1 Depuis une génération, la géographie humaine s’ouvre en France à des préoccupations nouvelles : elle devient plus sensible à la diversité des hommes et à l’existence de groupes dominants et de minorités ; elle accorde une place plus grande aux femmes, aux jeunes et aux personnes âgées. Les échelles auxquelles elle s’attache se diversifient : à la région et à la nation s’ajoutent des recherches sur les espaces domestiques ; le local fait un retour en force ; les effets de la globalisation sont analysés. Les hommes ne conçoivent et ne vivent pas les espaces où ils évoluent de la même manière : ils s’investissent plus ou moins dans le territoire. Leur souci de cultiver, de préserver ou d’affirmer leur identité s’affirme depuis un demi-siècle. Les diasporas, dont on ne parlait guère, sont l’objet de recherches passionnantes.
2 Pour parler de ces mutations, il est commode de dire que la discipline vient de connaître un tournant culturel. Pour la géographie humaine d’aujourd’hui, l’individu et la société ne sont pas des données immuables. Le monde dans lequel évoluent les hommes n’existe qu’à travers la culture dont ils sont porteurs. Celle-ci les lie au passé. Au présent, elle leur offre des moyens d’agir. Elle leur permet de se projeter dans l’avenir, ce qui donne un sens à leur existence.
3 Quel rôle les géographes anglo-saxons ont-ils tenu dans l’élargissement de la discipline qui a conduit au tournant culturel ? C’est la question à laquelle nous cherchons ici à répondre.
4 Des mises au point ont été récemment consacrées à l’essor de la géographie culturelle dans les pays anglo-saxons (Chivallon et alii, 1998 ; Claval, Entrikin, 2004 ; Staszak et alii, 2001) et à ses rapports avec la géographie sociale (Philo, Söderstrom, 2004). Elles complètent celle que nous proposons ici. Key Thinkers in Human Geography offre une perspective d’ensemble du renouvellement récent de la discipline (Hubbard et alii, 2004). Cultural Geography in Practice précise comment il est mis en œuvre (Blunt et alii, 2003). Deux revues permettent de suivre l’évolution des idées en ce domaine : Cultural Geographies, qui a succédé en 2001 à Ecumene (Arnold), et Social and Cultural Geography publié par Routledge depuis 2000. La réflexion sur la notion de culture s’approfondit (Kuper, 1999).
1 La montée de nouvelles approches culturelles aux États-Unis et en Grande-Bretagne
1.1 Antécédents
5 Développée à partir des années 1920, la géographie culturelle de Carl Sauer se présente comme une science naturelle de l’impact des sociétés humaines sur l’environnement (Sauer, 1963). Ses conceptions demeurent vivantes dans nombre de départements de géographie nord-américains. Des anthropologues reprennent le flambeau : on parle désormais d’une école américaine d’écologie culturelle.
6 John Brinckerhoff Jackson anime un courant original à partir des années 1950. Il s’intéresse aux composantes populaires des sociétés contemporaines (Jackson, 1984). Son impact demeure limité car il n’appartient pas au monde académique
7 Dans les années 1960, la Nouvelle Géographie bouleverse la plupart des secteurs de la recherche en systématisant l’utilisation de modèles théoriques et en recourant aux méthodes statistiques de traitement des données. La géographie culturelle, attachée aux aspects concrets de la réalité, échappe au mouvement. On lui reproche d’ignorer la dimension historique de la culture.
1.2 Phénoménologie et sens des lieux
8 L’individualisme a toujours été très vivant dans le monde anglo-saxon : les modèles trop mécaniques que propose la Nouvelle Géographie ont des détracteurs. Il convient, pour eux, de prendre en compte la sensibilité de chacun, d’analyser les cartes qu’il bâtit dans sa tête et la manière dont il vit le monde.
9 Le renouvellement qui s’amorce au début des années 1970 est l’œuvre d’un groupe de géographes qui travaillent à l’Université de Toronto sous la direction de Yi-Fu Tuan (Relph, 1970 ; Tuan, 1971). Leurs idées rencontrent celles de chercheurs qui, comme Anne Buttimer, croient à l’initiative humaine et tiennent les hommes pour responsables de leurs actes (Buttimer, 1974). Tous tirent une partie de leur inspiration de la phénoménologie Ils fréquentent l’œuvre oubliée en France d’Éric Dardel, un pionnier en ce domaine.
10 Pour ces jeunes géographes, l’important n’est pas de délimiter objectivement des aires sur une carte, mais de saisir l’essence de la réalité spatiale telle que la révèle la sensibilité des individus à l’égard des formes, des couleurs, des odeurs. C’est le sel de la vie qu’ils essaient d’appréhender. Les échelles significatives changent : les lieux, et le sens qu’ils revêtent, deviennent les thèmes majeurs de beaucoup de recherches.
11 Ce qu’il importe désormais de cerner, ce n’est pas la réalité objective, mais les réactions qu’elle suscite chez les hommes qui la vivent : pourquoi ne pas tirer parti des expériences que relatent souvenirs, romans ou nouvelles, ou de celles qu’expriment dessins, tableaux ou films ? La géographie cesse d’être le domaine exclusif des géographes. Elle tire parti des enseignements des humanités. Les frontières qui l’enfermaient dans les sciences sociales s’effondrent. Pour la première fois, le témoignage des individus, leur sensibilité et leur subjectivité sont pris en compte par la discipline.
1.3 La géographie du temps
12 L’irruption d’une approche culturelle fondée sur les réactions de l’individu est également liée à une technique d’observation mise au point en Suède, mais qui connaît un succès immédiat en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada ou en Australie : la géographie du temps, la time geography.
13 Torsten Hägerstand méditait depuis longtemps sur les travaux menés par le démographe Lotka dans les années 1930. Pour étudier la démographie d’un pays, celui-ci se fondait sur la reconstitution des trajectoires suivies par chacun : naissance, mariage, arrivée des enfants, décès. L’originalité de cette méthodologie est grande : le territoire cesse d’apparaître comme une entité globale saisie à date fixe. Il est fait d’une multitude d’itinéraires, dont chacun est suivi par un individu ou un groupe d’individus.
14 Pour Hägerstrand, c’est de ces trajectoires, et de chacune des personnes qui les empruntent, que doit partir le géographe (Hägerstrand, 1970). Comme il le montre au début des années 1970, ce qu’il propose n’est pas un simple artifice d’observation : cette manière d’aborder la discipline donne une dimension dynamique aux distributions géographiques, montre la diversité des expériences auxquelles celles-ci donnent naissance et présente la réalité collective à partir de l’analyse d’itinéraires individuels.
1.4 Une concurrence : approche culturelle et courants critiques
15 Les courants longtemps dominants en géographie et dans les sciences de la société limitent l’impact des nouveaux mouvements : pour le marxisme orthodoxe, c’est « l’économique » qui détermine le réel en dernière instance. La géographie radicale qui se développe dans le monde anglo-saxon au début des années 1970 est plus ouverte à la diversité de la pensée marxiste, mais elle y puise l’essentiel de son inspiration (Collignon, 2001b).
16 La géographie radicale tire aussi parti des recherches inspirées par le féminisme dans la ligne du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Les études portant sur le « genre » (la répartition des rôles sexués dans les communautés humaines) conquièrent en quelques années une place importante dans la vie intellectuelle des pays de langue anglaise. Elles mettent en œuvre une théorie de la patriarchie : ce système donne aux hommes le pouvoir de tirer plaisir des femmes sans souci de réciprocité, leur permet de les exploiter économiquement et les prive des droits légaux les plus élémentaires.
17 La théorie de la patriarchie et le marxisme ont en commun de s’attacher à l’exploitation d’êtres humains par des êtres humains. Dans le cas de la patriarchie, ce sont les femmes qui sont les victimes, et elles le sont depuis la préhistoire. Cela donne à la géographie des genres une dimension plus radicale encore que ce n’est le cas du marxisme.
2 Les années 1980 : l’élargissement des perspectives sur la culture
18 Les publications des années 1970 sont vivantes : elles parlent d’hommes et de femmes que l’on voit et que l’on entend ; elles montrent la variété des lieux et la manière dont les vivent ceux qui les habitent. Au lieu de la démarche pesante et lourde de la Nouvelle Géographie, elle permet les parcours rapides, elle invite aux touches légères, elle se fait impressionniste. La géographie de l’Angleterre du XIXe siècle ? On la comprend mieux en lisant Charles Dickens, William Thackeray ou Thomas Hardy, qu’à travers des pages de chiffres arides. Cette approche est un brin élégiaque et s’attache plus volontiers aux paysages ruraux qu’aux réalités industrielles et urbaines du monde contemporain. Les géographes à orientation sociale le lui reprochent volontiers.
19 Dans le courant des années 1980, l’approche culturelle s’élargit de à de nouveaux horizons et aborde de nouveaux problèmes.
2.1 Les communautés imaginées
20 D’origine irlandaise et de formation classique, Benedict Anderson, un spécialiste de l’Indonésie qui a longtemps enseigné dans le département de sciences politiques de Cornell, publie en 1983 un livre important sur les « communautés imaginées ». Il s’intéresse à la formation des nations (Anderson, 1983). Datée de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, celle-ci est contemporaine de la révolution industrielle.
21 Les nations couvrent des superficies si vastes que personne ne peut avoir de connaissance directe de la totalité de leur territoire. Comment se construit et se diffuse ce type de représentation ? La réponse s’articule en trois points : (i) constructions intellectuelles, elles sont le fruit de l’imagination ; (ii) une fois imaginées, elles doivent être divulguées et diffusées, ce qui est affaire de pédagogie et de propagande ; (iii) la construction des communautés imaginées repose sur certains aménagements géographiques : elle implique la sélection de lieux symboliques et la construction de monuments qui donnent un support matériel au sentiment national.
22 Benedict Anderson traite ainsi de la construction sociale des grands espaces et montre que l’approche culturelle revêt une dimension sociale dès lors qu’elle touche à des réalités étendues.
2.2 Identités et territorialité
23 Zelinsky (2001) rappelle que la géographie et les autres sciences sociales ont totalement ignoré les questions d’identité jusqu’au milieu du XXe siècle, problème qui apparaît essentiel à qui veut comprendre aujourd’hui la vie sociale et les conflits qu’elle entraîne (Bauman, 1996 ; Hall, 1996).
24 La scène culturelle change rapidement dans les pays anglo-saxons. On prend la mesure des ratées du melting pot (Glazer, Moynihan, 1963). Les immigrants ne se sont jamais fondus aussi vite dans la communauté américaine qu’on n’avait coutume de le dire. La volonté de promotion économique poussait certes à l’assimilation, mais elle n’était pas seule en jeu. Certaines refusaient le moule commun qu’on leur proposait et se battaient pour garder leurs spécificités.
25 Ces attitudes se sont généralisées. Les Noirs réclament une réelle égalité des chances. Les Amérindiens redécouvrent leur passé et la manière dont ils ont été spoliés de leurs terres. Les latino-américains continuent à utiliser leur langue maternelle partout où ils le peuvent. Parler de la culture aux États-Unis, c’est comprendre le rôle qu’y jouent les communautés ethniques. En Grande-Bretagne, c’est s’interroger sur les caractères singuliers des nouveaux quartiers pakistanais, indiens ou jamaïcains qui se multiplient dans les grandes villes.
26 Les espaces urbains du monde occidental étaient plus ou moins multiculturels depuis que la révolution industrielle y avait attiré les migrations internationales. Mais pourquoi se serait-on attaché à ce problème, puisqu’il ne s’agissait que d’une situation transitoire ? Voilà qu’on découvre qu’il n’en est rien : les géographes anglo-saxons prennent conscience d’un aspect qu’ils avaient jusqu’alors sous-estimé de la diversité des sociétés : la dimension ethnique, ce qui les conduit à accorder plus d’attention aux différences culturelles et à leur persistance.
2.3 La culture comme construction symbolique
27 L’anthropologie culturelle n’a cessé d’élargir la place qu’elle accorde au registre symbolique (sur ce point, Kuper, 1999). Pour elle, la culture apparaît « comme une configuration de significations transmises à travers l’histoire et grâce auxquelles les hommes communiquent, perpétuent et développent les connaissances qu’ils ont de la vie et les attitudes qu’ils adoptent à son égard » (Geertz, 1973, p. 245).
28 Dans la même veine, Marshall D. Sahlins pense que les mythes jouent un rôle capital dans la vie sociale, car ils offrent des modèles pour l’action. Pour comprendre la visite du Capitaine Cook à Hawaii, il faut admettre que sa venue est apparue aux Polynésiens comme la réalisation d’un de leurs mythes religieux ; ils l’ont vécue en se conformant aux rites qui l’accompagnaient dans leurs cultes (Sahlins, 1995).
29 Ces réflexions ont un écho chez les géographes américains. James Duncan tire parti des conceptions de Geertz dans sa critique de « la conception superorganique de la géographie culturelle américaine » (Duncan, 1980) et analyse comme un texte le paysage du royaume de Kandy, au Sri Lanka, au XIXe siècle (Duncan, 1989).
2.4 La culture comme expression de la classe au plan des superstructures
30 En Grande-Bretagne et sous l’influence de Raymond Williams, la perspective sous laquelle est abordée la culture est différente (Williams, 1958 ; 1981) : dans les sociétés complexes nées de la révolution industrielle, la culture varie en fonction de la classe. « La relation entre la culture des élites, la culture populaire et le progrès dans la société industrielle » est un problème qu’il faut interpréter en termes marxistes « comme une dimension d’un conflit de classe plus fondamental » (Kuper, 1999, p. 45). Chacun développe une « structure de sensibilité » qui reflète sa position sociale et les influences auxquelles il est soumis.
31 C’est sous l’influence de Raymond Williams que beaucoup de géographes britanniques se tournent vers la géographie culturelle. C’est le cas de Denis Cosgrove : dans Social Formation and Symbolic Landscape, l’esthétique des villas et des parcs est utilisée par les classes dirigeantes de Venise et de Grande-Bretagne pour légitimer leur pouvoir (Cosgrove, 1984).
2.5 La culture au sens des « Études culturelles »
32 L’évolution va un pas plus loin avec Stuart Hall (Hall et alii, 1980 ; Hall, 1996). Ce Jamaïcain installé en Angleterre joue un rôle essentiel dans le développement des « Études culturelles », conçues comme un nouveau domaine de recherche qui « inclut les beaux-arts, la littérature et la recherche, la matière du curriculum des humanités, mais prend aussi en compte les arts noirs des médias et la sphère un peu floue de la culture populaire (un mélange de ce que l’on appelait jadis folklore) et les arts prolétariens, plus le sport » (Kuper, 1999, p. 229).
33 La leçon des études culturelles est simple : « la culture sert le pouvoir et elle est (ou devrait être) contestée » (Kuper, 1999, p. 230). C’est une interprétation polémique. La culture exprime les intérêts des groupes qui en sont porteurs. Ceux-ci cherchent à contrôler les médias institutionnels. Différentes cellules luttent dans l’arène publique pour affirmer leur présence et y être reconnue.
34 Peter Jackson publie en 1989 le premier manuel moderne de géographie culturelle dans le monde anglo-saxon. Il emprunte aux « Études culturelles » de Stuart Hall le titre de l’ouvrage : Maps of meaning, et l’accent mis sur la construction sociale et culturelle de la classe, de la race et du genre (Jackson, 1989). Quelques années plus tard, un des concepts centraux qu’introduit Don Mitchell, celui de « guerre culturelle », n’est qu’une illustration de l’accent mis par Stuart Hall sur les rivalités entre les différents groupes qui cherchent à faire connaître et à imposer leur identité (Mitchell, 2000).
35 James Duncan, Denis Cosgrove, Peter Jackson et Don Mitchell se sont ainsi faits les relais des idées de l’anthropologie culturelle américaine, de l’histoire littéraire de Raymond Williams et des « Études culturelles » de Stuart Hall, pour façonner une conception nouvelle de la culture : celle-ci est analysée dans une perspective sur la lutte des classes qui n’est pas sans rappeler les idées d’Antonio Gramsci. La recherche dévoile les motifs secrets que cache l’aménagement du paysage (Cosgrove, 1984), les idéologies que l’on cherche à y inscrire (Duncan, 1990) ou les stratégies des groupes qui y impriment leur marque (Mitchell, 2000). Ce sont les milieux dominants qui imposent l’image associée aux groupes qu’ils marginalisent : femmes, étrangers, homosexuels, etc. (Jackson, 1989).
3 Les années 1980 : les débats théoriques
36 L’approche culturelle est aussi affectée par les grands débats suscités par les doutes et les remises en cause que connaît alors le courant radical. De nouveaux mouvements essaient de la surmonter : structurationnisme et approche critique.
3.1 Du structuralisme au structurationnisme
37 Pour beaucoup, la démarche culturelle passe à côté de l’essentiel : le jeu des forces sociales et économiques. Une remise en ordre s’impose : il faut donner une dimension collective aux recherches sur la culture.
38 C’est l’époque où les géographes découvrent que la théorie marxiste n’a pas de réel contenu spatial. Certains, comme David Harvey, choisissent de la réécrire (Harvey, 1982 ; Massey, 1984) : la révolution industrielle engendre des rigidités, qui font peur aux nouvelles entreprises : le capitalisme est ainsi porteur d’instabilité spatiale. D’autres optent pour le structurationnisme. Pour eux, les structures sont nécessairement statiques car elles ignorent l’individu qui est le moteur de l’histoire. Pour faire place à l’initiative humaine, les théoriciens imaginent une instance intermédiaire. Pierre Bourdieu théorise ainsi l’habitus, c’est-à-dire de l’ensemble des pratiques et des représentations qui modèlent les individus (Bourdieu, 1980). D’autres possibilités existent : Allan Pred tire parti de la géographie du temps de Torsten Hägerstrand : sur les trajectoires qu’ils empruntent, les individus se fixent pour des périodes plus ou moins longues. Ils modèlent ces lieux par leur action et par leur présence. Dans le même temps, l’environnement qu’ils y trouvent et les personnes qu’ils y rencontrent influent sur leurs idées, leur sensibilité et leur conception de la vie. Pratiques, attitudes, savoir-faire et connaissances se transmettent ainsi des uns aux autres : les lieux constituent l’instance intermédiaire que recherchent les structurationnistes (Pred, 1984). En Grande-Bretagne, l’idée de lieu comme élément-clef de la nouvelle construction théorique attire vite des géographes comme Nigel Thrift et des sociologues comme Anthony Giddens (Thrift, 1983 ; Giddens, 1984).
39 Au cours des années 1980, le succès de l’idée de lieu provient, en Grande-Bretagne, de son interprétation structurationniste. Les réalités intermédiaires que celle-ci introduit prennent en compte les sensibilités individuelles dont les recherches des années 1970 ont montré la richesse et la diversité, mais soulignent également leur dimension sociale.
40 La vague structurationniste se répand de part et d’autre de l’Atlantique. Elle conduit John Agnew à réhabiliter les échelles régionales et locales dans le domaine politique (Agnew, 1987). Au début des années 1990, Ron Johnston propose de sauver la géographie régionale défaillante en la transformant en science du local au sens d’Anthony Giddens (Johnston, 1991).
3.2 Des courants radicaux à la géographie critique
41 Si les essais de reconstruction du marxisme à la manière de David Harvey, ou ses réinterprétations structurationnistes à la façon d’Anthony Giddens, d’Allen Pred, de Nigel Thrift, de John Agnew ou de Ron Johnston ne connaissent pas le succès escompté, c’est que l’atmosphère intellectuelle est en train de changer. Les courants radicaux, avec leurs emprunts à la pensée marxiste ou aux divers courants marxiens, sont en train de passer de mode (Collignon, 2001b).
42 Comme le souligne alors Fredric Jameson, une époque se clôt, celle de la modernité (Jameson, 1984). Le monde nouveau est postindustriel, car l’emploi dans le secteur secondaire diminue. Il est postmoderne, dans la mesure où les loisirs, les biens culturels et la recherche de l’inédit priment sur le souci de produire. Il est postimpérialiste et postcolonial, dans la mesure où il met systématiquement en cause la prééminence de l’Occident. Comme le montre fort bien Jean-François Staszak, la rupture des années 1980 naît des nouvelles techniques, des transformations sociales et géographiques qu’elles entraînent, et de leur reflet dans l’image que les gens se font de leur temps (Staszak, 2001a). La mutation résulte aussi d’un réexamen des fondements de la science : les épistémologies dont on se réclame se veulent postmodernistes et s’inscrivent dans une perspective postcolonialiste (Staszak, 2001a).
43 La multiplication des « post » nuit à la compréhension des changements qui interviennent alors. Une inspiration critique se substitue à l’inspiration radicale jusque-là dominante. Celle-ci était engluée dans les discours marxistes qui l’avaient inspirée : ils dénonçaient les injustices et les malfaçons de notre monde avec des instruments d’une autre époque. En adoptant une perspective critique, on se débarrasse d’un fatras de notions aujourd’hui inutiles, tout en gardant l’essentiel, le souci de justice sociale :
[…] la « géographie critique » est devenue de plus en plus populaire quand elle s’est substituée à la « géographie radicale » dans le courant des années 1980. La théorie critique avait été forgée dans les années 1930 par l’École des théoriciens de la société de Francfort […] Ils se considéraient eux-mêmes comme substantiellement différents de Marx, tout en partageant l’intérêt qu’il avait pour les structures sociales et économiques et pour l’émancipation humaine. […] La géographie critique […] préserve le souci que cette École manifestait pour l’émancipation des désavantagés et pour leur accession au pouvoir (Moss et alii, 2001, p. 3).
45 Au cours des années 1980, les thèmes et les instruments mobilisés sont surtout empruntés aux intellectuels de la gauche française (Hubbard et alii, 2004) : Henri Lefebvre permet de penser la production de l’espace ; Roland Barthes et Jacques Derrida offrent des procédures de déconstruction qui font apparaître les engagements implicites et les idéologies cachées ; Michel Foucault est l’auteur d’une impitoyable critique du regard comme instrument de contrôle et de domination : elle ne peut que séduire les géographes. Il faut également citer Jean Baudrillard, Pierre Bourdieu, Gilles Deleuze, Bruno Latour, Jean-François Lyotard, Paul Virilio ou Manuel Castells.
46 L’éventail des maîtres de la pensée critique s’élargit progressivement (Hubbard et alii, 2004). Les références aux intellectuels français sont toujours nombreuses, mais une place croissante est faite, dans le courant des années 1990, à des intellectuels passés du monde en voie de développement ou des pays de l’Est dans des pays développés et installés dans les grandes universités anglo-saxonnes : Zygmunt Bauman, Arturo Escobar, Stuart Hall, Edward Saïd, Homi Bhabha, Amyarta Sen ou Gayatri Spivak. L’attention accordée aux géographes qui s’attachent aux problèmes du genre — et qui sont la plupart du temps des femmes (Judith Butler, Donna Haraway, Doreen Massey, Linda McDowell, Gillian Rose, Iris Young, etc.) — s’affirme. On est très sensible à la réflexion de celles qui sont de couleur et issues de milieux défavorisés, comme bell hook.
47 La géographie prend ainsi une dimension critique. Il importe maintenant d’en préciser les fondements.
4 Les bases de la perspective critique
48 La perspective critique repose sur une proposition simple : l’esprit n’a pas de prise directe sur le réel. Elle l’appréhende à travers des mots, des discours et des images qui reflètent le moment et le lieu où ils sont mis en œuvre et portent la marque des jeux du pouvoir.
4.1 Théorie critique et jeux du pouvoir
49 (i) Pour les tenants de la nouvelle géographie critique, il existe une connivence entre la discipline et le pouvoir. Selon O’Tuathail, elle commence à la Renaissance, lorsque l’Angleterre élisabéthaine s’appuie sur le progrès de la connaissance géographique pour fonder des « plantations » (colonies) en Irlande. L’histoire de la géographie se confond depuis lors avec l’histoire du géopouvoir.
50 O’Tuathail s’inspire de Foucault et met l’accent sur le sens de la vue et le rôle de l’œil : « […] les nouvelles Monarchies expansionnistes du XVIe siècle imposent lentement […] une vision perspectiviste générale de l’espace et une conception neutre du temps aux nouveaux territoires qu’elles incorporent et annexent » (O’Tuathail, 1996, p. 12).
51 Avec le temps, la manière dont la géographie se fait l’instrument des relations de pouvoir se transforme. Grâce aux progrès des transports et à la naissance des télécommunications, une appréhension globale du monde devient possible à la fin du XIXe siècle. Elle explique la naissance de la géopolitique (O’Tuathail, 1996, p. 28-29).
52 La pensée critique contemporaine ouvre une ère nouvelle :
La géopolitique critique est une des nombreuses cultures de résistance à la géographie comme vérité impériale, connaissance capitalisée par l’État et arme militaire. C’est une petite partie d’un arc-en-ciel beaucoup plus vaste de luttes pour décoloniser l’imagination géographique colonisée dont nous avons héritée, de manière à rendre possibles d’autres manières de géo-dessiner le monde, à rendre possibles d’autres mondes (O’Tuathail, p. 256).
54 (ii) Pour John Paul Jones III et Wolfgang Natter « la géographie est faite de textes et d’images, et ceux-ci à leur tour ont trait à la géographie ». Elle devrait donc être proche des humanités, mais « l’étude spécialisée des textes et des images a été traditionnellement rattachée […] à la critique littéraire et à l’histoire de l’art » (Jones III, Natter, 1999, p. 299).
55 Comment surmonter cette coupure ? Elle n’est pas naturelle : « l’espace peut être traité comme un produit social qui contient, mais médiatise aussi, les relations entre l’individu et la société ; les textes peuvent de leur côté être considérés comme des produits sociaux médiatisés et médiatisants » (Jones III, Natter, 1999, p. 240). Selon Horkheimer et Adorno (1991, 1944), la division entre espace et représentations est une conséquence du rationalisme des Lumières. La forme de pouvoir social qui est impliquée dans ce processus de séparation est l’hégémonie :
À travers les documents de planification qui scellent le destin géométrique de l’espace et des sujets qui s’y trouvent présents, à travers les textes régionaux et les images qui rendent cohérentes les relations entre certaines personnes et certains lieux, et à travers les discours normatifs qui normalisent les frontières des espaces privés et des espaces publics, l’hégémonie est complice dans la stabilisation à la fois des constructions, des représentations et de l’espace social (Jones III, Natter, 1999, p. 244).
57 Le poststructuralisme est en train de briser ces liens. La ligne de démarcation entre la géographie et les humanités s’efface : une nouvelle discipline, plus englobante se forme.
58 (iii) La position de Jones III et de Natter présente des similarités avec celle de O’Tuathail. Le pouvoir joue pour eux un rôle fondamental dans la mise en place des réalités sociales. Il est chargé de connotations négatives : c’est une expression du mal. La critique du regard impérial est rendue possible par l’interprétation que Michel Foucault a proposée du Panopticon de Bentham. Dans le même temps, Roland Barthes et Jacques Derrida « se débarrassent de “l’œuvre” et de “l’auteur” », qui étaient traditionnellement « les points de ralliement des interprétations littéraires » (Jones III, Natter, 1999, p. 243).
59 La géographie humaine — et les humanités — font cause commune avec les technologies du pouvoir depuis la Renaissance (pour O’Tuathail) ou les Lumières (pour Jones III et Natter). La montée des attitudes critiques met en évidence ces compromissions. Elle entraîne un changement profond dans l’épistémologie de la géographie.
4.2 Approche culturelle et géographie postcoloniale
60 Les études postcoloniales s’inscrivent dans cette perspective. Le succès de ce thème doit beaucoup à l’ouvrage que Derek Gregory publie en 1994 : Geographical Imagination. Pourquoi géographie et impérialisme y sont-ils étroitement associés ?
61 L’ouvrage qu’Edward Saïd consacre en 1977 à L’Orientalisme ouvre la piste. On instruit depuis longtemps le procès à l’Occident, mais ce ne sont plus seulement ses marins, ses soldats, ses missionnaires et ses commerçants qui sont en cause. C’est une discipline académique : l’orientalisme. Celui-ci est né à la Renaissance. Il se développe rapidement à partir du XVIIIe siècle.
62 Ce qui attire les savants occidentaux, ce n’est pas l’Orient actuel, le monde arabe ou l’Islam. Ce sont ses civilisations passées. Edward Saïd y lit une volonté de minorer systématiquement les cultures contemporaines de cette partie du monde. Une telle entreprise n’est pas innocente : elle légitime la prise de contrôle par les Occidentaux des richesses d’une aire que ses populations actuelles sont incapables de gérer correctement pour le plus grand bien de l’humanité.
63 L’impérialisme a des racines intellectuelles. Il importe de les dénoncer. Dans la mesure où elle a été de près associée au pouvoir, la géographie a des comptes à rendre (Hancock, 2001).
4.3 L’ouverture de nouvelles perspectives
64 L’approfondissement de la réflexion sur la culture et l’affirmation d’une approche critique multiplient les pistes explorées. Les angles d’attaque changent : on substitue le regard des jeunes, des femmes, des vieillards, des handicapés et des minorités ethniques religieuses ou sexuelles, à celui de l’adulte blanc, de sexe masculin et qui accepte les préceptes de la culture dominante. Les identités cessent d’apparaître comme des réalités immuables : elles sont flexibles et évolutives. Les échelles se modifient : la part faite aux espaces domestiques ou aux lieux augmente, comme celle qui est accordée au monde global. Les groupes essaient d’imprimer leur marque dans le paysage, qui est donc profondément marqué par les jeux du pouvoir.
65 Ces transformations affectent tous les chapitres de la discipline : les réalités sociales, économiques et politiques, et la distribution de l’habitat sont étudiées d’une autre manière.
66 Cette ouverture tous azimuts fascine les géographes étrangers, qui s’en inspirent : les approches culturelles des pays anglophones servent un peu partout de modèle.
5 Aux approches de l’an 2000 : le tournant culturel de la géographie
67 La méfiance dont l’approche culturelle moderne était l’objet cède au fur et à mesure que la réflexion critique progresse. Celle-ci montre en effet que la culture est intimement liée au social.
5.1 L’idée de tournant culturel
68 De toutes les sciences sociales, l’économie semblait la moins soumise aux déterminations culturelles : les catégories qu’elle mobilisait, les facteurs de production (travail, capital et terre), les rémunérations qui leur étaient attachées (salaire, rente et profit) et les constituantes du circuit économique (production, distribution, consommation, épargne et investissement) n’étaient-elles pas universelles ?
69 Des doutes en ce domaine avaient déjà germé chez les historiens et chez les anthropologues : le marché ne jouait pas un rôle aussi universel que ne le supposait la théorie. La circulation des biens s’inscrivait dans la logique du don et du contre-don ou dans celle de la redistribution (Polanyi, 1944).
70 Il apparaît, au cours des années 1990, que les catégories de la demande sont des constructions culturelles (Geneau de Lamarlière, 2001) : on ne consomme pas des calories, mais des aliments dont on apprécie la saveur, l’odeur et la couleur. Ils sont chargés de valeurs symboliques (Bell, Valentine, 1997). Pas plus que la demande, l’entreprise n’existe dans l’absolu : les firmes sont marquées par les lois du pays où elles opèrent et par les réflexes et les objectifs de leurs employés.
71 L’idée marxiste selon laquelle l’économique est l’instance qui décide en dernier ressort de toute réalité sociale s’effondre : l’économique est conditionné par la culture. Celle-ci n’est pas un supplément facultatif à des analyses qui fournissent seules des connaissances solides. C’est un préalable sans lequel parler de social, d’économique ou de politique n’a pas de sens.
72 En Grande-Bretagne, on commence à parler du tournant culturel vers 1995. L’expression est rapidement adoptée (Barnett, 1998 ; Cook et alii, 2000).
5.2 Le débat sur le tournant culturel
73 De vifs débats ont cependant lieu. C’est l’accent exclusif mis sur le discours par les orientations critiques qui est en cause : à la limite, toute référence au monde réel disparaît. S’intéresser aux mots, aux images et aux représentations constitue un plus pour la géographie. Ne s’attacher qu’à eux serait un appauvrissement.
74 En Grande Bretagne, le Groupe d’Étude sur la Géographie sociale et culturelle s’inquiète de ces dérives possibles dès le début des années 1990 (Philo, 1991). Les inquiétudes qu’il exprime n’arrêtent pas le tournant culturel, mais elles conduisent à le formuler d’une autre manière : la culture est le véhicule de tous les héritages, de tous les savoirs et de toutes les aspirations ; elle fait comprendre comment les hommes perçoivent le monde et essaient de le transformer — mais l’action humaine ne brasse pas que des mots. Il y a une réalité derrière les discours : on ne peut l’appréhender directement (c’est le sens des orientations critiques : la connaissance est toujours « située », relative au lieu et aux groupes qui l’élaborent), mais les récits que la recherche construit ne sont pas totalement gratuits et arbitraires.
75 Pour rappeler ce principe épistémologique, beaucoup préfèrent ne pas dissocier l’approche culturelle de l’approche sociale (Philo, Söderström, 2004). La publication de la revue Social and Cultural Geography va dans le même sens.
6 Un bilan : force et faiblesse de l’approche culturelle dans le monde anglophone
76 Le développement de l’approche culturelle se poursuit dans les pays anglosaxons, mais son cours est moins tumultueux qu’au cours des décennies précédentes. L’idée selon laquelle la perspective sociale et la perspective culturelle ne s’opposent pas, mais sont nécessairement liées et complémentaires, calme les esprits.
77 Depuis les années 1960, l’évolution est foisonnante : géographie sauérienne ; explosion des curiosités humanistes des années 1970 ; essais de reprise en mains par la géographie radicale ; naissance de perspectives nouvelles dans les années 1980 : le structurationnisme qui fait long feu, puis les perspectives critiques et leur cortège de « post », qui entraînent une mutation épistémologique fondamentale ; prise en compte de cette rupture à travers l’idée d’un tournant culturel de la discipline, mais conscience aussi des difficultés qui peuvent en résulter : d’où la volonté de rester accroché au social.
78 Un tel schéma est simplificateur. La géographie humaniste n’a pas disparu des agendas de recherche : la publication d’un ouvrage en l’honneur de Yi-Fu Tuan le rappelle (Adams et alii, 2001). Ce courant était porteur d’une sensibilité nouvelle à la corporéité et à la texture de l’expérience : elle continue à vivifier la recherche anglo-américaine (Adams, 2005 ; Buttimer, 1993). Les courants radicaux poursuivent leur course, même s’ils font un peu figure de mouvements d’anciens combattants (Collignon ; 2001b) : dans des registres différents, ils inspirent toujours les travaux de David Harvey ou d’Edward Soja.
79 La part faite aux recherches sur les minorités nous paraît démesurée : c’est que la place qu’elles jouent dans les sociétés anglophones, et les rapports qu’elles y nourrissent avec la majorité, ne sont pas les mêmes qu’en France (Collignon, 2001a). Cela explique l’écho que le multiculturalisme y trouve. Tous ces groupes sont en quête de reconnaissance, ce qui explique beaucoup des conflits des sociétés contemporaines.
80 Les collègues du monde anglophone ont découvert la planète du genre (Chivallon, 2001 ; Rose, 1993 ; McDowell, 1997 ; McDowell, Sharp, 1997 ; Massey, 1994) : les premières formes de la théorie de la patriarchie paraissent aujourd’hui naïves ; les excès du militantisme féministe ont gâté certains travaux. L’essentiel demeure : la géographie s’enrichit à être analysée à travers le regard que les femmes portent sur le monde.
81 L’ampleur des recherches consacrées au postcolonialisme étonne (Hancock, 2001). Elle s’explique par la prégnance de l’idée impériale dans l’Angleterre victorienne, et par le regard porté sur les autres qui la justifiait. Les recherches n’ont jamais été aussi nombreuses (Blunt et alii, 2003 ; Cooper, 2005 ; Gregory, 2004 ; Young, 2002). Mais mouvement ne contribue-t-il pas, malgré lui, à perpétuer le regard eurocentrique de l’impérialisme ?
82 Les transformations contemporaines de la société sous l’effet d’internet passionnent beaucoup de collègues anglo-saxons, qui s’interrogent sur les formes de sociabilité qu’elles appellent (Boyle, 1996 ; Shields, 1996 ; Smith, Kollock, 1999). On connaît la popularité des cyborgs, lancés par Donna Haraway (Haraway, 1991). Paul Adams vient de revisiter le thème dans une perspective humaniste (Adams, 2005).
83 Tous les chapitres de la géographie humaine sont touchés par les remises en question contemporaine : il n’est plus question d’aborder l’économie sans parler des dimensions socio-culturelles de la demande ou des entreprises. Les spécialistes de géographie politique découvrent les problèmes de gouvernance : les gouvernements agissent sur une société civile qui accepte plus ou moins bien de se laisser diriger ; elle est d’autant moins rétive qu’elle a le sentiment que les valeurs qui lui sont chères sont respectées.
84 L’approche régionale subit une mutation profonde : c’est sur les lieux que l’attention se porte surtout (Staszak, 2001b ; Entrikin, 1992 ; Massey, 1994 ; 1997). Dans ce domaine, les géographes anglophones ont peut-être été moins loin que leurs collègues francophones car ils n’ont pas exploré des concepts voisins, celui de territoire par exemple : rien n’égale l’analyse que Joël Bonnemaison propose de cette notion, et de la manière dont les groupes s’approprient et structurent symboliquement l’espace.
85 Le paysage était au cœur des publications de Sauer. Il tient une place éminente dans les travaux actuels, mais ce qu’on y recherche est différent (Debarbieux, 2001). Il est conçu comme une scène, où les groupes se donnent à voir (d’où le foisonnement de monographies sur les expositions, les fêtes, les cérémonies), et comme une arène où ils s’affrontent (Michell, 2000). La piste humaniste, enrichie, demeure importante (Olwig, 2002).
86 Les dynamiques du monde actuel sont surtout appréhendées à l’échelle du local. Elles le sont aussi à travers les nouveaux développements que connaît la géographie urbaine (Dean et alii, 1996 ; Marcuse et alii, 2000 ; Massey et alii, 1999 ; Soja, 2000). Les formes de sociabilité se diversifient sous l’impact de la mobilité accrue et des télécommuncations (Amin, Thrift, 2002).
87 L’accent mis sur les réalités de petite dimension nuit sans doute à l’appréhension directe de la globalisation, mais celle-ci n’est évidemment pas absente (Amin, 2002). Goody — mais il n’est pas géographe — montre comment le progrès des communications conduit, depuis l’Antiquité, au rapprochement des cultures (Goody, 2004).
88 La multiplication des sectes, la montée des fondamentalismes et la naissance de nouvelles idéologies rappellent que le religieux change de forme, mais qu’il est tout aussi présent dans notre monde que par le passé. Le bilan des travaux consacrés à ce champ est un peu décevant : les perspectives critiques empêchent d’accorder aux au-delàs qui orientent l’action humaine la place qui devrait leur revenir.
89 Pour l’observateur français, certaines pistes demeurent relativement négligées : c’est le cas des formes vernaculaires de la culture, malgré les travaux pionniers de John B. Jackson. L’influence des modes de communication sur les formes prises par la culture est plus systématiquement analysé par des anthropologues que par les géographes (Goody, 1993).
90 Des réserves peuvent être faites sur les fondements de l’approche culturelle. Lorsque les perspectives critiques sont conduites à leurs conclusions extrêmes, comme chez John Paul Jones III, la géographie finit par ne plus s’intéresser qu’aux jeux de la représentation : elle coupe tout lien avec le réel. L’analyse régionale se trouve de la sorte évacuée :
Les fragmentations et les flux simultanés de capital et de culture ont tellement miné les définitions autrefois sûres de l’espace qu’à parler avec certitude d’un groupement quelconque (qu’il s’agisse d’une communauté, d’une région ou d’une nation), on risque de se faire traiter de romantique (Jones III, 2001, p. 124).
92 La pratique de la géographie postcoloniale soulève également un problème : l’application des techniques de la déconstruction aux géographies élaborées avant 1980 délivre-t-elle à jamais les géographes de la tentation impérialiste ? La leçon à tirer de ces analyses n’est-elle pas surtout de prudence ? Tout savoir peut asseoir une domination ! Jamais les géographes anglo-saxons n’ont manifesté une telle indifférence pour tout ce qui n’est pas anglophone. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
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Mots-clés éditeurs : géographie radicale, études sur legenre, Culture, postcolonialisme, postmodernisme, géographie critique, structuralisme, structurationnisme, épistémologie
Mise en ligne 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/ag.660.0008