Notes
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[1]
Ce texte constitue une version modifiée de la présentation faite les 11 et 18 mai 2011 à l’ENS Ulm, dans le cadre du séminaire Géographie, Arts et Littérature. Je tiens à remercier en particulier E. Libourel et J.-B. Frétigny pour leur aide, ainsi que tous mes autres relecteurs.
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[2]
Miyazaki est né en 1941. Sa carrière dans l’animation débute en 1963 au studio d’animation de la Tôei et son premier long-métrage date de 1979, c’est-à-dire bien avant le succès du Voyage de Chihiro.
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[3]
Par exemple, Miyazaki déclare à propos du Château de Cagliostro (1979) : « Mes responsabilités sur ce film débutaient par la création de l’histoire. Afin de donner forme à l’idée floue que j’avais, j’ai commencé par dessiner une vue à vol d’oiseau du cadre de l’histoire : le lac et le château d’un petit pays. Quand j’ai achevé ce dessin, j’étais confiant pour la suite du film. » (p. 67)
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[4]
Il n’existe pas de films, d’animation ou non, qui puissent, au sens strict, être qualifiés d’a – spatiaux, puisque, par définition, le médium cinématographique suppose la création d’un monde projeté (en deux dimensions), doté d’un espace propre. Pour autant, selon l’auteur et les œuvres considérés, la pertinence et l’intérêt d’une analyse géographique seront très variables : le cadre spatial peut tout à fait n’avoir pour statut que celui de décor neutre, voire interchangeable, d’un récit.
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[5]
Ne pas adhérer à une telle approche n’équivaut pas, bien entendu, à nier la nationalité, ni la culture de Miyazaki, mais seulement à ne pas choisir a priori nos axes interprétatifs en fonction de cette seule donnée.
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[6]
Tous les extraits qui en sont proposés ici ont été traduits par nous de l’anglais.
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[7]
Mais son deuxième sur le plan chronologique : son premier, Lupin III : Le Château de Cagliostro (1979), bien qu’il en ait signé le scénario, reste une œuvre de commande adaptée d’un manga très populaire au Japon.
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[8]
Miyazaki s’était déjà illustré dans le genre en 1978 avec son premier travail d’envergure, la série Conan, le fils du futur, où le thème du déracinement du héros était déjà bien présent.
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[9]
Sans chercher à dresser une liste exhaustive, on pense notamment à Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles, Souvenirs goutte à goutte) (Le Roux, 2009), à Satoshi Kon (Perfect blue, Paprika) ou bien entendu à Mamoru Oshii (Lamu : beautiful dreamer, Ghost in the shell).
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[10]
An interview with Hayao Miyazaki, Mononoke-hime theater program (1997), entretien disponible sur le site nausicaa.net (cf. sitographie).
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[11]
Pour reprendre l’expression employée par le sociologue Robert Castel (Castel, 1995).
« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres.
Parce qu’elle nous résiste.
L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. »
Introduction [1]
1 Si le cinéma dans son ensemble consiste à donner l’illusion du mouvement à partir de suites d’images projetées, le cinéma d’animation se distingue cependant du cinéma en prise de vue réelle par un travail d’élaboration « image par image » du moindre élément, du moindre mouvement, qui viendront emplir l’écran (Moins, 1997). Cette surdétermination des films d’animation offre au réalisateur, au prix d’une nécessaire perte de réalisme due à la simplification des formes reproduites, des possibilités vastes. Cela inclut notamment la liberté de retranscrire bien plus exactement (et à moindres frais) son imaginaire spatial. Pourtant, malgré de grands réalisateurs et d’incontestables chefs-d’œuvre, souvent caractérisés par une utilisation très inventive de la dimension spatiale, les films d’animation, plus encore que les films en prise de vue réelle, ne font que très exceptionnellement l’objet de travaux de recherche – a fortiori si l’on ne considère que la discipline géographique. Parmi les « cinéastes en animation » (Le Roux, 2009), Hayao Miyazaki jouit cependant d’un statut particulier. Son œuvre, à l’esthétique aisément identifiable, est reconnue aujourd’hui internationalement – en particulier depuis le succès mondial rencontré par Le Voyage de Chihiro en 2001 [2]. En plus d’être aujourd’hui considérée comme une référence incontournable par de très nombreux acteurs des arts dits « ludiques » (animation, jeu vidéo, bande dessinée...), elle a largement contribué à dédiaboliser auprès d’une partie du grand public occidental une animation japonaise qui a longtemps souffert, et souffre encore parfois, d’une réputation sulfureuse.
2 La notoriété aidant, la production animée de Miyazaki a déjà donné lieu à plusieurs études, pour la plupart strictement thématiques. Parmi ces dernières, celles consacrées à sa conception de la nature sont largement majoritaires (Bollut, 2004 ; Mayumi et al., 2005 ; Eikman, 2007 ; Zagalia, 2009 ; Fournier, 2010), bien que d’autres thèmes en connexion avec la discipline géographique soient ponctuellement abordés comme celui de la maison miyazakienne (Mérad, 2008) ou encore de la ville (Fournier, 2011). Le statut et l’utilisation de l’espace dans son œuvre n’ont par contre que rarement fait l’objet de travaux spécifiques et approfondis (Engélibert, 2009 ; Colson et Régner, 2010), à l’exception notable d’une thèse de cinéma récente (Le Roux, 2009). Dans cette dernière, l’auteur montre en particulier comment Miyazaki a su se démarquer, au début de sa carrière, du reste de la production contemporaine en accordant une grande importance à la matérialité de ses espaces fictionnels. Ce travail se restreint toutefois uniquement aux premières œuvres de Miyazaki (jusqu’à Mon Voisin Totoro sorti en 1988) et demeure avant tout centré sur les techniques cinématographiques mises en œuvre à l’échelle du plan ou de la séquence, laissant dans l’ensemble de côté la question de la structure globale des récits proposés. Or, comme le reconnaît le réalisateur lui-même (Miyazaki, 1996) [3], l’espace constitue dans son œuvre un partenaire privilégié de la narrativité (Gardies, 1993), modelant toujours fortement le cours des événements qui s’y déploient [4]. La dimension spatiale est ainsi mise au service d’un discours proprement géographique, dont l’incipit de Terre des hommes, ouvrage de l’aviateur Saint – Exupéry admiré par Miyazaki, fournit, aux dires de ses collaborateurs (et de lui-même), un bon résumé (cf. citation en exergue) (Ghibli, 1984).
3 Suivant cette piste de réflexion, cet article, à travers le choix d’une analyse d’orientation narratologique, entend mettre en évidence le caractère fortement structurant dans la production miyazakienne des thèmes du déracinement du héros et de son ouverture au monde. L’œuvre de Miyazaki peut être abordée comme une entreprise d’exploration systématique des différents modes de relation à l’ailleurs. Le médium utilisé permet de donner toute sa mesure à cette dimension analytique de l’œuvre : « l’irréalité ontologique de l’animation » (Le Roux, 2009) facilite la mise au second plan du problème de la référence « réelle », des inspirations géographiques concrètes des univers présentés, au profit de l’exposition de situations archétypales à portée universelle. Il s’agit donc à la fois de montrer le contenu spécifique que Miyazaki donne à cette idée d’ailleurs et de mettre en évidence le rôle central que celle-ci joue dans la dynamique narrative de son œuvre, à travers une analyse des dispositifs spatiaux à la fois forts et cohérents qui naissent de l’expérience qu’en font ses héros. Ces dispositifs traduisent un imaginaire et des conceptions géographiques, certes subjectifs, mais construits en dialogue avec la société japonaise et ses évolutions – bien qu’il faille également garder à l’esprit les faits majeurs et distinctifs que sont l’ouverture de l’œuvre de Miyazaki à la culture occidentale et sa forte capacité de diffusion à l’extérieur de son marché d’origine. Cette dernière remarque est importante dans la mesure où Miyazaki n’échappe pas toujours à l’écueil récurrent que constitue, dans les analyses d’un point de vue occidental, une lecture essentialiste, voire exotique des films (d’animation) japonais – et plus largement asiatiques –, poussant certains commentateurs à ne considérer ces productions que sous l’angle a priori d’un art nippon intemporel, aussi vague qu’englobant [5].
4 Nous avons choisi comme « terrains » d’étude de notre analyse les 10 longs-métrages signés par Miyazaki à ce jour. Cela englobe, dans l’ordre chronologique : Le Château de Cagliostro (1979), Nausicaä de la Vallée du vent (1984), Le Château dans le ciel (1986), Mon Voisin Totoro (1988), Kiki la petite sorcière (1989), Porco Rosso (1992), Princesse Mononoké (1997), Le Voyage de Chihiro (2001), Le Château ambulant (2004) et Ponyo sur la falaise (2008). Une analyse séquentielle a été menée pour chaque film dans sa totalité (Goliot-Lété et Vanoye, 1992) en vue de mettre en évidence des structures spatiales récurrentes. L’interprétation des résultats obtenus s’appuie en particulier sur les différents entretiens accordés par Miyazaki au cours de sa carrière [6]. Une telle démarche fondée sur une analyse globale de corpus ne vise pas à nier la singularité de chaque film, ni à réduire l’œuvre à quelques grands principes totalisants, mais au contraire à en faire ressentir toute la complexité. Dans une première partie, nous aborderons le motif du déracinement et le sens spécifique donné à la figure de l’ailleurs dans la fiction miyazakienne. Puis, dans une partie centrale, nous distinguerons et décrirons précisément les deux grands modes de relation à l’ailleurs mis en œuvre par les héros miyazakiens, chacun donnant lieu à un grand type de récits aux implications spatiales spécifiques (films d’aventure/du quotidien). Enfin, dans un dernier temps, nous chercherons à relativiser cette opposition schématique en insistant sur l’ambivalence essentielle et la complexification progressive des récits du cinéaste japonais.
1 L’irruption de l’ailleurs : le motif du déracinement initial
5 Dans l’introduction à son ouvrage L’Air et les songes, Gaston Bachelard nous rappelle que « chaque poète nous doit son invitation au voyage » par sa capacité à susciter, à partir d’images occasionnelles issues de son imaginaire personnel, « une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images » (Bachelard, 1943, p. 7- 10). Miyazaki respecte ce cahier des charges poétique de la façon plus la plus littérale qui soit, ses films s’ouvrant quasi invariablement sur un départ du héros hors de son lieu de vie originel. Ce déracinement s’effectue, au cours de la filmographie, selon des modalités très diverses. Il peut être soudain, voire brutal, mais aussi prévu à l’avance. Le héros de Princesse Mononoké, Ashitaka, se voit par exemple contraint de quitter du jour au lendemain son village, en quête de la source et peut-être du remède à la malédiction qui s’est abattue sur lui dès les premières minutes du film. À l’inverse, dans Ponyo sur la falaise, c’est bien l’héroïne éponyme qui choisit sciemment de fuguer hors de l’étouffant cocon paternel, réalisant en cela un plan préconçu.
6 Tous ces déracinements partagent néanmoins un point commun qui influe directement sur la nature de l’ailleurs dont les héros vont faire plus tard l’expérience : chez Miyazaki, un départ, même prévu à l’avance, n’entraîne jamais une véritable anticipation, une prise de contact planifiée avec des lieux situés en dehors de l’espace de vie originel. Dans Kiki la petite sorcière, le départ de l’héroïne éponyme est prévu de longue date, puisqu’il vient perpétuer une tradition ancestrale qui veut que les jeunes sorcières quittent leur famille à l’âge de 13 ans pour effectuer leur apprentissage sous d’autres cieux ; cependant, l’absence de planification est inscrite au cœur même de ce voyage initiatique : les jeunes sorcières ne connaissent pas au début de leur périple leur destination et donc leur futur lieu d’enracinement, ce qui donne lieu, dans le premier tiers du film, à une séquence d’errance de l’héroïne à la recherche d’une ville où s’installer. Et, conséquence de cette quête improvisée, l’héroïne, pourtant dans un premier temps enthousiaste à l’idée de changer d’environnement, se retrouve à deux doigts de renoncer lorsqu’elle prend enfin conscience des difficultés pratiques soulevées par à un tel projet.
7 La surprise, la découverte totale, semblent donc bien être au cœur des voyages poétiques miyazakiens, et cela même au sein des environnements en apparence les plus quotidiens. L’ailleurs, chez Miyazaki, se définit avant tout comme un inconnu, bien plus que comme une source de dépaysement. Cet inconnu auquel doivent faire face ses héros constitue tout à la fois une source de dangers imprévisibles mais aussi de possibilités « propres [...] à permettre la réalisation d’un projet existentiel » (Turco, 2003). Nous retrouvons ici l’intuition de Saint-Exupéry : la découverte de l’ailleurs – c’est-à-dire la confrontation avec les différents obstacles qui naissent de l’inconnu, mais aussi, plus fondamentalement, la prise de conscience de la résistance qu’offre l’espace à tout déplacement – est toujours l’occasion, symétriquement, d’une découverte et d’une réalisation de soi-même. Cette dimension existentielle est par exemple très présente dans Le Château dans le ciel où l’héroïne, Sheeta, tombe littéralement du ciel et provoque le départ précipité de Pazu, jeune mineur, hors de son foyer. Or ce déracinement imprévu, loin d’être vécu comme une contrainte par ce dernier, vient au contraire réaliser une aspiration profonde, puisqu’il avouera à sa compagne de voyage avoir toujours rêvé de vivre une grande aventure loin de son village. Dans l’imaginaire de Miyazaki, l’ailleurs inconnu doit être idéalement abordé avec un regard neuf et ouvert, dénué de tout préjugé. Ses jeunes héros réalisent cet idéal, qui transparaît en particulier dans leur façon d’appréhender l’altérité : les habitants de cet ailleurs qu’ils découvrent seront systématiquement abordés par eux, non comme des vecteurs d’exotisme (Staszak, 2011), mais bien comme des sujets à part entière aux motivations propres, avec lesquels il s’agira d’établir et de maintenir les meilleures relations possibles. Cette règle permet de dépasser la barrière que peut constituer l’apparence physique et s’étend jusqu’à la nature (toujours subjectivée chez Miyazaki) et ses représentants. Dans Nausicaä de la Vallée du vent, l’héroïne fait preuve d’empathie et parvient à entrer en communication avec les Ômus, gigantesques créatures insectoïdes à l’aspect rebutant, gardiennes de la forêt toxique qui menace continuellement de ses spores sa vallée d’origine ; elle découvrira finalement, au péril de sa vie, le travail de purification de la planète qui s’accomplit secrètement dans les profondeurs de cette forêt post-apocalyptique.
8 En revanche, les films de Miyazaki qui mettent en scène des héros adultes (Le Château de Cagliostro, Porco Rosso) semblent à première vue échapper à ce modèle du déracinement initial. Une analyse rapide révèle cependant la présence du même motif. Tout d’abord ces héros – respectivement Lupin et Marco Pagot, alias Porco Rosso – sont, à la suite d’événements largement antérieurs à ceux présentés dans le film, des déracinés de longue date, à l’indépendance exacerbée, qui ont fait le choix de vivre jusque-là sans véritables attaches fixes. En outre, le motif du déracinement est assumé dans ces films par des personnages secondaires : déracinement envisagé mais avorté dans Le Château de Cagliostro, puisque Lupin s’oppose à la fin du film à ce que la Princesse Clarisse l’accompagne dans ses aventures, au motif de l’empêcher de « devenir comme lui » ; déracinement réussi, par contre, dans Porco Rosso, où le personnage de la jeune Fio décide, à peu près à la moitié du film, de quitter l’entreprise familiale pour seconder Porco dans ses aventures, et ce malgré le désaccord de ce dernier. Ces déracinements secondaires font écho au déracinement originel du héros et sont alors l’occasion pour Miyazaki de développer une réflexion, empreinte de nostalgie et de mélancolie, sur les conséquences d’un déracinement (trop) prolongé.
9 Pourquoi une telle place du motif du déracinement dans l’œuvre de Miyazaki ? Cette question peut tout d’abord être abordée en se référant aux conceptions du réalisateur sur le rôle dévolu aux univers fictionnels. Il considère avant tout ces derniers comme des parenthèses, des échappatoires temporaires aux contraintes de la vie quotidienne, dont l’élaboration et la consommation constituent des réponses à une « nostalgie pour un monde perdu », universellement partagée (Miyazaki, 1996, p. 18). Dans le cas des enfants et des adolescents, qui constituent encore le plus souvent la cible privilégiée des productions animées, ce rêve d’émancipation se traduit prioritairement par un désir d’autonomie vis-à-vis des générations précédentes et des traditions qu’elles véhiculent (ibid., p. 50). Le déracinement initial miyazakien peut donc être considéré comme la concrétisation la plus directe de ce désir d’indépendance – désir d’autant plus susceptible d’être exacerbé dans une société japonaise caractérisée par un encadrement social fort. Néanmoins, une telle explication utilitariste, centrée sur les attentes d’un public-cible, ne saurait occulter le caractère biographique, et plus largement générationnel, que revêtent, pour beaucoup de Japonais ayant vécu l’après-guerre, ces thèmes du déracinement et de la nécessaire prise d’indépendance des nouvelles générations. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant que le premier film véritablement personnel de Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du vent (1984) [7], s’inscrive dans le genre post – apocalyptique [8], avec son « scénario récurrent : l’histoire d’un groupe de jeunes survivants orphelins, soudé par l’amitié et le refus de mourir, qui lutte dans un univers dévasté et fait se lever l’aube d’un monde nouveau. » (Bouissou, 2010) Mais l’originalité de Miyazaki a justement résidé, par la suite, dans sa capacité à déconnecter ses propres déracinements fictionnels du seul cadre post – apocalyptique.
10 L’emploi récurrent du motif du déracinement trouve également une justification sur le plan diégétique : dans l’« économie » des récits miyazakiens (Genette, 1969), ces déracinements initiaux, jamais tout à fait planifiés et donc maîtrisés, constituent en eux-mêmes de puissants moteurs narratifs. Les héros étant toujours, pour ainsi dire, dépassés par les événements, les rebondissements vont se nourrir de leurs réactions improvisées face aux situations dans lesquelles ils se trouvent plongés. L’espace, à travers les actions entreprises par les héros miyazakiens, joue alors un rôle de révélateur objectif et incontestable de leur personnalité et de leurs capacités réelles. Le cinéma de Miyazaki valorise peu la subjectivité et l’introspection, et encore moins lorsque celles-ci menacent de déboucher sur la paralysie. Il diffère en cela d’autres (grands) réalisateurs de films d’animation chez qui l’espace est souvent utilisé comme un support malléable d’extériorisation et d’exploration de l’état psychologique des personnages [9].
2 Les deux modes de relation à l’ailleurs de la fiction miyazakienne
11 Au-delà de l’apparente diversité des univers et récits miyazakiens – et en accord avec une autre intuition bachelardienne selon laquelle « les voyages imaginaires [...] ont précisément des itinéraires beaucoup plus réguliers qu’on ne pourrait le penser » (Bachelard, 1943, p. 13) –, le départ du foyer originel peut déboucher sur deux grands types de récits, chacun d’entre eux renvoyant à une stratégie distincte mise en place par les héros dans leur relation à l’ailleurs et à un modèle spatial structurant. Dans les films que l’on qualifiera d’« aventure », les héros mettent en place une stratégie de connexion, d’intermédiation, de syncrétisme, d’allers-retours incessants entre de grands domaines territoriaux et leurs représentants, tandis que dans les films du « quotidien », les personnages principaux optent pour une stratégie d’intégration, d’acculturation, de construction d’un réseau de connaissances, de projection d’un lieu central vers des lieux secondaires. Le qualificatif « quotidien » fait ici référence à la structuration progressive par le personnage principal de son nouveau cadre de vie. Le terme ne doit donc pas être entendu comme un synonyme de « réaliste » ou de « banal ». Tous les films du quotidien sont marqués par la présence d’éléments merveilleux. En outre, la mise en place des différentes actions de la vie quotidienne – bien que celles-ci soient vouées plus tard à la répétition et à l’habitude – ne va jamais sans (d’importantes) difficultés. Si plusieurs commentateurs avaient déjà noté l’importance du motif du déracinement chez Miyazaki, aucun n’avait par contre, à notre connaissance, établi jusqu’ici clairement la distinction que nous proposons entre films du quotidien et films d’aventure et décrit leur modèle spatial sous-jacent. Bien au contraire, certains d’entre eux, en cherchant à unifier à l’excès sa filmographie, ont cherché à la rattacher dans son intégralité à une seule grande catégorie, que ce soit à des récits d’aventure (Colson et Régner, 2010), ou à des récits du quotidien (Mérad, 2008). Stéphane Le Roux, de son côté, associe chez Miyazaki le quotidien au réalisme et l’aventure au merveilleux en s’appuyant sur des éléments de mise en scène, mais sans établir de lien entre ces concepts et la structure globale des récits miyazakiens (Le Roux, 2009).
2.1 Films d’aventure : le héros comme connecteur
12 Dès ses débuts en tant qu’animateur, Miyazaki se distingue par sa maîtrise dans la représentation du mouvement dans l’espace. Par conséquent, son travail s’est initialement concentré sur la réalisation de scènes d’action, et par extension sur l’élaboration des cadres spatiaux destinés à les accueillir (tâche aussi dite de « conception scénique ») (Le Roux, 2009). Le film d’aventure, au rythme et à l’action soutenus, constitue donc son point de départ, son genre d’origine. Chez le réalisateur Miyazaki, le film d’aventure va être l’occasion pour le héros de parcourir, et la plupart du temps de découvrir et d’explorer, son univers à travers une quête qu’il aura à accomplir selon un enchaînement classique de buts et de réalisations successives. L’enjeu majeur de ces films consiste dans la capacité des héros à agir sur un univers en état de déséquilibre. Ce dernier terme doit être pris dans son acception la plus générale : du conflit nature/société généralisé de Princesse Mononoké ou de Nausicaä de la Vallée du vent, à l’irruption tonitruante dans le ciel serein de l’Adriatique italienne d’un « Amerloque » qui vient bouleverser le quotidien tout en farniente de Porco Rosso. Le récit d’aventure s’articule principalement autour des déplacements répétés du ou des personnages principaux entre différents lieux-étapes. Ces derniers se définissent avant tout comme des lieux-à-atteindre, où les héros n’ont jamais vocation à demeurer. Ce modèle élémentaire, peu original en soi, résume à la fois Le Château de Cagliostro, Nausicaä, Le Château dans le ciel, Porco Rosso, Princesse Mononoké, de même que la deuxième partie de Ponyo sur la falaise (à partir de la séquence où Sôsuke part, en compagnie de Ponyo, à la recherche de sa mère disparue pendant la nuit).
13 Or l’originalité de Miyazaki réside justement dans sa capacité à tisser, à partir de ce modèle narratif de base, des structures spatiales qui vont aller en se complexifiant au fur et à mesure de sa carrière. La progression des héros d’aventure ne suit ainsi que rarement une structure linéaire. Seuls Le Château dans le ciel et la deuxième partie de Ponyo sur la falaise semblent en partie faire exception à la règle. Mais l’espace miyazakien est fondamentalement tridimensionnel, et, dans le cas de ces deux films, la relative simplicité des déplacements des héros sur le plan horizontal se double d’une réelle complexité sur le plan vertical : Pazu et Sheeta, les héros du Château dans le ciel, parcourent l’univers dans sa verticalité, changent constamment d’altitude en alternant les épisodes dans les profondeurs de mines et les passages les plus aériens. Ils établissent ainsi une connexion entre les profondeurs de la Terre (le domaine des mineurs) et les domaines aériens de l’ancienne civilisation de Laputa, dont l’île volante à laquelle ils aboutissent constitue un dernier vestige. Cette tridimensionnalité se retrouve également dans Ponyo sur la falaise et dans Porco Rosso, films qui multiplient les changements de niveaux du même ordre, qu’ils soient aériens ou aquatiques. Par ailleurs, cette propriété traverse la filmographie dans son ensemble et n’est absolument pas l’apanage des seuls films d’aventure.
14 Globalement réfractaire à toute progression simplement linéaire, l’œuvre de Miyazaki privilégie en effet la figure de l’aller-retour répété entre de grands ensembles territoriaux, toujours bien définis spatialement. De même que les héros volants ou nageurs établissent, en évoluant sur le plan vertical, des liens entre des niveaux qualitativement hétérogènes, les héros plus horizontaux assument le rôle de connecteurs entre des domaines dont les représentants, habituellement, s’ignorent, ou pire se combattent. Les films d’aventure de Miyazaki se muent alors en films de conciliation et d’intermédiation. Les personnages secondaires, outre l’aide matérielle qu’ils peuvent fournir (notamment des moyens de déplacement : engins volants, trains...), jouent un rôle fondamental dans l’établissement de ces connexions en aidant à la diffusion des idéaux conciliateurs du héros dans leur territoire respectif. Princesse Mononoké, de tous les films d’aventure, présente cette structure de la façon la plus évidente : le héros, Ashitaka, en quête d’un moyen de briser la malédiction qui le frappe, aboutit rapidement au territoire montagneux qui sera le cadre du reste du film et enchaîne alors les allers-retours entre les forges de Dame Éboshi, domaine de la société humaine, et la forêt sacrée, domaine des Dieux et de la Nature. Les deux ensembles sont entrés en conflit ouvert du fait des velléités expansionnistes de Dame Éboshi, dont les activités proto-industrielles rognent peu à peu sur les marges du domaine naturel. San, la Princesse Mononoké qui donne son titre au film, n’est finalement, dans l’économie du récit, qu’un important personnage secondaire : enfant humaine adoptée par la déesse louve Moro, elle permet avant tout à Ashitaka de véhiculer ses idées conciliatrices au sein du domaine naturel, en lui permettant notamment d’en rencontrer la plus haute entité, le Shishigami (Dieu-Cerf).
15 Loin du modèle de la fuite en avant irréfléchie (« aventureuse ») ou, à l’inverse, de la croisade destinée à faire triompher le Bien, ces allers-retours, ces connexions et ces intermédiations permettent à Miyazaki de mettre en scène, autour d’un problème complexe, un affrontement entre des points de vue extrêmes et difficilement conciliables. Les allers-retours du héros miyazakien – qui ne possède pas lui-même une réponse a priori aux enjeux soulevés –, sont donc réalisés dans la perspective de l’émergence sur le long terme d’une solution équilibrée, c’est-à-dire non-manichéenne, qui n’adviendra pas, quoi qu’il arrive, sans le rétablissement d’un dialogue entre les parties impliquées. Ainsi, dans Princesse Mononoké, Miyazaki entend exprimer, à travers son traitement territorial du problème écologique, le tiraillement, à ses yeux désormais inhérent à toute existence humaine, entre défense de la nature et prise en considération des besoins anthropiques croissants. Or, cette situation ne menace de devenir dramatique que dans la mesure où elle n’admet pas de réponse simple : « Ce ne sont pas des gens méchants qui sont en train de détruire les forêts. [...] Si Ashitaka (le héros de Princesse Mononoké) dit : ”Je vais devenir un écologiste radical”, les choses sont plus simples, mais ça ne fonctionne pas comme ça. [...] Au même moment, il ne peut pas être aveugle aux gens qui meurent de faim. Ashitaka n’a pas d’autre choix que de souffrir et de vivre en étant déchiré par de tels conflits. C’est la seule voie que les êtres humains peuvent emprunter à partir de maintenant » [10].
16 Les allées et venues des héros des films d’aventure, non sans dangers, sont avant tout rendus possibles par les capacités hors normes (physiques, mentales, en termes de talent...) dont ceux-ci font preuve. Ces capacités culminent de manière générale en une qualité éminemment cinématographique : une surmobilité, sans commune mesure avec celle de la majorité des autres personnages de l’univers fictionnel. Les ressorts scénaristiques tournent alors très souvent autour de la limitation momentanée de cette surmobilité du héros – et donc aussi de sa capacité d’action sur son environnement -, et des efforts qu’il va alors devoir fournir pour la regagner. Cette qualité s’avère en effet déterminante, voire vitale, dans des univers fragmentés qui, loin d’être dotés d’une fluidité particulière, offrent au contraire une résistance importante aux déplacements et aux tentatives de connexions des étrangers que sont toujours, par essence, les héros déracinés de Miyazaki. Et cette résistance, a fortiori, s’étendra également à leurs éventuelles tentatives d’intégration, motif central des films du quotidien.
17 Ce modèle général des films d’aventure chez Miyazaki peut toutefois accueillir deux types de héros très dissemblables. Lorsque leur déracinement advient par un coup du sort, les jeunes héros de Nausicaä de la Vallée du vent, du Château dans le ciel, de Princesse Mononoké, ainsi que Sôsuke, le petit garçon de Ponyo sur la falaise, sont déjà des individualités affirmées, des héros en puissance. Ils avaient déjà, dans leur milieu d’origine, conscience de leur singularité, qui les prédisposait à affronter les futurs événements. Confrontés à des menaces globales (guerres généralisées nature/civilisation, réactivations d’armes apocalyptiques, retour permanent au Précambrien...), ils décident sans arrière-pensées de faire usage de toutes leurs capacités syncrétiques de connexion, de dialogue pour assurer un rôle interventionniste de médiation et de pacification entre les différents domaines en conflit. Ils sont même prêts dans les cas extrêmes à faire don de leur corps en martyrs (cf. le personnage de Nausicaä, véritable figure christique, ou dans une moindre mesure Ashitaka dans Princesse Mononoké). Afin d’accomplir leur tâche, ces héros doivent parvenir à dépasser les préjugés sociaux interterritoriaux, de même que la méfiance que génèrent leur apparence et leur statut d’étranger. Dotés d’une psychologie simple et stable, extrêmement volontaristes, ils veulent appartenir simultanément à tous les domaines en en combinant uniquement les aspects bénéfiques. Ils n’ont par ailleurs aucune difficulté à établir des relations interpersonnelles fortes, dont des relations sentimentales.
18 À l’opposé de ces jeunes personnages enthousiastes et volontaires, le gentleman cambrioleur Lupin III et l’hydraviateur Porco Rosso – héros respectifs du Château de Cagliostro et de Porco Rosso – sont par bien des points des personnages très proches : singularités affirmées, rebelles en conflit ouvert avec l’ordre social dominant, indépendants et prêts à tout pour le demeurer. En plus d’être les héros d’aventure les plus âgés (mis à part bien sûr le cas bien particulier de Sophie transformée en grand-mère dans Le Château Ambulant), ils sont aussi, ce qui n’est pas sans lien, les plus complexes sur le plan psychologique. Frappés d’inertie existentielle, désenchantés, voire carrément misanthropes en ce qui concerne Porco Rosso, leur autonomie exacerbée se paie au prix d’un certain isolement : ils souffrent en effet de difficultés, si ce n’est d’une impossibilité, à nouer des relations fortes avec les personnages qui gravitent autour d’eux, et ce particulièrement sur le plan sentimental (avec la Princesse Clarisse pour Lupin, avec Gina ou avec Fio pour Porco Rosso), ce qui limite leur capacité d’enracinement. Ils sont les personnages de l’ambivalence systématique, du compromis instable : Lupin est certes un malfrat aux yeux de la loi, mais un malfrat au grand cœur, qui n’hésite pas à l’occasion à prendre tous les risques pour défendre un innocent (surtout si la personne en question est jolie) ; Porco Rosso, de son côté, se décrit comme « chasseur de primes, pas pilote de guerre » et utilise son hydravion de combat à des fins « pacifiques » en maintenant l’ordre dans son coin d’Adriatique tout en refusant de tuer. Cet entre-deux singulier, s’il fait de ces héros des outsiders perpétuels, leur permet également de circuler aisément entre les différents territoires qui constituent leur univers fictionnel, en mobilisant pour cela des connexions héritées d’anciennes aventures. N’appartenant à aucun camp et ne désirant plus s’impliquer dans les conflits globaux en cours au-delà de ce que leur dicte leur intérêt bien pesé, ils deviennent un peu malgré eux des points de focalisation. Porco Rosso, notamment, devient la cible de deux extrémismes politiques opposés, en lutte pour s’approprier (et donc détruire) sa singularité : lors de son séjour à Milan, il est recherché par la police politique fasciste suite à son refus d’adhérer et de s’intégrer dans le militarisme de masse prôné par les nouveaux dirigeants italiens ; mais il se retrouve également aux prises, sur son propre territoire, à l’« Amerloque » Curtis, mercenaire engagé par les pirates du ciel, personnage guidé principalement par ses pulsions et modèle d’une société individualiste, obnubilée par l’apparence, l’argent et la gloire (il deviendra ensuite star de cinéma à Hollywood).
19 À travers ces deux grands types de personnages, c’est donc deux versants bien différents d’un même mode de relation à l’ailleurs et à l’altérité que nous propose Miyazaki : pour ses jeunes héros, l’intégration dans un nouvel environnement ne sera pas envisageable tant que certaines des problématiques, des contradictions posées par leur univers fictionnel ne seront pas en voie d’être résolues. Mais, à être trop prolongée, l’autonomie déterritorialisée du héros déraciné présente le risque de devenir, d’outil mis au service de la résolution d’un conflit complexe, une fin en soi. Le héros d’aventure adulte, bien plus désabusé, tend ainsi à se désintéresser des conflits propres à son univers fictionnel, au risque de se couper de toute possibilité de ré – enracinement.
2.2 Films du quotidien : construire sa place dans un nouvel environnement
20 Les films du quotidien touchent à la problématique de l’intégration du personnage principal dans un nouvel environnement suite à son déracinement initial. Les nouveaux lieux de fixation du personnage prennent alors l’ascendant sur ses déplacements, ceux-ci servant alors avant tout à favoriser toujours davantage son enracinement dans ceux-là. Le modèle spatial correspondant à ces films est celui d’un territoire en étoile qui se structure progressivement autour d’un lieu d’intégration central, au travers des projections successives du héros vers des lieux secondaires générateurs de découvertes et de sociabilisation (rencontres, tâches diverses, travail...). Ce schéma recouvre aussi bien Mon Voisin Totoro, Kiki la petite sorcière, Le Voyage de Chihiro, que Le Château ambulant et la première partie de Ponyo sur la falaise. Kiki la petite sorcière peut être considéré comme l’idéal – type de ce genre de narration. Kiki, après son départ du foyer parental, a finalement été accueillie dans une boulangerie familiale (lieu central d’intégration), à la suite d’un service rendu à la commerçante. Ayant pour unique pouvoir de voler, elle décide de se lancer dans le secteur de la livraison à domicile. Elle multiplie, au cours de ses trajets, les découvertes de lieux secondaires, synonymes de rencontres et de nouvelles amitiés : une charmante vieille dame qu’elle aide à préparer un plat pour sa petite fille ; une jeune artiste-peintre rencontrée au cœur d’une forêt à la suite d’une livraison ayant mal tourné ; un jeune homme (futur amoureux ?) passionné d’aviation qui lui fait découvrir la plage où se retrouvent les jeunes de la ville... Le film s’achève sur la lecture d’une lettre où Kiki annonce à ses parents la réussite de son intégration. Une structure spatiale du même type peut facilement être mise en évidence à propos des autres films du quotidien, qui s’achèvent également tous sur une séquence similaire – plus ou moins développée – d’exposition de l’intégration réussie du ou des personnages principaux.
21 Les films du quotidien ne mettent en scène que des héroïnes. À l’inverse, les héros des films d’aventure, mis à part certains contre – exemples issus des premiers films de Miyazaki (Nausicaä dans le film qui porte son nom, Sheeta dans Le Château dans le ciel), sont généralement masculins – même si cela n’empêche pas la présence de personnages féminins forts dans chacun des films de ce type (par exemple, Gina et Fio dans Porco Rosso, ou encore San et Dame Éboshi dans Princesse Mononoké). Ce constat du caractère genré du casting miyazakien – qui pourrait facilement donner lieu à contresens – doit être jugé à l’aune des motivations du réalisateur. Ce dernier décrit ses œuvres comme des antithèses réalistes aux films (fantasmatiques) de « superhéros », faits essentiellement par et pour des hommes, qui flattent « un penchant inconscient pour tout ce qui est puissant et fort [...] (et qui) sont avant tout révélateurs d’une mentalité infantile. » (Miyazaki, 1996, p. 45) À l’exact opposé de cette culture viriliste, il est révélateur que Miyazaki présente Kiki la petite sorcière – son premier grand succès populaire de 1989, qu’il doit en particulier à l’afflux d’un public féminin – comme le reflet d’une époque marquée, pour les femmes, par un désir croissant d’indépendance (Miyazaki, 1989). Les héroïnes miyazakiennes du quotidien construisent leur intégration et s’affirment, si ce n’est en opposition directe, du moins en ignorant le modèle traditionnel de la cellule familiale japonaise qui cantonne les femmes aux seules tâches du foyer marital. Les problématiques du mariage et de l’enfantement ne sont que très rarement évoquées et toujours en arrière-plan. Elles sont encore moins présentées comme des fins en soi (Philipot, 2011).
22 L’expérience de l’autonomie, même si elle s’avère finalement libératrice, est toujours présentée comme fondamentalement indécise et angoissante. Loin de nous montrer un processus qui irait de soi, les films du quotidien s’attachent à « explorer ce problème de l’indépendance de façon plus approfondie » (Miyazaki, 1989), en rendant sensible les obstacles et difficultés rencontrés au cours de leur intégration par les héroïnes. Une première ressource narrative réside dans l’exploitation de failles que celles-ci présentent face à un nouvel environnement plus ou moins extraordinaire. Que cela résulte de leur caractère simplement ordinaire, de leur inexpérience ou de leur fragilité, l’accent est mis sur les efforts qu’elles auront à déployer pour surmonter cette inadaptation première. Si elles se voient privées des capacités propres à leurs homologues aventuriers, ces héroïnes se voient dotées, en contrepartie, d’une psychologie plus complexe et évolutive. L’héroïne du Voyage de Chihiro, par exemple, va connaître une forte évolution au cours du film : au début petite fille timide, déboussolée par les événements qui s’abattent sur elle, elle prend peu à peu confiance en elle et parvient finalement à s’intégrer et à s’affirmer au sein de la société des bains chauds tenus par la sorcière Yubâba. À plusieurs reprises, Miyazaki met sciemment l’accent sur la maladresse de Chihiro, petite fille ordinaire armée de sa seule volonté. Kiki la petite sorcière, pour sa part, ne sort à première vue de ce cadre que pour mieux y rentrer par la suite : si elle se voit dotée en début de film d’un pouvoir magique (voler), elle ne le maîtrise que bien maladroitement et seulement de façon intuitive ; elle finit même par le perdre complètement au cours du récit, manifestation extérieure d’une crise interne, psychologique, que traverse alors le personnage. Elle ne le regagnera définitivement que lorsqu’elle sera parvenue à le maîtriser en un effort conscient.
23 Cette insistance sur la nécessaire adaptation psychologique à un nouvel environnement entend refléter, aux yeux du réalisateur, une modification profonde des enjeux liés à l’expérience du déracinement dans les sociétés contemporaines. Dans une société comme le Japon où quitter le foyer parental est devenu un événement somme toute banal, le plus grand danger n’est plus véritablement d’ordre financier, comme dans les récits classiques, mais spirituel : « (À propos de Kiki la petite sorcière) la première image qui m’est venue est celle d’une petite fille volant au-dessus de la ville la nuit. Une mer de lumières – mais pas une seule d’entre elles ne lui offre un accueil chaleureux. Il y a une solitude profonde loin au-dessus de la ville. En volant, on peut bien ne plus être confiné à terre, mais cette liberté est également synonyme d’anxiété et de solitude. [...] Plus tard (à la fin du film), alors qu’elle survole la ville, elle ressent un lien fort entre elle et les gens d’en bas, mais la conscience qu’elle a d’elle-même est beaucoup plus forte qu’elle ne l’était au début. » (Miyazaki, 1989) Si le déracinement et l’expérience de l’ailleurs sont l’occasion de se démarquer de liens hérités, la réalisation de soi et l’intégration pleine et entière passent aussi nécessairement, chez Miyazaki, par une recréation volontaire de liens forts avec la société d’accueil. L’isolement et la solitude sont alors vécus comme des expériences d’individualisme négatif [11], idéalement temporaires – constat qui, comme nous l’avons vu précédemment, se trouve également au cœur des films d’aventure mettant en scène des héros adultes.
24 L’enracinement de ces héroïnes dans un nouvel environnement, et notamment la constitution de leur lieu central d’intégration, n’est rendu possible que grâce à l’intervention décisive d’autochtones bienveillants, très souvent dotés de capacités matérielles importantes à l’instar des héros des films d’aventure (le Kami Totoro, le jeune Haku dans Le Voyage de Chihiro, le magicien Hauru dans Le Château ambulant...). Dans Le Voyage de Chihiro, les chances de survie de l’héroïne auraient été quasi-nulles sans l’intervention initiale du jeune Haku : il lui permet de pénétrer dans les bains de la sorcière Yubâba et la met en contact avec Kamaji, le « pépé de la chaudière », qui lui fournira un premier emploi dans les sous-sols de l’établissement, à ce qui semble être l’échelon le plus bas de la hiérarchie sociale de ce dernier. Plus tard, lorsque Chihiro sera montée en grade (et aux étages supérieurs), elle recevra l’aide d’une employée des bains, Lin, qui se prendra d’affection pour elle. Outre le soutien qu’ils procurent aux héroïnes dans certaines épreuves, ces personnages jouent un rôle primordial en leur enseignant les principales règles du territoire dans lequel elles cherchent à s’intégrer. En effet, de façon assez paradoxale, l’affirmation de soi des héroïnes va découler de leur capacité à intégrer des codes qui leur sont extérieurs (Mon Voisin Totoro, Ponyo sur la falaise), voire à se définir une place dans leur structure sociale d’accueil en y investissant des fonctions valorisées (Kiki la petite sorcière, Le Voyage de Chihiro, Le Château ambulant). Cette capacité d’intégration des héroïnes du quotidien, qui les distingue de la majorité des autres individus de leur univers fictionnel, pourrait être désignée, pour faire pendant à la surmobilité des héros d’aventure, sous le terme de surnormalité.
25 Les films du quotidien sont donc l’occasion pour leurs héroïnes d’effectuer un voyage initiatique duquel elles ressortiront grandies et changées. Mais au-delà de ce modèle global, les modalités concrètes de cette évolution varieront substantiellement selon le profil initial de l’héroïne. De ce point de vue, les films du quotidien, à l’instar des films d’aventure, présentent deux profils d’héroïnes clairement distincts : Chihiro, au cours de son voyage, ainsi que Sophie dans Le Château ambulant, sont, tout du moins en début de film, les héroïnes miyazakiennes aux individualités les moins affirmées et aux capacités matérielles apparemment les plus limitées. Très effacées, voire craintive pour Chihiro, elles ne sont a priori que des représentantes banales et anonymes de la société dont elles sont issues : société moderne de consommation pour Chihiro, société militaro-industrielle pour Sophie. Mais si la faiblesse de ces héroïnes est posée comme une donnée initiale, reconnue et acceptée dès le départ par les intéressées elles-mêmes, ce n’est cependant que pour mieux être constamment battue en brèche par la suite. En effet, la force intérieure dont elles font finalement preuve dans leur confrontation imprévue avec l’ailleurs, et face à l’acculturation forcée qui en découle, les révèle à elles-mêmes en les obligeant à s’affirmer et à s’individualiser. Cette individualisation pour Chihiro passe, dans une situation où elle se retrouve livrée à elle-même, par sa capacité à se distancier du modèle parental, représentation caricaturale (et boulimique) d’une société de consommation débridée. Sophie, de son côté, est une modeste chapelière, apparemment peu épanouie dans sa situation ; paradoxalement, la malédiction qui la transforme en Mamie Sophie semble la libérer des contraintes sociales qui semblaient jusque-là l’écraser. Pour survivre, les deux héroïnes acceptent l’acculturation, marquée symboliquement par la perte d’identité qu’elles subissent toutes deux. Mais cette acculturation des héroïnes ne sera pas unilatérale, celles-ci jouant en contrepartie un rôle positif d’épurateur, de stabilisateur, pour leur nouvel environnement, dont elles n’intègrent véritablement et ne font ressortir que les aspects positifs.
26 À l’opposé des personnages précédents, Kiki la petite sorcière, les héroïnes de Mon Voisin Totoro et Ponyo, l’enfant-poisson, vivent plus difficilement l’expérience de l’altérité. Plus affirmées en début de film, elles ont déjà entamé un processus d’individualisation qui se manifeste à travers un déracinement voulu et accepté. Mais, contrairement à Chihiro et Sophie qui avaient d’emblée conscience des difficultés et des dangers auxquels elles s’exposaient, elles se révèlent au premier abord naïves et trop optimistes dans leur approche de l’ailleurs. Ces héroïnes du quotidien s’inscrivent tout d’abord dans une logique de l’allant-de-soi de l’intégration. Cette minimisation initiale des difficultés à surmonter va avoir pour conséquence de générer des remous dans la construction sociale de leur surnormalité. À travers des péripéties qu’elles n’avaient su ni imaginer ni anticiper, ces héroïnes voient leurs faiblesses révélées et ce n’est qu’en les comprenant et en les acceptant que ces héroïnes mûriront. Ces failles sont heureusement compensées, avant d’être dépassées, par un environnement social dans l’ensemble favorable, ou au pire indifférent, à l’intégration du personnage : pas de véritables hostilités ou rejets vis-à-vis de ces étrangères dans Mon Voisin Totoro et Kiki la petite sorcière ; pour Ponyo (sous sa forme d’enfant-poisson), seule une petite fille jalouse et une des résidentes de la maison de retraite dans laquelle travaille la mère de Sôsuke présenteront une attitude hostile à son encontre. Dans ses différents films du quotidien, Miyazaki ne joue donc pas sur les mêmes variables : dans un cas, des conditions externes défavorables face à de surprenantes ressources internes (Sophie, Chihiro) ; dans un autre, des conditions externes relativement favorables mais des difficultés internes imprévues (Kiki, les fillettes de Chihiro, Ponyo).
3 Hybridité et complexité des récits miyazakiens
27 Si l’opposition entre films d’aventure et films du quotidien semble bien pertinente pour analyser les œuvres miyazakiennes, elle n’en demeure pas moins schématique et appelle à être dépassée. En outre, une telle grille d’analyse tend à gommer la dimension chronologique (et donc l’aspect évolutif) de l’œuvre de Miyazaki, à commencer par le fait marquant qu’est la progressive complexification des récits et structures spatiales proposés par le réalisateur au cours de sa carrière. Les résultats obtenus précédemment peuvent être résumés par un tableau (cf. infra) croisant, d’une part, le type de film (aventure/quotidien) et, d’autre part, les retombées, mises en avant par Miyazaki, de la confrontation à l’ailleurs pour les différents héros (globalement positives/problématiques). La première variable renvoie, comme nous l’avons vu, à une stratégie mise en place par le héros miyazakien dans sa relation à l’ailleurs : stratégie de connexion pour les films d’aventure contre stratégie d’intégration pour les films du quotidien. La seconde nous permet de retrouver les différentes classes de personnages définies auparavant, en distinguant, d’un côté, ceux pour lesquelles la confrontation à l’ailleurs équivaut à une réalisation de soi et, de l’autre, ceux pour lesquels elle est (ne serait-ce que temporairement) une source de déconvenues, de remise en cause ou de désenchantement.
3.1 Ambivalence des univers fictionnels miyazakiens
28 S’ils peuvent être légitimement distingués par l’analyse, les éléments caractéristiques des films d’aventure et du quotidien n’en constituent pas moins deux dimensions complémentaires, et donc en fait toujours mêlées, des univers fictionnels miyazakiens. Des éléments caractéristiques d’un grand type de récit se retrouvent, de façon plus ou moins prononcée, dans les films de l’autre catégorie, aboutissant à une narration toujours en partie hybride (Le Roux, 2009). Les films d’aventure sont ainsi systématiquement émaillés, entre deux séquences d’action, de temps de pause, véritables parenthèses de quotidien qui participent grandement à l’approfondissement et au charme du récit. Dans Le Château dans le ciel, par exemple, au moment où les deux jeunes héros prennent enfin la direction de Laputa à bord du vaisseau volant des pirates du ciel, Miyazaki prend le temps d’exposer la vie quotidienne de cette véritable maison volante : les deux jeunes héros sont assignés à diverses tâches domestiques, ébauche d’intégration à cet environnement insolite. De façon similaire, dans Princesse Mononoké, il nous offre un aperçu réaliste du quotidien des différentes communautés qui constituent le tissu social des forges de Dame Éboshi. À l’inverse, et selon des processus similaires, Miyazaki intègre dans ses films du quotidien des motifs davantage propres aux films d’aventure, à commencer par de classiques « scènes d’action » : la chevauchée des vagues et la course en automobile contre les flots dans la première partie de Ponyo sur la falaise, clin d’œil à la célèbre course-poursuite qui ouvrait déjà Le Château de Cagliostro ; la scène du sauvetage de Tombo suite à un accident de dirigeable à la fin de Kiki la petite sorcière... De façon plus subtile, certains personnages secondaires auraient tout à fait pu être, dans un autre film qui leur aurait été consacré, des héros d’aventure à part entière, et semblent vivre, en arrière-plan de l’intrigue principale, des péripéties incroyables. C’est notamment le cas du personnage de Haku dans Le Voyage de Chihiro (l’esprit d’une rivière capable de prendre l’apparence d’un majestueux dragon blanc) et du magicien Hauru dans Le Château ambulant. Mais ces aventures demeurent seulement suggérées et comme refusées au regard du spectateur. Cela tend à créer chez ce dernier un sentiment de frustration qui vient souligner l’inquiétude ressentie à l’égard de ces personnages par les héroïnes principales, mais aussi (et surtout) qui contribue à générer le sentiment poétique d’univers autonomes, dont l’existence irait au-delà des seuls événements dépeints et qui pourraient potentiellement accueillir des fils narratifs très divers (St-Gelais, 2011).
La relation à l’ailleurs et ses conséquences. Relationship with the elsewhere and its consequences.
Relation globalement positive à l’ailleurs : réalisation de soi | Relation problématique à l’ailleurs : déconvenues, désenchantement | |
Film d’aventure : stratégie de connexion |
– Nausicaä de la Vallée du vent
(1984/2) – Le Château dans le ciel (1986/3) – Princesse Mononoké (1997/7) – Ponyo sur la falaise 2e partie : arc narratif de Sôsuke (2008/10)* | – Le Château de Cagliostro (1979/1) – Porco Rosso (1992/6) |
Film du quotidien : stratégie d’intégration |
– Le Voyage de Chihiro (2001/8) – Le Château ambulant (2004/9) |
– Mon Voisin Totoro (1988/4) – Kiki la petite sorcière (1989/5) – Ponyo sur la falaise 1re partie : arc narratif de Ponyo (2008/10)* |
La relation à l’ailleurs et ses conséquences. Relationship with the elsewhere and its consequences.
Principe de présentation : Nom du film (date de sortie/rang chronologique dans la filmographie).* Sur le choix de diviser Ponyo sur la falaise en deux parties, cf. infra dernier paragraphe de la partie 3.
29 Mais au-delà d’une simple coprésence de leurs éléments caractéristiques, films d’aventure et films du quotidien pourraient être interprétés, dans une perspective dynamique, comme deux moments existentiels alternatifs de la relation à l’ailleurs, ne prenant véritablement sens que l’un par rapport à l’autre. Suite à un déracinement, toute phase d’aventure ne devrait idéalement qu’être une préparation à une prochaine phase d’intégration, de la même manière qu’une phase d’intégration ne porterait véritablement ses fruits qu’à la suite d’une phase aventureuse (aussi courte fût-elle). Le caractère construit et fragile du quotidien n’apparaîtrait vraiment qu’à l’aune de l’expérience du déracinement et de l’aventure, tout comme l’aventure ne trouverait son véritable moteur que dans la nostalgie d’un quotidien perdu.
3.2 Complexification des récits miyazakiens
30 Cette hybridité des récits accompagne une progressive complexification des intrigues, qui tendent toujours davantage, au fur et à mesure de la carrière du réalisateur, à défier toute tentative simple de classification. De façon prosaïque mais néanmoins déterminante, cela s’explique tout d’abord par une évolution dans les conditions de production des films. À cet égard, l’importance de la conquête progressive par Miyazaki de son indépendance économique, et par conséquent esthétique, ne saurait être sous-estimée – conquête dont la création du studio Ghibli en 1985 demeure le symbole emblématique. Ainsi, Princesse Mononoké apparaît clairement comme une réécriture plus ambitieuse de Nausicaä de la vallée du vent, film pré-Ghibli pour lequel Miyazaki avait dû restreindre ses ambitions par manque de budget et de temps. Mais cette évolution est aussi le résultat d’une attirance propre au réalisateur pour les univers complexes – même si celle-ci a pu être réprimée à certaines époques. Cette tendance se concrétise, sur le plan narratif, à travers un processus à la fois ludique et combinatoire : en effet, si les composants fondamentaux de la « boîte à outils » narrative et spatiale miyazakienne demeurent remarquablement stables tout au long de sa filmographie, des variations toujours plus sophistiquées dans le jeu de leurs associations écartent, pour le spectateur, tout sentiment de répétition. Ses deux derniers films en date, Le Château dans le ciel et Ponyo sur la falaise, à la dimension surréaliste assumée, semblent d’ailleurs encore franchir une nouvelle étape en la matière. Dans Ponyo, Miyazaki, sous couvert d’une œuvre a priori destinée aux jeunes enfants, développe un récit dual, qui bascule en son milieu d’un film du quotidien vers un film d’aventure. Le premier arc narratif s’articule autour de la figure de l’enfant-poisson Ponyo : le personnage débute son intégration au sein du foyer constitué par Sôsuke et sa mère Lisa. Mais un second arc narratif, cette fois-ci dominé par le personnage de Sôsuke, commence lorsque ce dernier et Ponyo partent à la recherche de Lisa, absente de la maison à leur réveil. Cette dualité se double d’un renversement par l’auteur de ses propres codes narratifs récurrents relatifs au profil de ses héros. Ponyo n’a a priori rien d’une héroïne fragile de film du quotidien : elle fait preuve d’une psychologie simple, tout en volontarisme et en optimisme, et possède des pouvoirs affirmés qui tendraient plutôt à en faire une héroïne de film d’aventure – une capacité d’hybridation (génétique) avec les humains et de métamorphose évolutionniste, des pouvoirs magiques, et surtout une surmobilité dont elle fait preuve lors de l’impressionnante scène où elle chevauche les vagues maléfiques d’une mer déchaînée. Mais Miyazaki prend à rebours les attentes du spectateur en choisissant de ne pas exploiter les potentialités aventureuses de son héroïne et en offrant, dans la première partie du film, des scènes du quotidien chaleureuses. L’accent y est mis sur la maladresse sociale de Ponyo, qui est naturellement ignorante des codes inhérents aux foyers humains. Miyazaki joue sur le motif, déjà abordé dans plusieurs œuvres précédentes (Porco Rosso, Le Château ambulant...), du héros d’aventure inadapté au contexte, à l’espace-temps, du quotidien. Mais lorsque débute la deuxième partie, on pourrait s’attendre à ce que les capacités surhumaines de Ponyo soient enfin sollicitées, et ce d’autant plus que l’héroïne commence effectivement par agrandir le modèle réduit de bateau de Sôsuke afin de leur fournir un moyen de transport. Elle est cependant peu à peu gagnée par un profond sommeil, ce qui institue de facto Sôsuke, petit garçon tout à fait ordinaire, en tant que véritable aventurier de ce segment narratif, chargé, rien de moins, que de sauver le Japon d’un cataclysme écologique.
Conclusion : le dessin animé comme outil d’exploration
31 Le dessin animé chez Miyazaki permet l’exploration systématique des différentes relations qui peuvent s’établir avec un ailleurs inconnu et se fait l’instrument d’un projet géographique. Les différents univers de sa géographie animée fournissent alors autant d’occasions au spectateur d’interroger sa propre expérience du déracinement et de l’autonomie et de questionner sa capacité à agir concrètement sur son monde et ses enjeux (films d’aventure) et enfin à bâtir un quotidien où il pourra se réaliser lui-même (films du quotidien). À l’heure où le nouveau, et peut-être dernier, film de Miyazaki s’apprête à sortir en France (Le Vent se lève, sur la vie de Jiro Horikoshi, un célèbre concepteur d’avions japonais), il sera intéressant de voir si, malgré une volonté affichée de changer de registre, il parviendra véritablement à se détacher de la boîte à outils imaginaire qui l’a accompagné et servi durant toute sa carrière de réalisateur, ou bien s’il se décidera à l’ouvrir une nouvelle fois.
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- www.buta-connection.net
- www.nausicaa.net/miyazaki
Mots-clés éditeurs : aventure, cinéma d'animation, déracinement, intégration, ailleurs, géographie, quotidien, Hayao Miyazaki
Date de mise en ligne : 18/07/2014.
https://doi.org/10.3917/ag.695.0626Notes
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[1]
Ce texte constitue une version modifiée de la présentation faite les 11 et 18 mai 2011 à l’ENS Ulm, dans le cadre du séminaire Géographie, Arts et Littérature. Je tiens à remercier en particulier E. Libourel et J.-B. Frétigny pour leur aide, ainsi que tous mes autres relecteurs.
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[2]
Miyazaki est né en 1941. Sa carrière dans l’animation débute en 1963 au studio d’animation de la Tôei et son premier long-métrage date de 1979, c’est-à-dire bien avant le succès du Voyage de Chihiro.
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[3]
Par exemple, Miyazaki déclare à propos du Château de Cagliostro (1979) : « Mes responsabilités sur ce film débutaient par la création de l’histoire. Afin de donner forme à l’idée floue que j’avais, j’ai commencé par dessiner une vue à vol d’oiseau du cadre de l’histoire : le lac et le château d’un petit pays. Quand j’ai achevé ce dessin, j’étais confiant pour la suite du film. » (p. 67)
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[4]
Il n’existe pas de films, d’animation ou non, qui puissent, au sens strict, être qualifiés d’a – spatiaux, puisque, par définition, le médium cinématographique suppose la création d’un monde projeté (en deux dimensions), doté d’un espace propre. Pour autant, selon l’auteur et les œuvres considérés, la pertinence et l’intérêt d’une analyse géographique seront très variables : le cadre spatial peut tout à fait n’avoir pour statut que celui de décor neutre, voire interchangeable, d’un récit.
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[5]
Ne pas adhérer à une telle approche n’équivaut pas, bien entendu, à nier la nationalité, ni la culture de Miyazaki, mais seulement à ne pas choisir a priori nos axes interprétatifs en fonction de cette seule donnée.
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[6]
Tous les extraits qui en sont proposés ici ont été traduits par nous de l’anglais.
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[7]
Mais son deuxième sur le plan chronologique : son premier, Lupin III : Le Château de Cagliostro (1979), bien qu’il en ait signé le scénario, reste une œuvre de commande adaptée d’un manga très populaire au Japon.
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[8]
Miyazaki s’était déjà illustré dans le genre en 1978 avec son premier travail d’envergure, la série Conan, le fils du futur, où le thème du déracinement du héros était déjà bien présent.
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[9]
Sans chercher à dresser une liste exhaustive, on pense notamment à Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles, Souvenirs goutte à goutte) (Le Roux, 2009), à Satoshi Kon (Perfect blue, Paprika) ou bien entendu à Mamoru Oshii (Lamu : beautiful dreamer, Ghost in the shell).
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[10]
An interview with Hayao Miyazaki, Mononoke-hime theater program (1997), entretien disponible sur le site nausicaa.net (cf. sitographie).
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[11]
Pour reprendre l’expression employée par le sociologue Robert Castel (Castel, 1995).