Notes
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[1]
L’importance de la thèse régionale dépasse largement le début du XXe siècle : Hugh Clout (2009) par exemple en dénombre une centaine écrite entre 1905 et le milieu des années 1960.
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[2]
Le lecteur se reportera notamment avec profit à l’introduction du livre de Pierre George « Que regarder ? » (George, 1942).
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[3]
Parmi les réflexions de ces dernières années, notons la journée « Approches des terrains de recherche » organisée par Doc’Géo à Bordeaux, 28 mars 2006. http://www.ades.cnrs.fr/IMG/pdf/CAHIERS1ADES.pdf ; ou bien encore la journée du 8 décembre 2006 organisée par l’Association des Géographes français sur le thème « Le terrain pour les géographes, hier et aujourd’hui » (Hugonie, 2007).
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[4]
Question à laquelle Anne Volvey contribue par ailleurs en proposant une approche psychogénétique du terrain, basée sur le corps (Volvey, 2000).
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[5]
Comme en témoigne le cri d’effroi de Nigel Thrift devant la formule deleuzienne du corps-sans-organe : « the body tends to disappear » (Thrift, 2000b, p.253) ! C’est là, nous pensons, mal comprendre le statut contingent de la forme chez Deleuze.
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[6]
Nous faisons particulièrement référence ici à ses premiers développements dans une œuvre méconnue de Deleuze, Proust et les signes (Deleuze, 2006). Deleuze fera évoluer sa pensée du signe tout au long de son œuvre, aboutissant à « une sorte d’arc très hardi, par lequel la symptomatologie de Nietzsche [sous-jacente dans Proust et les signes] se connecte directement à l’éthologie de Spinoza » (Sauvagnargues, 2005, p. 61).
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[7]
Lors du colloque d’Arras, cette réflexion était présentée au travers d’un paradigme indiciaire dont le signe n’était qu’une composante. Cette présentation étendue distinguait dans l’activité de connaissance : l’indice, la piste, la trace et le signe. L’indice est ce qui est collecté en vue de soutenir une hypothèse (recognition). La piste est ce qui est partiellement emprunté (éviction). La trace peut être effacée pour ne pas contredire un résultat provisoire (refoulement). Le signe déploie un plan d’épreuve d’une autre nature en ce qu’il n’est pas inscrit dans un plan de validation hérité et innervé par les fonctions de socialisation scientifique et de recevabilité institutionnelle. À travers la notion de signe, nous ne prétendons donc pas épuiser ce qui peut être écrit sur le rapport au terrain en géographie mais plutôt cerner une forme d’expérience et de réflexivité spécifiques. Colloque « A travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie », Université d’Artois (Arras), 18 au 18 juin 2008, A. Volvey, M. Houssay-Holzschuch et Y. Calbérac coord.
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[8]
Voir la discussion consécutive à l’exposé des travaux de Renée Rochefort in Rochefort Renée (1963) ou le compte rendu de Germaine Veyret-Verner in Veyret-Verner Germaine (1961).
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[9]
Malgré notre souhait, il ne nous a pas été possible de rentrer en contact avec Renée Rochefort, au-delà d’un simple échange épistolaire.
-
[10]
Renée Rochefort (1963).
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[11]
Nous retrouvons là un exercice ancien qui peut être rapproché de la façon dont Kant enseignait la géographie, en déployant des lieux et des observations dont le caractère singulier visait à exercer le jugement (Cohen-Halimi, Marcuzzi et Seroussi, 1999).
-
[12]
Colloque « Spatialités et modernité : lieux, milieux et territoires », Laboratoire SET, 13 et 14 octobre 2011.
Introduction
1 En sciences sociales, le rapport au terrain est un construit étroitement lié aux évolutions disciplinaires (Blanckaert, 1996). En géographie, ce n’est qu’au début du XXe siècle (Robic, 1996) que l’investigation d’un terrain acquiert une importance centrale dans le dispositif de production des connaissances (Laboulais-Lesage, 2001). Le rapport au terrain est alors codifié au travers du modèle académique de la thèse régionale qui constitue encore un marqueur de cette époque [1] : la Picardie de Demangeon (1905), la Flandre de Blanchard (1906), le Berry de Vacher (1908). Si le modèle de la thèse régionale est aujourd’hui délaissé, il subsiste encore cette façon si particulière en géographie de se nommer, de se présenter au travers d’un espace d’étude. Ce mode de présentation de soi, sans doute anecdotique, peut aussi être perçu comme un élément révélateur de l’émergence tardive d’un discours critique sur le rapport au terrain en géographie.
2 En effet, la tentation est grande d’imaginer le terrain comme une extériorité – le réel – qui jouerait le rôle d’un réservoir de sens pour la démarche scientifique. Cette tentation perdure tout au long du XXe siècle dans la géographie française. Le terrain joue d’abord comme une norme : il participe de la socialisation scientifique et institutionnelle du chercheur et constitue en cela un rite de passage. Il relaie également un idéal, celui de l’équivalence du voir et du savoir [2], ce fameux « coup d’œil » dont Foucault décrit en médecine la capacité à décrire « ce que tout le monde voit sans le voir » (Foucault, 2007 : 116). Certes, quelques réflexions critiques se manifestent en géographie humaine (Beaujeu-Garnier, 1971) et en géomorphologie (Reynaud, 1971) où l’intérêt pour le temps long contribue plus nettement à se distancier du « réalisme ». Malgré celles-ci, le statut épistémologique du terrain reste peu interrogé [3] en géographie. Au début des années 1990, le dictionnaire de Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry (1992) donne une saisissante illustration de ce constat : le terrain est « l’espace que l’on parcourt » (p. 478) par opposition au travail de bureau.
3 L’émergence lente d’une pensée critique du terrain peut être comprise comme le reflet d’un « blocage » persistant dans l’évolution de la géographie humaine (Soubeyran, 1980) : le terrain serait durablement admis comme le concret et non comme une représentation que l’on pourrait en avoir. En privilégiant l’observation directe, l’approche visuelle ou encore le rôle de l’intuition, la géographie humaine traditionnelle a relayé une forme d’objectivation basée sur l’évidence des objets du terrain et l’occultation de l’action du sujet. En contrepoint, la parution récente de biographies cognitives (Lévy, 1995 ; Claval, 1996) marque une évolution quant à l’importance accordée aux parcours et aux contextes de la recherche, même si elles analysent peu les modalités de déploiement des pratiques de recherche sur le terrain. Le statut du terrain oscillerait ainsi entre une perspective objectiviste qui l’approcherait comme une instance de validation par l’évidence des faits et une autre, subjectiviste, qui le présenterait comme un construit lié à un parcours individuel de recherche.
4 Aussi, pour amorcer une réflexion critique sur le rapport au terrain des géographes, nous identifions deux entrées : mettre l’accent sur les dimensions relationnelles et sensibles qui caractérisent l’expérience du terrain ; cerner dans le processus de production des connaissances la contribution du terrain dans son statut d’objet intermédiaire, c’est-à-dire d’entité partiellement constituée du point de vue du sens. Anne Volvey (2003) entrouvre cette voie lorsqu’elle donne une définition du terrain valorisant son double statut d’« entité spatiotemporelle », liée à la pratique et à l’expérience, et d’« instance épistémique », liée à la méthode et au savoir-faire. Quelle est dans ce cas la portée cognitive de l’expérience sensible du terrain en géographie [4] ?
5 Une étude des théories non représentationnelles en géographie, parmi lesquelles nous distinguons la pensée de Gilles Deleuze, nous aide à problématiser comment l’expérience sensible, et une plus grande attention au corps, peuvent susciter du nouveau dans l’analyse du processus d’élaboration des connaissances. Nous donnons à cette réflexion les modalités d’une étude plus concrète en portant notre regard sur Le Travail en Sicile de Renée Rochefort (1961). Ceci nous permet d’ouvrir un débat sur le terrain pris comme un ensemble relationnel (chercheur, objet, méthode, aire d’étude) ouvert et évolutif, jalonné par des défis méthodologiques et théoriques directement liés à l’expérience sensible.
1 Le terrain à nouveau : pensée deleuzienne du signe et réflexivité
6 La question du terrain a connu une mise en perspective critique tardive dans la géographie française, au point que celui-ci reste encore largement conçu comme une extériorité, indépendante du chercheur, capable de valider ou d’invalider ses hypothèses. Pour discuter et proposer un dépassement des biais liés à une telle conception, cette question peut être utilement resituée dans les débats plus larges qui accompagnent l’émergence des théories non représentationnelles dans la géographie anglo-saxonne.
7 Il peut paraître étonnant de regarder du côté anglo-saxon, où l’entrée fieldwork ne renvoie pas à la même tradition du « terrain » et ne recoupe pas non plus la même signification : elle a trait principalement à la question des moyens traditionnels de collecte des données (Smith, 2000) et aux réflexions critiques qui accompagnent le choix des méthodes qualitatives et quantitatives (Katz, 1994). Pourtant, les théories non représentationnelles en tant que tentative radicale consistant à se déprendre dans le champ des sciences sociales, dont la géographie, d’un intérêt généralisé pour les représentations, le matériau discursif et le recours à l’interprétation ouvrent de nouveaux horizons sur l’expérience et la pratique du terrain.
8 Le terme même de théories « non représentationnelles » est introduit en géographie par Nigel Thrift (1996). Il vise à distinguer les positions scientifiques, supposées privilégier une posture contemplative du monde social, de celles qui tenteraient, en prêtant attention aux problématiques de l’action et de la pratique, de dépasser la dichotomie sujet-objet. Affiliées à des traditions intellectuelles très diverses, les théories non représentationnelles ne constituent pas à proprement parler une école de pensée. Les auteurs qui les mobilisent valorisent néanmoins des traits récurrents : l’insistance sur le cours des choses et l’irruption des événements plutôt que sur la stabilité des phénomènes, l’appréhension du temps et de l’espace comme des productions afférentes aux mondes des acteurs et à l’élaboration de leurs réseaux et non comme des catégories a priori, la valorisation d’une posture anti-épistémologique liant la science à la vie sociale et politique, et la distinguant par là d’un discours global et neutre sur le monde. De façon générale, ceux qui s’en réclament sont fortement influencés par les travaux issus de la sociologie des sciences et techniques (Thrift, 2000a ; Murdoch, 2006 ; Whatmore, 2006). Cette dernière propose d’approcher la société comme un ensemble de réseaux plus ou moins durables d’acteurs hétérogènes (Law, 2004 ; Latour, 2006) – au sens des théories de l’acteur-réseau. D’un point de vue méthodologique, le courant non représentationnel s’est aussi inspiré du domaine des arts (théâtre, danse, musique) en raison de leurs capacités à développer des approches non discursives ouvertes aux questions de la performativité (Thrift, 2000b) – au sens de langages capables de constituer un monde qui confère à l’action son opérativité.
9 Pour notre réflexion, le courant non représentationnel favorise une approche du terrain au travers des processus et des pratiques qui sous-tendent son déploiement. C’est à ce niveau d’analyse qu’il devient possible d’intégrer la part de contingence et de matérialité liée à l’expérience et d’envisager que le terrain, sans être un objet maîtrisé, participe de l’élaboration du raisonnement scientifique. Si les théories non représentationnelles se révèlent utiles pour identifier un tel niveau d’analyse, leur intérêt s’avère en revanche plus limité pour explorer les modalités d’un dialogue réciproque entre l’intelligible et le sensible. À l’extrême, elles pourraient nous conduire à relativiser la démarche scientifique occultant au passage les exigences, notamment méthodologiques, qui la fondent.
10 Aussi, ce courant « non représentationnel » ne nous paraît pas pouvoir être saisi tel quel ou, du moins, sans une discussion des auteurs que ceux qui en sont les tenants convoquent et dont ils nous livrent parfois une lecture excessive – à l’instar de la pensée de Gilles Deleuze. Nous avons eu l’occasion de montrer le parti qui pouvait être tiré de la pensée de Gilles Deleuze pour esquisser une géographie attentive aux processus d’émergence, dans ses liens avec la théorie des ambiances (Labussière, 2009), ou avec les méthodes de l’aménagement (Labussière, 2010 ; Labussière et Nadaï, 2011). La pertinence de cette ouverture théorique est de remettre en question des éléments classiques de théorie de la connaissance pour nous porter au-devant de réalités complexes, non directement intelligibles – qui appellent en d’autres termes une attention resserrée aux choses plutôt qu’une catégorisation abrupte. Nous proposons ici de l’associer à notre réflexion sur le terrain en ce que nous abordons ce dernier précisément comme une réalité complexe marquée par un état relationnel et sensible, et dont le sens n’est pas immédiatement donné.
11 Le courant non représentationnel fait souvent de Gilles Deleuze un étendard de sa posture critique. Malheureusement, cet emploi radical tend à en figer la pensée [5]. Si Deleuze nous invite à expérimenter le dépassement des normes (du langage, de la pensée, de l’expérience), cela s’accompagne tout au long de son œuvre d’appels à la prudence (Deleuze et Guattari, 1980). Il semble même que les dimensions d’expérimentation et de création auxquelles il nous invite ne peuvent être comprises indépendamment de ce principe. « L’expérimentation, ça implique une prudence, le risque, c’est évidemment le contraire de se déstratifier, le risque suicidaire » (Deleuze, 1973 : 12). Bien que rarement relevée, c’est là une objection notable adressée aux travaux qui assimilent la pensée deleuzienne à une pensée de flux et d’expérimentation sans limite. Il n’est pas question de se séparer définitivement des formes. La prudence exige plutôt d’en faire provision. « L’organisme [i. e. la forme], il faut en garder assez pour qu’il se reforme à chaque aube » (Deleuze et Guattari, 1980 : 199). Mireille Buydens (2005) est une des rares auteurs à avoir souligné cet aspect. Elle rappelle que la pensée deleuzienne s’organise autour de trois moments : dénoncer les découpages autoritaires du monde en objets, sujets, etc. ; fluidifier les formes pour libérer leur multiplicité fondamentale ; mettre en garde contre l’a-formel pur qui conduirait à la négation de la vie. Ainsi, Deleuze ne rejette pas ce qui est de l’ordre de la forme. Il dénonce sa pseudo-nécessité : « Niée dans sa nécessité, rien ne s’oppose à ce qu’elle [la forme] soit réintroduite dans sa contingence » (Buydens, 2005 : 79).
12 Cette perspective soutient l’idée d’une forme de réflexivité nouvelle qui tranche avec le réalisme naïf de la posture objectiviste dans laquelle le sujet croit pouvoir trouver une vérité contenue dans les choses. Deleuze nous introduit dans une approche où les choses perdent le caractère de nécessité que nous leur accordons usuellement, au profit d’une pensée de relations plus vivace, mais aussi plus mouvante. En matière de théorie de la connaissance, cela se traduit par un renversement de l’ordre des facteurs, qui peut être illustré par la citation suivante : « En science et en philosophie, l’intelligence vient toujours avant ; mais le propre des signes, c’est qu’ils font appel à l’intelligence en tant qu’elle vient après » (Deleuze, 2006 : 120). Cette forme de réflexivité nouvelle pourrait être illustrée de bien des manières, mais là encore prêtons attention à la façon dont Deleuze en élabore le développement au travers de sa théorie du signe.
13 La théorie deleuzienne du signe [6] instaure un rapport spécifique entre l’intelligible et le sensible. Les signes ne sont pas le versant sensible d’idées abstraites. Ils ne renvoient pas à des « significations intelligibles, explicites et formulées » (Deleuze, 1964, p. 44). Le signe a deux moitiés : il instaure une rencontre contingente, et c’est la contingence de cette rencontre qui force à penser. Les signes s’imposent à ceux qui les perçoivent, « il s’agit d’une intelligence involontaire » (Deleuze, 1964, p. 120). Cette théorie situe le terrain du côté d’un apprentissage bien différent du rituel académique évoqué. Le signe [7] nous renvoie aux données sensibles à travers lesquelles il se manifeste, sans être indexé à une approche descriptive des formes, et il instaure un rapport à l’intelligible qui n’est pas de l’ordre de la recognition mais de l’interprétation et de l’invention.
14 Nous donnons à cette réflexion les modalités d’une étude plus concrète en portant notre regard sur Le Travail en Sicile de Renée Rochefort (1961). Parmi les thèses d’État, Serge Bourgeat la situe du côté de « l’intégration d’une innovation non encore reconnue par la communauté dans le cadre de la thèse » (Bourgeat, 2007, 358), ce en quoi elle nous paraît comporter une dimension novatrice forte, proche de notre propos.
2 Le Travail en Sicile, retour sur l’œuvre de Renée Rochefort
15 La thèse de Renée Rochefort comporte un matériau relativement rare où l’auteure décrit l’évolution de sa posture de recherche au gré de la fréquentation de son aire d’étude. Conduite sous la direction de Maurice Le Lannou dans les années 1950, cette thèse a marqué son époque par la nouveauté de ses préoccupations et son regard critique sur les savoir-faire des géographes. Plus qu’un travail isolé, elle est aujourd’hui considérée comme l’un des ouvrages annonciateurs d’une évolution disciplinaire marquée par l’affirmation de la géographie sociale (Aldhuy, 2006). En se concentrant sur le travail en Sicile, le travail de Renée Rochefort prenait le parti d’intervertir l’ordre traditionnel des facteurs et de penser le social d’abord, le spatial ensuite. De ce point de vue, il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une tentative de remise en cause du modèle régional qui prévalait alors, ce qui n’alla pas sans grincements de dents [8]. L’accueil de ce travail parmi les géographes fut d’ailleurs contrasté. Par exemple, Étienne Juillard considéra sa contribution comme une illustration réussie « dans l’effort des sciences humaines pour le mieux-être de l’homme » bien que Renée Rochefort « ne s’embarrasse pas de querelles de frontières entre disciplines » (1964, p. 589). À l’inverse, Germaine Veyret-Verner relativise ce qu’elle identifie comme une volonté de rupture avec la tradition classique de la géographie humaine pour finalement affirmer que « les meilleurs chapitres sont ceux où l’auteur ne ruse pas avec sa discipline, et fort heureusement ils sont nombreux et substantiels. Par contre, le plus discutable et le plus ambigu, ce sont précisément les prises de position et la conclusion » (Veyret-Verner, 1961, p. 794). À la fin des années soixante, Mariel Jean-Brunhes Delamarre verra dans le renversement de l’ordre des facteurs un risque de transgression des frontières disciplinaires bafouant la causalité géographique classique (Robic, 2004). C’est finalement dans des revues connexes, où l’on trouve des comptes rendus de lecture parfois rédigés par des géographes, que l’accueil est le plus favorable : dans la revue Tiers Monde sous la plume de Jules Wilmet (1965) et surtout, dès 1962, dans la Revue française de science politique avec une longue note bibliographique du géographe italien Francisco Compagna qui souligne la contribution apportée par Renée Rochefort « au processus de clarification de ce chaos que recouvre le nom unique de science géographique » (Compagna, 1962, p. 1016).
16 En approchant la Sicile, Renée Rochefort aurait pu répéter le modèle de la thèse régionale, celui-là même que son directeur de thèse avait appliqué au cas de la Sardaigne (Le Lannou, 1941). Mais elle s’est émancipée de ce cadre ; émancipation qu’elle éclaire en partie dans son introduction : « Raisons d’un choix et problèmes de méthode ». Ceci étant, il faut nuancer l’emploi que nous pouvons faire de ce matériau : il constitue un discours sur la pratique et non l’opportunité d’une analyse de la pratique elle-même, en train de se déployer [9]. Malgré cette limitation importante de l’analyse et la prudence qui incombe à l’interprétation d’un texte, ce cas d’étude nous paraît suffisamment fort et riche pour rendre perceptible la portée cognitive de l’expérience sensible du terrain en géographie.
2.1 Interroger les cadres disciplinaires : processus et arguments
17 « La géographie sociale que Mlle Rochefort a présenté avec flamme est, somme toute, la géographie humaine intelligente. Et, comme nous sommes tous intelligents, nous faisons tous de la géographie sociale » (M. Monbeig) [10].
18 Cette citation illustre l’accueil sévère qui fut réservé au travail de Renée Rochefort à sa parution. Notre hypothèse est qu’il est porteur de modalités nouvelles de mise en relation entre un chercheur, son objet, son aire d’étude et ses méthodes, le positionnant de fait en rupture avec une tradition disciplinaire encore vivace.
19 L’œuvre de Renée Rochefort s’ouvre sur le mythe d’une Sicile improductive, qui excelle dans l’art de ne rien faire. Malgré des contraintes certaines, ce cadre géographique répond-il à un déterminisme issu de l’Antiquité ? C’est pour l’auteure une question clef : la vieille géographie décrit dans cet espace des mentalités (la nonchalance des Siciliens) bien étrangères à sa préoccupation pour le travail et les activités productives. L’interrogation classique, celle du choix d’une aire d’étude (la Sicile), se double ici d’une interrogation moins courante sur l’objet de la recherche et son périmètre (le travail) : « La tâche nous oblige à nous interroger sur la signification, la conception d’une géographie du travail » (Rochefort, 1961, p. 3). Selon notre perspective analytique, Renée Rochefort se trouve déplacée d’un mode de mise en relation classique, où le chercheur, son objet et ses méthodes s’organisent autour d’un espace régional de référence, à un mode de mise en relation où l’objet d’étude (le travail) devient la raison organisatrice de la démarche de recherche.
20 Elle livre quelques lumières sur ce déplacement. Poursuivant son écrit introductif, elle retourne à l’origine de sa démarche de recherche et énonce la question disciplinaire par excellence qui pèse à l’époque sur les thèses de géographie : pourquoi cette aire d’étude ? Pourquoi la Sicile ? Les justifications d’usage viennent naturellement : elle pouvait obtenir des données sur son objet (accessibilité intellectuelle) et se rendre facilement en Sicile (accessibilité spatiale). Ces motifs auraient pu suffire à garantir la recevabilité académique de son « terrain », mais ils s’avéreront indigents : « Je me trompais quelque peu. Mais je ne l’ai compris que plus tard à mes dépens » (Rochefort, 1961, p. 3).
21 Partant d’une interrogation sur son aire d’étude, Renée Rochefort instruit progressivement un questionnement sur ses cadres méthodologiques et épistémologiques. Sa préoccupation pour la « géographie du travail » revêt à l’époque une dimension spatiale peu évidente qui la situe en marge de son champ académique. Cette distance vis-à-vis des cadres disciplinaires hérités se manifeste également par sa quête d’une science « vivante ». Elle porte par exemple un regard critique sur les méthodes d’inventaire où l’approche statistique l’emporte sur le fait humain. Elle s’intéresse aux classes, aux catégories sociales, aux niveaux de vie et forme le projet d’une modernisation de la notion de « genre de vie ». La difficulté est de trouver les éléments théoriques et méthodologiques qui serviront cette ambition. Qu’est une « géographie du travail » ? Si la géographie peut contribuer à ce nouveau domaine, poursuit-elle, c’est par son « savoir-faire » et sa « sensibilité propre » ; sans préciser davantage.
22 Est-il d’ailleurs nécessaire de dissiper ce flou ? La stratégie de l’auteure consiste moins à donner des frontières tangibles à une « géographie du travail » qu’à se positionner vis-à-vis de la géographie sociale : « La géographie sociale [...] est celle qui donne aux activités humaines la préséance sur les modifications de la surface terrestre. Ce qui l’intéresse d’abord, c’est l’homme, ensuite l’espace » (Rochefort, 1961, p. 3). Sa stratégie est clairement transdisciplinaire : « Je crois aux zones d’interférences, de chevauchements entre disciplines voisines » (Rochefort, 1961, p. 3). La géographie sociale est donc située dans l’entre-deux de la géographie et de la sociologie, sans pour autant appartenir à cette dernière.
23 Cette position permet à Renée Rochefort d’envisager une articulation plus aisée entre son objet, son aire d’étude et ses méthodes. Grâce au prisme de la géographie sociale, elle lève la réification qui pèse sur la Sicile et recentre son étude sur les Siciliens. Dès lors, son objet d’étude peut se déployer au contact d’une aire géographique elle-même multiple : « Il n’y a pas une Sicile, mais des Siciles » (Rochefort, 1961, p. 4). Cette position est clairement hétérodoxe à l’égard de l’analyse régionale classique. Qu’à cela ne tienne ! Renée Rochefort affirme retourner aux racines de la géographie vidalienne qui approche la nature comme une « scène vivante ». « Le géographe ne se départira pas de son langage : sans doute, accueillera-t-il les signes quantitatifs et abstraits, les cartes, les chiffres, les graphiques, mais la réalité doit continuer à s’exprimer avec des mots. Le langage géographique est d’abord un langage concret. La peine des hommes se décrit : elle s’évoque, elle se raconte » (Rochefort, 1961, p. 4).
24 Ainsi, il aura fallu une réaction en chaîne suscitée par un objet d’étude nouveau, aux frontières encore imprécises, le travail comme réalité sociale, puis géographique, pour que Renée Rochefort mette à plat son « terrain », entendu comme le mode de mise en relation en vigueur entre un chercheur, son objet, son aire et ses méthodes : pourquoi la Sicile ? Le travail peut-il être un objet géographique ? Pourquoi parler de géographie sociale ? Est-ce glisser dans la sociologie ? Cette géographie sociale affirme son caractère concret et sa puissance descriptive à mesure qu’elle se libère de l’Un régional pour suivre une pluralité de réalités socio-spatiales. À travers ces questions, ce sont les fonctions de socialisation scientifique et de recevabilité institutionnelle du terrain qui sont mises en question. En ouvrant son terrain à la diversité des expressions de son objet, Renée Rochefort paraît le situer vis-à-vis d’un plan d’épreuve qui n’est plus seulement académique mais qui relève aussi de l’expérience et de ses contacts auprès des Siciliens.
2.2 Être au terrain, une réflexivité en actes
25 Notre analyse aborde le terrain à la fois comme un ordre relationnel (chercheur, objet, aire d’étude, méthodes) et un jeu relationnel plus ouvert et imprévisible, celui constitué par la découverte du monde. Dans ce qui suit, nous étudions la façon dont l’ordonnancement académique entre les instances qui constituent le terrain peut être mis à l’épreuve par l’expérience sensible. Tirant parti du matériau réflexif placé par Renée Rochefort en ouverture de son livre, nous avons distingué pour la clarté de l’analyse trois thèmes.
2.2.1 Rythme et vérité
26 Parler de rythme, c’est évoquer comme Renée Rochefort le fait elle-même, son vécu en Sicile. Loin des études abstraites, elle raconte ses pérégrinations, les moyens grâce auxquels elle est allée à la rencontre des populations : « Il m’a donc fallu, coutume de géographe, voyager, voir, interroger... et m’accommoder du rythme – on le conçoit ralenti – des autocars de villages et des autorails siciliens, afin d’aller sur place » (Rochefort, 1961, p. 5). Mais ça n’est pas cette proximité avec les réalités sociales qui confère à son analyse le statut d’une connaissance véritable. Plus ses contacts s’intensifient, plus la signification de ce qu’elle perçoit lui échappe. « Je me mis à comprendre qu’en Sicile, plus qu’ailleurs, sans doute, la vérité n’a d’autre mérite que son utilité » (Rochefort, 1961, p. 5). Son terrain, c’est-à-dire l’ordre relationnel entre le chercheur, son objet, ses méthodes et son aire d’étude, rencontre une résistance. La société sicilienne n’a pas de vérité à annoncer à celle qui la questionne. « Moi j’avais cru le problème sicilien intellectuellement plus accessible que, disons, celui de l’Inde innombrable, je me trouvais sans cesse face à des énigmes, à des mystères, à des conversations incomplètes, ou bien me heurtais à ce mur de silence et de secret dressé devant ceux qui viennent d’ailleurs, de Rome ou de Milan, ou de Paris, ou de Chicago » (ibid., p. 5). La société sicilienne s’avère impénétrable. « Les gens se mouvaient dans un monde où une qualité est en même temps son contraire avec une aisance déconcertante » (Rochefort, 1961, p. 5). Le terrain n’est pas ici le domaine de l’évidence des faits, il livre au cœur de l’expérience une réalité résistante. Tout aussi intéressante est l’adaptation progressive de Renée Rochefort à cette résistance : « Bien entendu, ces contradictions éclataient plus particulièrement à propos d’une question aussi controversée normalement que le travail [...] Il fallait de la patience » (Rochefort, 1961, p. 5).
2.2.2 Patience et événement
27 La patience comme réponse à la résistance, voilà un autre indice de cette attitude réflexive mue par l’expérience sensible que nous cherchons à cerner. Encore une fois, être au terrain n’appelle pas nécessairement des catégorisations abruptes et définitives à valider ou invalider, mais la capacité pratique à ménager des ouvertures, des espacements. Pour sa part, Renée Rochefort affirme l’importance de se laisser porter, d’adopter un rythme qui se prête à sentir les réalités les plus quotidiennes. Une fois passée la déception d’une réalité insaisissable, ne se prêtant pas à une science immédiate et certaine, s’affirme une réalité autre – un double plus riche. « Une fois franchi ce mur de la défiance, le Sicilien sait devenir un éloquent, un subtil metteur en scène de lui-même et de son entourage » (Rochefort, 1961, p. 6). La forme de l’énonciation s’en trouve modifiée. L’enquêté, libéré des règles d’expression de l’enquête conventionnelle, devient capable d’énoncer sur lui-même un discours.
28 André Vant a fort bien souligné la capacité de Renée Rochefort à s’ouvrir à des données contingentes et sensibles, expression « d’un savoir-voir, d’un savoir-sentir et d’un savoir-écouter » (Vant, 1984, p. 137). L’article écrit durant son doctorat sur l’enquête de Danilo Dolci dans les bas-fonds de Palerme (Rochefort, 1958) illustre également son intérêt et sa faculté à penser le social d’après ses allures, ses états de peine, de fins de mois difficiles, de pesanteur ou de ruse. Dans une Sicile rythmée par le travail informel, Renée Rochefort se donne les moyens de suivre la vie sociale en deçà des segmentations socioprofessionnelles descriptibles. Le social n’est pas distribué en fonction de catégories préalables (prolétaire, classe...), il est approché à travers des espaces et des temps singuliers. L’auteure excelle dans la description de cette vie si peu standardisée : « que par mon intermédiaire s’exprime le cantonnier de Vulcano qui, l’hiver, s’ennuie à mourir dans son île déserte. Que s’exprime Ciccio, ce paysan de Menfi aux poches toujours pleines de graines les plus exotiques et qui sait très bien qu’en Sicile il suffit d’être malin pour faire pousser ce que l’on veut. Ou encore ce directeur de la SINCAT qui surveille la construction de son usine gigantesque » (Rochefort, 1961, p. 6). L’auteure se conçoit elle-même comme la porte-parole de personnages mêlant des caractères sociaux et spatiaux forts. Elle dresse de véritables portraits qui sous leurs allures anecdotiques sont comme les symptômes d’une réalité insulaire complexe. Pour comprendre le travail en Sicile, il fallait trouver un rythme qui favorise la rencontre de ces figures, comme il fallait apprendre à les assimiler, à les interpréter dans un discours hybridé, à mi-chemin entre celui du chercheur et du cantonnier de Vulcano. La résistance produit ce croisement des référentiels : elle favorise la polyphonie.
2.2.3 Traduction et création
29 Par nature, écrit Deleuze, le signe ouvre à la contingence et suscite un travail de recomposition de la pensée. Tel est le problème qui se pose à Renée Rochefort en dernière instance : « Je me devais ensuite d’interpréter ces récits, ces documents à la lumière des connaissances acquises, je me devais de comparer ces témoignages vivants aux conditions offertes ailleurs au travail et aux travailleurs » (Rochefort, 1961, p. 6). Renée Rochefort ne se sent pas extérieure à son terrain, mais fondamentalement « dépositaire » des récits recueillis. Leur complexité souvent nourrie par des anecdotes ou des figures locales interroge : comment analyser ces figures et ces récits symptomatiques d’une réalité insulaire plus vaste ? Notre cadre théorique deleuzien suggère qu’il n’y a pas nécessairement de significations explicites à mettre à jour derrière eux. Il n’y a pas une réalité qui serait trahie par la tentative d’une traduction, mais un être au terrain qui suscite l’émergence d’un point de vue inventif sur le raisonnement géographique. « J’ai voulu risquer et j’avais à risquer une sorte de lecture globale de la réalité humaine du travail, dans sa pluri-dimensionnalité ; une sorte de lecture globale appliquée » (Rochefort, 1961, p. 6). Qu’importe si cela apparaît comme un manquement doctrinal et une carence technique, sa posture guidée par une « patiente sympathie » vise à capter des « rapports essentiels » (Rochefort, 1961, p. 6).
30 Bien que succincte, l’analyse de l’œuvre de Renée Rochefort renouvelle notre regard sur le terrain. Ce dernier n’est plus un cadre académique et empirique stable, mais un mode relationnel complexe qui évolue en fonction de paramètres théoriques, épistémologiques et bien sûr de la pratique du terrain elle-même. Ainsi, dépassant le réalisme naïf de la posture objectiviste, il devient possible de saisir un niveau d’analyse qui a trait au sensible et dont les expressions résistantes jouent un rôle dans l’évolution des méthodes et de l’analyse du chercheur.
3 Quand le terrain entre en résistance
31 Cet article souhaite contribuer aux débats qui inscrivent la relation au terrain, en géographie, dans le cadre d’une conception plus hybride de la connaissance. À travers la pensée deleuzienne, nous avons tenté de progresser en ce sens en substituant à la question « que cherche-t-on ? » la question « qu’est-ce qui nous poursuit ? ».
32 À travers l’œuvre de Renée Rochefort, nous découvrons une réponse originale : le terrain peut être défini par une fonction transverse, la résistance. Le terrain, c’est ce qui résiste. Cela peut paraître dépréciatif au regard du statut de ressource que lui attribuent communément les géographes. Par ce moyen, nous souhaitons souligner que le terrain intervient dans la formation du raisonnement géographique comme un lieu de réélaboration des catégories cognitives et des outils qui les accompagnent. Parler de la fonction de résistance du terrain c’est au fond lui accorder le statut de ressource contre la facilité de subsumer sous des catégories déjà détenues les expériences que le géographe peut faire du monde [11]. Le terrain résiste parce qu’il procède d’un engagement, d’une rencontre ; et « c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser », écrit Deleuze (1964, p. 118). Le terrain ne se réduit donc pas à l’espace que l’on parcourt. Il procède de la mise en relation entre le chercheur, son objet, son aire d’étude et ses méthodes, ainsi que de la mise à l’épreuve de ces relations via la résistance suscitée par l’engagement sensible dans le monde. Cette conception du terrain, davantage relationnelle et plurielle, offre une occasion de mieux comprendre l’émergence d’un point de vue inventif sur le raisonnement scientifique.
33 Nous soumettons à la discussion quelques questions pour approfondir cette perspective. Comment cerner la fonction de résistance du terrain du point de vue de l’expérience sensible ? Se résume-t-elle au moment passager de la rencontre fortuite avec le signe ou bien connaît-elle une durée ? Quelles en seraient les phases ? Le Travail en Sicile, étudié au travers d’un prisme deleuzien, nous permet de dégager quatre temps forts :
- le premier temps est celui de la rencontre fortuite. Le signe étonne et réjouit à la fois. C’est l’intuition d’une réalité autre, plus riche que celle fondée sur la mise à jour de significations conventionnelles et explicites ;
- dans un deuxième temps, le signe ouvre un moment de recherche vaine, qui se traduit par deux types d’égarements. Puisque le signe n’a pas de signification explicite, nous cherchons spontanément à inférer celle-ci de l’objet ou du sujet. C’est d’un côté, la tentation de l’interprétation objective : l’objet aurait le secret du signe qu’il émet ; de l’autre, la tentation de la compensation subjective : en l’absence de signal retour, l’individu se livre au jeu subjectif des associations d’idées. Or le propre du signe est qu’il n’appartient ni à l’objet ni au sujet – c’est par cette nature qu’il résiste à toute forme d’explication unilatérale ;
- dans un troisième temps, le signe ouvre un temps d’apprentissage compliqué par la tentation de saisir la signification de celui-ci par un effort de mémoire volontaire. Cet effort de remémoration, dit Deleuze, nous empêche de goûter librement les signes. Il nous ramène à l’objet de la rencontre sans expliquer davantage ce à quoi il réfère. L’apprentissage instaure une durée où se distinguent la rencontre avec un signe enveloppant un monde et le processus d’apprentissage comme explication de ce monde ou développement du signe qui le manifeste ;
- le temps suivant – et non le dernier à vrai dire – est celui de la recréation perpétuelle du point de vue. Cette opération prend la forme d’une synthèse d’éléments hétérogènes consistant à créer le matériau capable de les saisir dans l’identité de leur coexistence, à l’instar de ce format d’écriture global et polyphonique dont Renée Rochefort s’attacha à trouver les codes.
35 La résistance constitue donc un processus scandé par quatre phases (la rencontre fortuite, la recherche vaine, l’apprentissage involontaire et la création d’un nouveau point de vue). Ce processus n’est pas linéaire en ce qu’il ne se déploie pas du sensible à l’intelligible par clarifications successives. Il s’agit davantage d’apprivoiser une réalité complexe sur le mode de l’expérimentation, c’est-à-dire en trouvant les gestes et les postures qui augmenteront l’écoute et renouvelleront les modalités de l’attention. Renée Rochefort progresse en équilibre sur un fil. Elle fait preuve d’inventivité pour ne pas chuter dans une analyse réductionniste ou conduite « sans intentions méchantes » (Rochefort, 1961, p. 3) : s’immerger dans la société sicilienne aux réalités contradictoires (rythme et vérité), envisager les portraits d’une réalité insulaire complexe (patience et événement), forger une lecture hybride qui conserve la valeur du témoignage (traduction et création).
36 Lorsque le terrain suscite des résistances, il engage une exploration au plus près des choses, ce qui réclame un certain tact : « On ne devient menuisier qu’en se faisant sensible aux signes du bois, ou médecin, sensible aux signes de la maladie », avertit Deleuze (Deleuze, 1964, p. 10). Le terrain, compris traditionnellement comme l’espace que l’on parcourt, se double d’un soubassement plus inattendu qui peut être le lieu d’une refondation de la démarche de recherche. Être au terrain plus que faire du terrain, c’est accéder à cet « hors-champ » qui réclame des règles de navigation nouvelles qui ne sont pas de l’ordre de la clarification de nos ignorances, mais plutôt de la coexistence patiente avec des entités plurielles.
37 Par ailleurs, ce processus d’apprentissage génère une forme de réflexivité spécifique. D’ordinaire, la réflexivité se définit comme l’activité de retour sur soi et sa pratique par un individu ou un groupe. Notre cas d’étude suggère une mise en relation moins abstraite entre cette activité de retour sur soi et les conditions de son expérience grâce à différents affects : la surprise provoquée par la rencontre fortuite, la déception liée à la recherche vaine, la capacité à perdre son temps appelée par la mise au point de portraits et le déplacement du point de vue stimulé par la recherche d’un mode d’écriture novateur. L’utilité d’un tel inventaire d’affects est de dresser une véritable cartographie de l’expérience du terrain en ménageant des ouvertures entre sa conception académique (un ordre relationnel : chercheur, objet d’étude, aire d’étude, méthodes) et les pratiques plus inattendues qu’elle suscite. On pourrait d’ailleurs imaginer de la prendre comme guide pour l’analyse réflexive des démarches de recherche propres à chacun : ai-je recouru à des méthodes successives, tentant par là d’augmenter mon écoute aux choses ? Ces nouvelles méthodes ont-elles libéré ma manière d’écrire et de parler de mon terrain ? À l’inverse, mes méthodes ne sont-elles stabilisées qu’en vu d’assurer ma socialisation scientifique et la recevabilité institutionnelle de mon travail ?
38 Ce questionnement est intéressant en ce qu’il fournit enfin l’occasion d’une clarification des cadres institutionnels et individuels de la recherche. L’exemple de Renée Rochefort est illustratif de cette double dynamique : être au terrain est à la fois un défi inventif et une joute académique où sont successivement interrogés les codes disciplinaires qui sous-tendent le choix de l’aire d’étude, la définition de l’objet étudié, le choix des méthodes et la situation dans une discipline. Le chercheur aiguise sa conscience quant à l’ordre relationnel (objet, aire d’étude, méthode, chercheur) dont il hérite et des moyens qui permettront de favoriser l’émergence d’un point de vue inventif sur le raisonnement scientifique. Ce dernier doit être alors compris comme une tentative pour requalifier les liens entre ces différentes instances, et pour en ramifier l’ensemble de façon plus étroite avec les réalités rencontrées et éprouvées.
Conclusion
39 Les étudiants et les doctorants font du terrain, les enseignants pris par la vie académique font faire du terrain ; quant aux plus sages, ils écrivent sur l’histoire de leur discipline. C’est, non sans humour, ce que Paul Claval nous confia du rapport au terrain des géographes et de la façon dont l’ordre académique put peser sur celui-ci [12]. Au-delà de l’anecdote, ce propos nous rappelle que le terrain est aussi un engagement, et un engagement corporel.
40 Cet article est un essai pour envisager le terrain depuis cette perspective si différente, et pourtant omniprésente, qu’est le corps dans ses dimensions relationnelles et sensibles. Le corps est « un lieu intermédiaire entre le pluriel absolu du chaos du monde et la simplification absolue de l’intellect » (Blondel, 1983, p. 284). Le corps est à la fois ce lieu premier, en prise avec la multiplicité, et ce lieu opaque, cette instance interprétative qui ne livre pas de désignation directe. Il suggère d’emblée un modèle de connaissance qui n’est pas de l’ordre de la clarification, mais de l’attention patiente à ce qui nous poursuit. À un intellect unique, parfois trop simplifiant, le corps substitue une pluralité de perspectives, celle des rencontres et des affects. Cette pluralité n’est pas vaine. Elle nous dirige vers un modèle mixte de connaissance qui admet une part d’ignorance et nous met en permanence au défi de renouveler les cadres de notre pensée.
41 La résistance comme fonction transverse du terrain souligne que celui-ci ne peut être un ensemble relationnel clos, académiquement borné. L’œuvre de Renée Rochefort illustre en quoi le terrain relève d’une expérience qui est celle du rapport entre un objet d’étude, une méthode, une aire d’étude et un(e) chercheur(e) lesquels s’organisent et évoluent en fonction d’affects donnés. De ce point de vue, la contribution de Renée Rochefort à la « géographie du travail » n’est pas tant de décrire la distribution des activités socio-économiques en Sicile, mais de suivre des régimes de transactions propres aux Siciliens et de renouveler pour cela les méthodes et les catégories adéquates à leur compréhension.
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Mots-clés éditeurs : Renée Rochefort (Le Travail en Sicile), corps, expérience sensible, résistance, Gilles Deleuze, Terrain
Mise en ligne 16/01/2013
https://doi.org/10.3917/ag.687.0583Notes
-
[1]
L’importance de la thèse régionale dépasse largement le début du XXe siècle : Hugh Clout (2009) par exemple en dénombre une centaine écrite entre 1905 et le milieu des années 1960.
-
[2]
Le lecteur se reportera notamment avec profit à l’introduction du livre de Pierre George « Que regarder ? » (George, 1942).
-
[3]
Parmi les réflexions de ces dernières années, notons la journée « Approches des terrains de recherche » organisée par Doc’Géo à Bordeaux, 28 mars 2006. http://www.ades.cnrs.fr/IMG/pdf/CAHIERS1ADES.pdf ; ou bien encore la journée du 8 décembre 2006 organisée par l’Association des Géographes français sur le thème « Le terrain pour les géographes, hier et aujourd’hui » (Hugonie, 2007).
-
[4]
Question à laquelle Anne Volvey contribue par ailleurs en proposant une approche psychogénétique du terrain, basée sur le corps (Volvey, 2000).
-
[5]
Comme en témoigne le cri d’effroi de Nigel Thrift devant la formule deleuzienne du corps-sans-organe : « the body tends to disappear » (Thrift, 2000b, p.253) ! C’est là, nous pensons, mal comprendre le statut contingent de la forme chez Deleuze.
-
[6]
Nous faisons particulièrement référence ici à ses premiers développements dans une œuvre méconnue de Deleuze, Proust et les signes (Deleuze, 2006). Deleuze fera évoluer sa pensée du signe tout au long de son œuvre, aboutissant à « une sorte d’arc très hardi, par lequel la symptomatologie de Nietzsche [sous-jacente dans Proust et les signes] se connecte directement à l’éthologie de Spinoza » (Sauvagnargues, 2005, p. 61).
-
[7]
Lors du colloque d’Arras, cette réflexion était présentée au travers d’un paradigme indiciaire dont le signe n’était qu’une composante. Cette présentation étendue distinguait dans l’activité de connaissance : l’indice, la piste, la trace et le signe. L’indice est ce qui est collecté en vue de soutenir une hypothèse (recognition). La piste est ce qui est partiellement emprunté (éviction). La trace peut être effacée pour ne pas contredire un résultat provisoire (refoulement). Le signe déploie un plan d’épreuve d’une autre nature en ce qu’il n’est pas inscrit dans un plan de validation hérité et innervé par les fonctions de socialisation scientifique et de recevabilité institutionnelle. À travers la notion de signe, nous ne prétendons donc pas épuiser ce qui peut être écrit sur le rapport au terrain en géographie mais plutôt cerner une forme d’expérience et de réflexivité spécifiques. Colloque « A travers l’espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie », Université d’Artois (Arras), 18 au 18 juin 2008, A. Volvey, M. Houssay-Holzschuch et Y. Calbérac coord.
-
[8]
Voir la discussion consécutive à l’exposé des travaux de Renée Rochefort in Rochefort Renée (1963) ou le compte rendu de Germaine Veyret-Verner in Veyret-Verner Germaine (1961).
-
[9]
Malgré notre souhait, il ne nous a pas été possible de rentrer en contact avec Renée Rochefort, au-delà d’un simple échange épistolaire.
-
[10]
Renée Rochefort (1963).
-
[11]
Nous retrouvons là un exercice ancien qui peut être rapproché de la façon dont Kant enseignait la géographie, en déployant des lieux et des observations dont le caractère singulier visait à exercer le jugement (Cohen-Halimi, Marcuzzi et Seroussi, 1999).
-
[12]
Colloque « Spatialités et modernité : lieux, milieux et territoires », Laboratoire SET, 13 et 14 octobre 2011.