ; en mobilisant les travaux sur l’urbanité (Jane Jacobs, Henri Lefebvre, Michel de Certeau, notamment) et, plus généralement, en posant, preuves multiples à l’appui, la complète historicité de la géographicité.
24 Que devient alors l’habiter lorsqu’il rencontre les théories contemporaines du social ? Comme dimension du social, le spatial peut être lié homologiquement au social dans son ensemble. L’espace et la spatialité représentent, au sein de la dimension géographique du social, la dualité environnement/acteur. Dans cette perspective, l’assemblage de l’espace et de la spatialité, c’est l’habiter.
25 Habiter, c’est donc faire exister un « forum hybride » – en donnant, métaphoriquement, un sens théorique plus général à la notion proposée par Michel Callon (2011). En effet, on peut présenter l’habiter comme une « discussion » entre espace et spatialité qui vise à rendre compatibles l’un et l’autre (Lévy et Lussault, 2013). Cela suppose un rapport de forces équilibré entre acteurs et environnements, autrement dit cela implique que les environnements n’écrasent pas les acteurs (sociétés communautaires) et que les acteurs ne détruisent pas les environnements (sociétés sans biens publics). Une telle approche nous permet de mieux comprendre l’importance de deux moments émergents essentiels de l’action urbaine. Celui de l’observation, qui évite la naïveté consistant à vouloir changer un environnement dont on connaît mal les forces et les potentialités. Celui de la concertation, qui permet à tous les représentants des composantes du social de se manifester. L’analogie proposée par l’expression « forum hybride » prend alors tout son sens : la complexité du travail de l’urbaniste provient de l’exigence de faire parler et d’écouter tout ce qui – individus, groupes, organisations, institutions, environnements à de multiples échelles – est objectivement partie prenante dans toute perspective de production d’urbanité, ne serait-ce que le simple réaménagement d’une bordure de trottoir. Derrière l’écoute empirique de l’actualité d’un lieu, il y a un dialogue improbable mais nécessaire entre passé et futur, réalité et virtualité, acteurs, objets et environnements. Les « forums hybrides » dont parle Callon ne sont en fait que la mise en scène d’un autre forum hybride bien plus fondamental, celui de l’histoire que les forces du présent fabriquent au jour le jour.
26 L’émergence de l’habiter constitue donc bien un événement repérable et datable, qui n’a pas à voir avec une prétendue « condition humaine » ahistorique (Lévy, 2012), mais bien avec la construction progressive d’un horizon de l’agir en société.
27 Ce n’est nullement à l’origine du parcours de l’humanité qu’il faut chercher les fondements de l’habiter : prédateurs exclusifs, dont les dégâts sur les espèces végétales et animales sont avérés en maint endroit, les hommes du Paléolithique n’étaient-ils pas, au fond, de piètres habitants ? Seul leur manque de puissance destructrice – ils étaient peu nombreux et n’avaient que des outils frustes – paraît avoir limité leurs nuisances. Quant à ceux du Néolithique, une époque qui atteint ses limites aujourd’hui, ils n’ont pu produire le développement dont nous sommes le produit qu’au prix d’une imbrication production/prédation dont nous savons désormais qu’elle doit impérativement être dénouée si nous voulons qu’habiter soit possible aussi dans l’avenir.
28 C’est au bout d’un itinéraire historique tortueux, au cours duquel les étapes récentes ont permis la prise de conscience que les valeurs d’agencement devaient entrer en tension avec les objectifs de puissance, que l’émergence d’une possible compatibilité entre espace et spatialité et, plus généralement entre société et socialité, se fait jour. On peut donc situer l’habiter comme composante géographique du « tournant éthique » par opposition au règne de la morale. Celle-ci supposait une séparation radicale entre l’intérêt des composantes de la société et le bien de la société dans son ensemble et organisait une multitude d’exceptions à la prétendue universalité de ses commandements. On notera que l’habiter, la géographicité en général, offre un excellent véhicule pour penser cette émergence. On constatera aussi que l’habiter, comme éthique du spatial, rend le monde plus dense en interactions, par opposition à l’unilatéralisme dont parle Peter Sloterdijk (2006), mais aussi plus lisible, car il permet de sortir d’un univers d’antinomies dans lequel seul le (vieux) sage pouvait nous aider à nous repérer. D’où la leçon ultime de Cheongggyecheon : plus l’habiter est complexe, moins il est compliqué ; moins il est élémentaire, plus il est simple.
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Mots-clés éditeurs : géographicité, spatialité, urbanisme, habiter., espace public, espace
Date de mise en ligne : 15/09/2015
https://doi.org/10.3917/ag.704.0391Notes
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[1]
Merci à Farzaneh Bahrami pour avoir attiré mon attention sur le rôle de cet acteur et m’avoir permis de le rencontrer.