1 La découverte en février 2013 du corps d’une touriste américaine sur une portion de la muraille maritime d’Istanbul, à Cankurtaran, en contrebas du plateau touristique, a relancé les anathèmes sur les remparts de la vieille ville, bas-fonds honnis de la métropole. Cette condamnation, relayée tant par les médias que par les politiques et les habitants, s’appuyait pourtant sur quelques approximations. Sarai Sierra a été retrouvée sur une portion en ruine des rares restes maritimes du rempart et non sur la partie terrestre, tant décriée dans ses usages, et cible récurrente des critiques. L’affaire elle-même de la disparition reste entourée d’incertitudes : le drame n’aurait pas eu lieu sur place, mais vraisemblablement ailleurs, puis le corps déposé là par la suite. Un suspect fut rapidement arrêté, sans-abri originaire de la région de la Mer Noire, sans faire taire tout à fait les doutes émis sur les circonstances du voyage de l’Américaine à Istanbul. Puis le procès et l’affaire furent oubliés à l’approche de la saison touristique, et à la faveur des événements de la place Taksim et du parc Gezi en juin.
2 Mais un cycle était relancé : les médias locaux et nationaux reprirent les critiques sur ces murailles censées abriter les vices et les dangers de la ville, tandis que plusieurs voix demandaient une sécurisation, voire un improbable plan de vidéosurveillance du site. Dans une interview au Hürriyet Daily News, Mustafa Demir, maire de l’arrondissement de Fatih, annonçait qu’un plan de sauvegarde et de sécurisation des murailles terrestres avait été déposé, mais rejeté par la municipalité métropolitaine (Hürriyet Daily News, 2013).
3 Cet événement compose un épisode révélateur parmi d’autres des liens ambigus qui unissent la métropole stambouliote à ses territoires de l’informel. Fréquemment dénoncés et stigmatisés, ceux-ci continuent pourtant de prendre place dans la ville. Ce texte aborde le territoire particulier de la muraille terrestre d’Istanbul, à travers trois phases de recherches engagées depuis 2000, qui ont permis de mettre à jour plusieurs processus relatifs au fonctionnement et au maintien de l’informel dans la vie urbaine et sociale à Istanbul. La résilience de ces espaces tend à montrer qu’ils occupent une position particulière dans la vie de la métropole.
4 Des évolutions sont cependant perceptibles depuis quelques années, qui interrogent cette position. La contribution tentera de mesure l’impact de ces évolutions sur les processus locaux. Une première partie rappelle la nature particulière du territoire considéré et les logiques qui structurent les activités informelles sur la muraille terrestre. Les parties suivantes présentent successivement trois évolutions récentes : l’aménagement de parcs en bordure du rempart, les effets sur la muraille de deux opérations de requalification de quartiers limitrophes, à Sulukule et Ayvansaray, enfin les modifications des pratiques des maraîchers installés sur la partie sud dans les anciens fossés comblés de la muraille.
1 Un laboratoire des processus de régulation par l’informel
5 Les anciens remparts de la ville, érigés au Ve siècle par le préfet Anthémius sous le règne de Théodose II, sont livrés depuis la fin du XIXe siècle et surtout la seconde moitié du XXe siècle à des occupations et des usages informels. Ces pratiques sont devenues indésirables et en partie illégales sur ce site historique et archéologique avec l’inscription de la péninsule historique sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité en 1985. Si la partie maritime a aujourd’hui presque disparu, la partie terrestre, longue de sept kilomètres pour une largeur de cinquante à cent mètres, est toujours massivement présente.
6 Le rempart est longé par une rocade qui suit son tracé, et percé de plusieurs portes, de tailles variables (anciennes fonctions militaires et civiles), ainsi que de trois grandes trouées effectuées dans les années 1950 pour faire passer de grandes avenues puis des lignes de tramway. Une trouée plus ancienne, au sud, laisse entrer la voie ferrée dans la vieille ville. Enfin, plusieurs trouées sauvages ont été ouvertes au cours des années par les usages et les pratiques, aidés par endroits par les éboulements dus aux séismes.
Repères sur la muraille de Théodose II. The Theodosian Walls.
Repères sur la muraille de Théodose II. The Theodosian Walls.
7 Dans un état variable selon les portions, la muraille terrestre est utilisée pour des activités économiques semi-légales (maraîchage, récupération de matériaux) ou informelles (commerce de rue, petits trafics, pâturage), des pratiques jugées contraires aux bonnes mœurs (errances, marquages, sexualité, libations, toxicomanie) mais aussi des usages plus quotidiens (déambulations, cueillettes, repos, siestes, retrait, repas, rencontres entre amis, flirts de jeunes des quartiers riverains, raccourcis via les brèches pour rejoindre des arrêts de bus ou de tram). Elle est enfin en divers endroits encore habitée (squats, tours, crypte). L’hétérogénéité de ces pratiques rend difficile la tâche de chiffrer un effectif. Aujourd’hui, les gens qui logent à l’intérieur de la muraille oscillent dans l’année entre plusieurs dizaines et une centaine de personnes, celles qui y travaillent se comptent en centaines, tandis que les usages temporaires, infiniment plus répandus et variables dans le temps et l’espace, rassemblent plusieurs milliers de personnes sur une année.
8 Les usages du site de la muraille terrestre s’étendent donc dans les trois registres de l’informalité : activité économique, habitat, pratiques temporaires ou quotidiennes. Ces activités conservent aujourd’hui leur emprise globale sur le site. Leur maintien peut s’expliquer par plusieurs types de facteurs. D’une part, les usages informels remplissent des fonctions de régulation importantes voire indispensables, à des échelles urbaines, économiques, sociales et symboliques. D’autre part, les acteurs organisent la pérennité de ces régulations selon un processus de compromis complexe. L’impossibilité d’établir un compromis explicite autour de pratiques et de logiques illégitimes amène la construction de compromis implicites, autour de manières de faire (ou de ne pas faire) originales entre la municipalité et les usagers.
Murs, tours et périboles de la muraille terrestre. Walls, towers and inner terraces of the city walls.
Murs, tours et périboles de la muraille terrestre. Walls, towers and inner terraces of the city walls.
9 La diversité des usages renvoie à plusieurs modes de régulation, qu’il faut rappeler brièvement afin de comprendre la portée des changements qui se profilent. Cette diversité s’incarne dans une variété de lieux, ce qui ne fait pas de la muraille terrestre un « site » à proprement parler. Une précédente phase de recherche avait analysé les modes de représentation de la muraille terrestre et montré que la représentation unitaire de l’édifice relève des acteurs extérieurs à sa pratique (institutions, expertise internationale), tandis que les usagers identifient des morceaux de muraille à l’intérieur d’aires de pratiques quotidiennes qui leur sont propres. D’autre part, les temporalités propres des usages varient également, parfois en un même lieu, à l’échelle de la journée, de la semaine, voire des saisons. La muraille terrestre est ainsi plutôt constituée d’espaces-temps de pratiques, le plus souvent segmentés. Sa territorialité s’établit néanmoins sur un contexte matériel et symbolique particulier, favorable à l’accueil des informalités, qui s’y concentrent.
10 Cinq registres de régulation peuvent être identifiés. Les trois premiers sont classiques. L’habitat informel a répondu en Turquie pendant plusieurs années au manque de logements disponibles ou abordables pour les migrants ruraux et internationaux dans les phases d’expansion urbaine des principales métropoles du pays, à partir des années 1950. Plusieurs modes de construction se sont succédé, les gecekondu (construction nocturne rapide) laissant progressivement place aux entrepreneurs et lotisseurs de petits collectifs, puis aujourd’hui à des promoteurs plus importants. Comme d’autres sites, la muraille a accueilli la construction de logements informels, dès le XIXe siècle puis à partir de 1950. La forme du site a permis l’installation de quelques gecekondu en appui des murs principaux, mais surtout l’aménagement interne de tours, casemates et cavités. La destruction des habitats visibles depuis la rocade dans les années 1990 a diminué le nombre de résidents permanents, mais les occupants de l’intérieur du rempart ont continué d’occuper les lieux. Des portions près de Mevlanakap? accueillent également des campements de Roms. Aujourd’hui, la croissance démographique de la ville se poursuit, mais la migration, si elle reste élevée, fait place à un solde naturel positif de la population métropolitaine. Par ailleurs, le problème du logement à Istanbul se pose moins en termes de pénurie que de coût. L’habitat informel reste néanmoins une réalité dans plusieurs arrondissements. Les résidents de la muraille aujourd’hui sont généralement des hommes en période de rupture professionnelle et familiale temporaire, des Roms, et quelques habitants plus stables et anciens, dont certains exercent une petite activité pastorale locale ou du commerce de rue.
11 Le deuxième type de régulation porte sur l’activité économique. Aujourd’hui encore, les conditions économiques imposent fréquemment aux salariés des classes populaires de cumuler plusieurs sources de revenu, avec souvent un emploi dans le secteur économique légal, et un emploi dans le secteur de l’économie grise (Ha?im Köse et Pamukçu, 2005), c’est-à-dire non déclarée mais non criminelle. La part de l’économie informelle fait toujours l’objet de débats autour des critères de calcul. Les chiffres officiels de l’institut national de statistique, relayés par le gouvernement, indiquent une part de l’économie informelle dans le PIB de 26,5 % en 2013. L’indicateur du taux de travail informel est peut-être plus facile à interpréter, même s’il faut parfois différencier les secteurs d’activité. Le secteur agricole, par exemple emploie jusqu’à 90 % de travailleurs dits informels, et cette part s’élève dans la construction à 60 % (Billion, 2006). La part de l’emploi informel hors agriculture est un indicateur fréquemment retenu : celle-ci ne diminue pas, passant, selon l’OCDE, de 30,9 % sur la période 1995-1999 à 33,2 % pour la période 2000-2007 (Jütting et de Laiglesia, 2009). Plusieurs types d’activités prennent place sur la muraille : commerce de rue, vente de vêtements, cueillettes, vente d’alcool, quelques trafics plus illicites (dont stupéfiants). La prostitution a quasiment disparu aujourd’hui. Enfin, sur toute la moitié sud de la muraille, l’activité de maraîchage occupe les anciens fossés comblés et une grande partie des périboles – dans une transaction semi-formalisée avec la municipalité pour l’occupation des terres. Pour toutes ces activités, le dispositif spatial de la muraille, son image et sa réputation, ainsi que les modalités de coprésence qui s’y déroulent offrent un cadre favorable au déploiement de ces activités, qui sont généralisées à l’échelle de la métropole. Elles trouvent sur la muraille un terrain d’accueil pratique, et ont montré, à plusieurs reprises une forte résilience quand elles ont dû affronter des opérations de dégagement.
12 Les usages informels liés tant à l’habitat qu’aux activités économiques partagent en outre un rôle commun de « sas » intégrateur dans le contexte migratoire d’Istanbul. La muraille, comme d’autres sites, accueille des groupes et des familles en situation de mobilité à la fois géographique, mais aussi professionnelle (passage du secteur agricole à un autre secteur d’activité, secondaire ou tertiaire) et sociale. Cette mobilité sociale s’incarne d’abord dans la proximité, avec de nouveaux réseaux d’interconnaissance, progressivement plus larges, puis débouche sur des phénomènes de mobilité sociale ascendante en termes de statuts, soit pour les migrants à l’échelle d’une vie, soit pour les enfants. Les territoires de l’informel sont les premières marches qui permettent à cette mobilité de s’établir.
13 Le troisième type de régulation renvoie au registre des pratiques informelles plus temporaires et quotidiennes, et en particulier celles qui ressortent de micro-transgressions des modes de vie locaux (libations, pratiques sexuelles...). Elles témoignent des tensions qui s’établissent dans les quartiers populaires limitrophes du rempart entre des injonctions contradictoires. Pressions morales et familiales, pourtant garantes des solidarités effectives dans la vie courante, conservatisme, voire rigorisme moral et religieux des espaces du proche, voisinent avec les appels incessants des médias et des publicités qui vantent des modes de vie aisés et libérés. L’écart entre les champs du possible et les possibilités réelles de réalisation, à la fois sur le plan moral et économique, font naître des désirs contrariés, des frustrations, qui vont pouvoir trouver des formes d’exutoire dans des lieux à part, discrets, mais relativement proches. Les zones internes de la muraille, accessibles par quantité de petits passages, offrent des refuges propices à ces exutoires, et sont fréquentées par tout un chacun : hormis pour quelques portions assez clairement identifiées, les errants et les marginaux sont bien moins nombreux que les gens considérés comme normalement intégrés dans les quartiers environnants, et ceux-ci ne sont pas exclusivement des hommes.
14 À ces types classiques de régulations urbaines, économiques et sociales, s’ajoutent deux autres processus. Les pratiques temporaires révèlent des logiques régulatrices ancrées plus profondément dans le processus de socialisation des individus. L’observation longue de ces pratiques montre qu’elles renvoient à deux types distincts. Les unes renvoient à une attitude de retrait vis-à-vis du contexte quotidien, et sont plutôt tranquilles : personnes qui s’isolent du flux quotidien pour se reposer, pour manger, réfléchir, pleurer même parfois, marcher. Les autres sont plus actives et renvoient à une attitude transgressive : rencontres entre amis pour boire, fêtes furtives autour d’un feu, pratiques sexuelles en couple ou solitaire, quelques cas de marquages ou de dégradations. Les usagers ne donnent pas un sens revendicatif ou contestataire à ces pratiques, ils ne veulent pas changer le cours normal de leur vie. Quand ils acceptent d’en parler, ils évoquent le désir de se mettre à l’écart, de souffler, de sortir du flux quotidien, ou bien de se sentir vivre. Ces actes dépassent (et s’ajoutent à) la simple fonction d’exutoire liée à un contexte environnant, pour atteindre quelque chose de plus diffus et en même temps de plus commun à différents contextes sociaux. Ces pratiques de retrait ou de transgression composent des moments de résolution d’une tension propre au processus de socialisation au long cours des individus, soumis à des pressions contradictoires entre les impératifs et les pressions de l’affiliation sociale, et une force d’opposition, de singularisation, de différenciation, qui permet à l’individu d’assurer une décompression (équilibrer et rendre supportable le poids de l’affiliation normative), mais aussi de construire sa singularité et son identité face au collectif (en tentant des épreuves de différenciation momentanées). Ces logiques sont observables sur la muraille terrestre, à Istanbul, comme sur d’autres terrains de recherche, par exemple en France. Souvent considérés comme déstabilisateurs ou transformateurs, ces usages et leurs logiques assurent plutôt en fait un rôle stabilisateur et conservateur de l’ordre social.
15 Enfin, le cinquième registre de soupape porte sur le plan symbolique et la construction des normes collectives. On en trouve la manifestation dans l’écart entre le discours général tenu sur la muraille terrestre désignant des bas-fonds dangereux de la ville et la réalité des pratiques qui s’y déroulent. Les modalités de coprésence sur le site montrent en effet des pratiques et des interactions qui favorisent le côtoiement (évitements, modes de rencontres, de contacts) et non l’affrontement. Les densités et les diversités d’usage et de présence sont des garanties que ces modes de pacification peuvent opérer et être reconnus par le plus grand nombre – établissant ainsi les codes d’accessibilité de la zone. Ces codes incluent bien sûr la connaissance de lieux ou d’heures ou les usages peuvent être plus réservés.
16 La muraille reste cependant l’objet d’un discours négatif largement partagé, depuis les autorités municipales jusqu’aux médias (comme dans l’affaire de Sarai Sierra), et même dans les guides touristiques. Les habitants ne sont pas en reste, ni même les usagers : les vendeurs de rue de Topkap? sont les premiers à mettre en garde contre le traditionnel « coup de couteau » risqué si l’on met un pied derrière les murs. Autrement dit, ceux-là même qui fréquentent tranquillement le site perpétuent cette image déformée. Ce décalage renvoie à la production d’une image de la mauvaise ville intimement liée à la construction de l’image de la bonne ville. De la même façon que l’identité se construit en commençant par définir une altérité, la construction des normes collectives de la bonne ville, des bons comportements, des bons « urbains » nécessite de construire et de réactiver fréquemment l’image de la mauvaise ville, de la mauvaise vie, des mauvais comportements, et des mauvais habitants. La muraille remplit cette fonction d’altérité symbolique. De cette façon, en incarnant (comme d’autres sites) la part d’ombre d’Istanbul, elle joue un rôle régulateur indispensable au processus de construction normative. Elle participe aussi à incarner les figures de l’urbain et du non-urbain : elle est le lieu qui accueille ceux qui seraient les ruraux, ces Anatoliens, qui s’opposent aux urbains, les « vrais Stambouliotes ». Ce mécanisme s’auto-alimente dans le va-et-vient entre les niveaux collectif et individuel : être en mesure de désigner les bonnes normes et les bons groupes est une preuve d’appartenance sociale valorisée, une façon de se situer « du bon côté » de la société. C’est sans doute pour cette raison que l’on rencontre ces contradictions avec le plus de force chez les habitants des quartiers riverains : pratiquant à leurs heures les recoins de la muraille, ils en sont pourtant les plus vifs dénonciateurs, comme pour garantir un statut social positif, ou exorciser le risque d’une chute ; tandis que l’on trouve chez les experts et dans l’élite un discours parfois plus tolérant, voire folklorisant sur les usages festifs ou la figure du bon buveur.
17 Les usages informels de la muraille terrestre renvoient donc à des processus de régulation qui ont des vertus stabilisatrices ou pacificatrices de la vie collective, et qui opèrent à plusieurs dimensions (économique, urbaine, sociale, psychologique, symbolique). Les acteurs locaux ont une conscience diffuse de ces processus. La reconnaissance du rôle vertueux de ces « soupapes » régulatrices joue un rôle déterminant dans les tolérances qui expliquent le maintien de l’informel, envers et contre toutes les opérations et discours de « nettoyage ». Les intérêts objectifs de la municipalité et des usagers les unissent par exemple sur le long terme contre les experts de la conversation patrimoniale, dans un renversement des alliances apparentes. Toutefois le caractère illégitime voire illégal des occupations de la muraille, comme des modes de tolérance, exclut la reconnaissance d’un compromis explicite : celui-ci se constitue dans des intermédiations tacites, ou dans une ignorance mutuelle finement entretenue.
18 Si la stabilité des usages semble encore aujourd’hui l’emporter, trois types de situation donnent des indices d’une transformation dans les équilibres et les compromis établis autour des usages informels de la muraille. La dernière phase d’enquête de terrain a permis d’évaluer les changements qui sont en train de se produire dans les pratiques locales et d’envisager quelques-unes de leurs implications sur la recomposition de ces territoires.
2 Les parcs, mise en fleur et mise en ordre
19 Depuis les années 1980 les parcs sont l’honneur à Istanbul, et le contexte de la régénération urbaine des années 2000 a redonné de l’allant à ce type d’aménagement prisé des Stambouliotes et des Turcs en général. Aux fronts d’eau de la Corne d’Or ont succédé les longues franges de la Marmara, très fréquentées à tout moment et en particulier les week-ends et jours fériés. La diversité des usages et leur densité en font des espaces publics où se joue la friction entre un ordre urbain programmé et l’élasticité moins prévisible des pratiques sociales (Fleury, 2005).
20 Dans son plan d’aménagement de la péninsule historique élaboré dans l’entredeux-guerres, l’urbaniste Henri Prost avait prévu une zone non aedificandi de cinq cents mètres sur le versant ouest de la muraille terrestre. Les phases d’urbanisation qui ont suivi ont souvent malmené ce projet, et l’urbanisation, formelle autant qu’informelle, a gagné du terrain. Au début des années 1990, à la faveur de la récente inscription patrimoniale, des dégagements du versant ouest sont mis en route. Aujourd’hui, plusieurs sites sont concernés par des aménagements de parcs (carte 1).
21 Au sud, dans le secteur allant de Yedikule à la mer de Marmara, les zones utilisées par l’artisanat sur et devant la muraille sont dégagées. Les emblématiques tanneries doivent céder la place dès 1992. Pendant longtemps, une friche va s’étendre à cet endroit. Les tours et périboles de la muraille sont utilisés en tant qu’habitat précaire, pour des rencontres, des libations. Cet endroit est coupé du reste de la muraille par le tracé de la voie ferrée qui rejoint dans le centre historique la gare européenne de Sirkeci. Jusqu’à l’ouverture du chantier du Marmaray (jonction ferroviaire Europe-Asie qui emprunte ce tracé, puis traverse le Bosphore par un tunnel sous-marin), on pouvait encore traverser cette voie par de petits sentiers qui permettaient de rejoindre le vieux cimetière et les jardins installés dans les anciens fossés de la forteresse de Yedikule. Aujourd’hui le chantier est gardé, et c’est devenu impossible.
22 Dans la seconde moitié des années 2000, un parc est progressivement aménagé sur le terrain qui s’étend au sud de la voie ferrée. Les travaux s’étalent sur plusieurs années. Aujourd’hui, les grilles qui l’entourent sont tout entières livrées au motif de la fleur de tulipe, emblème politique exploité par l’AKP, qui fait référence à une période faste de l’Empire Ottoman au XVIIIe siècle. Le IBB So?anl? Bitkiler Park? (Parc municipal des bulbes) est gardé et accessible à certaines heures. Sa fréquentation est quasi nulle. Les grilles remontent jusqu’au second mur, et les usages informels qui prenaient place ici ont disparu, affectant principalement le premier type de régulation (habitat) et les troisième et quatrième types (exutoires, logiques de l’écart). Les gardiens limitent également l’accès depuis le parc au péribole encore accessible, qui retourne progressivement à la végétation.
23 La situation est moins nette dans l’autre portion concernée par l’établissement d’un parc, et ceci à une échelle plus vaste. Le secteur dit de Topkap? (« porte du Canon ») est situé au milieu du tracé de la muraille. Au centre de cette vaste zone, la « trouée » de Topkap? permet à la Millet Caddesi (l’avenue de la Nation) et à une ligne de tramway de joindre le centre historique aux arrondissements de banlieue.
24 Jusqu’en 1997, la zone accueillait la gare routière européenne (Otogar), une gare routière locale de minibus de banlieue, ainsi qu’une vaste zone commerciale informelle établie tout autour de ces pôles de transport, définissant un lieu d’intense activité. Le commerce s’étendait jusqu’à l’ancienne porte du Canon, livrée aux commerces de rue et informel, à la fois vers l’extérieur, puis dans l’épaisseur même de la porte, et enfin côté intérieur – avec en outre des activités saisonnières comme un marché aux pigeons hivernal fréquenté.
25 Entre 1997 et 2010, date de l’inauguration du Musée Panorama, s’ouvre une période intermédiaire. À première vue, elle semble marquée par le changement et l’instabilité : une fois passées les premières émeutes contre le démantèlement de la gare et du vaste bazar en dur qui lui est adossé, le secteur est peu à peu rasé par les bulldozers. Le commerce informel montre une forte résilience sur cette friche : les échoppes se recomposent sur les gravats, puis sur les chemins et voies qui sillonnent le parc en devenir, régulièrement chassées par la police, et bientôt de retour. Les activités plus labiles qui entourent les lieux, rencontres et libations autour des murailles, squats, errances, suivent les mêmes oscillations.
26 Cette indécision apparente cache un nœud stable de compromis autour de la présence de l’informel. Ici en effet se joue un épisode important des processus de régulation des tensions urbaines, sociales et économiques de la ville. En ouvrant un territoire de recomposition étendu dans l’espace et le temps, cette phase de transition permet à des modes de régulation de prendre place et de se stabiliser. L’indécision du lieu favorise les arrangements et en fait un laboratoire des compromis pratiques sur le terrain. Les vendeurs de rue négocient durant cette période leurs positions avec des policiers, les usages plus labiles ou transgressifs se calent dans les parties plus reculées. La municipalité est moins regardante, sur un lieu qui de toute façon est promis à un autre avenir.
Esplanade devant Topkap? pendant la période de latence en 2001 puis en 2013. Esplanade in front of Topkap? in 2001 and in 2013.
Esplanade devant Topkap? pendant la période de latence en 2001 puis en 2013. Esplanade in front of Topkap? in 2001 and in 2013.
27 Cette période intermédiaire est en train de se terminer. L’inauguration en mai 2010 du Panorama Muzesi, le Musée de la Conquête qui célèbre la prise de la ville par les Ottomans en 1453, a marqué l’achèvement des travaux de requalification de la zone : les tulipes resplendissent sur le Panorama 1453 Park? maintenant achevé. En outre, la ligne de tramway T4, ouverte initialement en 2007, a été raccordée en mars 2009 au reste du réseau devant Topkap?. Les aménagements de jonction entre ces équipements ont presque fini d’évacuer le commerce de rue. Aujourd’hui, la fréquentation du secteur a beaucoup évolué : le musée accueille un grand nombre de visiteurs, et le pôle de transport multimodal est achevé. La zone serait-elle « normalisée » ?
28 À l’échelle précise des pratiques sur le terrain, l’informalité s’est recomposée, sans disparaître. De ce point de vue, le même schéma global de résilience après des chantiers ou aménagements semble encore actif. En se recomposant, cette informalité a toutefois changé. Le commerce n’a pas totalement disparu, mais il est moins visible : les vendeurs de rue parcourent maintenant les abords de la station de tram qui dessert le nouveau parc, ou les principaux points d’entrée. Autour de ces zones très fréquentées jadis, l’intérieur de la muraille abritait un certain nombre d’activités plus discrètes : libations, préparation de repas, flirts, petits trafics, errances mais aussi simple repos ou discussions entre petits groupes de personnes. Trois lieux montrent comment le réaménagement des abords du parc affecte la géographie de ces pratiques.
29 Dans la partie visible de la muraille et accessible depuis le parc, l’aménagement et la fréquentation du parc l’ont presque intégrée au nouveau site, puisqu’il n’y a pas de barrière physique à cet endroit : le parc s’arrête sur les pierres du mur de contrescarpe et sur les passages qui permettent d’entrer dans la muraille. Pourtant, une sorte de zone de sécurité s’établit environ une dizaine de mètres avant les pierres : un cheminement aménagé le long du mur trace une frontière entre le parc et la muraille. L’intérieur de la muraille à cet endroit était jusqu’alors fréquenté surtout par des hommes, ainsi que par des bandes de chiens semi-sauvages. Les chiens ont un peu reflué, mais les déambulations sont toujours présentes. Évidemment, tous les passants ne se risquent pas sur ce tronçon qui a mauvaise réputation – les vendeurs de rue exilés près de la station de tram perpétuent la tradition de l’avertissement. Il y a de fait un écart entre la fréquentation policée du parc et l’intérieur de la muraille. Mais sur cette section, le risque, bien qu’il existe, est en deçà des descriptions négatives. Et d’une certaine façon, le site fait aussi moins peur, au moins à ceux qui ne connaissent pas bien les lieux : quelques touristes viennent parfois s’y hasarder en journée. L’aménagement du parc a produit ici deux tendances opposées et simultanées : d’un côté la pratique formelle et « normale » de l’espace public s’est approchée de la muraille jusqu’à la toucher, d’un autre côté cela a renforcé un effet de frontière en renfermant derrière le mur les risques réels ou fantasmés.
30 En remontant vers la trouée de Topkap? et son flot incessant de véhicules, on aborde un deuxième mode d’occupation. À l’angle même de la trouée les murs sont plus hauts, l’espace entre les deux murs principaux ne semble plus franchissable. Il l’est en fait si l’on entre un peu plus bas dans le rempart, ou par un passage accessible depuis le versant intérieur, côté vieille ville. Cet ensemble massif cache une porte ancienne, parfois identifiée comme la Porte de Romanos, et plusieurs boulets de pierre datant de 1453. Le lieu accueille plusieurs usages labiles : un cercle de pierre dans la tour qui ouvre sur l’arrière offre un abri confortable pour les buveurs, des enfants du quartier aiment escalader sur le devant ce terrain de jeu caché, et des couples s’y retrouvent un instant à l’abri des regards. À l’inverse des lieux voisins, aucun changement notable n’est encore venu perturber ce réduit protégé.
31 Après une courte portion clôturée et intégrée à un jardin de thé municipal, on parvient à la troisième portion. Entre la porte de Topkap? et la trouée d’Ulubatl?, le terrain descend sur environ trois cents mètres. La muraille est bordée côté extérieur par de bruyants échangeurs routiers, en partie souterrains. Côté intérieur, une ruelle longe le rempart. Plusieurs passages de part et d’autre donnent accès une section intérieure de la muraille qui a longtemps accueilli des déambulations mais aussi tout un spectre de pratiques banales : repos, repas, discussions... Depuis deux ans, la situation évolue : les pratiques informelles plus quotidiennes ont cédé la place aux errances. La fréquentation du lieu est plus dense, et exclusivement masculine. En dehors des habitués du lieu, qui tendent à imposer leur emprise, les modes de coprésence sont basés sur une oscillation entre évitement et contact : les regards se font insistants, les approches ne tardent pas et les contacts débouchent sur des demandes d’argent, de cigarettes, qui peuvent tendre vers le racket dans certains cas. La présence d’une femme sur les lieux attire très vite plusieurs individus et amène des harcèlements.
32 L’évolution des pratiques de la muraille aux abords de ce parc s’inscrit dans l’histoire longue des usages informels du lieu depuis une cinquantaine d’années. À cet endroit avait pris place une diversité d’usages, et les usagers eux-mêmes n’étaient pas majoritairement des errants et des sans-travail ou sans-logis (i?sizler,evsizler), mais des gens des environs, ayant travail et famille, ainsi que des clients du commerce informel. La multiplicité de pratiques permettait de gérer la coprésence et la densité, en établissant des règles implicites de bon voisinage. La pluralité et la densité d’usages renvoyaient à un processus proche de la régulation des usages dans les espaces publics. Il existait bien des luttes d’appropriation dans certaines situations, mais dans la majorité des cas, la conscience de disposer là d’un terrain potentiellement avantageux facilitait la recherche de compromis bénéfiques à tous.
33 Les récents aménagements de parcs et la « mise en ordre » de certaines portions ont eu d’abord pour effet de déplacer et de concentrer les usages informels, en particulier ceux relevant des deuxième et troisième types de régulation (activités économiques, exutoires), dans certains lieux. À l’exception de quelques réduits encore protégés, l’augmentation de la densité a créé une pression plus grande sur l’occupation et l’usage des lieux, et a conduit à des formes de concurrences nouvelles, qui ont donné, par exemple dans le cas des abords de Topkap?, une « prime au plus fort ». Ces modifications ne résultent pas de transformations ou d’aménagements touchant la muraille terrestre elle-même, mais de sites ou d’équipements limitrophes.
3 Les chantiers de la régénération urbaine
34 Deux quartiers directement voisins de la muraille sont aujourd’hui concernés par des opérations de restructuration profonde. Pilotés par les autorités municipales, l’opérateur de logement collectif dépendant de l’État TOKI (Toplu Konut Idaresi), et des promoteurs associés, ils sont situés sur la partie centrale de la muraille à Sulukule (entre Topkap? et la porte d’Edrinekap?), et au nord à Ayvansaray, sur les rives de la Corne d’Or (Carte 1). L’opération d’Ayvansaray entre dans sa phase opérationnelle, avec la destruction des maisons du quartier, certaines en bois et anciennes, tandis qu’à Sulukule l’opération est sur le point de se terminer : les nouvelles constructions sont sorties de terre, les travaux de finition se terminent, et quelques blocs sont déjà habités, ou, pour un certain nombre, mis en vente ou en location dans les agences immobilières.
35 Ces opérations s’intègrent dans la politique de régénération urbaine (kentsel dönü?üm) engagée depuis une quinzaine d’années à Istanbul, et structurée autour de trois axes : libéralisation économique de la production urbaine, référence à un héritage et une tradition ottomane sur le plan culturel, et mise en ordre morale et politique de la ville. La régénération urbaine est ainsi à la fois tournée vers l’extérieur, avec le processus d’internationalisation d’Istanbul, soutenu notamment par une politique de grands projets et d’événements emblématiques, mais aussi vers l’intérieur, avec des opérations urbaines redistribuant l’espace, les profits et les comportements selon un modèle politique et moral éprouvé (Pérouse, 2013a). Les nouvelles élites conservatrices qui ont porté l’AKP au pouvoir doivent pouvoir prendre place dans l’espace urbain stambouliote. Le recours à l’argument patrimonial est utilisé dans certains cas pour justifier le déplacement de populations (Candelier-Cabon et Montabone, 2009). Cet argument repose notamment sur le néo-ottomanisme, une construction sélective de l’héritage urbain. Le déplacement ou l’éradication des conduites illégales ou immorales justifie enfin plusieurs types d’actions, qu’il s’agisse de transformations de quartiers ou de règlements d’usages, notamment dans les arrondissements centraux (vente d’alcool, autorisations d’établissements). À partir de 2007, ces différents registres se sont trouvés particulièrement mobilisés à l’approche des manifestations d’Istanbul Capitale Culturelle 2010, qui ont vu plusieurs grands projets se développer, dans le centre historique comme dans l’ensemble de l’agglomération (Lepont, Morvan, Ömekler, 2010). Certains projets étaient déjà lancés et ont été relégitimés, mais cet événement a aussi été saisi comme une opportunité pour accélérer la transformation urbaine.
36 Dans la péninsule historique et à Galata, les opérations ont commencé à la fin des années 1990 avec des transferts d’artisans et d’ateliers de petite industrie depuis les quartiers centraux vers la périphérie (Girard, 2010). Ces déplacements étaient coordonnés par les pouvoirs publics, tandis que les actions touchant aux immeubles d’habitation étaient laissées à l’initiative privée : des investisseurs rachetaient des immeubles occupés par des populations pauvres et les transformaient en appartements de plus haut standing.
37 Le contexte de libéralisation des politiques urbaines des années 1990 évolue dans les années 2000 : les nouvelles réformes de décentralisation donnent plus de pouvoir aux municipalités, qui vont l’utiliser pour accroître la mise sur le marché de terrains et de bâtiments, et la circulation des biens. Plusieurs outils réglementaires viennent ainsi renforcer les capacités d’actions de la municipalité métropolitaine d’Istanbul. La loi 5366 de juin 2005 pose les bases d’une pratique de la régénération urbaine dont le quartier de Sulukule devient le premier laboratoire (Pak et Yilmaz, 2013).
38 Sulukule est, ou était, un quartier de Tsiganes Turcs (Çingene) sédentarisés depuis plus d’un siècle à cet endroit – les origines de leur implantation plus générale dans le secteur remontant, au moins, au temps de la conquête ottomane au XVe siècle. En 1992 les cabarets (E?lence evi) avaient déjà été fermés par les autorités. Le projet de transformation du quartier prend forme dans les années 2000. Comme souvent, les arguments avancés relèvent d’abord de principes hygiénistes et de la requalification d’une zone considérée comme fortement dégradée. Aucune étude sérieuse des conditions de vie et d’activité des populations du quartier n’est pourtant menée. Le projet avancé doit permettre de reconstituer à cet endroit un quartier ottoman typique. Mais c’est bien la loi de 2005 qui permet de mettre en œuvre l’opération. Les propriétaires des maisons du quartier sont expropriés et les occupants déplacés. Au total, 315 familles sur les 317 présentes doivent quitter les lieux. Des compensations financières pour le relogement sont proposées, mais elles restent insuffisantes pour acquitter les remboursements mensuels des nouveaux appartements. La localisation du plan de relogement pose également problème : déplacées sur le site de Ta?oluk à quarante kilomètres de leur lieu de vie initial, les familles sont coupées de leurs réseaux sociaux et économiques. Plusieurs d’entre elles sont revenues dans la péninsule historique, où leurs conditions de vie se sont nettement dégradées par rapport à leur situation antérieure à Sulukule, puisque certaines vivent maintenant dans la rue.
39 Les opérateurs ont rencontré toutefois à Sulukule une résistance locale épaulée par une mobilisation d’architectes, associatifs et universitaires opposés tant au projet qu’aux méthodes des opérations de ce type engagées depuis plus d’une décennie à Istanbul. Les opposants se sont regroupés dans la Platform, portant un projet alternatif de développement socio-économique et de planification spatiale pour le quartier. Si cette mobilisation n’a pas réussi à infléchir l’action de la municipalité à Sulukule, elle a en revanche pu poser des bases d’autres mobilisations contre les politiques de régénération urbaine engagées par la municipalité métropolitaine, tant en termes de propositions concrètes que de stratégies de mobilisation reliant les échelles locale et internationale.
40 En revenant à la muraille, le déroulement de l’opération a eu un impact sur les usages qui prenaient place ici. Jusqu’aux années 2000, cette portion voyait les usages des quartiers limitrophes, dont Sulukule, s’étendre sur la muraille : entreposage lié aux activités artisanales, écuries et pâturage pour les chevaux, dépôt de charrettes des habitants (récupération de matériaux et petits transports), étendage de linge, et lieu de racolage pour une activité de prostitution familiale présente dans le bas du quartier. Mais cette portion s’intégrait aussi plus largement dans une section plus vaste, allant de la trouée d’Ulubatl? à la porte d’Edirnekap?, avec des activités sans lien avec le quartier : trouées de passages et de raccourcis pratiquées dans le mur, chemins de déambulation dans la végétation basse, errances, pratiques sexuelles, repas et repos aux heures de midi en journée, dépotoirs autour de petites trouées. En remontant vers Edirnekap? s’y ajoutaient des niches occupées par de l’habitat précaire, puis une zone ouverte de réunions et de libations, de feux nocturnes.
41 Les modalités de coprésence d’usages différenciés semblaient atteindre ici leur plus haut degré d’autorégulation. Les activités les plus banales et pacifiques côtoyaient les plus réprouvées par la loi ou la morale, sans incidents notables ou fréquents. La plupart du temps, une friction imprévue entre deux usages incompatibles (par exemple venir s’installer pour manger à côté d’un groupe pratiquant un trafic illicite, ou la rencontre entre un groupe d’hommes venant boire et un couple d’amoureux, etc.) se résout par un échange de regard et un éloignement mutuel qui témoignent que des règles de co-usage sont reconnues et assimilées par la majorité des usagers. Il faut aussi rappeler la duplicité des rôles et des pratiques : les habitants des quartiers populaires limitrophes forment un contingent important des usagers de la muraille.
42 Le long processus de transformation du quartier a commencé par faire disparaître le racolage aux abords de la porte de Sulukule. Avec l’ouverture du chantier, des palissades et des grilles se sont élevées, et les trouées sauvages ainsi que la porte de Sulukule elle-même ont été bloquées. Une société de sécurité interdit l’accès au quartier et au côté intérieur de la muraille. Les usages du quartier qui débordaient sur la muraille ont disparu en même temps que les habitants.
43 Les usages informels moins directement liés au quartier ont aussi évolué : l’absence de passages intérieur-extérieur diminue ici fortement, sur un plan morphologique, le potentiel de discrétion exigé pour certaines pratiques. La garde sévère du chantier a limité les parcours sur les chemins de crête. Enfin, le terrain qui s’étend devant la porte de Sulukule a été provisoirement nettoyé et aménagé en pelouse. L’aplanissement relatif de ce petit secteur a également rendu l’endroit plus perméable au bruit intense de la circulation sur la rocade et les échangeurs d’Ulubatl?.
44 Pourtant, tous les usages n’ont pas disparu. À mesure que l’on remonte vers le nord, la muraille est plus dégradée, et seul le premier mur principal est encore debout. Les périboles protecteurs ont depuis longtemps cédé la place à un lacis végétal autour de moignons de tours. L’aménagement des abords du chantier a encore arasé la végétation, achevant de rendre le site plus ouvert. Ici, les pratiques illégales ou réprouvées ont reculé et laissé plus de place aux errances, aux promenades, aux rencontres discrètes, à des usages plus mobiles et labiles, sans traces ni installations.
45 En approchant d’Edirnekap?, véritable point sensible de la zone, le site retrouve de la complexité, même si les points de passage vers l’intérieur sont toujours condamnés. Dans la journée, plusieurs hommes sont assis, seuls ou en groupe. Mahmut, originaire d’Ad?yaman, dans le sud-est de la Turquie, mange un sandwich en écoutant la radio : « Je suis bien ici, tu vois, j’ai la radio, du pain, tout va bien, je fais une pause. En journée, c’est tranquille. Ils ont rasé les petites maisons, derrière, et élevé des bâtiments plus haut. Bon, mais quand le soleil se couche, il y a des voleurs, ils boivent, ils pissent, ils prennent ton argent, ils te donnent un coup de couteau ! Tiens, regarde ce qui est arrivé à la touriste américaine, là, c’est comme ici, un type qui boit, qu’a pas toute sa tête, et crac, il la poignarde ! – C’est comme ça partout, sur le mur ? – Non, non, c’est seulement ici, autour. Le jour, pas de problème, tout le monde peut venir, c’est ouvert, mais la nuit, c’est dangereux, il ne faut pas venir ! » Ce discours est caractéristique des entretiens menés en immersion dans les différentes phases de recherche. Ils témoignent, ici comme dans les cas cités plus haut, des temporalités variables des usages et des lieux. Ils renvoient également à la part de fantasmes et de projections qui innerve les discours sur la muraille, et alimente la régulation et la construction normative, dans lesquelles se trouve ici opportunément recyclée l’histoire du meurtre de février. Mahmut, comme de nombreux autres interviewés, s’empresse de terminer son discours par une condamnation morale de la consommation d’alcool au nom de la religion.
46 À cinquante mètres de là, pourtant, et alors que nous sommes en milieu d’après-midi, la bière turque coule sans problème. La porte d’Edirnekap? concentre une multiplicité de pratiques. Des habitats précaires logés dans quelques niches ont résisté ici pendant des années aux chantiers de rénovation qui ont suivi le tremblement de terre d’août 1999, qui avait endommagé plusieurs tours et motivé la dernière grande campagne de travaux sur la muraille. Une niche fermée par un battant de porte cadenassé et qui a servi d’écurie et de refuge est toujours utilisée, mais un squat lui aussi protégé par une fermeture qui existait déjà dès 1999 vient d’être abandonné. Juste à côté, une petite trouée permet de grimper sur le mur et de dominer la ruelle côté intérieur. Là se termine l’enceinte quasi fortifiée du chantier de Sulukule, à la jonction avec les murs de la mosquée Mihrimah. Jusqu’à cette année, une fois sur le mur, il était possible de monter, sur la gauche, en haut des tours qui surplombent la porte ancienne, et de découvrir un panorama englobant la vieille ville. Sur la droite, le sentier mène à un chemin de crête presque éboulé, livré aux chiens errants. Un gardien veille sur cet accès depuis l’ouverture du chantier. Dès que quelqu’un tente de grimper sur le mur, il apparaît au milieu des chiens et d’un signe net de la main signifie qu’il faut partir. L’homme garde le chantier ainsi que les abords de la mosquée côté intérieur.
Portion de la muraille qui longe le quartier de Sulukule, depuis la trouée d’Ulubatl? jusqu’à Edirnekap?. Section of the walls along Sulukule, from Ulubatl? junction to Edirnekap?.
Portion de la muraille qui longe le quartier de Sulukule, depuis la trouée d’Ulubatl? jusqu’à Edirnekap?. Section of the walls along Sulukule, from Ulubatl? junction to Edirnekap?.
47 Côté extérieur, juste en contrebas, les usages du lieu ont pourtant conservé leur variété, en particulier en termes de temporalités. En journée, beaucoup de monde passe et traverse à cet endroit, qui est un nœud de transport fréquenté. Des personnes empruntent les raccourcis taillés dans les murs ou joignant les portes aux arrêts de bus. D’autres s’arrêtent, surtout des hommes, pour discuter, se reposer, ou boire de l’alcool. Avant le chantier, le mur pouvait aussi abriter quelques flirts des jeunes du quartier, mais la raréfaction de l’espace a déplacé ces pratiques plus loin. Quelques vendeurs de rue passent également dans le secteur.
48 À mesure que le soir approche, la consommation d’alcool prend plus de place. Des feux sont allumés, autour desquels des groupes d’hommes se rassemblent pour boire. La pratique du feu est très répandue, notamment autour du mangal, petite caisse de braise permettant d’installer un barbecue, ou bien entre quelques pierres. Elle traverse un large spectre de pratiques sociales : presque systématique dans les grands pique-niques familiaux du week-end dans les espaces verts ou sur les fronts d’eau, on la trouve également dans les brèves rencontres entre amis, autour de quelques bières. Certains endroits de la muraille abritent quantité de tels petits feux ou mangal, en journées comme de nuit, en particulier dans l’espace intérieur entre les deux murs principaux, ou, près de Belgradkap? par exemple, dans les tours du premier mur ou sur la bande de parking en contrebas. À Edirnekap?, ces feux font partie du décor nocturne et, en l’absence du second mur, sont visibles depuis la rocade et les environs. Jusqu’en début de soirée, la fréquentation du lieu n’est pas véritablement dangereuse. Les hommes rassemblés autour des feux peuvent inviter d’autres personnes qui passent. Mais à la nuit tombée, le site est un peu plus soumis au risque de mauvaises rencontres. La part des habitants des quartiers environnants diminue au profit de personnes plus marginales. En outre, indépendamment des positions sociales, l’ivresse est plus générale. Au cœur de la nuit, les feux s’éteignent, et l’endroit s’enfonce dans une obscurité de quelques heures, bien moins fréquentée, accueillant par endroits des trafics et des consommations de stupéfiants. L’épisode des feux d’Edirnekap? à la tombée de la nuit révèle un espace et une temporalité de frontière, un point de friction et d’équilibre entre l’usage diurne et diversifié de la muraille et un usage nocturne plus réservé.
49 En termes d’évolution, plusieurs changements affectent donc ces différentes portions de muraille limitrophes de Sulukule. Dans cet espace dense en pratique et en fréquentation, tous les types de régulation ont été touchés, depuis l’habitat jusqu’aux régulations psycho-sociologiques et symboliques. Les lieux semblent plus contraints qu’auparavant : l’espace s’est raréfié, des contrôles sont apparus. Pour le moment, cela a pour effet de faire diminuer non pas la fréquence mais la diversité des usages. La baisse de cette diversité fait à son tour baisser la nécessité et les occasions d’autorégulation des coprésences. C’est l’accessibilité du lieu qui semble ainsi plus resserrée aujourd’hui. Dans ce mouvement, les usages acquièrent une certaine rudesse : dans le voisinage plus tendu imposé par des changements extérieurs à la muraille elle-même, les pratiques les plus douces cèdent aux plus dures. Les rapports de force semblent prendre le pas sur les rituels de cohabitation. Le risque à terme est de voir des interventions de « nettoyage » être demandées et légitimées plus rapidement que si la diversité ou la banalité des usages étaient maintenues.
50 À Ayvansaray, un kilomètre et demi plus loin, le minuscule quartier et ses vieilles maisons de bois, ses jardins et poulaillers tranquilles sont rasés par les bulldozers. Les palissades qui entourent progressivement le secteur sont ornées de représentations des futurs bâtiments et constructions, caractéristiques des documents de publicité et de communication des opérations urbaines et architecturales de la promotion immobilière. Bien que des membres de la Platform de Sulukule se soient associés aux habitants pour protester contre l’opération lors de la visite de la délégation Unesco en 2008 (Radikal, 2008), l’opération semble devoir aller à son terme.
51 Ici l’usage de la muraille est plus domestique qu’à Sulukule. À partir de la pente qui dévale d’Edirnekap? jusqu’à la Corne d’Or, sur un peu plus d’un kilomètre, la muraille est adossée à de petits quartiers informels durcifiés, qui laissent un accès plus limité au rempart. Le contrôle social y est plus fort. La proportion de femmes est aussi plus équilibrée, à l’instar de la partie sud de la muraille, où les femmes dominent en effectif le monde des maraîchers dans la journée. Enfin, l’intérieur de la muraille abrite un cimetière musulman, un türbe (tombeau de saint ou de personnage historique) et une petite mosquée, puis, dans un petit espace protégé, du côté extérieur du mur, une maisonnette et un jardin cultivé. La mise en chantier progressive du quartier limite peu à peu les accès au rempart, et le vide doucement de ses usages : déambulations, jeux d’enfants, quelques transgressions et exutoires, cueillettes d’herbes par les femmes âgées du quartier. Les passages qui permettaient de relier ces chemins de crête aux alentours s’estompent ou sont bouchés. La transformation des pratiques et des régulations passe ici par un lent étouffement.
52 Que deviennent les usages qui prenaient place ici ? Les enquêtes des deux dernières années montrent que les espaces verts qui bordent la Corne d’Or accueillent une part des usages informels. Il est fréquent que les usages soient déplacés plutôt qu’ils ne disparaissent, au moins dans un premier temps. L’informel est toutefois lié pour une part aux interactions avec les habitants, or la fin de la première phase de chantier promet leur expulsion. Pour le moment les derniers résidents consacrent leur énergie à récupérer dans les gravats les éléments de construction sur les lieux mêmes de destruction de leur habitat, et sous le regard des ouvriers démolisseurs – image récurrente de la régénération urbaine des quartiers informels plus lointains de l’agglomération, mais qui se rencontre encore en plein centre.
4 Recompositions internes, le cas du maraîchage
53 Les maraîchers cultivent depuis l’époque ottomane des portions comblées de l’ancien fossé à l’avant des remparts. Ils sont les héritiers de pratiques agricoles temporaires attestées dès l’époque byzantine. La tradition du bostan (jardin de maraîchage) est bien ancrée à Istanbul. Pendant les phases d’expansion urbaine des années 1950 et 1970, leur emprise a gagné sur la muraille toute la moitié sud depuis Mevlânakap? jusqu’à Yedikule (carte 1) non loin de la mer de Marmara, et s’est enfoncée dans l’intérieur du rempart : la plupart des périboles sont aujourd’hui cultivés. L’ancien firman (décret) ottoman a laissé place à un accord semi-formel de location entre la municipalité centrale et les cultivateurs, qui, sans être organisés collectivement, sont pour la plupart originaires de la même région de Kastamonu, au nord d’Ankara. Ces migrants ruraux ont succédé à des minorités qui maîtrisaient avant eux ces techniques de maraîchage urbain : Arméniens, Grecs, Bulgares et Albanais.
54 L’accord de location et son circuit financier restent discrets, les intermédiaires et les moyens de paiement demeurent entourés d’un flou protecteur. Le prix de location à la surface oscille entre 300 et 1 200 euros par mois selon la taille et l’emplacement des parcelles, et le paiement se fait le plus souvent par virement bancaire au Trésor Public. Autour de ce schéma de base, les variantes sont nombreuses, autant sur les conditions d’installation (arbitrées au final par un représentant de la municipalité métropolitaine) que sur l’évolution des relations entre la municipalité et les maraîchers. Les entretiens auprès des responsables municipaux, s’ils présentent les mêmes approximations, tendent à se recouper avec ceux menés auprès des maraîchers. Quant aux productions, elles sont écoulées de trois manières : autosubsistance, vente sur des marchés urbains proches, vente à des grossistes.
55 En plusieurs décennies de travaux de rénovation erratiques sur la muraille, les maraîchers ont pris l’habitude de se plaindre de leur situation précaire, alors même que leur activité s’étendait. De fait, les services de la municipalité successivement chargés des opérations annoncent de temps à autre vouloir réguler leur présence et réduire la part des terrains dévolus au maraîchage – par exemple lorsque l’Unesco se plaint de la préservation du site en 2003 ou quand approchent les manifestations d’Istanbul Capitale Culturelle 2010.
56 Les cultivateurs ne sont pas tenus au courant de ces arbitrages, et redoutent des déplacements. Ils entendent bien les critiques extérieures sur l’état des murs, mais rétorquent qu’ils en sont les vrais restaurateurs, en entretenant au jour le jour les terrains, avec des dispositifs plus solides que les rénovations hâtives des entreprises de BTP qui s’éboulent en deux ans. En outre, leur présence contribuerait à pacifier les lieux, à les tranquilliser. Mais leurs craintes restent justifiées par l’ambiguïté au long cours de la municipalité et, surtout, par la structure du processus de décision, très descendant et qui exclut toute information, concertation ou autre participation – ceci même si les risques de voir des déplacements intervenir sont sans doute en deçà des craintes exprimées.
57 Le premier indice d’un changement dans les territoires des bostan tient au renforcement des clôtures autour des activités de production (grillages, obstacles, portails de bois), ainsi qu’à la présence de plus en plus systématique de gros chiens de défense. La sécurisation organisée par les maraîchers répond, d’après eux, à la multiplication des vols et rapines. Cette action de protection aboutit à une plus grande privatisation de l’activité, et accompagne son extension géographique à l’intérieur des remparts.
Travail d’adduction d’eau sur une parcelle près de Belgradkap?. Water supply works near Belgradkap?.
58 Cette extension avait déjà eu pour effet de limiter les autres usages, et en particulier les habitats précaires, relevant du premier type de régulation, notamment entre Silivrikap? et Belgradkap?. En dépit des apparences, ces habitats nichés dans les périboles et les tours étaient plutôt pourvoyeurs de contrôle social interne à la muraille : la préservation de leur emprise mais plus encore leur voisinage avec d’autres usages passaient la plupart du temps par des dispositifs matériels et des rituels de coprésence facilitateurs et assez bien appropriés par les usagers. Chaque usage se voyait reconnu un périmètre de sécurité rarement transgressé – ceci dans l’intérêt bien compris de tous. Ces voisinages tendent aujourd’hui à diminuer. Par ailleurs, les transformations mentionnées sur les autres zones (baisse de la diversité des usages informels en certains endroits, déplacement ou concentration d’usages plus transgressifs) ont également contribué à renforcer la sécurisation des portions cultivées – que cela corresponde ou non à des risques de vol réellement plus élevés.
59 Enfin les effets conjugués des aménagements proches de parcs et de quartiers, et l’extension des surfaces de maraîchage révèlent un jeu complexe avec l’exposition. Les maraîchers n’étaient traditionnellement exposés que lors de la cérémonie annuelle de commémoration de la conquête, chaque 29 mai. Les reconstitutions historiques, le public et la couverture médiatique de l’événement prenaient place au milieu des cultures, et les quelques maraîchers restés présents continuaient leur travail sans faire grand cas du spectacle. Ces dernières années, certains aménagements proches (salles de sport, aménagements routiers et de transport), de même que leurs propres installations leur confèrent plus de visibilité. Il y a une négociation technique, par exemple, autour des serres, que la municipalité a fini par accepter, à condition qu’elles ne soient pas visibles depuis la rocade. Il y a aussi un jeu plus symbolique, dans le contexte naissant de revalorisation de l’agriculture urbaine, autour de l’action d’ONG environnementalistes qui médiatisent et valorisent ces pratiques dans la métropole et quelques grandes agglomérations (Robin, 2011). Ces actions n’ont pas encore explicitement pénétré les remparts, mais les maraîchers ont aménagé – on pourrait presque dire mis en scène – des parcours de visite pour les promeneurs encore rares mais qui commencent à venir, ou pour les clients des environs qui viennent directement acheter des légumes.
Conclusion
60 Les transformations ne doivent pas occulter les stabilités toujours à l’œuvre. La muraille est encore parcourue de passages, de trouées et de chemins accueillant des usages diversifiés. Des cabanes discrètes sont construites, abandonnées puis reprises, des individus et des groupes viennent y trouver un repos momentané, se rencontrer, ou se livrer à de brefs écarts de conduite hors du flux quotidien. L’activité de l’économie grise est plus réduite mais n’a pas disparu, et les kahya sont toujours là pour régler la circulation automobile dans les petites portes en échange d’un peu d’argent. Globalement, la régulation interne de ces cohabitations continue de fonctionner, avec ses accords et ses frictions : le roulement des appropriations d’une crypte byzantine près de Silivrikap?, suivi depuis 2000, montre que des conflits d’usage se jouent et se règlent régulièrement.
61 Les changements récents qui viennent d’être présentés interrogent néanmoins la fragilité de ces équilibres. Les changements les plus notables proviennent d’actions extérieures plus qu’intérieures à la muraille. Tous les types de régulation rappelés dans la première partie sont affectés d’une manière ou d’une autre, selon les situations considérées, mais leur présence globale sur la muraille terrestre n’est pas encore remise en cause. Pour le moment, c’est par le biais des mécanismes pratiques d’effectuation de ces régulations sur le terrain que s’amorcent les évolutions.
62 Les opérations externes (parcs, quartiers) ont eu pour effet de limiter l’espace disponible et l’invisibilité, et ont fait baisser la diversité des usages. Parfois, les usages les plus transgressifs ont dû aller ailleurs, d’autres fois au contraire, ce sont les usages les plus tranquilles qui ont fui. Dans les deux cas, la diversité des usages a décru, entraînant une diminution des rituels de reconnaissance et d’évitement liés à la gestion des coprésences. Cette diminution affaiblit le potentiel d’accueil du lieu, son accessibilité et les possibilités de cohabitation entre usages différenciés. Ceci diminue, au final, le spectre des usages et la présence en effectif de l’informel. Le potentiel de déploiement des soupapes régulatrices réclame de l’espace et une liberté relative, mais aussi la contrainte de la cohabitation et de la densité pour que s’établissent et s’entretiennent les règles pratiques de la coprésence.
63 Ces transformations locales ouvrent sur une problématique d’espace public. Possiblement pas très éloigné sur un plan juridique, le ruban des murailles en présente au niveau des pratiques plusieurs caractéristiques : gratuité, pluralité des marquages et des signes, densité et diversité des usages et des usagers, autorégulations, question de la propriété (peu d’appropriations individuelles). Autant de termes pour décrire le « lieu commun » que pourrait devenir la muraille terrestre. Sur un plan plus concret, il serait possible d’imaginer l’accessibilité d’une muraille « habitée », où les usagers habitués des lieux verraient leurs différents modes d’occupation légitimés par un rôle de guide accueillant les autres usagers ou visiteurs sur des portions de muraille. Certains maraîchers montrent peut-être cette voie dans leurs parcelles. Mais les tensions actuelles montrent simultanément un autre visage de cet espace-temps de pratiques : coulisse et part obscure des processus d’urbanisation et de socialisation, qui réclament discrétion et tranquillité, loin de toute démarche organisée de projet d’aménagement, fût-elle motivée par des objectifs d’aide du faible contre le fort. En cela le maintien d’une indécision du secteur des murailles et l’absence de projet institué sont des conditions nécessaires de l’accessibilité des lieux. Cette aporie laisse ouvertes les questions éthiques et politiques liées au partage entre l’intervention et le laisser-faire. Si l’on reste encore loin d’éventuels dispositifs participationnistes, rien n’indique non plus pour le moment que les usagers souhaitent se saisir d’un processus de légitimation reconnaissant l’existence d’une muraille habitée, c’est dire vécue et aménagée par eux-mêmes.
64 Il est significatif que les transformations les plus marquantes de ces dernières années trouvent leurs sources dans des opérations externes de régénération urbaine, et non dans des actions concernant la muraille elle-même. Plusieurs opérations du type de celles de Sulukule ou Ayvansaray ont lieu à Istanbul. Ici, le voisinage de la muraille n’est pas un des éléments les plus déterminants pour les promoteurs publics et privés de ces opérations. La proximité du rempart renvoie à des avantages (monument historique) ou des inconvénients (usages réprouvés, bas-fonds) variables. La réfection du secteur d’Anemas à côté d’Ayvansaray peut apporter une plus-value (la muraille est représentée sur la communication du projet), tandis qu’à Sulukule l’argument patrimonial fut utilisé dans la justification du projet de transformation. Mais ces éléments demeurent secondaires ou assujettis aux objectifs de rentabilité économique et de changement de population. Ils n’accompagnent pas de projet ou d’opération associés sur la muraille. Et plus généralement ces projets ne s’attachent pas explicitement à la question de l’informalité.
65 La question va cependant continuer de se poser, du lien qu’entretiennent ces opérations avec l’informalité. Plusieurs hypothèses peuvent se dessiner. Les effets sur les territoires de l’informel des opérations de régénération urbaine proches peuvent s’ériger progressivement en modes de gestion plus systématique de l’informalité dans les quartiers centraux, ce qui est déjà le cas pour certaines pratiques de commerce de rue. Cela suppose que le compromis pratique passé autour des régulations urbaines et sociales par l’informalité soit plus nettement remis en cause, ce qui pourra créer ou raviver des tensions entre des acteurs institutionnels aux intérêts divergents. Il est possible aussi que ces effets collatéraux des opérations de transformation urbaine demeurent encore des impensés. Dans ce cas, des surprises peuvent attendre les différentes parties prenantes. Jusqu’à maintenant, sur la muraille, des acteurs aux ressources et positions inégales voyaient leurs intérêts converger vers un statu quo jugé avantageux de part et d’autre. Mais lorsque ces effets collatéraux déliteront suffisamment les solutions informelles élaborées en réponse aux tensions sociales, économiques ou symboliques, ces dernières quitteront les coulisses de l’informalité pour entrer de façon explicite sur la scène principale des enjeux urbains. Là encore, cela pourra impliquer une redistribution des intérêts et des changements dans les rapports de force et les équilibres à l’œuvre aujourd’hui.
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Mots-clés éditeurs : régulation, Istanbul, chronique, informel, écart
Date de mise en ligne : 11/02/2015.
https://doi.org/10.3917/ag.700.1285