Notes
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[1]
Au sens d’une union « sous le même toit durant au moins trois mois consécutifs » (Institut national d’études démographiques [INED], enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles [ERFI], 2005).
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[2]
Période qui s’étend de l’entrée dans la sexualité adulte à la première mise en couple et durant laquelle la sexualité est déconnectée d’un projet conjugal.
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[3]
En 2006, lors de la dernière enquête Contexte de la sexualité en France (INSERM, INED, ANRS), parmi la population des 25-34 ans, près de 34 % des femmes et 19 % des hommes déclaraient être en couple avec leur premier partenaire sexuel. C’était le cas de 68 % des femmes et de 33 % des hommes âgés de 60 à 69 ans.
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[4]
On rappelle que la moyenne d’âge dans notre enquête est de 27 ans, et que la population étudiée par Giraud est plus jeune encore.
-
[5]
C’est le cas de quatre jeunes femmes de l’échantillon.
-
[6]
Voir « La baisse de la fertilité avec l’âge », Focus de l’INED, 2008 (consultable sur www.ined.fr).
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[7]
Selon Michel Bozon et François Héran (2006), seuls 13 % des individus en couple déclarent avoir connu un coup de foudre quand ils ont rencontré leur conjoint·e.
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[8]
Ces termes entre guillemets correspondent à des formulations employées par les interviewé·e·s.
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[9]
Les hommes qui ont résisté sont âgés de 18 à 33 ans au moment de la rencontre ; ils demeurent en moyenne moins âgés que les autres hommes (22,4 ans contre 24,2 ans pour ces derniers lors de cette étape). Ces moyennes sont fournies uniquement à titre indicatif en raison du matériau qualitatif.
-
[10]
Les parents peuvent financer tout ou partie des dépenses du jeune couple, l’un d’eux peut disposer de moins d’argent et, à cette étape, le jeune homme peut dépendre financièrement de sa compagne.
1En 2005, l’âge médian lors de la formation du premier couple [1] était d’un peu plus de 22 ans pour les femmes âgées de 26 à 30 ans et de près de 24 ans pour les hommes (Sébille, 2009, p. 321). Les travaux démographiques ont pointé de longue date cet écart entre les sexes. L’enquête qualitative que nous avons réalisée auprès de jeunes couples pour comprendre le passage du « couple établi » (qui partage une relation amoureuse stable) au « couple qui s’installe » (matérialisé par la décision de partager un logement, d’avoir un enfant et/ou d’institutionnaliser l’union) a aussi permis de questionner cet écart. Alors qu’elle ne portait pas spécifiquement sur la période de la « jeunesse sexuelle [2] », le fait de reconstituer le parcours des un·e·s et des autres a fourni suffisamment de données pour pouvoir analyser cette étape de la vie des jeunes adultes, avant la formation du couple actuel. Ces dernières décennies, la période de jeunesse sexuelle a considérablement augmenté pour les femmes (Bozon, 2013, p. 51). Non seulement cette période s’est allongée, mais son contenu s’est également transformé : le nombre de partenaires des jeunes femmes est en hausse (Rault, Régnier-Loilier, 2015) et le type de relations partagées s’est diversifié (Giraud, 2017). Pour la première fois, malgré « une grande immobilité des représentations sociales concernant le rôle des hommes et des femmes dans l’interaction sexuelle » (Godelier, 2008, p. 15), on assiste à une convergence des pratiques féminines et masculines chez la jeune génération concernant l’âge du premier rapport sexuel, le nombre de relations amoureuses ou de vies de couple vécues et une consommation sexuelle assumée.
2Néanmoins, « profiter de sa jeunesse » reflète-t-il la même réalité pour les jeunes femmes et les jeunes hommes ? Dans l’enquête que nous avons menée, pour les deux groupes de sexe, cela désigne le fait de sortir, de s’amuser, de faire des rencontres, d’avoir des expériences sexuelles et sentimentales, etc., en d’autres termes, de ne pas être engagé·e « trop tôt » dans une relation conjugale qui ne permettrait plus d’avoir ce mode de vie. Alors que l’expression « en profiter » est employée par les jeunes adultes de tous milieux sociaux, et que « se caser/se ranger » est réservé aux jeunes de milieux populaires, tous et toutes, en revanche, ont précisé qu’à un moment il leur a fallu penser à se stabiliser dans une vie conjugale. S’il s’agit là d’un effet de construction de l’échantillon (voir encadré méthodologique), l’article voudrait montrer, d’une part, que dans le double registre normatif « profiter de sa jeunesse avant de se caser », les deux normes sont reliées : elles sont bien pensées comme deux étapes successives. D’autre part, il existe plusieurs types de variations selon le sexe, l’âge et le milieu social. La prise en compte de ces trois variables pourrait permettre de comprendre pourquoi, alors que les étapes d’entrée dans la vie adulte sont de plus en plus réversibles et composées de nombreuses expérimentations (Galland, 2000 ; Sébille, 2009), cette désynchronisation des étapes semble s’accompagner in fine d’un projet qui perdure : former un couple pour « faire famille », et ce, dans la perspective du modèle de l’amour romantique (durée, exclusivité, complémentarité). Ce double registre normatif permettrait de comprendre que, malgré la congruence des pratiques féminines et masculines durant la phase de jeunesse sexuelle, on assiste toujours à une division genrée du travail amoureux et relationnel, plus souvent pris en charge par les femmes. Nonobstant les transformations sans précédent qui sont intervenues dans la sphère de l’intime, les attentes relatives à la norme d’hétéronormativité continueraient de peser singulièrement sur les femmes, quand, du côté des hommes, il leur faut disposer des moyens financiers nécessaires pour « faire famille ».
Méthodologie
Les « jeunes couples » sont définis comme tels en raison à la fois du caractère récent de l’union (Đ à 5 ans) et de l’âge des conjoints (Đ à 35 ans). Dans la mesure du possible, les deux membres du couple ont été interviewés (ce fut le cas pour 12 couples parmi les 29 enquêtés) lors d’entretiens conduits séparément. L’échantillon a été constitué selon la méthode de proche en proche avec le souci de diversifier les modes d’accès aux couples afin d’interviewer des individus de milieux sociaux différents (à partir de la profession des parents et de leur situation à l’égard de l’emploi). Les jeunes adultes sont ainsi 14 à être issus des classes populaires, 23 des classes moyennes et 4 des classes favorisées.
La moyenne d’âge de la population interrogée est de 27 ans. Les jeunes adultes rencontrés dans le cadre de l’enquête sont nés entre 1982 et 1993 pour les femmes et entre 1980 et 1993 pour les hommes. Au moment de l’enquête, 6 couples étaient mariés, 3 pacsés, et, pour 9 autres, la date du mariage ou de la contractualisation d’un PACS était déjà fixée ; 5 avaient un enfant (un seul en a 2), 3 attendaient une naissance prochaine.
Le passé amoureux, une diversité d’expériences
3Parmi les jeunes adultes enquêtés, très peu ont connu une cohabitation conjugale préalable (3 sur 41). En revanche, quasiment tous les interviewé·e·s déclarent avoir partagé des relations sentimentales et sexuelles – de 2 à 4 pour la plupart des enquêté·e·s –, dont certaines sont qualifiées de « relations importantes ».
4De « l’invention du flirt » (Lagrange, 1998) au « sex@mour » (Kaufmann, 2010), les modes d’accès à la sexualité se sont profondément transformés. Toutefois, Michel Bozon (2012, p. 123) met en garde contre le fait qu’il s’agit moins d’un effacement du double standard moral selon le sexe que de sa reformulation, « les femmes [demeurant] les gardiennes privilégiées de la morale sexuelle » (p. 132). Dans notre enquête, les jeunes femmes sont un peu plus nombreuses que les jeunes hommes à avoir eu leur premier rapport sexuel avec leur conjoint actuel (c’est le cas de 5 femmes sur les 26 rencontrées et ils sont au total 7 jeunes adultes dans cette situation, devenue minoritaire [3]). Elles sont également un peu plus nombreuses à avoir souhaité que leur premier rapport sexuel se réalise dans le cadre d’une relation amoureuse suivie – c’est-à-dire une relation ayant débuté avant ce premier rapport et qui s’est poursuivie plusieurs mois ou années après. Le fait que le premier rapport sexuel soit un moment particulier d’une histoire à deux était l’un des principaux critères du « scénario idéal de la première fois » (Le Gall, Le Van, 2007). Cependant, si la plupart des jeunes femmes ont attendu d’être dans une relation de confiance et de complicité pour avoir leur premier rapport sexuel, la grande majorité avait conscience que ce moment inaugural de l’entrée dans la sexualité adulte serait suivi d’autres expériences avant de former un couple stable.
5Après avoir eu leur premier rapport sexuel dans le cadre d’une relation amoureuse, la plupart de ces jeunes femmes ont ensuite pu vivre des « relations légères », avant de connaître une nouvelle « relation importante », alternant ainsi divers registres de relations. Comme l’écrit Christophe Giraud (2017, p. 64), « l’après-rupture est le moment d’une diversification des répertoires des histoires intimes […], d’une critique de l’injonction au sérieux amoureux et conjugal, d’une certaine forme de réflexivité sur la place et le contenu du couple dans la vie personnelle ». Alors qu’ils/elles sont très jeunes [4], on constate qu’ils/elles disposent déjà d’un passé affectif et sexuel qui, indéniablement, aura un effet socialisateur lors de leur expérience conjugale ultérieure.
6Citons le cas de Mathilde, employée de banque, qui a 28 ans au moment de l’entretien et qui est en couple depuis quatre ans. Il s’agit de son premier couple cohabitant : étant partie de chez ses parents à l’âge de 18 ans, elle a vécu durant six ans une période de jeunesse sexuelle au cours de laquelle elle est sortie, s’est amusée, a connu plusieurs expériences sentimentales et sexuelles avec des hommes. Elle déclare avoir connu des « relations d’un soir » mais sans relations sexuelle. Elle évoque par ailleurs 7 ou 8 partenaires sexuels et 2 relations amoureuses importantes (en dehors de son conjoint actuel), ce qui signifie qu’elle a eu 5 ou 6 partenaires avec qui elle a vécu une relation amoureuse ou affective de quelques semaines ou de quelques mois, sans estimer qu’il s’agissait de « relations importantes », mais pour qui elle avait néanmoins des sentiments, condition de sa sexualité. Cette période s’est déroulée dans un cadre où les sociabilités amicales étaient importantes et les loisirs nombreux, et où elle disposait d’une indépendance financière.
7Au regard de ces expériences, les comportements de ces jeunes femmes s’inscrivent en rupture avec ce qui constituait auparavant la règle : la retenue, une sexualité connectée aux sentiments, la projection dans une seule relation durable et sérieuse. Ce changement a été rendu possible parce qu’elles disposent désormais de ressources financières, qu’elles peuvent avoir un logement autonome, sortir le soir, etc. Même si leurs pratiques demeurent plus encadrées que celles des jeunes hommes, incontestablement, les transformations en cours depuis les années 1960 – une moindre emprise de l’ordre moral patriarcal et la légalisation de la contraception et de l’avortement – ont permis aux nouvelles générations de femmes de connaître une pluralité d’expériences.
« En profiter » : des variations sociales
8La notion de « s’amuser et en profiter quand on est jeune » apparaît comme une injonction tant elle est présente dans toutes les sphères de la vie sociale : les pairs, les parents, les médias par exemple valorisent cette liberté des corps et l’insouciance qui accompagnent cette période de sorties, de fêtes, de rencontres et d’expériences. C’est d’autant plus encouragé que cela se déroule dans une phase de relative absence de contraintes (pas encore en emploi, en couple et sans enfants). Il apparaît à présent « normal » que les jeunes en profitent et, fait nouveau, les jeunes femmes sont également incitées à tirer profit de cette période, les jeunes hommes n’étant plus les seuls à pouvoir « profiter de leur jeunesse ».
9Toutefois, notre enquête montre que les milieux sociaux les plus privilégiés et certaines situations sociales (le fait de faire des études supérieures, de vivre en ville) y sont davantage propices : l’insouciance propre au fait d’« en profiter » va de pair avec une autonomie et des ressources financières personnelles.
10Pouvoir sortir, aller en soirée, passer du temps avec des ami·e·s implique que les parents donnent leur accord ou qu’un compromis soit trouvé, ou encore que les jeunes adultes aient quitté le domicile familial et accédé à un logement autonome. Si les recherches ont montré le maintien d’une inégalité entre les sexes dans l’accès au droit de sortir, au-delà de 18 ans, un fort contrôle parental devient très marginal (Bozon, 2012). L’autonomie est toutefois retardée pour les jeunes adultes confrontés à des difficultés d’ordre familial ou psychique, et pour les jeunes femmes qui redoutent d’avoir une « mauvaise réputation » (Clair, 2008) ou qui ont été élevées dans le respect de préceptes religieux condamnant la sexualité hors mariage [5].
11Ce n’est pas le cas de Valentine et de Clémence qui pourtant, chacune à leur manière, ont affronté leur père et la peur du jugement moral :
« Je voulais pas de relations, je voulais pas me prendre la tête, je voulais pas… et puis c’est tellement, tellement simple [facile à faire] les réputations dans les quartiers aussi, que voilà, c’est… J’avais pas envie de sortir de chez moi [et que] mon père il entend des choses. »
« Mon père est un peu vieux jeu et jusqu’à 18 ans je pouvais pas trop sortir en fait, c’était surtout : “Travaille, arrête de sortir, machin.” »
14Face à ces situations, l’alternative est soit le repli sur soi-même, sa famille, son quartier (et l’adoption du comportement prescrit), soit le conflit ou la fuite pour pouvoir sortir et faire des rencontres comme une échappatoire. La relation amoureuse offre alors parfois un cadre protecteur impossible à obtenir au sein de la famille. Cette situation a été observée chez plusieurs individus qui vivaient dans un environnement familial assez oppressant, voire pour certain·e·s qui étaient en situation de détresse. Si la période préconjugale peut être rythmée par les sorties et les expériences amoureuses et sexuelles – un moyen de poursuivre le processus d’individuation qui caractérise la jeunesse sexuelle –, pour une partie des jeunes adultes, ces rencontres sont aussi un moyen de « s’en sortir ». La représentation idéalisée de l’amour ne doit pas occulter les rapports sociaux et le contexte dans lesquels le couple se forme.
15Ainsi, Éloïse qui avait 17 ans au moment de sa rencontre avec Loïc, explique qu’il était « la personne la plus gentille [qu’elle ait] jamais rencontrée », et, que s’il lui plaisait, elle n’avait pas pour autant spécialement envie de se mettre en couple avec lui au départ. Loïc, amoureux d’elle, lui a fait comprendre qu’il était disponible pour elle durant toute une année. Elle a décidé alors de lui « laisser sa chance » :
« J’avais des problèmes familiaux, donc au début on faisait un week-end chez lui, un week-end chez moi [chez les parents de l’un et de l’autre], et il arrivé un week-end où on était chez ma mère et y avait rien à manger, on était isolés du monde parce qu’elle est à la campagne, on avait rien à manger, rien à faire et alors, du coup, on a pris nos valises, on a appelé sa mère, elle est venue nous chercher, je suis jamais retournée chez ma mère depuis, enfin je suis allée pour la voir, mais jamais redormi chez elle […]. Je pense qu’y avait aussi euh… l’occasion pour moi d’avoir un peu une… une porte de secours pour quitter le domicile familial,.C’est pas pour ça que je me suis mis avec mon compagnon, mais on va dire que c’’est tombé au bon moment quoi ».
17Quand les jeunes femmes poursuivent des études supérieures, qu’elles ont acquis une certaine autonomie (possession d’un logement, de ressources financières, possibilité de voyager, de connaître des expériences variées), elles peuvent prendre appui sur l’exemple de leur mère pour déclarer qu’elles ne souhaitent pas reproduire la vie de celle-ci (peu d’études, une entrée rapide dans la vie conjugale, une indépendance faible). Plusieurs jeunes femmes ont ainsi mobilisé cet argument pour expliquer pourquoi, selon elles, il faut profiter de sa jeunesse avant de vivre en couple.
18Comme sa mère l’avait fait avant elle, Adèle a rencontré un jeune homme alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Elle a mis fin à cette première relation au terme de sa première année à l’université afin de vivre la jeunesse dont elle n’avait pas pu profiter jusqu’alors du fait d’une certaine « routine conjugale », selon ses termes. Cette décision lui est apparue d’autant plus nécessaire qu’elle ne voulait pas reproduire la situation de sa mère, laquelle le lui a d’ailleurs rappelé – « Tu vas pas reproduire le schéma identique : avoir un enfant avant 25 ans, enfin c’est dommage, y a plein de choses à faire » –, et qu’elle avait la possibilité, à la différence de sa mère, de pouvoir poursuivre des études supérieures.
19Une partie des jeunes femmes, en couple avec des hommes plus âgés et déjà insérés sur le marché de l’emploi, se sont également retrouvées dans un schéma conjugal conventionnel ne leur permettant pas de profiter de leur jeunesse. Mais ce cadre rassurant a été ébranlé, à l’occasion d’un événement, et elles ont alors choisi de rompre :
« J’étais dans une routine […], c’est pas du tout péjoratif, mais une routine campagnarde […]. Le dimanche, on va boire le café chez la grand-mère […], vraiment le p’tit cadre très organisé où… on sortait pas parce qu’il se couchait très tôt et qu’il se levait très tôt aussi [il était boulanger]. Je sortais pas parce que je restais avec lui… Oui, c’était deux ans carrément plan-plan […]. Par contre quand je suis arrivée à la fac, du coup, là, c’était le choc quoi, parce qu’en fait je me rendais compte que déjà j’étais dans une grande ville pour la première fois de ma vie, mes copains et mes copines sortaient tout le temps, on était en première année de fac, on avait plus les parents derrière et moi j’avais toujours mon copain [rire] et je sortais pas […]. Je pense qu’au bout de deux mois […], j’ai très vite compris que ça allait pas le faire du tout. »
21Si les possibilités d’en profiter sont déterminées par le milieu social et plus largement par l’autonomie financière, cette période de jeunesse va de pair avec l’idée qu’il s’agit d’un âge au cours duquel les jeunes adultes doivent connaître des expériences festives, sentimentales et sexuelles. Si la tradition veut que les hommes aient la possibilité de vivre ce temps intermédiaire entre la sortie de l’enfance et l’entrée dans la vie de couple, ce temps social est récent pour les jeunes femmes : il s’est constitué au cours des dernières décennies. Pour avoir elles aussi la possibilité de le vivre, certaines jeunes femmes rompent une relation amoureuse, d’autres privilégient des relations « légères ». Toutefois, malgré des transformations indéniables, il leur faut toujours penser à « faire couple ».
« Se caser » : ni trop tôt, ni trop tard
22La double norme de « se caser après en avoir profité » correspond à l’idée d’un âge à atteindre, signe d’une somme d’expériences juvéniles vécues, à partir desquelles un engagement dans un couple stable est réaliste, voire souhaitable. À la différence des générations antérieures, ce n’est plus le fait d’obtenir un emploi, un logement et d’acquérir une certaine stabilité matérielle qui concrétise ce passage, même si, nous le verrons plus loin, ces éléments interviennent toujours, mais cette fois dans la perspective de fonder une famille, et non de s’installer en couple.
23L’âge est mentionné, dans un sens comme dans l’autre (« trop jeune pour ne pas en profiter »/« assez âgé pour finalement s’installer »), pour témoigner de ce qui doit être réalisé avant l’installation conjugale. Parmi les plus âgé·e·s de l’échantillon, l’âge atteint est mobilisé pour justifier qu’il est temps de s’engager dans « quelque chose de sérieux ». Quand ils/elles sont plus jeunes et qu’ils/elles sont en couple, ils/elles se demandent s’ils/elles « ne loupent pas quelque chose », si la rencontre n’est pas intervenue trop tôt, si la relation n’est pas allée pas trop vite, estimant qu’ils/elles pourraient encore avoir le temps de profiter de leur jeunesse avant de rencontrer quelqu’un pour s’installer dans une relation durable. Ces craintes s’expriment aussi à travers la peur de s’être trompé·e ou que le couple ne dure pas, à l’exemple de Valentine :
« Quand on s’est mis ensemble, bah, on était amoureux l’un de l’autre, mais on se connaissait pas, du coup, ben, on a appris à s’aimer et à se découvrir en même temps […]. Ouais, j’avais des doutes, je me suis dit : “Est-ce que ça va marcher, est-ce que… ?” Quand on a pris l’appartement, ça faisait quand même deux ans qu’on était ensemble, je fais : “Est-ce que je fais pas une erreur, est-ce que, dans six mois, l’appartement il faudra pas le rendre parce qu’on s’entend pas ?”»
25L’appréciation de l’âge de l’installation conjugale varie selon le sexe : pour les hommes, cette perspective intervient à un âge plus tardif que pour les femmes – nous y reviendrons. Elle dépend aussi du milieu social : dans les milieux populaires et/ou lorsqu’elles n’ont pas fait d’études supérieures (bac + 2 et plus), les jeunes femmes envisagent plus précocement leur mise en couple et leur premier enfant. C’est pourquoi quand des jeunes femmes âgées de moins de 25 ans, étudiantes et issues des classes moyennes, sont en couple, elles se questionnent sur le bien-fondé de leur relation amoureuse, elles se disent qu’elles pourraient attendre (elles savent qu’elles ne sont pas dans la norme), ce qui n’est plus le cas après 25 ans, un emploi et un logement. Les deux extraits d’entretien suivants nous montrent comment, alors qu’elles sont issues de milieux comparables et qu’elles ont un niveau d’études similaire, Olwen et Amélie portent un regard différent, à six ans d’intervalle, sur ce que serait le « bon moment » pour se mettre en couple. Ces extraits montrent également en creux l’importance de la projection dans la vie familiale : dans le cas d’Olwen, c’est parce qu’elle pense avoir rencontré l’homme avec lequel elle pourrait avoir des enfants qu’elle finit par s’engager dans le couple ; dans celui d’Amélie, c’est parce qu’elle considère qu’il serait temps d’avoir des enfants qu’elle se laisse « embarquer » dans le couple.
« Avec des potes dehors à zoner dans le quartier, à picoler, des trucs comme ça, avec mes copines, on sortait en ville dehors, même jusqu’au début de la fac, j’ai fait beaucoup ça quoi, je sortais beaucoup […]. J’en garde un bon souvenir […]. Je me trouvais trop jeune [elle avait 19 ans au moment de la rencontre] pour avoir trouvé la “bonne personne” entre guillemets mais parce que j’avais cette vision aussi à l’époque […]. J’imaginais quand même qu’on trouve quelqu’un avec qui on fait des enfants donc… Voilà, c’était un peu ça et que j’avais l’impression qu’on s’entendait très très bien et que ça aurait pu être cette personne et du coup ça me mettait un peu la pression [du genre] “mais c’est trop tôt pour se mettre sérieusement avec quelqu’un”. […] À l’époque je voulais pas spécialement… ne plus coucher avec d’autres personnes ou m’investir dans une relation sérieuse […] j’avais pas du tout envie de ça […]. Je dirais qu’au bout d’un moment, c’est moi qui ai changé de… Tout ça m’intéressait plus trop finalement [rire] au bout d’un certain temps… On a voulu prendre un appartement ensemble parce qu’en fait, lui, il s’entend pas du tout avec sa famille. »
« Au bout d’un moment, ça m’a gonflée d’être juste dans les rencontres… d’un soir, et des trucs pas sérieux, du coup j’ai dit “j’arrête, j’attends, je vais voir” […]. Je me posais pas la question de mon avenir à l’époque [où elle était étudiante et sortait beaucoup], alors que là [une fois qu’elle travaillait], j’avais un peu tendance à penser : “T’as 25 ans… t’as un boulot, peut-être qu’il faut que tu penses à ta vie perso, être avec quelqu’un.” Voilà, enfin… peut-être l’idée des enfants aussi, fonder une famille et tout ça, mais… c’était… […] lui. Il avait l’air vraiment intéressé [rire] et vraiment, vraiment… enfin il avait vraiment l’air d’avoir envie de vivre une expérience de couple, alors du coup, je sais pas, il m’a un peu embarquée. »
28Malgré la crainte de ne pas avoir assez profité de leur jeunesse, ces jeunes adultes justifient leur envie de poursuivre la relation car elle présente des « gages de sérieux », ce qui est recherché in fine. La question de la « bonne » temporalité pour s’engager dans un couple cache en fait celle de parvenir à trouver la « bonne » personne pour former un couple dans la perspective, à terme, de fonder une famille. Et ils/elles le font avec la personne avec laquelle ils/elles ont le sentiment, après l’avoir testé durant les premiers temps de la relation, de pouvoir « se réaliser ». Selon les individus, ce sont des éléments extrêmement divers auxquels ils vont prêter attention. Cette composante est essentielle dans la construction de l’amour conjugal (Santelli, 2018).
29Ainsi, pour Adèle, la formation de son couple avait pour finalité de fonder une famille :
« Je pense que si, au début de la relation, j’avais senti que, par exemple, pour moi avoir un enfant c’est important, si j’avais vu que lui c’était pas du tout et que c’était une position assez ferme, pour moi je mettais fin à la relation parce qu’y avait une… un projet de vie qui était celui-ci, qui était fonder une famille. Après… sur le mariage on est assez… on en parle, mais on n’est pas non plus… […]. Après, c’est vrai que je mets plus la pression là-dessus [fonder une famille] que sur le mariage, pour moi avoir un enfant c’est important. »
31Malgré quelques exceptions, notamment quand les hommes sont plus âgés que leur conjointe, ce sont les jeunes femmes qui se demandent s’il n’est pas temps de s’inscrire dans une relation stable. En raison de la norme reproductive et des paramètres biologiques (diminution de la fertilité féminine plus marquée et précoce que celle des hommes [6]) qui pèsent tout particulièrement sur elles, les jeunes femmes vont s’engager dans un travail de construction conjugale. Le travail du « care conjugal » (Jonas, 2006) ne s’observe pas uniquement une fois en couple ; il débute avant et désigne l’attitude féminine consistant, dans ce cas précis, à construire la relation en la faisant évoluer de « nouvelle » à « durable » et « stable ». Dès le début de la relation – parfois, pour certaines, dès la rencontre –, les jeunes femmes se projettent dans la relation à deux et vont mettre en œuvre des stratégies pour la rendre durable.
« J’ai su que je pouvais m’imaginer très loin avec lui […]. En fait, je l’ai vu dans mon amphi [à l’université], […] j’ai dit à mes copines… je ne le connaissais pas hein, je leur ai dit : “Je sais que je vais avoir une histoire avec ce garçon […]. Il faut qu’il se passe quelque chose avec ce garçon, y a quelque chose de trop fort qui passe” [alors qu’ils ne se s’étaient pas encore parlé et que lui ne l’avait pas encore vue] et donc j’ai fait en sorte [rire] de manipuler un peu les éléments et les événements, des soirées, des choses comme ça pour qu’on se rencontre […]. Il fallait juste que je crée la situation dans laquelle l’évidence apparaîtrait pour lui aussi [rire], mais pour moi c’était [déjà] une évidence. »
33Les hommes, soit parce qu’ils sont plus âgés (au moins 30 ans), soit parce qu’ils ont vécu un certain nombre de difficultés personnelles, lorsqu’ils rencontrent leur copine, sont eux aussi désireux de construire activement et rapidement la relation dans la perspective de former un couple durable – ce qui a été le cas du conjoint d’Amélie (29 ans au moment de leur rencontre) ou de celui d’Olwen qui a eu une jeunesse difficile.
34Avant d’aborder le rôle spécifique que jouent certaines jeunes femmes interviewées dans le processus de construction conjugale, il reste à mettre en évidence l’implication de l’entourage pour expliquer le souhait de « se caser » à un moment donné. Si l’entourage joue un rôle en tant qu’acteur qui valide, voire oriente, le choix du conjoint, son action est décisive quand, progressivement, il se met à franchir lui aussi cette étape : le fait que leurs pairs se mettent en couple conduit ces jeunes adultes à se demander si le moment n’est pas venu de faire de même. C’est le cas de Jeanne (25 ans, étudiante bac + 5, en couple depuis plus de quatre ans) qui, tout en faisant le constat qu’elle a elle-même moins envie d’avoir de relations sans lendemain, voit autour d’elle ses amies s’installer en couple. Cette prise de conscience l’incite alors à se demander si cela ne serait pas le moment pour elle aussi de faire de même.
35L’avancée en âge est un facteur décisif, il témoigne à la fois d’une somme d’expériences vécues et qu’il est temps de passer à une autre étape de sa vie. Mais il ne prend tout son sens que parce que l’entourage constitue une force de rappel pour indiquer que si la personne rencontrée semble être la « bonne » personne pour former un couple, le moment est alors venu de s’engager dans la construction conjugale. Et, pour une partie du corpus enquêté, les femmes en sont les principales actrices.
L’intégration conjugale, une affaire de femmes ?
36Dans notre recherche, en raison même de la construction de la population d’enquête, les couples rencontrés sont passés par une phase d’intégration conjugale (Kaufmann, 1992) : ils partagent un logement et se projettent dans la durée. Nous allons essayer de comprendre pourquoi, pour plus de la moitié des couples interviewés, les jeunes femmes se sont, au début de la relation, davantage investies que leur partenaire. Un coup de foudre réciproque n’a été évoqué que pour trois couples [7], en revanche – à la différence des hommes –, les femmes ont mentionné avoir ressenti « un sentiment d’évidence », « un truc de fou », « quelque chose qui s’imposait à elles » dès la rencontre [8]. Elles se sont projetées dans la relation en raison de ce qu’elles ressentaient pour l’homme rencontré. Au début de la relation, on constate donc une asymétrie entre ce que les hommes et les femmes attendent de la relation (construire une relation conjugale versus passer de bons moments avec une personne qui leur plaît). Les hommes, ayant des statuts professionnels et un niveau de diplômes très variés, en témoignent : au début de la relation, ils ne se projetaient pas dans la construction d’un couple.
« Elle avait beaucoup plus de plomb dans la tête que moi, c’est-à-dire que moi, à l’époque, j’étais célibataire, ça m’allait bien cette vie de célibataire, je pouvais avoir plusieurs aventures en même temps et donc, du coup, bah je réfléchis pas plus loin, c’est-à-dire simplement elle me plaisait et donc j’avais envie de… passer plus de temps avec elle, et puis, on verra bien. »
« Donc, j’étais pas du tout dans une hypo… enfin, j’étais plutôt dans une vision des choses où je disais avec Élisa “non, ça…”, c’était clair que ça allait pas durer, c’était clair que je me mettais avec elle pour flirter et c’était tout et puis finalement voilà on est toujours ensemble. »
« Il y a eu deux, trois mini-aventures entre-temps [après que la relation ait débuté], mais [rire] parce qu’au début on n’y croit pas trop non plus [à la relation], sur les premiers mois, on se dit bon… […]. Mais finalement bon, c’est vrai que… après ça a quand même duré finalement donc [rire] on se range, on se range comme on dit. »
« J’avais vraiment pas envie [au moment de la rencontre] d’une relation [de couple] […]. Je sortais de sept mois de relation avec une fille très jalouse, maladive et ça m’avait… comment dire, un petit peu énervé du couple, donc voilà, non j’avais vraiment pas envie à la base, j’étais pas parti pour ça. »
41Leur méfiance vis-à-vis de la perspective d’une relation stable vient du fait qu’ils préféreraient continuer à vivre des relations légères ou en avoir après avoir vécu une relation sérieuse. Ces jeunes hommes retardent ainsi l’entrée dans un couple stable car ils veulent continuer de profiter de leur jeunesse. Ils souhaiteraient donc repousser à plus tard le moment de « se caser ». Face à la relation naissante, certains « résistent », comme Nathan à deux moments clés de la relation (au moment de la rencontre, puis ensuite pour partager un logement) ; dans son cas, le groupe de pairs va jouer un rôle décisif lors de la première étape.
« J’étais parti [après une récente rupture], un peu…, pour être un peu plus volage et plus coureur de jupons, enfin des histoires à court terme, sans lendemain […]. J’ai eu des entremetteurs qui m’ont “mis en couple” entre guillemets avec Clémence […]. Ils m’ont vachement forcé la main en me disant : “Allez-y, faut y aller maintenant et tout, donc fonce.” J’étais intéressé [par Clémence], mais sans plus, parce que justement j’étais tranché [partagé] entre aller vers elle, [mais] en me disant, si ça se trouve, c’est pour la vie, donc adieu l’esprit un peu… volage […] ou profiter de ma jeunesse […]. Tout le monde m’a dit peu de temps après [à la suite de divers événements qui témoignent de l’implication de Clémence dans le groupe] : “Faut que tu la gardes, elle est super bien.” […] Ça m’a permis de m’apercevoir, au fil du temps, par des remarques comme ça […], je me suis dit ouais, c’est pas n’importe qui, vaux mieux pas s’amuser à [rire] aller fricoter ailleurs ou même, enfin, tout faire pour la garder, parce que je sais maintenant, enfin je pourrais jamais retrouver pareil ailleurs en fait. »
43Alors que les hommes vivent cette nouvelle relation comme une relation de plus, les femmes déclarent se fier à leur « instinct », à ce qu’elles ont « détecté » chez leur partenaire, pour prendre en charge la destinée du couple. En mobilisant des éléments à la fois subjectifs (leur ressenti) et objectifs (des pratiques et des positions sociales, comme le fait d’avoir suivi le même cursus scolaire), elles se chargent de bâtir l’histoire commune, en s’appuyant sur les éléments de la relation qui se passent bien et témoignent d’une proximité de valeurs et des goûts communs (pour les voyages, les « bons petits plats », les soirées entre amis, etc.). Les ressorts de cet engagement différencié peuvent s’expliquer à la fois par ce que Anthony Giddens a qualifié d’« amour féminisé », et qui serait une caractéristique de l’amour romantique – « […] c’est aux femmes qu’il revient en priorité de s’occuper du domaine de l’amour » ([1992] 2004, p. 59) –, et par l’injonction à la parentalité dont la responsabilité repose tout particulièrement sur les femmes en raison de leur « horloge biologique ».
44L’attirance ressentie pour leur conjoint était-elle objectivement plus forte que lors des précédentes relations ou ont-elles voulu voir, dans l’interaction naissante, des signes qui les ont convaincues d’une attirance plus forte, et dont l’intensité serait précisément gage d’un caractère sérieux et durable ? Michel Bozon (2016, p. 17-18) analyse les débuts amoureux comme étant « d’abord des pratiques entre deux personnes qui vont être interprétées par l’un et par l’autre comme ayant un sens amoureux ». Toutefois, dans ces couples, les deux conjoints ne construisent pas leur interprétation de la même manière, ni au même rythme et les « remises de soi » sont plutôt à l’initiative des femmes. Or, pour que la relation amoureuse continue, il doit y avoir réciprocité (Bozon, 2016). Qu’est-ce qui permet alors à ces jeunes femmes de l’interpréter ainsi et de continuer à s’engager ? D’une part, elles se laissent guider par leurs émotions, leur ressenti et leur envie de fonder une famille. D’autre part, l’amour n’est peut-être pas qu’une affaire d’interprétation, il est aussi affaire de surinterprétation des remises de soi et nécessite un travail de traduction. Au cours des entretiens, certaines jeunes femmes relatent qu’elles ont expliqué à leur conjoint, généralement dans un moment de crise, que leur attitude n’était pas digne de la relation qu’ils entretenaient.
45Ainsi, Charline qui a connu une relation chaotique avec Mathieu durant près d’un an, était très amoureuse de lui dès leur rencontre, sachant pourtant qu’il avait des « aventures ». Un jour que Mathieu la relance au téléphone, elle lui annonce qu’elle est avec un autre homme, ce qui entraîne leur rupture. La relation reprend, mais très vite Charline a la certitude qu’il continue de lui être infidèle : elle lui pose alors un ultimatum en mobilisant, dans son discours, des figures masculines que Mathieu admire : « J’ai eu un discours très dur […]. Et en fait, ce soir-là, je pense que Mathieu il a compris que lui aussi en fait… il avait envie de construire. » Ensuite, elle revient sur cette discussion et explique les arguments qu’elle a mobilisés :
« Il y a eu un peu un déclic [de la part de son conjoint] de se dire : “Bah voilà, dans ma famille, j’ai ceux que je mets au sommet.” Voilà, lui, il vénère son oncle, il vénère son beau-frère qui sont des hommes, on va dire, qui ont construit [une réussite professionnelle et une vie familiale] […]. Je pense qu’il idéalise vraiment ces figures masculines et je me suis servi de ça ce jour-là pour lui dire que : “Ça, c’est ton idéal, et regarde ton comportement, pourquoi tu me mens, pourquoi… Soit tu choisis ton mode de vie libre, y a pas de soucis, mais joue pas sur les deux tableaux.” […] Mon instinct, je l’ai écouté parce que j’avais aussi une idée claire de ce que j’attendais de la vie. »
47Qu’en est-il du côté des jeunes hommes ? Quels sont les événements qui contribuent à ce que, à leur tour, ils s’engagent dans la construction conjugale ?
Quand les hommes deviennent « sérieux »
48Malgré le bon déroulement de la relation – la plupart des jeunes hommes ne la remettent d’ailleurs pas en cause et ils savent que le moment de « se caser » arrivera –, ils n’adhèrent pas, au début de la relation, à la décision de s’engager. Certains ont tellement résisté qu’ils ont rompu la relation, avant, finalement, de la reprendre, puis, quelques mois plus tard, de s’installer dans un logement commun. Les autres sont plutôt dans une forme de résistance passive, laissant leur conjointe prendre des décisions, poser des actes témoignant de la construction de la relation, tant que cela ne « leur prend pas la tête ». Il faut en effet que cette dernière évite de conjugaliser la relation, il faut qu’elle se montre bienveillante ou se rende indispensable, et surtout qu’elle veille à garder le côté léger de la relation qui doit sembler se construire « toute seule ». Ainsi, les propos de Sylvain montrent qu’il avait conscience de se « laisser manipuler » par Marion, mais qu’il s’est laissé « embarquer » :
« Elle avait bien remarqué qu’il fallait qu’on prenne notre temps […], ça a été bien géré […], ça s’est fait petit à petit […], ça s’est fait tout seul, et puis j’ai vu que ça s’est fait si naturellement, bah, du coup, c’était pas mal […]. On s’entendait vraiment… Pour moi, c’est vraiment le naturel de cette relation […], on se complète énormément, ça a été très facile dès le début, c’est vraiment ça qui me plaît […]. C’était vraiment tellement simple et tellement… tranquille […]. On rigolait bien, on s’entendait bien. »
50Ces hommes souhaitent retarder le processus de construction conjugale car ils s’estiment trop jeunes : ils auraient voulu encore « profiter de leur jeunesse [9] ». À ce sujet, Eva Illouz (2012) parle d’une phobie masculine de l’engagement face à l’étendue des relations potentielles. Mais, pour des raisons qui tiennent à une envie à la fois de respectabilité et de volonté d’« être sérieux, [de] se comporter comme quelqu’un de responsable », ils finissent par s’engager. Plusieurs événements ont pu contribuer à leur faire changer d’avis. Dans le cas de Nathan, ce sont les copains qui ont exercé une pression pour qu’il se comporte sérieusement avec sa copine afin de « la garder […], ne pas laisser passer sa chance » ; dans celui de Quillian, la rencontre avec les familles respectives a été décisive :
« C’est vrai que ça joue beaucoup […]. C’est à ce moment-là où ça se déclenche qu’on voit toutes les familles sont heureux de voir qu’on est heureux et puis que voir comme quoi ça marche, donc ils se disent bon ben ça peut marcher. »
52Les habitudes prises dans le couple, la rupture conjugale, ou le risque de celle-ci, ont pu leur permettre de comprendre « les enjeux de leur histoire d’amour » et de reconnaître que, jusqu’à présent, c’était leur compagne qui avait été « plus moteur dans la démarche de se mettre ensemble », comme en témoigne Adrien (29 ans, cadre, en couple depuis six ans).
53Car, par ailleurs, ces jeunes hommes vivent une relation plus satisfaisante que certaines qui ont précédé. Ils déclarent se sentir bien dans leur couple et apprécier l’entente avec leur compagne. Cette entente recouvre des aspects divers : elle renvoie à la composante amicale de l’amour (Wolff, 2016) et concerne aussi bien le fait de se sentir complices, de pouvoir discuter, rire, de se sentir compris et d’être assuré de la convergence de leurs projets.
54En cela, ils se rapprochent des autres couples où les parties prenantes ont déclaré avoir ressenti une attirance réciproque : ils se plaisent, ils ont envie de « tenter la relation » en raison de ce sentiment de « se sentir bien ensemble » et parce qu’ils constatent qu’ils ont des projets et des intérêts communs ; ces attentes communes constituent le ciment du couple.
55Les jeunes hommes qui sont à l’initiative de la construction conjugale, en raison de leur âge ou d’autres événements biographiques, sont ceux qui ont déjà franchi l’étape les conduisant à vouloir être « sérieux » dans la perspective de fonder une famille. Un des indicateurs montrant qu’ils ont atteint cet état est qu’ils peuvent subvenir aux besoins financiers d’un enfant à venir, dans un futur plus ou moins proche.
56Alors que la désynchronisation des étapes indique qu’il n’est plus nécessaire d’avoir obtenu un emploi pour partir de chez ses parents ou pour cohabiter avec son/sa conjoint·e, cela ne signifie ni la fin d’une progression linéaire conduisant à la cohabitation conjugale pour fonder une famille, ni la remise en cause des assignations sexuées traditionnelles. En effet, tandis que pour s’installer dans un logement commun, il n’est pas obligatoire que les deux conjoints aient obtenu une autonomie financière [10], il n’est pas concevable de se projeter dans un avenir familial sans que l’homme dispose d’un revenu. Alors que des jeunes hommes ont déclaré ne pas avoir de problèmes avec le fait que le loyer soit pris en charge par leur compagne, il n’était pas envisageable, pour eux, de devenir père sans avoir un revenu stable et suffisant (Santelli, Vincent, 2019).
Conclusion
57La jeunesse, période de la vie particulièrement « riche en transitions d’un statut vers un autre, en renouvellement des articulations entre le biographique et le social, en intrication des diverses sphères de la vie, en transformations personnelles, en encadrements sociaux également » (Becquet, Bidart, 2013, p. 52), incite à prêter une attention particulière aux normes sociales qui encadrent l’entrée dans la vie adulte. Cette dernière semble notamment ponctuée par le double registre normatif « en profiter avant de se caser », qui conduit à faire trois séries de remarques en lien avec des résultats plus généraux de cette enquête.
58Tout d’abord, celle-ci a permis de montrer que les parcours d’entrée dans la conjugalité ne sont pas équivalents entre les deux sexes. Ayant atteint un certain âge (variable suivant les milieux sociaux), les rencontres des jeunes femmes s’accomplissent avec l’idée que ce pourrait être le conjoint avec lequel elles vivront : la sexualité des jeunes femmes n’est alors plus complètement déconnectée d’un projet conjugal. Dès lors, la période de jeunesse sexuelle semble avant tout désigner l’assentiment collectif qui, à présent, entoure cette période durant laquelle les hommes et les femmes ne subissent plus (autant) la pression morale qui dictait auparavant leurs comportements sexuels. Les femmes peuvent alors profiter de leur jeunesse, connaître plusieurs relations, faire l’expérience d’une sexualité récréative, mais il leur faut encore (et toujours) penser à former un couple.
59Si les jeunes femmes endossent la responsabilité de « faire famille », expliquant qu’elles ont un rôle décisif dans la construction du « nous conjugal », les jeunes hommes continuent, eux, à avoir la charge de subvenir aux besoins matériels. Cela pourrait expliquer leur souhait de repousser le moment de l’entrée en couple, car ils savent qu’il leur faudra attendre un certain nombre d’années avant d’obtenir cette stabilité financière – et donc, en attendant, autant continuer d’en profiter. À cette norme du breadwinner s’ajoute celle de l’homme respectable, sérieux, alors que, du côté féminin, il leur faut toujours, même si aujourd’hui les femmes font des études supérieures et privilégient leur insertion professionnelle, penser à assurer une fonction reproductrice.
60Enfin, puisque c’est toujours en référence au modèle de l’amour romantique que les couples se forment, avant de s’engager, ces jeunes adultes voudraient s’assurer d’avoir trouvé la personne avec laquelle former un couple exclusif, durable et complémentaire. Or, dans notre société individualiste, comment être certain que ces conditions seront réunies sur le long terme ? Certain·e·s, en fonction de leur cheminement personnel, de leur caractéristiques sociales, préfèrent ajourner ce moment, quand d’autres sont prêt·e·s à tenter l’aventure.
Bibliographie
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- Wolff F., 2016, Il n’y a pas d’amour parfait, Paris, Fayard.
Notes
-
[1]
Au sens d’une union « sous le même toit durant au moins trois mois consécutifs » (Institut national d’études démographiques [INED], enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles [ERFI], 2005).
-
[2]
Période qui s’étend de l’entrée dans la sexualité adulte à la première mise en couple et durant laquelle la sexualité est déconnectée d’un projet conjugal.
-
[3]
En 2006, lors de la dernière enquête Contexte de la sexualité en France (INSERM, INED, ANRS), parmi la population des 25-34 ans, près de 34 % des femmes et 19 % des hommes déclaraient être en couple avec leur premier partenaire sexuel. C’était le cas de 68 % des femmes et de 33 % des hommes âgés de 60 à 69 ans.
-
[4]
On rappelle que la moyenne d’âge dans notre enquête est de 27 ans, et que la population étudiée par Giraud est plus jeune encore.
-
[5]
C’est le cas de quatre jeunes femmes de l’échantillon.
-
[6]
Voir « La baisse de la fertilité avec l’âge », Focus de l’INED, 2008 (consultable sur www.ined.fr).
-
[7]
Selon Michel Bozon et François Héran (2006), seuls 13 % des individus en couple déclarent avoir connu un coup de foudre quand ils ont rencontré leur conjoint·e.
-
[8]
Ces termes entre guillemets correspondent à des formulations employées par les interviewé·e·s.
-
[9]
Les hommes qui ont résisté sont âgés de 18 à 33 ans au moment de la rencontre ; ils demeurent en moyenne moins âgés que les autres hommes (22,4 ans contre 24,2 ans pour ces derniers lors de cette étape). Ces moyennes sont fournies uniquement à titre indicatif en raison du matériau qualitatif.
-
[10]
Les parents peuvent financer tout ou partie des dépenses du jeune couple, l’un d’eux peut disposer de moins d’argent et, à cette étape, le jeune homme peut dépendre financièrement de sa compagne.