Introduction
1Les familles constituent une part considérable de la population sans logement. Depuis la fin des années 1990, un nombre croissant d’entre elles, majoritairement étrangères, sont privées de logement et occupent le système d’hébergement d’urgence (Guyavarch, Le Méner, 2014 ; Dietrich-Ragon, 2017). L’hébergement en hôtel social complète ou supplée, notamment dans les grandes agglomérations, les carences de dispositifs spécialisés dans l’accueil d’étrangers, les demandeurs d’asile en particulier (Le Méner, Oppenchaim, 2012). En Île-de-France, plus de 21 000 familles ont ainsi été hébergées en hôtel social en 2017, soit 58 247 personnes. Si la situation des enfants hébergés en hôtel a été documentée par une série d’enquêtes récentes (Vandentorren et al., 2015), celle des adolescents sans logement est moins connue, malgré quelques travaux sur les jeunes mineurs isolés (Duvivier, 2012). Pourtant, l’adolescence constitue une période spécifique durant laquelle les adolescents cherchent à s’émanciper de la tutelle des principales instances de socialisation, en particulier de leur famille (Zaffran, 2010). Cette émancipation passe à la fois par l’appropriation de sa chambre (Singly, 2010) et les sorties entre pairs, dans le quartier ou en dehors de celui-ci (Oppenchaim, 2016). Mais comment s’émanciper de ses parents lorsque l’on vit avec toute sa famille dans une chambre d’hôtel ? La rue constitue-t-elle un lieu de repli face à l’impossibilité de se ménager un espace et des temps à soi au domicile ?
2En s’appuyant sur un rapport remis au Défenseur des droits (Macchi, Oppenchaim, 2018), cet article a pour objectif de montrer et d’expliquer pourquoi la fréquentation des espaces publics de résidence et la participation aux sociabilités juvéniles qui y ont cours ne compensent que très rarement l’absence d’appropriation de l’espace domestique des adolescents hébergés en hôtel.
Méthodologie
La réalisation d’entretiens successifs permet de caractériser avec précision les différents aspects du quotidien des adolescents et de tisser une relation de confiance, malgré une mise en relation par l’intermédiaire d’institutions assurant leur suivi social. En effet, si entrer en relation avec des adolescents par le biais d’institutions, dont ils se méfient en partie, est une difficulté classique pour les chercheurs (Oppenchaim, 2011), le rôle d’intermédiaire joué par les associations d’aide aux familles sans logement induit une confusion possible des enquêteurs avec des travailleurs sociaux. L’entretien avec les chercheurs peut alors être compris, par les adolescents ou leurs parents, comme susceptible de leur apporter une aide, quand bien même nous leur avons toujours précisé que l’étude serait sans effet sur leur situation résidentielle.
Ce corpus principal d’entretiens est complété par une série d’observations dans les hôtels où résident les adolescents ainsi que par l’exploitation de l’enquête quantitative Enfants et familles sans logement (ENFAMS) menée par l’Observatoire du Samusocial de Paris en 2013 auprès de 801 familles franciliennes sans logement (Vandentorren et al., 2015), qui permet de contextualiser et de compléter l’analyse des trajectoires des adolescents interrogés.
L’hôtel : un espace d’interdictions et de contraintes
3Les conditions d’hébergement des adolescents accueillis en hôtel leur permettent difficilement d’investir l’espace domestique et de faire de la chambre d’hôtel un « chez-soi » : une série d’interdictions limite fortement leurs usages de l’hôtel et la promiscuité ne leur permet pas de mettre à distance les tensions familiales ni de se ménager un espace à soi.
L’impossibilité d’investir l’espace domestique
4La nécessité de se conformer au règlement de l’hôtel et de composer avec un espace limité offrant peu de commodités contraint fortement la façon dont les adolescents occupent l’espace domestique. Les sociabilités des adolescents à l’intérieur de l’hôtel sont encadrées par deux types de règles : celles qui régissent le droit de visite des personnes extérieures à l’hôtel et celles qui concernent les usages des espaces communs. Beaucoup d’adolescents se plaignent de ne pas avoir le droit de sortir de leur chambre dans l’hôtel, ce qui signifie à la fois ne pas avoir le droit de faire du bruit, de jouer dans les couloirs ou de se rendre dans les étages réservés aux touristes, limitant les jeux des plus jeunes adolescents, mais aussi ne pas avoir le droit de se réunir et de jouer devant l’hôtel, ce qui restreint les zones d’échanges pour l’ensemble des adolescents, surtout en l’absence de salles collectives. Le droit de visite des personnes extérieures est quant à lui très variable selon les hôtels, engendrant une multitude de cas de figure, de l’interdiction pure et simple de toute visite personnelle à la permission de visites dans des horaires larges mais non étendue à la possibilité d’héberger un visiteur.
Pourtant, si les adolescents évoquent très souvent l’impossibilité de recevoir des amis à l’hôtel, c’est davantage pour souligner la limitation de leurs droits que pour en déplorer les conséquences sur leur vie amicale. En effet, ils ont renoncé à associer leurs amis du collège ou du lycée à l’espace domestique, préférant cacher leur résidence en hôtel pour éviter les réactions négatives de ces amis. Ce cloisonnement entre la sphère domestique et la sphère amicale n’est pas propre aux adolescents hébergés en hôtel : il concerne également une partie des adolescents de milieux populaires vivant dans des logements trop exigus et sans équipements de loisirs (Sauvadet, 2006). Toutefois, il est fortement renforcé par le poids des règles hôtelières.« Être dans un hôtel, c’est un peu comme être enfermé, parce qu’on nous traite un peu comme des prisonniers, j’ai l’impression souvent. Parce qu’on n’a pas droit aux visites, enfin c’est pas comme si les personnes qui venaient nous voir elles allaient faire quelque chose à l’hôtel, enfin je comprends pas… cette loi ! »
L’absence d’intimité
5Au quotidien, les adolescents ne sont pas seulement exposés aux règles hôtelières et à des espaces dégradés, mais aussi à une coprésence forcée et quasi permanente avec les autres membres de la famille, qui limite fortement leur marge de manœuvre, entre les nécessités impérieuses des plus jeunes et les exigences des parents auxquelles ils ne peuvent se dérober. Si la période de l’adolescence consiste en une prise d’autonomie, acquise notamment en élaborant un « petit monde » à l’intérieur de sa chambre (Singly, 2010), la résidence en hôtel contrarie fortement celle-ci. Sur les 28 adolescents vivant à l’hôtel au moment des entretiens, 14 étaient hébergés dans une chambre unique pour toute leur famille comprenant entre deux et cinq personnes. Sur les 14 bénéficiant de deux chambres au total, trois occupent la chambre faisant office de pièce commune, utilisée pour les repas, le visionnage de la télévision, les discussions, etc., et six partagent leur chambre avec l’un de leurs parents ou avec leurs frères et sœurs plus petits, qui occupent l’essentiel de la place et du volume sonore.
6Être exposé au regard des autres membres de la famille, c’est non seulement se sentir surveillé, mais aussi ne pas pouvoir se dérober physiquement et devoir renoncer aux moments d’intimité, en raison, entre autres, des situations de coprésence nocturne. Lorsqu’il passe d’une chambre pour cinq dans un hôtel à Garges-lès-Gonesse à deux chambres pour cinq dans un hôtel à Saint-Ouen-l’Aumône, un adolescent avoue ainsi son soulagement de ne plus subir la gêne de dormir dans la même pièce que ses parents et sa petite sœur. Son frère décrit aussi la façon qu’ils avaient de se survêtir pour protéger leur pudeur. Comme eux, tous les jeunes ont dû, au moins pour un temps, passer la nuit dans la proximité du reste de la famille. Certains s’y sont même tellement habitués qu’ils n’arrivent plus à envisager de dormir seuls dans une pièce, voire de ne pas dormir dans le lit de leur mère. Ainsi, 19 adolescents sur les 28 encore hébergés en hôtel font chambre commune avec au moins un de leurs parents. Parmi eux, sept dorment dans le même lit que leur père ou leur mère, dont quatre avec un parent du sexe opposé. Ces constatations font écho aux résultats de l’enquête ENFAMS qui montre que, dans plus de deux cas sur trois, les enfants en hôtel ne disposent pas de leur propre lit et qu’une fois sur deux, au moins un des enfants de la fratrie dort avec un parent. Dans ces conditions, tous les moments de changement vestimentaire, au coucher, au lever, pour la toilette, peuvent être des moments de tension lorsque la configuration des lieux ne se prête pas à la préservation de l’intimité.
Être au cœur des tensions familiales
7Outre une impossible intimité, la promiscuité entraîne une plongée permanente au cœur des problèmes familiaux : les adolescents ne peuvent échapper aux difficultés de leurs parents et aux tensions entre les membres de la famille que fait naître la coprésence forcée dans un espace réduit.
8La suroccupation du logement entraîne tout d’abord des tensions entre membres de la famille notamment sur l’occupation de l’espace domestique. La rareté des activités partagées avec les parents est peu compensée par des activités entre frères et sœurs, en partie à cause des tensions liées à la répartition genrée des tâches domestiques et aux régimes de surveillance distincts dont ils sont l’objet. Les propos d’un jeune enfant de 10 ans, interrogé en marge de l’entretien avec sa sœur, décrivent assez bien l’état des relations entre frères et sœurs obligés de cohabiter : « On s’arrange pour ne pas se disputer. » C’est sur ce mode de coexistence pacifique que se déclinent la plupart des interactions familiales au quotidien (choix des programmes de télévision, gestion des heures de coucher et de l’éclairage dans les chambres, etc.), avec, pour les adolescents, de longs moments sans parler aux autres membres de la famille comme technique minimale d’isolement. Le plus souvent, faire avec les autres est synonyme de faire malgré les autres, malgré leur présence et leurs agendas respectifs. Pour maintenir le cap de leurs activités en concomitance forcée avec celles des autres, les adolescents trouvent des astuces, pour les devoirs comme pour les autres activités. Dormir, par exemple, dans un même espace suppose soit une mise à l’unisson de tous les rythmes biologiques, soit des réveils forcés récurrents. À d’autres moments de la journée, une série d’astuces permet aussi aux adolescents de gérer la situation de coprésence permanente : parler entre frères et sœurs en français en présence des parents peu à l’aise avec cette langue ; mettre des écouteurs ; pratiquer un roulement des activités à l’extérieur de l’hôtel afin de laisser plus de place aux autres membres de la fratrie, même si, nous le verrons, cette dernière stratégie est plus marginale.
9Par ailleurs, la promiscuité ne permet pas aux adolescents de mettre à distance les difficultés de leurs parents, malgré les efforts de ceux-ci pour les en tenir éloignés. Ils sont les témoins quotidiens de leurs discussions, de leurs moments de déprime, ainsi que de l’arbitraire et du ballotage administratifs auxquels ils font face. Le poids des démarches administratives, lié en grande partie à leurs difficultés linguistiques, concerne davantage les aînés que les autres adolescents et atteint son paroxysme au début de la trajectoire dans le système d’hébergement, qui correspond bien souvent à une arrivée récente en France. Ces tâches quotidiennes ont un fort impact psychologique sur les adolescents, dans un contexte d’inversion des rôles familiaux : ce sont les adolescents qui s’occupent de leurs parents, écrivent aux professeurs de français de leurs parents, ou les incitent à prendre des cours de langue.
10Cette participation aux démarches administratives n’est qu’un des éléments, certes central, du soutien moral qu’apportent les adolescents à leurs parents. Nombre d’entre eux décrivent des parents diminués physiquement et moralement, dont ils doivent prendre soin. S’occuper de ses parents malades, les voir dans un état de vulnérabilité émotionnelle, les consoler lorsqu’ils craquent, éprouver des difficultés à échanger avec eux, voire assister à des violences conjugales, ont de fortes implications psychologiques sur les adolescents. Alors que l’enquête ENFAMS montre que 28,8 % des enfants sans logement âgés de 7 à 12 ans souffraient en 2013 de troubles émotionnels (soit près de trois fois plus qu’en population générale), les entretiens menés laissent à penser que cette surreprésentation des troubles émotionnels concerne également la population adolescente :
« Pendant les vacances de février, je suis parti chez ma tata, et après, quand je suis revenu, j’étais tout seul avec mon frère qui était né et ma grand-mère, après j’entendais des bruits dans la chambre, bruits de quelqu’un qui crie. J’entre, je vois que mon père frappe ma mère, et ma mère se défendait, et après j’ai dit : “Pourquoi tu la frappes ?” Après, j’ai tout de suite appelé la police […]. Mon père, il commençait encore à crier. Après, il a traité ma mère de pute, de prostituée et tout ça… Et ça m’a troublé tout ça. Le lendemain, j’étais tellement troublé que je comprenais plus rien à l’école […]. À chaque fois, ma mère elle pleure qu’elle veut avoir une maison, elle est triste, et moi j’aime pas quand elle pleure. Parfois, comme j’ai parfois un peu d’argent, un euro, tout ça, je m’achète un ticket de loto, comme ça, je vais essayer, si je gagne de l’argent, comme ça on peut acheter une maison, mais j’ai pas gagné. Parfois, j’ai cherché sur Internet, je lui ai montré, et aussi je regarde dans des journaux, je lui ai montré. J’ai essayé pour qu’elle peut dire que ça plaît. »
La rue : un impossible espace de substitution ?
12Les adolescents hébergés en hôtel font face à une promiscuité qui ne leur permet pas de se constituer un « chez-soi » au domicile et les met en première ligne des difficultés familiales. Pourtant, contrairement à ce que l’on peut observer chez des jeunes de catégories populaires exposés aux violences et à la promiscuité (Sauvadet, 2006), cela ne les conduit pas, à quelques exceptions près, à investir les espaces publics de leur quartier et à participer aux regroupements juvéniles qui s’y déroulent. Comment expliquer cette spécificité ?
L’occupation contrainte de l’espace public
13Pour la plupart de ces adolescents, la rue n’est pas perçue comme une échappatoire à la promiscuité de l’espace domestique, mais elle est associée d’abord à des périodes d’absence ou de rupture de prise en charge. En effet, l’hébergement en hôtel prend place dans une histoire résidentielle heurtée, au cours de laquelle un certain nombre d’adolescents font l’expérience, plus ou moins longue et répétée, d’épisodes de rue, face auxquels leurs parents se trouvent désarmés faute de ressources économiques, linguistiques ou relationnelles. Ces expériences marquent durablement ces adolescents et les extraient du monde de l’enfance. Elles sont loin d’être marginales : l’enquête ENFAMS montre qu’une famille sans logement sur cinq a passé une ou quelques nuits sans abri, c’est-à-dire dans l’espace public ou dans un lieu non prévu pour l’habitation. Cette enquête souligne également que l’absence de réseau relationnel, la méconnaissance du système de l’urgence sociale, ou encore la faiblesse des ressources mobilisables accroissent considérablement le risque pour les familles de connaître un épisode de rue (Eloy, 2017). Ces épisodes peuvent advenir à différents moments. Ils surviennent tout d’abord lors de l’arrivée sur le territoire français, les adolescents sans logement étant très majoritairement des enfants de migrants. La rue constitue alors pour une partie d’entre eux un prélude à l’entrée dans le système d’hébergement, comme le montre cet échange avec Andrei (11 ans) :
« Est-ce que tu te souviens quand tes parents t’ont dit que vous alliez partir de Roumanie ?
– Je savais même pas.
– Alors comment ça s’est passé ?
– Ça, je sais pas du tout. Je me souviens vraiment pas.
– Tu te souviens de l’arrivée en France ?
– L’arrivée, oui ! Le premier soir, on a dormi dehors.
– Vous êtes arrivés comment ?
– Avec un car, le monsieur il a été très gentil, genre on n’avait pas assez d’argent, le monsieur il nous a quand même laissés passer, et quand on est arrivés ici le premier soir on a dormi dehors, et puis une dame nous a dit que pour dormir on avait le 115, on l’a appelé et c’était là qu’on a commencé à aller à l’hôtel.
– Où avez-vous dormi dehors, tu te souviens ?
– Ah ça non. Le car est arrivé vers 1 h du matin, on est sortis, on a marché un peu, mon père il s’est dit : “Bon, on dort ici.” »
15Durant de tels épisodes, les adolescents sont confrontés au choc de la désorientation dans un pays inconnu, dans lequel ils ne peuvent compter que sur l’aide d’anonymes pour trouver une solution à leur problème d’hébergement. Ces anonymes influencent d’ailleurs fortement leur future trajectoire résidentielle, car ils constituent le premier maillon de la chaîne d’assistance qui se met alors en place : en orientant les adolescents et leur famille vers une structure qu’ils connaissent, dans tel ou tel département, etc., ils déterminent en partie la trajectoire d’hébergement qui sera ensuite suivie.
16D’autres adolescents vivent des expériences d’hébergement plus durables dans des squats ou des bidonvilles avant d’être hébergés en hôtel social. L’itinérance au rythme des destructions de campements et les conditions matérielles extrêmes font partie de leur quotidien depuis l’enfance, un quotidien qu’il est difficile de reconstituer avec précision, face au double obstacle du nombre élevé de déménagements rapprochés et d’une langue française difficilement maîtrisée en raison d’un accès à la scolarisation retardé.
17Enfin, des épisodes de rue surviennent également lors d’expulsions d’hôtels ou de ruptures de prise en charge, lorsque les familles changent de département ou de statut de prise en charge, en particulier lors du passage du statut de demandeur d’asile, hébergé en centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), à celui de débouté du droit d’asile :
« On était au CADA à Chartres, mais vu qu’on a été déboutés par rapport à tout ce qui est réfugié politique, ben on est revenus à Tours. Et après, c’était trop dur, on n’avait pas d’hébergement, pendant un mois on est restés dehors dans une voiture avec toute la famille, on était cinq, avec mes frères et mes parents […]. Je crois que pendant dix mois on a été dans la voiture. Après, on a été hébergés, mais d’habitude on était dans la voiture pendant la journée. Pour se laver, on partait dans les grands magasins, là où il y a des toilettes et tout. Comme ça, on avait de l’eau. J’étais au lycée. Je partais en cours, puis après je revenais vers la voiture. Et je repartais en cours après […]. On rêvait d’aller à l’hôtel, quand on était vraiment dehors. L’hôtel, c’était bien, parce qu’on était ensemble avec la famille, avec ma mère, mon frère. Mais, sinon, c’était vraiment pas un truc de fou. La chambre était très petite. »
19Les adolescents ne bénéficient que de très rares appuis lors de cette phase d’errance, le plus souvent des inconnus ou des connaissances, se trouvant souvent eux-mêmes dans des situations difficiles. Ils doivent donc se débrouiller pour assurer un certain nombre de tâches quotidiennes (se laver, aller en cours, etc.) malgré la vie dans la rue.
20Outre ces épisodes de nuits dans la rue, les ruptures de prise en charge et l’instabilité résidentielle de la famille entraînent d’autres formes d’occupation contrainte des espaces publics urbains ou des équipements de proximité, par exemple être obligés de faire leurs devoirs dans des centres commerciaux lorsqu’ils dorment chez des tiers.
Un usage fonctionnel du quartier
21En dehors des usages contraints de la rue, les adolescents hébergés en hôtel social investissent rarement les espaces publics urbains ou les équipements situés à proximité de leur hôtel. Les sociabilités de quartier sont quasiment inexistantes et le rapport des adolescents à leur commune se cantonne à la vie à l’intérieur de la chambre et à la fréquentation de quelques équipements culturels ou sportifs lorsqu’ils existent. Le quartier n’apparaît dans les récits des adolescents que comme un décor des mobilités quotidiennes. Il est le lieu que l’on traverse le matin pour se rendre à l’arrêt de bus, à la station de RER ou de train, et que l’on traverse à nouveau le soir pour rejoindre l’hôtel. Les espaces spécifiques du quartier ne sont que très rarement évoqués, sauf lorsqu’ils viennent pallier les insuffisances de l’hébergement hôtelier : la laverie automatique dans laquelle une adolescente rencontre deux fois par semaine sa mère hébergée chez un autre membre de la famille, le centre commercial où un jeune s’installe pour bénéficier de la connexion wifi, etc. Ce dernier usage concerne principalement les jeunes qui n’ont pas de forfait téléphonique et qui profitent du passage dans des lieux connectés pour communiquer via Internet. Mais cela ne permet guère la rencontre avec d’autres jeunes du quartier : les pratiques numériques réunissent les jeunes autour du réseau wifi dans une simple coprésence.
22Les autres espaces (commerces de proximité, points de distribution gratuite de nourriture, etc.) fréquentés par les adolescents traduisent, plus qu’une inscription sociale dans le quartier, une réponse fonctionnelle aux besoins quotidiens de la famille et aux problèmes liés à leur situation. Deux principaux lieux échappent à la désaffection du quartier. Les médiathèques sont tout d’abord fréquentées par un certain nombre d’adolescents, avec deux usages différents : faire ses devoirs dans un lieu calme et spacieux, notamment pour les adolescents ne disposant pas de table dans leur chambre ; lire des livres, regarder des films, etc., pour occuper les journées de vacances. On voit ici l’importance des équipements culturels, qui constituent des lieux de repli pour les adolescents et sont parmi leurs seules sorties dans le quartier, plus motivées par la nécessité de sortir de chez soi que par une implication dans des activités collectives ou la recherche d’amitiés locales. Rares pourtant sont les hôtels proches de tels équipements, qui sont souvent des annexes de bibliothèques centrales, avec une moindre amplitude horaire et hebdomadaire et une longue fermeture estivale.
23Le parc, lorsqu’il existe, est l’autre équipement fréquenté dans le quartier. Plusieurs adolescents déclarent s’y rendre de temps en temps pour jouer au ballon avec des amis, notamment lorsque le gérant de l’hôtel interdit les jeux aux abords immédiats de son établissement. Cette activité concerne des adolescents, souvent des garçons, qui vivent en hôtel depuis l’enfance et qui conservent une sociabilité footballistique, y compris après leur changement d’hôtel, lorsque la localisation de celui-ci le permet (ce qui n’est pas très souvent le cas). Elle réunit exclusivement des jeunes hébergés à l’hôtel et ne permet pas un contact avec les autres jeunes du quartier. Parfois aussi – mais rarement –, le parc est l’espace qui permet des moments de détente familiale et d’échapper à l’enfermement de la chambre d’hôtel.
24Cette difficulté à faire du quartier un lieu de repli face au défaut d’espace privé s’explique par deux facteurs principaux : la localisation des hôtels et l’instabilité résidentielle des familles. Les caractéristiques géographiques des quartiers où sont situés les hôtels sociaux, souvent dans des zones d’activité non prévues pour l’habitat et/ou enclavées par des axes routiers ou des échangeurs, constituent un frein majeur à l’ancrage dans le quartier. Si la moitié des hôtels fréquentés par les adolescents franciliens sont localisés dans des communes possédant un quartier prioritaire, une majorité (51 sur 98) se trouve dans des zones non habitées, principalement dans des zones d’activité (47 sur 51), ou simplement au milieu des champs, de la forêt, dans une zone de nature bordée par des axes routiers ou un fleuve (4 sur 51). Un hôtel situé sur une île inhabitée des Yvelines, à 51 kilomètres et deux heures de transport en commun du lycée d’adolescents interrogés, constitue un exemple extrême de cette localisation. D’autres quartiers qui abritent des hôtels sont certes plus densément peuplés. Néanmoins, cette densité n’implique pas toujours la présence d’équipement culturels, sportifs, de maisons des jeunes, ou de cafés, qui pourraient permettre aux jeunes de se retrouver et de mener une vie sociale aux abords de leur hôtel.
« C’est à Parthénon et à Bobigny, y’avait rien, même à Bobigny, y’avait même pas de bus pour arriver… Notre collège, il était à côté de la gare et y’avait pas de bus pour arriver à côté de la gare, du coup, tout le temps on marchait, et encore, quand on marchait, on faisait trente minutes, on arrivait en retard, on arrivait beaucoup en retard là-bas. Surtout quand tu commençais à 8 heures… Y’a pas de bus, t’es obligée de marcher pour arriver à côté de la gare. Et à Parthénon, on était vraiment au milieu de rien, y’avait un seul magasin, Lidl, et encore il était trop cher, du coup, quand fallait faire les courses, fallait aller jusqu’à Villejuif, fallait prendre le bus, aller jusqu’à Villejuif, faire les courses avec le caddie et retourner, c’était trop ! »
26Si un quart des hôtels sont situés à proximité, voire plus rarement à l’intérieur, de quartiers d’habitat social caractérisés par une intense sociabilité juvénile dans les espaces publics urbains (Lepoutre 2001 ; Sauvadet, 2006), la forte instabilité résidentielle à laquelle sont soumises les familles sans logement limite l’investissement dans les sociabilités locales. Comme pour les enfants plus jeunes hébergés en hôtel qui investissent d’autant moins les différents espaces de leur quartier qu’ils déménagent souvent (Guyavarch et al., 2016), les courts séjours ou dont la durée est incertaine tendent à empêcher toute inscription locale des adolescents dans leurs quartiers successifs, et cela d’autant plus qu’ils sont le plus souvent scolarisés en dehors de leur commune de résidence, avec des temps de trajet entre le domicile et l’école très importants.
Un rare investissement de l’espace public de résidence
27Les rares cas d’adolescents fréquentant avec assiduité les espaces publics de résidence et dont le quartier participe à la définition de l’identité sociale montrent a contrario le poids de ces deux facteurs. Trois des garçons hébergés en hôtel connaissent, ou ont connu, un ancrage important dans leur quartier et développent dans leurs discours un sentiment d’appartenance à celui-ci. Ainsi, Iban et Suni, aujourd’hui logés à Saint-Ouen-l’Aumône, regrettent rétrospectivement les deux années et demie qu’ils ont passées dans un hôtel de Garges-lès-Gonesse, où « tout le monde [les] connaissait comme une famille, [où ils] parlaient à tout le monde », et où ils ont développé de nombreuses relations de sociabilité à la fois dans l’établissement hôtelier et dans le quartier environnant. Leur déménagement forcé en raison de travaux à l’hôtel a été alors vécu comme un arrachement, même si les deux adolescents ont décidé de poursuivre leur scolarité dans un lycée professionnel de Garges-lès-Gonesse. La longueur du trajet pour se rendre en cours restreint néanmoins fortement la possibilité de passer du temps avec leurs amis, qu’ils voient désormais principalement au lycée. De même, Grygor, qui réside depuis deux ans dans un quartier d’habitat social à Tours, déclare se « sentir chez lui » dans son quartier : il y a de nombreux amis et passe la majorité de son temps libre dans les espaces publics ou au domicile de ses amis du quartier, ce qui lui permet d’échapper à la promiscuité d’un logement « où il ne se trouve jamais ».
28Trois éléments expliquent cet ancrage résidentiel, très atypique parmi les adolescents hébergés en hôtel. D’une part, leur lieu d’hébergement est situé dans un quartier d’habitat social ou à proximité immédiate de celui-ci. Ensuite, surtout, ces adolescents ont bénéficié d’une présence relativement longue dans le quartier (au moins deux ans et demi) et y ont fréquenté le collège local, ce qui est, nous l’avons vu, relativement rare, la majorité des adolescents sans logement étant scolarisés en dehors de leur commune de résidence. Cette scolarisation locale leur a ainsi permis de développer des relations de sociabilité avec les autres jeunes et d’avoir plus de temps libre que les autres adolescents hébergés en hôtel. Enfin, il n’est pas anodin que ces trois adolescents soient des garçons : il existe une appropriation sexuée des espaces publics résidentiels, en raison des représentations genrées des espaces extérieurs au logement ainsi que d’une offre d’activités de loisirs gratuites ou peu onéreuses plus adaptées aux garçons qu’aux filles (Devaux, Oppenchaim, 2017). Ainsi, les adolescentes interrogées vivant dans des quartiers d’habitat social y développent moins de relations de sociabilité et insistent beaucoup plus dans leurs discours sur les nuisances qu’elles y ressentent. Elles privilégient alors la fréquentation du domicile de leurs amies.
29Ces trois éléments rendent également intelligible l’exemple d’Aslan qui revêt une forme spécifique – et unique dans notre échantillon – d’occupation de l’espace public par manque d’espace privé. Celui-ci, âgé de 21 ans et résidant à Tours, passe la très grande majorité de son temps en dehors de chez lui, non pas dans son quartier, mais dans une salle de boxe thaïlandaise (en tant que pratiquant et entraîneur de jeunes), ainsi que dans les rues du quartier de ses amis du club, dont une grande partie est tchétchène comme lui. Sa relative stabilité résidentielle et la proximité géographique lui ont ainsi permis de s’insérer dans un réseau de jeunes de l’agglomération originaires de Tchétchénie. La pratique de la lutte, puis de la boxe thaïlandaise, qui constitue une forme de socialisation des fractions viriles de la jeunesse populaire urbaine et qui permet de jouir d’une réputation parmi les pairs (Oualhaci, 2017), a ensuite consolidé la place qu’il occupe dans ce réseau.
Conclusion
30Les adolescents hébergés en hôtel font face à un défaut d’espace privé, qui leur permet difficilement de se ménager des marges d’autonomie à l’intérieur du groupe familial. L’occupation de l’espace public de résidence constitue rarement un moyen d’y faire face, à l’inverse de l’investissement des réseaux sociaux. L’accès, grâce au téléphone, à un espace public numérique qui les met à égalité avec les autres jeunes, permet aux adolescents de maintenir un lien avec leurs amis, avec lesquels ils ne peuvent souvent pas rester en dehors des cours, en raison des temps de trajet ou de l’impossibilité de rendre les invitations, par crainte de dévoiler leur résidence en hôtel ou parce que les visites n’y sont pas autorisées. Cet espace numérique leur permet d’entrer en contact avec d’autres adolescents, connus – camarades d’école, anciens amis d’hôtel, plus rarement amis d’enfance –, ou inconnus – par l’intermédiaire des stories sur Snapchat, des chaînes YouTube ouvertes à tous, etc., et de s’affirmer parmi les pairs tout en évitant la surveillance des adultes (Déage, 2018). Cet usage des réseaux sociaux pour créer ou maintenir du lien avec d’autres adolescents est d’autant plus important, dans leur cas, que la résidence en hôtel complique à la fois l’investissement de l’espace public de résidence et les possibilités de rencontres physiques avec leurs camarades de classe en dehors de l’école. Cet usage des réseaux sociaux comme substitut à l’investissement d’un espace privé, mais également des espaces extérieurs, ne concerne sans doute pas uniquement les jeunes hébergés en hôtel, mais aussi une part importante des adolescents de classes populaires, en particulier ceux qui souffrent de mal-logement, dans un contexte général où les occasions de rencontres juvéniles dans les espaces publics urbains sont de plus en plus rares et encadrées (Boyd, 2014).
Bibliographie
- Boyd D., 2014, It’s Complicated. The Social Lives of Networked Teens, New Haven (États-Unis), Yale University Press.
- Déage M., 2018, « S’exposer sur un réseau fantôme. Snapchat et la réputation des collégiens en milieu populaire », Réseaux, no 208-209, p. 147-172.
- Devaux J., Oppenchaim N., 2017, « La socialisation à la mobilité n’est-elle qu’une question de genre ? L’exemple des adolescents de catégories populaires du rural et de zones urbaines sensibles », Les annales de la recherche urbaine, no 112, p. 48-59.
- Dietrich-Ragon P., 2017, « Aux portes de la société française. Les personnes privées de logement issues de l’immigration », Population, no 1, vol. 72, p. 7-38.
- Duvivier É., 2012, Entre protection et surveillance : parcours et logiques de mobilité de jeunes migrants isolés, Thèse de doctorat de sociologie, Université de Lille 1.
- Eloy P., 2017, « Les familles migrantes sans-abri en Île-de-France : une population à découvrir », Séminaire dans le cadre du partenariat franco-russe avec l’Université Paris 1, Moscou (Russie), juin 2017 (http://docplayer.fr/65122425-Les-familles-migrantes-sans-abri-en-ile-de-france.html).
- Guyavarch E., Le Méner E., 2014, « Les familles sans domicile à Paris et en Île-de-France : une population à découvrir », Politiques sociales et familiales, no 115, p. 80-86.
- Guyavarch E., Le Méner E., Oppenchaim N., 2016, « La difficile articulation entre les espaces du quotidien chez les enfants sans logement », Les annales de la recherche urbaine, no 111, p. 18-29.
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