Couverture de AGORA_076

Article de revue

Faire du théâtre dans les cités

Retour sur la création d’une pièce où l’éducation populaire renoue avec ses visées d’émancipation

Pages 119 à 136

Notes

  • [1]
    Abdelmalek Sayad est né en 1933 en Kabylie et mort en France en 1998. Il s’initie à la recherche avec le sociologue Pierre Bourdieu, lors des enquêtes menées en Algérie à la fin des années 1950. Il développe une sociologie du fait migratoire à partir de l’émigration algérienne, qui renouvelle les conceptions antérieures en s’intéressant autant à l’émigration qu’à l’immigration. Envisageant le fait migratoire dans sa totalité, ses recherches sur la condition des émigrés algériens en France se sont développées à la frontière de différentes disciplines et ont porté sur une multitude d’objets (les conditions de travail, de logement, la famille, l’école, les vacances, la religion, la maladie) [Hadj Belgacem, Pérez, à paraître en 2017]).
  • [2]
    Les locaux collectifs résidentiels ont été créés à la suite de la circulaire du ministre de la construction du 2 juin 1960, qui prescrivait aux promoteurs bénéficiaires de l’aide de l’État de réaliser des « locaux spéciaux » pour des utilisations collectives dès que les ensembles construits dépasseraient 100 logements. La SCIC, promoteur représentant la Caisse des dépôts, avait ainsi créé ALFA, une association qui assurait la gestion des équipements socioculturels construits et employait des salariés en charge de l’animation.
  • [3]
    L’association fut créée le 7 avril 1965, ayant son siège au centre social, JOA du 2 avril 1965, p. 3288.
  • [4]
    L’association fut créée le 8 décembre 1965, ayant son siège au centre social, JOA du 14 décembre 1965, p. 11320.
  • [5]
    L’histoire de l’éducation populaire fait remonter ce nom à 1922 et à l’association éponyme créée au 76 rue Mouffetard à Paris par de futurs dirigeants du scoutisme laïque (Éclaireurs de France) ayant fait évoluer une précédente association, Chez nous, créée par Catherine Descroix, membre du Sillon (mouvement catholique social et démocratique) [Bilbille, 2003].
  • [6]
    Documentaire de Roland Moreau et du collectif des femmes du Blanc-Mesnil, Ceci est notre quartier à 93 degrés, édité en DVD par La Cathode et la maison des Tilleuls, 2007 (www.youtube.com/watch?v=gKWFh2-8RMw).
  • [7]
    « Qui sommes-nous ? », agenda 2007 du collectif Quelques-unes d’entre nous.
  • [8]
    Formé au théâtre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et auprès de Bernard Dort, il est le directeur artistique de Wor(l)ds… Cie, qui a pris en charge la production et la promotion de la pièce. En 1997, il a mis en scène Armor d’Elsa Solal ce qui a permis sa rencontre avec le collectif.
  • [9]
    On peut retenir : Abbas (1995) d’après La Malédiction, mis en scène par Dominique Feret ; Le Jour et la Nuit (en 1996) d’après L’Émancipation, par Didier Bezace ; et, plus récemment, La Fille de Abbas (2005-2006), toujours d’après La Malédiction et L’Émancipation, par Lotfi Yahya Jedidi.
  • [10]
    Hadj Belgacem S., Taalba F., « Le sociologue Abdelmalek Sayad, le théâtre et la politique », Dossier de presse « Et puis, nous passions le pantalon français… », 2013, p. 4.
  • [11]
    Hadj Belgacem S., Taalba F., « Redécouvrir Abdelmalek Sayad. La genèse d’un sociologue dans le contexte de l’Algérie coloniale », Vu d’ici, no 15, 2013, p. 2.
  • [12]
    Tirés principalement de « La double absence » (Sayad, 1999) et des deux premiers tomes de L’immigration ou les paradoxes de l’altérité (Sayad, 2006a et 2006b).
  • [13]
    Entretien de Taous au centre social, enregistré le 25 octobre 2010.
  • [14]
    Le 17 octobre 1961, une manifestation pacifiste est organisée par le FLN en protestation contre le couvre-feu imposé aux Français musulmans d’Algérie ; elle a été fortement réprimée par la police, alors dirigée par le préfet Maurice Papon.
  • [15]
    Le Front de libération nationale (créé en 1954) est une organisation indépendantiste et nationaliste algérienne, qui a organisé une lutte populaire contre le pouvoir colonial français.
  • [16]
    Charly Célinain, « Et puis, nous passions le pantalon français : souvenirs d’immigrés », Presse et cité. Journal officiel des banlieues [en ligne], 19 février 2013 (www.presseetcite.info/journal-officiel-des-banlieues/memoire/et-puis-nous-passions-le-pantalon-francais-souvenirs).
  • [17]
    La direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et l’Action régionale pour la création artistique et la diffusion en Île-de-France (ARCADI), le département, la ville du Blanc-Mesnil, mais également l’ACSÉ (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances), la Fondation Abbé Pierre et le Forum culturel, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI).
  • [18]
    Selon Marie-Hélène Bacquet, l’empowerment « peut privilégier les dimensions individuelle et économique ou bien les dimensions collective et politique, s’inscrire dans une perspective de partage du pouvoir et de construction de contre-pouvoirs ou indiquer un processus individuel de construction d’estime et de confiance en soi » (Bacqué, 2006, p. 108).
  • [19]
    Zouina Meddour, « Quelques-unes d’entre nous : 2003/2013 : dix ans d’engagement auprès des habitants des quartiers populaires », Dossier de presse « Et puis, nous passions le pantalon français… », janvier 2013.

1Le théâtre et l’éducation populaire ne constituent pas un couple nouveau. En effet, dès les années 1960-1970, le théâtre fut l’une des pratiques artistiques de prédilection des associations d’éducation populaire (Fabiani, 2008). En se réappropriant l’action culturelle, l’éducation populaire a développé l’apprentissage de la pratiques théâtrale, la création de compagnies et de pièces. Elle participait d’une acculturation à un univers lettré dans une perspective de « démocratisation culturelle » (Dubois, 1993). Cependant, ce modèle s’est étiolé au fil du temps faute de parvenir à penser la variété des modèles culturels et leurs conditions de réception (Caune, 2006). Dans le champ de l’éducation populaire, les grandes associations s’emploient aujourd’hui davantage à développer l’expérience de spectateur plutôt que celle d’acteur, de récepteur davantage que celle de producteur, renonçant en partie à leur objectif historique d’émancipation des individus. Ainsi, l’éducation populaire, définie comme le « travail de la culture dans la transformation sociale et politique » (Maurel, 2010, p. 72), se fait rare faute de projets adaptés comme de public destinataire.

2Cet article vise à interroger les conditions qui ont rendu possible la création d’une pièce de théâtre avec les usagers d’un centre social situé au cœur d’une cité du Blanc-Mesnil. Ce projet théâtral a été porté par le collectif de femmes Quelques-unes d’entre nous et encadré par plusieurs professionnels du secteur social, artistique et militant se revendiquant de l’éducation populaire et du théâtre politique. C’est le cheminement collectif conduisant ces femmes à créer la pièce intitulée Et puis, nous passions le pantalon français en s’inspirant du travail du sociologue algérien Abdelmalek Sayad qu’il nous a semblé important d’analyser [1]. Animé par une professionnelle du travail social (l’ancienne directrice du centre social), un metteur en scène et plusieurs intervenants extérieurs (une journaliste, une photographe, des militants) particulièrement investis, le processus de création a permis à un public composé majoritairement de femmes des quartiers populaires de différentes générations et aux histoires multiples de s’approprier des textes de sociologie dans un cadre théâtral. Comment ce projet mêlant démocratisation de la pratique théâtrale et éducation populaire a-t-il pu voir le jour ? En quoi cette création théâtrale a-t-elle permis de renouer avec les principes émancipateurs de l’éducation populaire ?

3Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur un travail d’observation participante que j’ai mené entre 2010 et 2013, parallèlement à ma thèse de doctorat (Hadj Belgacem, 2015). En qualité de directeur des travaux de recherche, j’ai en effet pu contribuer à la création de la pièce Et puis, nous passions le pantalon français, suivre des ateliers et des répétitions, et assister à plusieurs représentations publiques (voir encadré 1 sur la méthodologie de l’enquête). Il s’agira donc d’évoquer d’abord l’origine de ce projet. Ensuite, je me propose d’analyser les différentes étapes de la création et d’interroger à la fois la démarche qui a contribué à l’appropriation progressive des travaux d’un sociologue et les conditions qui ont permis à ces femmes de se conformer aux exigences de la pratique théâtrale. Enfin, dans un dernier temps, j’analyserai les difficultés de réception et de diffusion que la pièce a pu rencontrer dans le champ artistique légitime (Noiriel, 2011).

Aux origines d’une création théâtrale dans un centre social engagé

4Pour comprendre les conditions qui ont rendu possible la création de cette pièce, il est nécessaire de restituer une partie du contexte qui a conduit à son émergence. Il est notamment important d’avoir à l’esprit l’histoire du collectif et du centre social ainsi que le rôle joué par les différents intervenants. Le collectif Quelques-unes d’entre nous a vu le jour au Blanc-Mesnil, ville de 50 000 habitants, située en Seine-Saint-Denis à la limite de la seconde couronne, qui fut administrée par le parti communiste pendant près de quatre-vingt ans. En 2011, la population active de la commune comptait près de 55 % d’employés et d’ouvriers et 19 % de professions intermédiaires avec un taux de chômage de 20 %. La ville dispose de trois centres sociaux implantés dans les principaux quartiers de logements HLM. Situé dans les quartiers nord, le centre social des Tilleuls (CST) a une histoire intimement liée à la création du grand ensemble. Les logements sociaux des Tilleuls ont été construits par la Caisse des dépôts et plusieurs bailleurs privés entre la fin des années 1950 et le début des années 1970. Au milieu des années 1990, ils ont été inclus dans le périmètre de la politique de la ville au sein de la ZUS des quartiers nord. Ils regroupent actuellement près de 15 000 habitants.

Encadré 1. Méthodologie de l’enquête

L’enquête s’est déroulée entre 2009 et 2013. Elle a été principalement ethnographique et s’est effectuée en participant aux différents évènements organisés par la troupe et le collectif Quelques-unes d’entre nous auquel adhéraient les deux tiers des comédiens. J’ai été présent à dix des douze ateliers de formation ; j’ai participé à quatre répétitions et assisté à cinq représentations ou lectures publiques. Cette présence ponctuelle m’a permis d’observer les avancées du projet à ses différentes étapes. En tant que directeur des travaux de recherche, j’ai proposé des textes de Sayad (extraits d’entretiens, d’articles et d’ouvrages) pouvant présenter un intérêt pour la pièce et pour les comédiens. C’est également dans ce cadre que j’ai été amené à consulter les archives Sayad déposées alors à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) pour alimenter avec Farid Taalba la démarche biographique concernant le sociologue. J’ai profité de la rédaction d’un article en 2010 dans le journal Vu d’ici (Hadj Belgacem, 2016) pour réaliser sept entretiens courts avec les membres du collectif [a]. Ces entretiens m’ont conduit à recueillir un récit à chaud à la fin de l’atelier et au début de la création. Les observations au cours des deux années suivantes m’ont permis d’envisager les transformations individuelles et collectives du groupe. En 2013, la production de l’ultime numéro de Vu d’ici a également fourni l’occasion de dresser un bilan. J’ai ainsi mobilisé les productions écrites (livres, agendas, brochures ou numéros du journal Vu d’ici) et audiovisuelles (captations vidéo et documentaires) du collectif pour compléter l’analyse.

5Avant de prendre la dénomination de centre social, le CST, appelé « centre ALFA [2] », a permis aux bailleurs sociaux d’initier des politiques d’animation des grands ensembles en s’appuyant sur les associations locales. Le centre ALFA a ainsi accueilli le club Loisirs et culture [3], l’une des premières structures à proposer des activités théâtrales avant que plusieurs autres associations ne lui emboitent le pas, à l’image du foyer d’art dramatique des Tilleuls créé en 1965 [4], qui prévoyait de « fournir un cadre favorable à la formation morale et sociale de ses membres et à leur épanouissement humain ; [d’]éveiller un attrait des spectacles, de sorties et d’échanges avec des groupes similaires et toutes réalisations en liaison avec le théâtre populaire ». L’association a changé plusieurs fois de dénomination sur une courte période. En 1970, elle devient Animation, culture, théâtre et loisirs des Tilleuls, jusqu’en 1979 où elle se transforme en garderie périscolaire. C’est précisément à cette époque que le bailleur social se désengage de la gestion du centre alors en cogestion avec les associations d’habitants et que la municipalité communiste en reprend la gestion de manière progressive avec les associations. Le CST devient pendant plus de vingt ans le lieu d’encadrement de la jeunesse du quartier aux Tilleuls avant que le bâtiment, trop vétuste, ne soit démoli et reconstruit lors du premier contrat de ville au début des années 2000.

6Sur l’emplacement du CST est alors rebâtie la maison des Tilleuls, inaugurée en 2002. Le nom de « maison des Tilleuls » ou « maison pour tous » (appellation plus générique) fait référence à l’adhésion du centre à un réseau d’éducation populaire [5]. Le réseau des maisons pour tous est proche des anciens réseaux des MJC, qui après des scissions et la régionalisation dans les années 1970, ont pris cette nouvelle appellation (Besse, 2008). La maison pour tous comprend une antenne de la caisse d’allocations familiales (CAF) et de la Sécurité sociale, une halte-garderie, plusieurs salles polyvalentes et une association d’animation destinée à faire vivre le lieu et à organiser les relations entre les divers usagers. Il était prévu que la police de proximité soit présente dans l’enceinte du centre. L’ancienne directrice refusant cette présence a démissionné. Zouina Meddour, qui a repris en 2002 la direction du centre, a maintenu cette position contre la volonté municipale. Née en 1964 et ayant grandi dans la cité des Tilleuls dans une famille émigrée d’Algérie de dix enfants, la nouvelle directrice a été auparavant coordinatrice au service municipal de la jeunesse. Elle s’est formée comme animatrice aux Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA) et a été proche de plusieurs organisations défendant la cause des immigrés, notamment du Mouvement de l’immigration et des banlieues, puis du Forum social des quartiers populaires. Son arrivée a permis l’impulsion de nouveaux projets et redynamisé le centre social. En 2003, elle est nommée à la tête du centre, puis quitte la direction en 2008, mais continue d’accompagner plusieurs projets comme le journal Vu d’ici et le collectif de femmes Quelques-unes d’entre nous. La nouvelle équipe, composée d’Olivier Canzillon (directeur) et de Magali Chastagner (coordinatrice famille), va poursuivre et accompagner le projet dans le même esprit.

7Le collectif est né d’abord des rencontres informelles de femmes du Blanc-Mesnil, au centre social, autour d’ateliers de couture et de cuisine qui ont commencé en 2002. Le groupe composé d’une trentaine de femmes s’est formé sur plusieurs années en lien avec les activités proposées en direction des femmes, des mères, des familles (prestations sociales) ou de leurs enfants (crèches, activités sportives ou de loisirs). Il rassemble principalement des femmes issues de l’émigration algérienne, marocaine et plus marginalement d’Afrique subsaharienne (Bénin, Mali, Sénégal) ou d’Europe (Italie, Portugal, Turquie), de La Réunion et des autres régions françaises. Ce collectif intergénérationnel a une moyenne d’âge de 47 ans et la plupart des femmes sont mariées et ont plusieurs enfants. Elles résident dans la commune et sont le plus souvent dans le même logement social depuis plus de dix ans. Elles constituent un réseau d’interconnaissance qui s’est formé sur un mode affinitaire et local au travers de débats publics et de soirées, en organisant des salons de thé à thèmes, des restaurants de quartier, la production d’une exposition photographique ou encore en rédigeant un livre de cuisine.

8C’est en novembre 2005, au moment où la commune a connu des soirées d’« émeutes », que les femmes se sont structurées en collectif. L’incendie du centre social et la présence massive de journalistes ont conduit à leur mobilisation avec le personnel et les autres usagers du centre pour prévenir de plus graves dommages. En reprenant le nom de l’exposition qui s’est tenue en 2004, le collectif Quelques-unes d’entre nous a réalisé des veillées nocturnes, une marche, ainsi que des assemblées populaires. Cela a notamment initié une période nouvelle pendant laquelle des membres du collectif ont participé à la réalisation d’une vidéo intitulée Ceci est notre quartier à 93 degrés[6], puis d’un journal Vu d’ici et d’un agenda militant présentant les temps forts du collectif ainsi que ses dates et références mémorielles marquantes [7].

9Les ateliers d’écriture et de parole avec l’auteure Elsa Solal ont ainsi donné lieu en 2007 à la première pièce du collectif : Le bruit du monde m’est rentré dans l’oreille (Solal, 2008). Cette pièce qui reprend les paroles des femmes du collectif a été mise en scène par Philip Boulay [8] avec la collaboration d’Albertine M. Itela et Dalila Belaza. Elle formule les critiques et les interrogations des femmes quant aux institutions politiques, à la façon dont elles sont traitées et aux idées reçues véhiculées sur les habitants des cités. Jouée entre 2007 et 2008 au Forum de Blanc-Mesnil, à Bruxelles, à Fontenay-sous-Bois, au théâtre du Rond-Point à Paris ou encore à Almada au Portugal, cette première pièce a transformé le groupe de femmes renforcé par l’arrivée de nouveaux membres, principalement des femmes, mais aussi quelques hommes. Après cette première expérience, les femmes du collectif ont souhaité poursuivre la pratique théâtrale clôturée fin 2008 à Toulouse. Le collectif a donc continué son exploration de la scène avec la volonté de s’engager dans une nouvelle pièce, mais aussi de se confronter à de « vrais » textes. Travailler à partir de textes d’auteurs, les apprendre et les faire siens, constituait un pari nouveau pour les femmes du collectif à l’expérience d’actrice encore récente. Cependant, l’hétérogénéité de leurs rapports à l’écrit et à la langue risquait de poser problème.

De la sociologie au théâtre : un travail d’importation spécifique

10L’adaptation au théâtre des textes de sociologie pour un public initialement éloigné des univers artistiques et scientifiques a nécessité un travail de médiation spécifique. Le processus de création s’est opéré en plusieurs étapes qui se sont succédé sur une période de plus de deux ans, pour aboutir à la première représentation de la pièce en mars 2012 (voir encadré 2).

11La proposition d’utiliser les textes du sociologue algérien Abdelmalek Sayad au théâtre est d’abord venue en octobre 2009 d’une sollicitation d’Yves Jammet, coordonnateur de l’Association de prévention du site de La Villette et responsable d’une association d’insertion, pour que j’anime des cycles de formation sur l’auteur à l’attention d’étudiants, d’animateurs et de professionnels du social. Ces cycles étaient destinés à faire découvrir les travaux et la pensée de Sayad. Son approche de l’immigration algérienne a offert un cadre dépassant les enjeux nationaux, économiques ou ethniques en pensant d’abord l’émigré avant l’immigré et en élaborant un cadre permettant de saisir la condition immigrée à travers ses illusions, ses tabous, ses difficultés et ses contradictions. Les textes du sociologue avaient déjà donné lieu à des pièces de théâtre, notamment après la parution de La misère du monde, ouvrage dirigé par Pierre Bourdieu et contenant des textes de Sayad (Bourdieu, 1993). Plusieurs pièces [9] reprenant des passages du livre se sont en effet montées à la fin des années 1990, la participation des comédiens Denis Podalydès et Emmanuel Bourdieu à l’écriture de l’ouvrage expliquant peut-être aussi l’attractivité de ce texte pour le monde du théâtre.

Encadré 2. Les principales étapes de création de la pièce

• 2009 : travail exploratoire et proposition du cycle de formation Sayad (présentation et découverte de l’auteur).
• 2010 : déroulement des ateliers de formation Sayad et sélection des textes, début du travail de création, premières lectures publiques (le 6 novembre en première partie d’Origines contrôlées dans la salle du Deux pièces cuisine au Blanc-Mesnil).
• 2011 : travail de création, réécritures, intégration de la compagnie No Mad, création de nouvelles parties accompagnées de répétitions et de lectures publiques.
• 2012 : première représentation le 31 octobre au Forum du Blanc-Mesnil et début du travail de promotion de la pièce auprès des théâtres subventionnés par des lectures.
• 2013 : représentations à la Cité nationale d’histoire de l’immigration (CNHI) du 15 au 17 février et captation vidéo de la pièce.

12Fin 2009, le collectif se trouvait dans une phase exploratoire à la recherche d’un nouveau projet. Jai proposé alors à Zouina Meddour que ce cycle d’ateliers puisse servir de source d’inspiration. Les écrits de Sayad, du fait de la place centrale qu’il accorde à la restitution minutieuse de la parole dans sa richesse et sa complexité, pouvaient se prêter de manière privilégiée à la création d’une pièce. Son écriture à la fois exigeante et accessible laisse la place à des extraits d’entretiens qui rendent la « justesse de la parole d’hommes et de femmes, de jeunes comme de vieux, de parents, de frères, de sœurs, d’ouvriers, de paysans, de collégiens, d’étudiants. […] Le travail de traduction de l’arabe algérien ou du kabyle au français (à l’image du titre de la pièce) présente à la fois de grandes qualités littéraires et restitue au plus près des expériences de l’émigration faites de déchirement, de perte de sens et de valeurs, d’espoirs déçus, mais aussi de surprises, d’évènements inattendus et de revanches qui sont parfois difficilement dicibles [10] ».

13Un cycle d’ateliers a ainsi été envisagé dans un format différent de celui proposé au public d’animateurs socioculturels, d’étudiants, de personnels des centres sociaux et du secteur social. Ces ateliers ont été réalisés et animés par Farid Taalba, âgé d’un peu moins de 50 ans, qui a rejoint le collectif au moment de la première pièce. Farid a également grandi au Blanc-Mesnil avant de devenir un militant particulièrement investi de la cause de l’immigration et des banlieues, d’abord au sein du collectif Jeunes de la Marche pour l’égalité, puis du Mouvement de l’immigration et des banlieues et du Forum social des quartiers populaires. Par ailleurs, Farid a aussi pu faire profiter le collectif de sa connaissance fine de l’histoire de la Kabylie dont il est originaire, comme Sayad. L’atelier s’est déroulé au centre social, au cours du premier semestre 2010, sur une dizaine de séances construites comme une introduction au texte « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France » (Sayad, 1977). Dans cet atelier, Farid a utilisé son expérience de formateur en français langue étrangère afin de pouvoir s’adresser aux femmes du collectif maîtrisant peu le français à l’écrit ou à celles ne connaissant pas la sociologie, l’histoire migratoire et les spécificités de la culture algérienne et kabyle.

14Plutôt que d’aborder les textes de manière frontale, le cycle de formation est d’abord passé par l’oralité et l’expérience des femmes, qui ont pour la majorité d’entre elles une histoire migratoire spécifique. Il s’agissait d’appréhender des textes exigeants tout en restant accessible aux participantes qui sont de générations différentes et qui n’entretiennent pas toutes le même rapport à la culture écrite. Parmi les membres du collectif, les femmes les plus âgées comme Taous, Djohra ou Fatma sont nées à l’étranger et n’ont jamais été scolarisées. D’autres sont arrivées enfants ou adolescentes en France et ont interrompu leurs études au collège ou au lycée comme Yamina ou Fathia. Les dernières générations de femmes sont nées en France et ont pour la plupart poursuivi leurs études dans les filières techniques ou courtes de l’enseignement supérieur comme Ourida, Arlette ou Touria. Enfin, quelques étudiantes âgées d’une vingtaine d’année (Kenza, Nassiha et Mylène) ont intégré la pièce pour interpréter le rôle des « filles d’immigrés ». Ainsi, la démarche sociologique même restait majoritairement méconnue et pouvait paraître abstraite. La reformulation de la commande initiale a donc porté sur l’approche du travail de l’auteur du point de vue de sa propre biographie, en tissant des liens avec l’histoire des membres du collectif.

15L’atelier a été conçu à partir des connaissances des participantes qui ont grandi dans des villages proches de celui de Sayad et qui connaissaient bien la vie rurale kabyle, pour les amener progressivement à la démarche sociologique. La formation a pris comme point de référence la biographie de l’auteur, appréhendée avec les outils et les méthodes de la sociologie que ce dernier avait lui-même préconisés. Ce fut le moyen d’aborder à la fois la méthode sociologique et différentes thématiques telles que les ferments de la vie paysanne, les effets de la décolonisation sur les populations rurales symbolisés par la spoliation des terres, les camps de regroupement et le processus de « dépaysannisation ». Ces transformations (et l’appauvrissement qui en découle) sont à l’origine des logiques de l’émigration vers les villes, puis vers la France. Elles permettent de saisir le premier âge de l’émigration, avec ses désillusions, ses allers-retours, et l’évolution du rapport au travail et à la vie villageoise des émigrés. Divers travaux d’histoire et d’ethnologie de l’Algérie ont été mobilisés (Bourdieu, 1972 ; Bourdieu, Sayad, 1964) afin d’éclairer le contexte dans lequel Sayad a grandi et s’est formé politiquement et scientifiquement [11].

16Plusieurs supports ont été utilisés comme des photographies (Laoust-Chantréaux, 1992), des cartes pour identifier la région d’origine et le village de l’auteur. Cette approche originale a, dans un premier temps, surpris les participantes aux ateliers de formation que j’ai pu interroger. Arlette, 47 ans, « ancienne » du collectif et mère au foyer de six enfants, issue d’une famille sicilienne explique :

17

« Au début, je ne savais pas trop où j’allais et ne comprenais pas trop parce que je ne suis pas originaire de ce pays. Je ne connaissais pas bien l’histoire de l’Algérie. »
(Entretien individuel avec Arlette au centre social, enregistré le 25 octobre 2010.)

18D’autres ont pu au contraire trouver des repères connus pour s’approprier des connaissances nouvelles, telle Yamina, 58 ans, arrivée en France de Kabylie à l’âge de 7 ans, habitant en pavillon et employée à la poste des Tilleuls :

19

« L’atelier que nous a présenté Farid m’a énormément surprise parce que je me suis retrouvée à ma petite enfance. Ça a fait ressurgir des choses que j’avais complètement mises de côté : la vie dans une seule pièce (la maison avec), l’étable en dessous, la pièce au-dessus qui était une réserve pour l’hiver. »
(Entretien avec Yamina et Fatma au centre social, enregistré le 25 octobre 2010.)

Mobiliser les expériences : histoires personnelles, histoire collective

20Pour les femmes descendantes de migrants algériens, c’est le retour à l’enfance, le rappel du passé familial, de souvenirs restés enfouis, qui reviennent le plus souvent dans les discours, quand pour les femmes héritières d’autres histoires migratoires, c’est d’abord la rencontre avec la société paysanne de petite Kabylie (dont Sayad est originaire) qui s’avère la plus marquante. Pour les femmes ayant connu cette période, cet atelier aura été l’occasion de restituer leurs connaissances des lieux, des coutumes et des mœurs, d’exprimer leur histoire en alimentant des débats sur la dénomination et le sens de pratiques domestiques, religieuses, matrimoniales. Ainsi, pour Taous, la doyenne du groupe, âgée de 78 ans, arrivée en 1963 en France, le fonctionnement des ateliers a pu valoriser son savoir devenu une ressource :

21

« Pour nous, ça fait du bien de raconter cette histoire sur une scène de théâtre, ça lui donne de la valeur. Avec le travail qu’on a fait avec Farid, on a mesuré que c’était une histoire collective et cela a donné de l’importance à notre histoire à toutes. ».
(Marina Da Silva, « Sayad a raconté les histoires de nos vies », Vu d’ici, no 15, 2013 p. 10)

22Cette démarche a ouvert une pratique réflexive qui permet de se réapproprier une mémoire peu entretenue de la période précédant l’émigration, comme pour Fatma, arrivée en France en 1964 :

23

« Tout ça, je le savais déjà. Il m’a rappelé ma jeunesse. Je suis venue à l’âge de 24 ans en France. C’était bien qu’il présente tout cela pour les jeunes. Il a expliqué ce qui s’est passé avec les parents et les grands-parents. Ça m’a réveillée parce que j’avais un peu oublié. »

24La lecture des textes de Sayad a également permis de confronter les femmes à leur propre expérience de la condition immigrée, qui est rarement énoncée ou objet de discussion. Fatma, 64 ans, arrivée en France en 1974, explique que la pièce « montre aussi le contraste entre la vie en France et la vie en Algérie. »

25

« En France, on a fait des boulots durs, sales et difficiles, et en Algérie on a menti collectivement pour dire qu’en France la vie était facile. On avait trop de fierté pour raconter les épreuves qu’on traversait qui ont souvent été terribles. »
(Marina Da Silva, « Sayad a raconté les histoires de nos vies », Vu d’ici, no 15, 2013 p. 10.)

26L’atelier a choisi de valoriser l’oral afin de mettre à contribution l’ensemble des femmes et de favoriser la transmission d’une histoire et des mémoires entre les générations. Le chant était présent et un questionnaire a servi de fil rouge à plusieurs séances ; mais ce sont surtout les récits d’expériences et les discussions parfois en arabe ou en kabyle sur les modes de vie paysans qui ont suscité le plus d’enthousiasme. Fortes de la connaissance du « premier âge de l’émigration algérienne » intimement liée à la biographie de l’auteur, les participantes ont pu aborder les textes lors de séances finales avec d’autant plus de facilité que ces derniers avaient été sélectionnés par Farid Taalba et Philip Boulay. Ce sont principalement des extraits d’entretiens, de courtes analyses [12] et des textes inédits issus des archives qui ont été mis en scène et ce sont le plus souvent des extraits de récits de vie qui ont été retenus.

27Les séances de création ont donné lieu à de multiples changements et tâtonnements à la fois dans le choix des textes et dans la construction de la pièce articulant différentes scènes selon un ordre initial qui reprenait le séquençage des trois âges de l’émigration pour finalement s’en affranchir. Si l’apprentissage et la restitution d’un texte sociologique n’étaient pas simples pour toutes les participantes, des alternatives ont su être trouvées. Taous, qui donnait la réplique à Farid pendant l’atelier (« Quand Farid dit : “Cela s’appelle comme ça”, moi, je dis : “Chez nous, ça s’appelle autrement.” Je n’ai pas été à l’école donc pour les textes… [c’était difficile] [13] »), ouvre le spectacle par un monologue en kabyle. Plusieurs difficultés ont pu ainsi être surmontées tout en essayant de toujours tirer le meilleur des possibilités de chacun.

28Le fonctionnement des ateliers a favorisé la compréhension et l’appropriation de textes sociologiques, qui ne font que rarement l’objet d’un travail spécifique auprès des publics et qui ne sont abordés que pour la formation des animateurs ou des cadres. De même, la démarche de création a favorisé la pratique théâtrale pour toutes les femmes et a facilité l’expression d’une parole en public, qui est une difficulté particulièrement genrée (Achin, Naudier 2010). La sensibilisation au travail de Sayad comme à la démarche sociologique a été entreprise en s’appuyant sur les savoirs et les compétences des femmes du collectif. La prise en compte des savoirs comme des ressources des membres du collectif a renforcé l’estime et la confiance en soi des femmes et a été une condition décisive pour le partage des savoirs et pour l’implication dans la pratique théâtrale. Arlette évoque ainsi, dans le journal dédié à la pièce, son expérience théâtrale :

29

« Le théâtre pour moi c’est la délivrance et l’égalité d’expression. C’est notre patrimoine et on ne peut pas nous l’enlever. Nous sommes des passeurs d’histoire, de notre histoire… »
(Témoignages, « Lorsque les histoires de chacune rejoignent l’Histoire », Vu d’ici, no 15, 2013 p. 13.)

30Fatiha explique que la pièce lui a ouvert des pans de son histoire familiale :

31

« D’avoir joué cette pièce, cela m’a aussi permis de formuler des choses que je n’avais jamais pu raconter à mes enfants. »
(Témoignages, « Lorsque les histoires de chacune rejoignent l’Histoire », Vu d’ici, no 5, 2013 p. 12.)

32Ce travail a aussi réveillé chez Fafa une conscience politique diffuse :

33

« Je retiens en particulier le texte que lit Fatiha sur le contrat de travail. Aujourd’hui, la situation s’est améliorée et les gens ont un minimum de droits, mais il a montré à quel point sans contrat de travail tu n’existes pas. Nous-mêmes, nous n’avions pas pris la mesure de cette situation. J’ai des cousins, et d’autres personnes de ma famille, qui l’ont vécue mais n’en ont jamais parlé. Les gens cachaient par pudeur toute cette misère. »
(Témoignages, « Lorsque les histoires de chacune rejoignent l’Histoire », Vu d’ici, no 15, 2013 p. 13.)

34Le metteur en scène a aussi un rôle central pour trouver les mots et arriver à faire « fonctionner » le groupe. La distribution des « rôles » et le choix des textes ont été un moment important pour aider les unes et autres à dépasser leurs appréhensions et leurs doutes, pour vaincre les craintes et les problèmes liés à la mémorisation et à l’apprentissage du texte. Des propos tenus par des hommes dans les entretiens de Sayad ont été lus et adaptés par plusieurs femmes qui y ont trouvé un lien avec leur propre histoire ou celle d’un père, d’un frère, d’un oncle. Les différentes séances, qui ont permis de sélectionner les textes, de les tester par des lectures en situation, de créer progressivement la pièce ont mobilisé les femmes durant près d’un an et demi à raison d’une à deux fois par semaine (en dehors de quelques interruptions). Ce programme de travail relativement lourd n’aurait pas pu être possible sans une mobilisation permanente pour faire tenir le collectif. Le travail de coordination, opéré par Zouina, Magali et Marina Da Silva et bien d’autres, pour relayer les absences, les présences des uns ou des autres, pour contacter chacun, trouver une salle, a donc joué un rôle décisif dans l’aboutissement de la création. Zouina et Philip ont aussi programmé des dates pour des lectures publiques et de courtes représentations, ce qui a donné un rythme et une dynamique au travail du collectif en offrant des objectifs réguliers pour intensifier les répétitions, finir d’apprendre son texte, etc. Ainsi, ces lectures ont permis au travail d’élaboration de la pièce d’avancer tant d’un point de vue collectif qu’individuel.

35Pendant dix-huit mois, les femmes se sont approprié progressivement les textes du sociologue. La représentation au Deux pièces cuisine, en première partie du groupe Origines contrôlées, le 6 novembre 2010, a constitué une première étape donnant l’occasion d’expérimenter et d’avancer sur le projet. Cette lecture, construite à partir du texte « Les trois “âges’’ de l’émigration algérienne en France » (Sayad, 1977), a connu de nombreuses transformations. La pièce s’est étoffée par touches successives au cours de l’année 2011. La compagnie de danse No Mad de Medhi Slimani s’est jointe au collectif après la découverte par les femmes du collectif de leur spectacle du 17 octobre 1961 [14]. Le chorégraphe et les jeunes danseurs hip-hop de la troupe ont permis d’imaginer une collaboration entre acteurs et danseurs et de repenser la dimension chorégraphique du spectacle. De nouveaux membres comme Mohamed Rezzoug (qui a rejoint le collectif en cours de création) ont aussi apporté leur sensibilité à propos d’évènements méconnus comme l’histoire de l’équipe de football du Front de libération national [FLN [15]]. Les techniciens (Abdénor Mezlef et Jean-Guy Lecat) ont réalisé les lumières, la scénographie et les décors. Tout ce travail de longue haleine a pu être formalisé lors de la première représentation publique au Forum du Blanc-Mesnil, le 31 mars 2012.

Des difficultés à rendre publique la parole des immigrés

36Pour cette première représentation, l’auditorium de 140 places de la ville a fait salle comble, mais cela n’a pourtant pas empêché le spectacle de connaître par la suite des difficultés de diffusion. La première a rencontré une salle enthousiaste et aussi relativement conquise, le public se composant principalement d’habitants de la ville et de militants en lien avec le collectif de femmes. Si la famille, les amis et les proches avaient pu assister au filage la veille, le jour de la première comptait davantage de professionnels du théâtre, de journalistes et de représentants d’institutions, invités en vue d’une éventuelle future programmation. La fin du spectacle a donné lieu à plusieurs ovations et suscité une forte émotion, en lien avec l’audience locale du collectif, mais le succès apparent de cette première représentation n’a pas empêché certains mécontentements. Côté collectif, il y a eu des oublis de texte et des erreurs. La pièce a néanmoins été accueillie très favorablement par les habitants de la ville et les militants qui ont fait le déplacement. Côté professionnels, les retours sont restés mitigés. Certains ont salué le travail des comédiens « amateurs » ou le traitement original du sujet de l’immigration, mais les compliments sont restés discrets et l’enthousiasme limité.

37Cette tendance s’est confirmée avec les difficultés à trouver de nouvelles dates de programmation du spectacle. Si des lectures ont pu être données dans un cadre militant, scolaire et pour un effectif réduit, les professionnels sollicités n’ont pas donné suite. Parmi les institutions, seule la CNHI s’est montrée intéressée et a programmé la pièce du 15 au 17 février 2013. À l’issue de ces représentations, un journaliste expliquait que l’avenir de la pièce restait incertain [16] : « Ce spectacle devrait être joué dans des établissements scolaires ; des cycles de lectures seront également organisés. En revanche, de prochaines représentations sur les planches sont beaucoup plus hypothétiques. D’une part à cause du sujet, et d’autre part à cause de la taille de la troupe (25 acteurs rémunérés). Philip Boulay, metteur en scène, mais également producteur, évoque malgré tout des contacts : “Nous avons des attentions, des personnes s’intéressent à la pièce. Maintenant il faut que ces attentions se transforment en propositions de travail…” ». Si des arguments économiques relatifs au coût de la pièce (en raison du nombre important d’acteurs et de techniciens) ont pu être avancés, le metteur en scène est plus enclin à déplorer la frilosité et le conservatisme des programmateurs par rapport à une pièce qui sort des schémas traditionnels et des centres d’intérêt du milieu théâtral.

38Les trois représentations de la CNHI ont en partie confirmé cette impression. Alors que des professionnels et des journalistes parisiens avaient été conviés pour la première à la CNHI, peu ont donné suite ou publié de recensions de la pièce. Le spectacle a obtenu un large plébiscite de la part du public qui a connu une expérience migratoire personnelle ou dans son histoire familiale, ainsi que de la part des militants ou du public scolaire du Blanc-Mesnil. Cependant, les amateurs et les professionnels du théâtre ont été plus critiques et n’ont pas apprécié l’esthétique de la pièce, le jeu des comédiens ou les choix de mise en scène. D’autres ont estimé que les textes de Sayad n’avaient pas été suffisamment « respectés » ou encore que la souffrance et les douleurs exprimées contribuaient à la victimisation ou portaient une vision « communautaire ».

39Pour Philip Boulay, l’expression de la souffrance et sa mise en paroles par des comédiens en provenance des quartiers populaires ont pu déranger un public éloigné de ces préoccupations et peu sensible à cette histoire : « C’est la première fois qu’ils l’entendent dans un espace public, dans une forme scénique et théâtrale. À cet instant, cette parole, parce qu’elle est théâtralisée, devient commune, prend place dans l’espace public : le temps de la représentation intègre l’Histoire. Est-ce là que le bât blesse ? Certains des spectateurs se sentiraient-ils violentés par ce qu’ils considèrent comme une intrusion ? L’irruption sur la scène théâtrale française d’une parole et d’un mouvement portés par les femmes du collectif aurait-elle enfreint les attendus esthétiques et institutionnels ? » (Hadj Belgacem et al., 2013, p. 257). Alors que la création de la pièce a pu bénéficier de nombreux soutiens institutionnels [17], sa diffusion vers un public plus large et diversifié n’a pas été permise. La portée politique de la pièce semble avoir été à l’origine des difficultés de réception dans le champ artistique légitime. Il apparaît que le sujet abordé (les souffrances et les désillusions des immigrés en France), autant que le fait que ces paroles soient portées par des immigrés, des femmes immigrées ou petites-filles d’immigrés ont contribué aux difficultés de réception. En effet, cela a subverti à la fois les codes artistiques qui veulent que les spectacles programmés soient le fait de comédiens professionnels et les codes politiques qui préfèrent que les classes dominées soient plus objet que sujet (Bourdieu, 1977).

Conclusion

40À l’heure où l’empowerment[18] a le vent en poupe, jusque dans le travail social et les politiques publiques, l’histoire de cette pièce de théâtre fournit un exemple où le projet d’éducation populaire conserve toute son actualité quand il parvient à renouer avec ses visées émancipatrices originelles. La pièce a transformé ses participants tant individuellement que collectivement. Cependant, au-delà de l’originalité de la création théâtrale, c’est plus fondamentalement sur la démarche de création et les rapports entre les intervenants et les participants qu’il convient d’insister. Pour que ce collectif de femmes puisse s’approprier les textes sociologiques et créer cette pièce, il a fallu qu’une grande attention soit portée aux spécificités de chacune et à la cohésion du groupe. Le travail à partir de la mémoire de chacun pour arriver à porter et à restituer une histoire collective a démontré une certaine efficacité. Cette démarche de création comme de formation offre un exemple dans lequel des publics à la fois distants des pratiques théâtrales comme des connaissances sociologiques ont réussi à dépasser ces contraintes pour produire un spectacle original et ambitieux.

41Ce travail qui s’est déroulé durant près de quatre ans a eu des effets importants bien qu’inégaux sur ses participantes. Ces effets variables, mais bien réels, n’ont pu s’effectuer que sur une période étendue, cette pièce étant pour certains des intervenants [19] l’aboutissement d’une mobilisation de près de dix ans auprès des habitants des quartiers populaires. Par ailleurs, ce projet n’a pas été porté par une grande association d’éducation populaire, mais par un centre social engagé et surtout par des professionnels, des habitants et des militants qui ont réussi à travailler ensemble. Cette solidité des relations et un travail dans la durée se sont avérés indispensables pour créer des liens de confiance et mener le projet à son terme. Le collectif est en effet passé par de nombreuses phases délicates et tendues : il a fallu gérer les conflits, les égos des uns et autres, ou encore les écarts générationnels ; il était aussi difficile de dégager du temps, d’affronter les textes sociologiques et de les restituer publiquement. Ce sont ces efforts successifs et collectifs qui ont façonné la pièce.

42Si cette création théâtrale a eu des effets socialisateurs forts sur les participants, sa diffusion s’est heurtée aux limites liées en partie à son message politique. La portée politique et les enjeux collectifs soulevés par une telle démarche tant dans le champ artistique que sur le plan politique pour la mémoire et l’histoire nationale n’ont peut-être pas toujours été suffisamment mesurés. C’est au moment de sa diffusion que la nature subversive de la pièce s’est révélée en soulignant les rapports de force politiques qui traversent le champ artistique légitime. Il apparaît ainsi que dans l’exercice même d’une pratique culturelle, pourtant légitime et distinctive, la présence (de la parole) immigrée reste encore et toujours illégitime (Sayad, 1993). En fin de compte, l’éducation populaire, en mobilisant les savoirs existants, en adaptant ses dispositifs aux publics paraît avoir trouvé un moyen de renouer avec ses visées émancipatrices de transformation individuelle et collective. Ce faisant, les participants se sont également exposés aux risques inhérents aux projets de transformation politique, à savoir gérer la conflictualité et les situations d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics (Talpin, 2013).

Bibliographie

Bibliographie

  • Achin C., Naudier D., « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la puissance d’agir féministe », Sociologie, vol. 1, 2010/1, p. 77-93.
  • Bacqué M.-H., « Empowerment et politiques urbaines aux États-Unis », Géographie, économie, société, vol. 8, 2006/1, p. 107-124.
  • Besse L., Les MJC, 1959-1981 : de l’été des blousons noirs à l’été des Minguettes, 1959-1981, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008.
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  • Bourdieu P., Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève-Paris, 1972.
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  • Bourdieu P. (dir.), La misère du monde, Le Seuil, Paris, 1993.
  • Bourdieu P., Sayad A., Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Minuit, Paris, 1964.
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  • Dubois V., « Les prémices de la “démocratisation culturelle”. Les intellectuels, l’art et le peuple au tournant du siècle », Politix, no 24, 1993/6, p. 36-56.
  • Fabiani J.-L., L’éducation populaire et le théâtre. Le public d’Avignon en action, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2008.
  • Hadj Belgacem S., Représenter les « quartiers populaires » ? Une socio-histoire de l’engagement électoral et partisan dans les cités d’une municipalité communiste, Thèse de doctorat sous la direction de Stéphane Beaud et Bernard Pudal, École normale supérieure, Paris, novembre 2015.
  • Hadj Belgacem S., « Vu d’ici. La création d’un journal militant dans un quartier populaire de la banlieue rouge », in Lescure E. de, Lebon L. (dir.), L’éducation populaire au tournant du xxie siècle, Le Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2016.
  • Hadj Belgacem S., Boulay P., Itela A.-M., « “Et puis, nous passions le pantalon français”, d’après La Double absence de Abdelmalek Sayad : un processus original de création théâtrale », Migrance, no 42, 2013, p. 253-258.
  • Hadj Belgacem S., Pérez A., « Sayad Abdelmalek », in Sapiro G. (dir.), Dictionnaire international Pierre Bourdieu, CNRS Éditions (à paraître en 2017).
  • Laoust-Chantréaux G., Mémoire de Kabylie. Scènes de la vie traditionnelle, 1937-1939, Edisud, 1992.
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  • Sayad A., « Naturels et naturalisés », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 99, 1993/1, p. 26-35.
  • Sayad A., La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil, Paris, 1999.
  • Sayad A., L’immigration ou les Paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, Raisons d’agir, Paris, 2006a.
  • Sayad A., L’immigration ou les Paradoxes de l’altérité. 2. Les enfants illégitimes, Raisons d’agir, Paris, 2006b.
  • Solal E., Le bruit du monde m’est rentré dans l’oreille, L’Harmattan, Paris, 2008.
  • Talpin J., « Mobiliser les quartiers populaires. Vertus et ambiguïtés du community organizing vu de France », La Vie des idées, 2013 (www.laviedesidees.fr/Mobiliser-les-quartiers-populaires.html).

Notes

  • [1]
    Abdelmalek Sayad est né en 1933 en Kabylie et mort en France en 1998. Il s’initie à la recherche avec le sociologue Pierre Bourdieu, lors des enquêtes menées en Algérie à la fin des années 1950. Il développe une sociologie du fait migratoire à partir de l’émigration algérienne, qui renouvelle les conceptions antérieures en s’intéressant autant à l’émigration qu’à l’immigration. Envisageant le fait migratoire dans sa totalité, ses recherches sur la condition des émigrés algériens en France se sont développées à la frontière de différentes disciplines et ont porté sur une multitude d’objets (les conditions de travail, de logement, la famille, l’école, les vacances, la religion, la maladie) [Hadj Belgacem, Pérez, à paraître en 2017]).
  • [2]
    Les locaux collectifs résidentiels ont été créés à la suite de la circulaire du ministre de la construction du 2 juin 1960, qui prescrivait aux promoteurs bénéficiaires de l’aide de l’État de réaliser des « locaux spéciaux » pour des utilisations collectives dès que les ensembles construits dépasseraient 100 logements. La SCIC, promoteur représentant la Caisse des dépôts, avait ainsi créé ALFA, une association qui assurait la gestion des équipements socioculturels construits et employait des salariés en charge de l’animation.
  • [3]
    L’association fut créée le 7 avril 1965, ayant son siège au centre social, JOA du 2 avril 1965, p. 3288.
  • [4]
    L’association fut créée le 8 décembre 1965, ayant son siège au centre social, JOA du 14 décembre 1965, p. 11320.
  • [5]
    L’histoire de l’éducation populaire fait remonter ce nom à 1922 et à l’association éponyme créée au 76 rue Mouffetard à Paris par de futurs dirigeants du scoutisme laïque (Éclaireurs de France) ayant fait évoluer une précédente association, Chez nous, créée par Catherine Descroix, membre du Sillon (mouvement catholique social et démocratique) [Bilbille, 2003].
  • [6]
    Documentaire de Roland Moreau et du collectif des femmes du Blanc-Mesnil, Ceci est notre quartier à 93 degrés, édité en DVD par La Cathode et la maison des Tilleuls, 2007 (www.youtube.com/watch?v=gKWFh2-8RMw).
  • [7]
    « Qui sommes-nous ? », agenda 2007 du collectif Quelques-unes d’entre nous.
  • [8]
    Formé au théâtre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris et auprès de Bernard Dort, il est le directeur artistique de Wor(l)ds… Cie, qui a pris en charge la production et la promotion de la pièce. En 1997, il a mis en scène Armor d’Elsa Solal ce qui a permis sa rencontre avec le collectif.
  • [9]
    On peut retenir : Abbas (1995) d’après La Malédiction, mis en scène par Dominique Feret ; Le Jour et la Nuit (en 1996) d’après L’Émancipation, par Didier Bezace ; et, plus récemment, La Fille de Abbas (2005-2006), toujours d’après La Malédiction et L’Émancipation, par Lotfi Yahya Jedidi.
  • [10]
    Hadj Belgacem S., Taalba F., « Le sociologue Abdelmalek Sayad, le théâtre et la politique », Dossier de presse « Et puis, nous passions le pantalon français… », 2013, p. 4.
  • [11]
    Hadj Belgacem S., Taalba F., « Redécouvrir Abdelmalek Sayad. La genèse d’un sociologue dans le contexte de l’Algérie coloniale », Vu d’ici, no 15, 2013, p. 2.
  • [12]
    Tirés principalement de « La double absence » (Sayad, 1999) et des deux premiers tomes de L’immigration ou les paradoxes de l’altérité (Sayad, 2006a et 2006b).
  • [13]
    Entretien de Taous au centre social, enregistré le 25 octobre 2010.
  • [14]
    Le 17 octobre 1961, une manifestation pacifiste est organisée par le FLN en protestation contre le couvre-feu imposé aux Français musulmans d’Algérie ; elle a été fortement réprimée par la police, alors dirigée par le préfet Maurice Papon.
  • [15]
    Le Front de libération nationale (créé en 1954) est une organisation indépendantiste et nationaliste algérienne, qui a organisé une lutte populaire contre le pouvoir colonial français.
  • [16]
    Charly Célinain, « Et puis, nous passions le pantalon français : souvenirs d’immigrés », Presse et cité. Journal officiel des banlieues [en ligne], 19 février 2013 (www.presseetcite.info/journal-officiel-des-banlieues/memoire/et-puis-nous-passions-le-pantalon-francais-souvenirs).
  • [17]
    La direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et l’Action régionale pour la création artistique et la diffusion en Île-de-France (ARCADI), le département, la ville du Blanc-Mesnil, mais également l’ACSÉ (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances), la Fondation Abbé Pierre et le Forum culturel, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI).
  • [18]
    Selon Marie-Hélène Bacquet, l’empowerment « peut privilégier les dimensions individuelle et économique ou bien les dimensions collective et politique, s’inscrire dans une perspective de partage du pouvoir et de construction de contre-pouvoirs ou indiquer un processus individuel de construction d’estime et de confiance en soi » (Bacqué, 2006, p. 108).
  • [19]
    Zouina Meddour, « Quelques-unes d’entre nous : 2003/2013 : dix ans d’engagement auprès des habitants des quartiers populaires », Dossier de presse « Et puis, nous passions le pantalon français… », janvier 2013.
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