Notes
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Je remercie Étienne Rivard, Philippe Le Billon, et surtout Éric Taillefer et Éric Glon pour leurs conseils linguistiques.
Introduction
1 Si, suivant Paul Vidal de la Blache, la France est une médaille frappée à l’image d’un peuple, cela n’est possible que dans un pays connu, vécu et borné, soit un pays où les gens et la terre s’entremêlent à travers les siècles et les millénaires. Ces conditions n’existent pas au Canada. Jusqu’au XXe siècle, les limites du territoire n’étaient pas connues, et l’étendue du pays ainsi que les rendements de la terre restaient à découvrir. Bien que la terre fût occupée depuis longtemps par les peuples autochtones, leur emprise fut rudement brisée par un colonialisme agressif et l’arrivée des immigrants en quatre siècles seulement. Les conditions sont donc opposées : en France espace borné et temps étendu, au Canada espace étendu et temps borné.
2 Toute réflexion sur les rapports entre les gens et la nature au Canada et en France doit tenir compte de ces conditions différentes. Même aujourd’hui, alors que les technologies agressives dominent une vie devenue largement urbaine, l’influence de la nature sur la vie ne peut être en France ce qu’elle est au Canada. Je vous offre ici quelques réflexions sur les rapports entre les gens et la nature au Canada. En tant que géographe historique, je les expose sur une longue durée. Ces rapports ont été profondément tranformés pendant la brève histoire du pays, mais bien que nous partageons maintenant à peu près la même civilisation moderne, ils ne peuvent pas être au Canada ce qu’ils sont en France. J’irai plus loin. À mon avis, ni le Canada ni la vie de ses citoyens ne peuvent être compris sans tenir compte de la nature qui les entoure et, en bonne partie, les compose.
1 Une relation à la nature modelée par la colonisation européenne
1.1 Le rejet des autochtones
3 Quand les Français et les Anglais sont arrivés en Amérique du Nord, le territoire qui est aujourd’hui le Canada était occupé par une multitude de groupes autochtones. À quelques exceptions près, ceux-ci vivaient de pêche, de chasse et de cueillette. Mobiles sur l’ensemble de leurs territoires, leur vie reposait sur des technologies ingénieuses mais simples, et sur une connaissance profonde des écologies dont ils tiraient leur subsistance. La géographie humaine de l’Amérique du Nord septentrionale consistait en une mosaïque de savoirs locaux qui, bien que différents les uns des autres, étaient tous des poches d’expérience où la nature, les esprits et les contes se confondaient. Les distinctions entre les gens et la nature, ainsi que les différences entre le monde des animés et celui des inanimés, n’existaient pas. Un arbre n’est peut-être qu’un arbre, mais il est peut-être aussi le Coyote protéiforme. La pluie qui tombe sur l’arbre, ne peut-elle pas être les larmes d’une mère décédée ? On est face aux « lifeworlds » du philosophe Jürgen Habermas, aux petites sociétés si intimement liées à la nature que celle-ci ne peut pas être une catégorie mentale. Limitée par l’hiver et le froid et exploitée par des technologies simples qui l’ont modifiée légèrement, la terre était dans la plupart des cas de faible rendement. L’expérience, la connaissance de la terre permettaient aux gens de subsister.
4 Chacun des peuples du nord du continent partage des croyances, mais dans les détails les mondes surnaturels varient beaucoup d’un endroit à l’autre. Des esprits locaux, par exemple, habitent des endroits particuliers. Les Micmacs d’alors disposent des offrandes dans des lieux comme des chutes, des baies ou des endroits le long des rivières qui incarnent les esprits. Les Hurons, l’un des peuples agricoles au nord du lac Ontario, associent des esprits amicaux ou hostiles à de nombreux lieux spécifiques. Ces natifs tentent de se les concilier ou d’en obtenir l’aide par des offrandes de tabac laissées sur place ou jetées dans les feux de camp. Les études sur les Dunne-za, le peuple du castor de la vallée de la rivière de la Paix (nord de la Colombie-Britannique et de l’Alberta), démontrent à quel point les esprits et les rêves des Dunne-za sont intrinsèquement liés à leur environnement. Pour ce peuple, la connaissance de l’environnement, la spiritualité et la terre elle-même forment un tout. Une étude sur les Tsimshian, un peuple vivant dans la partie inférieure de la rivière Skeena et sur la côte adjacente en Colombie-Britannique, s’est consacrée au concept de spanaxnox (un terme qui peut désigner les lieux habités par les esprits ou les esprits eux-mêmes). Chez les Tsimshian, les spanaxnox habitent une société sous-marine organisée à l’instar de celle des Tsimshian. Le monde des humains et celui des spanaxnox peuvent communiquer : les gens et les esprits peuvent passer de l’un à l’autre. Un récit rapporte, par exemple, que la fille d’un chef avait été entraînée dans un tourbillon jusqu’à un village habité par les spanaxnox. Elle s’y maria et donna naissance à un fils pour ensuite retourner chez son peuple. Son fils, qui était mi-humain, mi-spanaxnox y devint un grand chef. C’est ainsi que, dans leurs déplacements, les Tsimshian traversent non seulement les contrées perceptibles par les sens, mais aussi les territoires de leurs vis-à-vis sous-marins, les spanaxnox. À la façon de l’irritable dieu grec Poséidon, ils se vengent si on ne se les concilie pas correctement.
5 Ces mondes locaux furent rudement pénétrés, puis brisés, par un colonialisme agressif. Comme partout où le colonialisme fut actif, la possession du territoire et, ce faisant, la dépossession de ceux qui l’occupaient auparavant, fut l’objectif principal. Accompagné par les épidémies et les armes à feu, lesquelles ont précipité la dépopulation générale, les vastes migrations et les guerres horribles, ce processus visait à la déterritorialisation des autochtones. Il a suscité leur relocalisation dans des espaces restreints et réservés pour eux. Mais la société coloniale voulait plus. Les cultures autochtones et le savoir sur lequel elles reposaient se devaient d’être civilisés. Ce fut précisément un des objectifs de tous les missionnaires et de toutes les écoles où les enfants autochtones, détachés de leurs parents et de leur culture, furent forcés d’apprendre l’anglais ou le français et empêchés de parler leur propre langue. Les cultures d’origine européenne avec leurs façons de penser et leurs moyens d’organiser la terre, avaient ainsi pénétré, puis dominé l’espace indigène.
6 Dans de telles circonstances, les anciens lifeworlds des autochtones ne pouvaient plus tenir. Leurs cultures subirent des pertes énormes. Une bonne partie de la mémoire orale s’éteignit avec la mort des aînés. Les langues se parlèrent de moins en moins. Les connaissances de la nature s’atténuèrent de plus en plus. De nos jours, lorsqu’à peu près la moitié des autochtones demeure en ville, la nature devient plus symbolique et sa connaissance plus lointaine. Si les modes de relation entre les autochtones et la terre ne sont pas tout à fait effacés, ils n’existent plus maintenant qu’en marge de l’expérience canadienne.
1.2 Une conquête et une exploitation de la nature dérivées de la culture euro péenne
7 L’exploration moderne de l’Amérique du Nord et la cartographie qui s’ensuivit avaient pour but de resituer cette contrée dans la pensée européenne. Les cultures indigènes étaient ignorées. Les lignes et les noms de lieux tracés sur les cartes ont produit un espace que les Européens pouvaient comprendre et aussi un cadre pour la colonisation. Dans l’imaginaire sinon dans la réalité, le territoire avait été vidé et, comme tel, était ouvert pour être étrenné. Le savoir indigène a su pénétrer l’expérience européenne dans le contexte de la traite des fourrures. Ailleurs, les colons ont commencé à mettre en valeur la terre en la situant dans leur esprit non pas en Amérique du nord mais en Europe.
8 Pour la plupart, les immigrants européens qui s’installèrent au Canada arrivaient dans un pays dur qui leur était inconnu, avec une technologie préindustrielle et une formation inscrite dans la paysannerie européenne. Insérés dans ce nouvel environnement, ils ont dû s’accommoder de quelque façon que ce soit. Ce n’était pas du tout facile. Ils étaient aux prises avec des forêts accablantes, avec le froid et le gel, avec des bêtes comme les loups et les ours qui avaient disparu de l’ouest de l’Europe. Il fallait transformer cette nature, la remodeler en quelque chose d’utile, c’est-à-dire, l’humaniser d’après l’imaginaire européen. De nouveaux lieux de peuplement furent mis en place malgré les nombreux échecs et les catastrophes personnelles (pour la plupart invisibles de nos jours). Les immigrants ont réussi à établir un rapport viable avec une autre nature située en Amérique du Nord, mais en refaisant cette nature en petits paysages dérivés de l’Europe.
9 Là où les immigrants se sont installés, ils ont recréé une « nature » locale. Celle-ci devient le fondement essentiel d’une vie paysanne transplantée. Les Irlandais, modestes pêcheurs établis entre les rochers et la mer dans les minuscules havres terre-neuviens, connaissaient les courants côtiers, les migrations des poissons, la signification pour la pêche des concentrations des oiseaux de mer, les légumes qu’on pouvait cultiver entre les périodes de gel, les lieux où on piégeait les martres et ceux où l’on trouvait les nids et les œufs d’oiseaux. Ces Irlandais étaient chez eux dans leurs petites embarcations, leurs échafauds (pontons en bois) délabrés et leurs maisons perchées sur leurs petits coins de la côte. C’était la même chose pour les Acadiens, qui habitaient dans les marais autour de la Baie Française (la baie de Fundy). Ils étaient maîtres, après un certain temps, d’une agriculture pratiquée sur des champs endigués pour contrer l’effet des hautes marées de la baie. Ces Acadiens sont progressivement devenus un petit peuple paysan lié par le sang et par un milieu unique et connu. Il en va de même pour les censitaires le long du fleuve St-Laurent, situés sur leurs longues et étroites bandes de terre qui partent du fleuve pour s’enfoncer vers l’intérieur. Après une vie de lutte contre la forêt, le censitaire avait une petite ferme donnant sur le fleuve, avec la forêt derrière, les voisins à côté, une église et un moulin à blé et peut-être une scierie pas trop loin. La ville n’était pas trop éloignée. Cela rappelle le cadre approximatif de la vie paysanne en France, avec à peu près le même ordre de connaissance de la nature. C’était similaire en Ontario. Les Écossais, les Irlandais et les Anglais ont fui leur pays où l’emprise du marché et de l’économie industrielle a empiété de plus en plus sur les droits de coutume et le travail domestique qui ont longtemps soutenu la vie paysanne. Ces émigrants sont alors confrontés, avec un certain atavisme, aux forêts canadiennes tout en assumant la vie de pionnier. Partout le christianisme officiel tenta, comme en Europe, de supprimer les superstitions locales, sans jamais connaître un succès total.
10 Il y avait aussi les chantiers, ces sites isolés de travail qui, avec le temps, étaient de plus en plus industrialisés. Les chantiers sont les lieux où convergèrent le capital, la main-d'œuvre, une ressource naturelle et un système de transport pour procurer et acheminer un produit brut. À ces endroits, les pêcheurs, les bûcherons, et les mineurs étaient liés à la nature par leur métier et sa technologie. Le travail était spécialisé, ardu, et souvent saisonnier. Les bûcherons des forêts de la Colombie-Britannique ont longtemps travaillé avec la hache à double tranchant, la scie longue d’au moins trois mètres, et le cric pour soulever les bûches. Pour la plupart de ces hommes, un tel travail est leur métier. Ils le connaissent mais ne maîtrisent la nature que par quelques pratiques très spécialisées et marchandes. La situation est très différente pour les natifs qui ont une connaissance plus globale soutenue par les technologies moins puissantes mais plus subtiles et diversifiées. Le rapport entre les hommes des chantiers et la nature n’a rien de romantique. Ils travaillent car il faut gagner sa vie et la nature tue assez souvent.
2 Un archipel de cellules de peuplement
11 Le progrès de l’immigration et l’expansion du peuplement arrivent à créer une formation géographique qui ne ressemble ni à la France, ni à aucun autre pays européen, ni même au voisin méridional, les États-Unis. Dans ce pays, l’Ouest est à découvrir et à peupler. Le peuplement américain avançait sur un large front courant du Golfe du Mexique aux Grands Lacs et jusqu’au quarante-neuvième parallèle après la répression des « Indiens » (carte 1). Dans l’ensemble, la terre était généreuse et attrayante. Au Canada c’était autre chose. Le peuplement se situait à la limite de l’œkoumène nord-américain. Les rochers où les sols acides et une courte saison de croissance sont au nord, et les États-Unis au sud (carte 2). Entre ces deux limites, le Canada est fait de poches de peuplement. Les cartes de la densité de la population canadienne montrent une réalité inattendue. Le Canada apparaît comme un archipel aligné le long de la frontière américaine (cartes 3 et 4).
12 Il y a eu de nombreuses tentatives d’étendre ces cellules de peuplement vers le nord. Les traités internationaux qui ont défini la frontière avec les États-Unis ne permettaient pas leur expansion vers le sud. Bien que ces tentatives aient été avant tout les rêves de l’élite urbaine et religieuse, de nombreux colons se tournèrent vers le Nord attirés par une vision irréelle de la terre promise. Le résultat était prévisible. Une génération, peut-être deux, de lutte avec une terre ingrate, la pauvreté, et bientôt des jeunes qui ne peuvent plus subir une telle vie. La progression vers l’ouest demeure longtemps inexistante au Canada. À partir des colonies maritimes (Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick), la vallée du St-Laurent et la région des Grand-Lacs sont trop loin. À partir du Bas-Canada (le Québec), l’Ouest est bloqué par le peuplement protestant. À partir du Haut-Canada (l’Ontario), l’Ouest est bloqué par quinze cents kilomètres de forêts et de rochers. Cet obstacle ne sera qu’en partie surmonté avec l’arrivée du chemin de fer à Winnipeg en 1882. Dans l’Est, toutes les poches principales de peuplement furent remplies avant le milieu du XIXe siècle. Blo- quée au nord et à l’ouest, la migration s’est ensuite tournée vers les États-Unis. Dans chaque colonie ces saignées affectaient une bonne partie de la population, surtout des jeunes. On disait qu’en 1900 il y avait aux États-Unis plus de gens nés en Ontario qu’en Ontario même.
Densité de peuplement aux États-Unis, 1850 Population density, United States, 1850
2-90
90 et plus
Densité de peuplement aux États-Unis, 1850 Population density, United States, 1850
Une terre bien délimitée A well delimited land
Limite Est de la cordillère
Plus de cent jours sans gel par année
Une terre bien délimitée A well delimited land
13 Cette migration vers le sud ajouta au melting-pot américain les divers éléments de la population canadienne, mais ne réussit pas à rompre l’isolement des poches de peuplement canadien. Pendant longtemps, celles-ci ne s’entremêlent que très peu. Chaque société est de plus en plus repliée sur elle-même et stabilisée par les liens de sang ou de culture. Tout l’espace utile est occupé. Par la suite, il y eut beaucoup plus de départs que d’arrivées. Les populations originales qui créèrent les cellules de peuplement furent le produit des migrations à diverses époques et de divers coins de l’Europe avant la confédération canadienne en 1867 : surtout de l’ouest de la France au XVIIe, et d’Irlande, d’Écosse, ou d’Angleterre au XIXe siècle. Dans certains cas, ces différents peuples n’habitaient pas les mêmes endroits, dans d’autres cas, ces populations d’origine différente étaient présentes de façon très inégale. Un mécanisme de création puis de stabilisation des cultures régionales apparaît donc au Canada, un pays où les limites de peuplement sont toujours proches et où les États-Unis s’avèrent très souvent attrayants. Les petits havres terre-neuviens illustrent parfaitement ce mécanisme. Une petite population d’origine irlandaise ou anglaise s’établissait à un endroit. Il n’y avait plus d’espace pour les nouveaux venus à l’exception de quelques femmes de la même origine et d’un autre petit village de pêche lors des mariages. Dans de telles circonstances les cultures ne s’entremêlent pas, et deux petits villages éloignés seulement de quelques kilomètres peuvent garder leurs accents et leurs identités distinctes. On le voit à l’échelle de l’île du Cap Breton qui reçut les Écossais tôt au XIXe siècle. Faute de terres suffisamment disponibles, ces lieux ne peuvent accueillir la plupart de leurs enfants, qui ont quitté la région pour émigrer au États-Unis vers le milieu du siècle. Au Québec, les bonnes terres dans la vallée du St-Laurent sont toutes prises avant le milieu du XIXe siècle. Dans l’impossibilité d’accéder à la terre, les jeunes quittent la région et partent, eux - aussi, pour les État-Unis. Les modalités du peuplement du Canada suscitent ainsi la création et la continuité de cultures régionales. Ce phénomène n’est compréhensible qu’en admettant les possibilités limitées de la terre et les migrations qui s’ensuivent.
Densité de peuplement au Canada, 1851 Population density, Canada, 1851
1-999
1 000 et plus
Densité de peuplement au Canada, 1851 Population density, Canada, 1851
Densité de peuplement au Canada, 1961 Population density, Canada, 1961
1-999
1 000 et plus
Densité de peuplement au Canada, 1961 Population density, Canada, 1961
14 Au fur et à mesure que les Européens pénétrèrent le continent, luttèrent contre la terre et tentèrent de l’humaniser à leur façon, les autochtones et leurs connaissances furent déplacés. La plupart des immigrants eux-mêmes vivaient près de la terre et de la nature. Ils en avaient une connaissance considérable à partir de leur métier et d’une technologie manuelle pendant bien des années. Ils vivaient dans des cellules de peuplement qui n’avaient souvent que les forêts et les rochers comme horizon. Éloignés les uns des autres, ces différents foyers de population se méconnaissaient. Pendant les années 1860, les autorités britanniques conçurent l’idée d’unir les diverses colonies de l’Amérique du Nord britannique en un seul pays. Lorsque les Pères de la confédération s’assemblèrent pour discuter de cette proposition, le concept d’un pays uni et centralisé s’accorda si mal avec la géographie créée par la colonisation européenne qu’elle fût rejetée par la plupart d’entre-eux. De là, découla la confédération canadienne de 1867, avec sa division des pouvoirs entre le fédéral et les provinces. Celles-ci n’étaient en quelque sorte que le reflet d’un peuplement dispersé, régionalisé et bâti sur des zones de mises en valeur bien délimitées.
3 Une nature mise à distance mais omniprésente dans une société de citadins
15 Aujourd’hui la société canadienne est en grande majorité urbaine, et se trouve engagée dans une puissante technologie qui tient la nature à distance. Les Canadiens sont parmi les plus grands consommateurs d’énergie au monde afin de maîtriser les effets du climat et de la distance. Hors des villes, les grandes machines s’interposent entre ceux qui travaillent et la nature. Elle est de plus en plus perçue du siège d’un bulldozer, est-on tenté de dire. Partout, la connaissance de la technologie remplace celle de la nature qui relève davantage du travail des scientifiques.
16 La carte du peuplement n’a pourtant pas tellement changé. Du point de vue des Canadiens, une nature à peine transformée par les influences humaines est visible à l’horizon. On aperçoit cette nature depuis la plupart des villes canadiennes. Elle est accessible en deux ou trois heures de voiture tout au plus pour presque tout le monde. On ne peut pas dire que c’est la wilderness, ce mot au service de la spoliation coloniale. Il reste néanmoins au Canada une occasion d’être en contact avec un espace perçu sans limite et où il n’y a presque personne. L’énorme bouclier laurentien, les montagnes de l’ouest, le Nord, et, à une autre échelle, l’intérieur de Terre-Neuve et même de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick en fournissent de multiples exemples. Le Canada reste ce qu’il était dès sa création : un archipel de régions, plus ou moins peuplées, bordé par la frontière américaine, les forêts, les rochers, et la mer.
17 Bien que les jeunes Terre-Neuviens aillent maintenant chercher du travail à Calgary plutôt qu’à Boston, le pays reste très régionalisé. La distance n’a pas été éliminée. Ni le gouvernement ni l’imaginaire à propos du pays ne sont très centralisés. Les provinces gardent jalousement leurs pouvoirs, et les différences sont soulignées autant sinon plus que les ressemblances dans le vocabulaire culturel. La plupart des Canadiens ne connaissent pas très bien les diverses îles de leur archipel. Les distances sont trop grandes. À l’opposé, la nature est toujours proche. Les saisons, d’abord, auxquelles personne ne peut échapper, même en ville quand il y a un vent du nord, une température de moins trente, et une voiture qui refuse de démarrer. Il y a aussi cet immense espace dominé par la nature au-delà de l’horizon. En de telles circonstances, ce n’est pas par hasard que les symboles du pays s’attachent à la nature plutôt qu’à l’histoire. La feuille d’érable sur le drapeau en est un exemple, le castor sur la monnaie en est un autre (bien que certains soupçonnent cet animal très travailleur d’être plutôt protestant).
18 Si l’expérience de la nature n’est pas ce qu’elle fut autrefois, elle n’est pas négligeable. Un peu partout les Canadiens vont souvent dans la forêt pour pratiquer la pêche ou la chasse. La venaison est un appoint significatif à l’économie domestique pour beaucoup de ruraux. Les sportifs vont dans la nature pour pratiquer l’alpinisme, pour faire du canoë ou du kayak, pour des randonnées pédestres plus ou moins longues. Les moins sportifs s’y rendent pour faire de la motoneige ou pour se promener en véhicule tout-terrain. Le tourisme écologique devient important pour beaucoup, alors que d’autres se contentent de tournées en voiture sur les routes inhabitées. De nombreux individus de la classe moyenne dans l’est du Canada quittent les villes en été pour un chalet dans la forêt au bord d’un lac quelque part en marge du bouclier laurentien. En France les membres de la même classe achètent plutôt les maisons dans des anciens villages. Cette différence est considérable. L’imaginaire ne s’oriente pas dans le même sens. L’histoire et les apports successifs des générations cèdent leur place à la nature dans le cas canadien. La situation est pratiquement l’inverse en France. Il est souvent dit au Canada, dans une optique un peu trop romantique, que l’on entre dans la cathédrale de la nature. Les animaux y ont le visage des animaux selon les termes synthétique du poète canadien Margaret Atwood. Selon elle, la situation est très différente dans la culture européenne. Les animaux y sont humanisés. Ils ont en quelque sorte le visage des gens.
Conclusion
19 Ce penchant pour la nature est une partie intégrante de la pensée canadienne. Quelques peintres des années 1920 très connus sous le nom de groupe des sept du fait de leur nombre avaient pour sujet principal la nature. Les toiles représentent les paysages de rochers, de lacs, de forêts du bouclier laurentien, des montagnes de l’ouest ou encore de la neige et de la glace du nord. Les habitations humaines s’y inscrivent souvent dans les formes de cette nature. Durant l’entre deux guerres et après la deuxième guerre mondiale, un courant important de la pensée scientifique considère le Canada comme un pays nordique. Son économie est liée au bouclier laurentien et est présentée comme dépendante des ressources naturelles du nord depuis l’époque de la traite des fourrures. C’est une idée qui se perpétue. Le Canada est composé de roches, d’arbres, et d’eau selon une chanson populaire canadienne. Une autre d’entre-elle précise que l’âme du pays se trouve au-delà de la limite forestière. Sherrill Grace, spécialiste canadien de littérature et de sémiologie, affirme que la pensée de son pays se tourne vers le nord en temps de crise. Le Canadien s’inquiète ainsi du sort des ours polaires autour de la baie d’Hudson en raison du réchauffement climatique.
20 Mon argument est simple. Aujourd’hui autant que par le passé le Canada est impensable sans le contexte de la nature particulière de l’Amérique du Nord septentrionale. Le pays est un produit de la rencontre entre la civilisation européenne et cette terre ainsi que les autochtones. Cette rencontre est caractérisée par un milieu exigeant et par la difficulté d’y superposer des nouvelles géographies humaines. À l’exception des abords des villes et des campagnes, les immigrants n’ont jamais su apprivoiser ces espaces immenses. Bien-sûr, les rapports avec la nature changent et, de manière générale, sont devenus plus symboliques avec le temps. Les Canadiens vivent avec les symboles, ainsi qu’avec la matérialité d’une nature qui est belle, dure, et très présente.
Bibliographie
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Notes
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Je remercie Étienne Rivard, Philippe Le Billon, et surtout Éric Taillefer et Éric Glon pour leurs conseils linguistiques.