Notes
-
[1]
« Les nouveaux visages du startuper » : étude de L’atelier BNP Paribas réalisée par TNS-Sofres sur un échantillon de 1 016 personnes.
-
[2]
Voir notamment le courant de la sociologie de la traduction (Akrich et al., 1988).
-
[3]
N’en déplaise à William B. Gartner (1988) et sans toutefois revenir à l’approche qui s’intéresse à la seule personnalité.
-
[4]
Entretiens d’une heure trente en moyenne réalisés de mars 2014 à septembre 2015. Les premiers contacts ont été pris lors d’un colloque sur l’innovation où des jeunes startupers étaient venus témoigner sur leurs parcours.
-
[5]
Notons que le slogan de la marque Lego est « On pardonne tout à leur créativité », et celui de Playmobil : « En avant les histoires ! »
-
[6]
Les makers sont des gens qui utilisent l’informatique et le Web pour créer des objets concrets ou des prototypes dans un esprit de partage collectif (Anderson, 2012).
-
[7]
Par exemple, des locutions telles que « en tant que… » ou « je suis… » ou encore « c’est mon côté… » se retrouvent lors des entretiens.
-
[8]
Ce travail a été réalisé dans le cadre de notre recherche de doctorat avec un protocole précis lié à l’analyse thématique.
1Que sait-on des startupers ? Un sondage [1] réalisé en 2013 donne à voir le profil suivant : masculin à 89 %, âgé de 38 ans en moyenne, et diplômé du supérieur à 93 %. Plus de 75 % d’entre eux se caractérisent eux-mêmes comme des « passionnés, dynamiques, créatifs, pragmatiques ».
2Pour Olivier Marty, les startupers ont besoin d’un capital culturel élevé pour réussir dans leur activité (Marty, 2002). Majoritairement issus de classes sociales supérieures, c’est par leurs parents qu’ils ont acquis le goût des nouvelles technologies. Marty distingue deux groupes hétérogènes en ce qui concerne les motivations : les passionnés et ceux qui sont intéressés par le gain et la possibilité de s’enrichir.
3Chrystelle Gaujard décrit le membre de startup comme motivé principalement par le goût de l’aventure et sa passion. C’est un joueur qui veut ressentir des émotions intenses. Peu utilitariste (l’argent n’est pas une fin en soi), il est en quête de sens. Sa culture comprend les valeurs de simplicité, la liberté individuelle et la convivialité. Sa fonction vis à vis des équipes est proche de celle du coach : il doit motiver ses « troupes », donner l’exemple, « il a pour mission d’être le référent charismatique, garant de l’aventure partagée au sein de l’entreprise. » (Gaujard, 2008, p. 178.)
4Une startup se définit généralement par deux aspects : son côté « jeune pousse », entreprise de création récente, mais également l’innovation sur laquelle elle repose, en particulier dans le domaine des nouvelles technologies. Peut-on reprendre ces deux critères pour définir le startuper ? Le statut de fondateur d’une jeune entreprise est facilement identifiable, mais comment définir un entrepreneur et surtout un entrepreneur innovant ?
5Étymologiquement, le verbe entreprendre signifie « s’engager dans l’action ». À l’origine il a deux sens : « attaquer » (action guerrière) et « interpeller, accuser » (action juridique), sens disparus aujourd’hui. À partir du xviie siècle, le mot va se spécialiser dans les rapports marchands, puis dans le domaine économique. Notons que l’action d’entreprendre implique toujours un risque et de l’audace. Au xviiie siècle, Richard Cantillon dans Essai sur la nature du commerce en général caractérise la classe des entrepreneurs comme la classe de ceux qui vivent dans « l’incertain » (cité par Vérin, 2011, p. 12). Hélène Vérin montre l’importance de la notion de risque dans la naissance du concept d’entrepreneur : « Ce n’est qu’en assumant ce hasard que l’entrepreneur peut être le premier moteur du commerce en général » (Vérin, 2011, p. 150).
6En effet, l’entrepreneur n’est pas celui qui détient les capitaux, le capitaliste, mais celui qui administre l’œuvre de production. Dès lors, ce qui distingue l’entrepreneur des autres acteurs économiques, ce sont ses talents et ses capacités ainsi que l’activité qu’il exerce (Say, 1803). La notion de génie personnel issue des Lumières fait écho à cette vision. L’entrepreneur va par la suite être incarné au xxe siècle par la figure définie par Joseph Aloys Schumpeter. Il est celui qui propose une nouvelle combinaison des capacités productives pour amener des cycles de destruction/création (Schumpeter, 1954).
7Qu’est-ce qu’être innovant ? L’innovation est ce qui introduit de la nouveauté dans un usage, une norme, un ordre établi. Elle ouvre la voie à « du possible, par définition non totalement prévisible » (Ménissier, 2011, p. 12). Plusieurs approches ont été appréhendées pour traiter de la question de l’innovateur.
8Les sciences de gestion ont choisi d’étudier la question d’abord en termes de traits de personnalité (Stogdill, 1948) puis, à la suite notamment de la remise en cause de l’idée d’une personnalité d’entrepreneur/innovateur (Gartner, 1988), l’étude s’est portée sur les comportements et compétences. Deux phases distinctes de l’innovation sont identifiées : une phase en amont où l’accent est mis sur la gestion de la créativité et une phase en aval qui conduit à la mise sur le marché. Chacune de ces phases correspond à des compétences distinctes, parfois réunies chez une même personne, mais pas toujours. Ainsi, la figure de l’innovateur est caractérisée par une double capacité : capacité à voir (les aspirations futures des « usagers » et les opportunités qui se présentent) et capacité à faire (Martinaud, 2012).
9Cette figure est suspecte aux yeux des sociologues : l’innovation est vue comme un processus collectif dont les différents acteurs représentent les maillons d’une dynamique d’ensemble [2]. « Prendre un seul individu comme point focal d’une trajectoire innovatrice expose au risque d’une vision eschatologique : un jour une découverte naquit, et la suite mirifique était déjà écrite… » (Gaglio, 2011, p. 36.) Toutefois, lorsque l’innovateur est considéré comme un objet d’étude en soi, les sociologues s’intéressent d’abord à son comportement au sein du groupe social, notamment à ses différentes stratégies d’acteur, pour en déduire ses caractéristiques. Norbert Alter a étudié les parcours et stratégies de l’innovateur ordinaire dans les organisations, révélant la capacité de ce dernier à se situer dans des réseaux et à gérer ses alliances, mais aussi à se distancier du collectif. L’innovateur se situe dans une certaine forme de déviance. Pourtant, contrairement au vrai marginal, il a une volonté forte de participation et de transformation du social. Alter a étudié également les entrepreneurs issus de la diversité et montre le lien entre leur construction identitaire et leur capacité d’innovation : « Ils réussissent parce qu’ils connaissent les codes, mais ne les respectent pas en tant que tels » (Alter, 2012, p. 141).
10Dans Qui sont les innovateurs ?, deux chercheuses font la synthèse des caractéristiques socioculturelles de la figure de l’innovateur (Guichard, Servel, 2006) et s’interrogent sur l’opportunité de poser un idéal-type. Elles relèvent, entre autres, un fort degré d’engagement dans l’activité (les sphères privée et professionnelle sont souvent imbriquées) ; la capacité à identifier les problèmes et à y apporter une réponse en combinant des éléments hétérogènes (bricolage) ; la capacité à s’appuyer sur des expériences acquises dans des cadres différents de celui de son activité principale et sur un collectif sans perdre de vue son identité propre ; une relation problématique à l’autorité et à la hiérarchie ; un rapport plus marquant à l’avenir qu’au passé ; enfin une position de passeur transportant les idées d’un univers à l’autre.
11Ainsi, pour résumer, la littérature s’articule autour de trois approches. L’approche statistique quantitative fait surgir des chiffres clés, des données permettant de dresser un portrait-type du startuper. Les études fonctionnalistes ou qui s’appuient sur les compétences ont une visée pragmatique : comprendre l’innovation pour mieux la reproduire. L’approche socioculturelle propose de mieux cerner l’innovateur replacé dans son contexte social et son parcours biographique. Ces trois approches sont riches, mais il nous semble qu’en abordant le thème de manière large à la recherche des seules similitudes, est laissé de côté ce qui constitue l’essence même de l’innovation : son caractère toujours unique, ouvrant de nouvelles potentialités. C’est pourquoi, la question « Qui sont les startupers ? », dans la mesure où elle vise à comprendre leurs singularités autant que leurs traits communs, nous semble judicieuse [3] pour saisir le processus imprévisible et unique de l’innovation.
Portraits croisés de startupers
12Cette enquête qualitative se fonde sur dix entretiens semi-directifs avec des jeunes startupers [4] dans le cadre d’un doctorat portant sur l’innovation, au cours duquel l’auteure a également pu réaliser des immersions dans les milieux en lien avec le sujet. Le choix des personnes interviewées a été déterminé par le fait qu’elles étaient citées par ces milieux comme pertinentes pour s’exprimer sur l’innovation, car reconnues comme particulièrement innovantes. Après retranscription, l’analyse de contenu des discours a été facilitée par le logiciel TAMS Analyzer via une analyse thématique.
13Ce qui apparaît frappant, après analyse, ce sont les nombreux points communs qui lient ces dix startupers. Ils sont dans une démarche de projet résolument tournée vers l’avenir, mais qui s’ancre dans des éléments marquants de leur passé. Nous avons donc pris le temps de les interroger sur leur enfance, leur environnement familial, scolaire, car c’est à travers leurs ressentis et leurs expériences concrètes qu’ils apprennent et qu’ils continuent à construire leur projet.
« J’ai toujours voulu faire des projets. Depuis toujours. Depuis que j’ai 7 ans, je fais des projets. Pour n’importe quoi ! Pour organiser une fête d’anniversaire… »
« Créer, j’ai toujours adoré ça ! Mais même à l’école : qui veut peut ! Manque de bol on me demandait de faire un exposé de dix pages et j’en faisais cent ! Ça me passionnait ! Organiser, créer, mener un projet jusqu’au bout […] depuis que je suis tombé dedans, j’adore ! »
16Pour les startupers interviewés, l’entrepreneuriat n’est pas une activité qui leur tombe dessus à l’âge adulte. Elle est le prolongement logique d’une attitude acquise dès l’enfance. Interrogés sur leurs jeux préférés, ils citent tous des jeux de construction (type Lego), les jeux avec des figurines (type Playmobil [5]) étant souvent rejetés :
« Je jouais aux Lego, surtout. J’aimais pas trop Playmobil, c’était pas mon grand kiff. Je préférais Lego. Beaucoup plus Lego, ça c’est sûr. »
« J’étais carrément sur les jeux de construction. Je n’aimais pas inventer des histoires. »
19La rencontre avec l’informatique s’est faite vers 10 ans. Ils ont tous commencé à « codiller » à cet âge, que ce soit, pour les uns, un véritable hobby, pour les autres, une activité annexe en dilettante. Une figure les y a incités : le père la plupart du temps, mais parfois c’est un professeur passionné dans le cadre du dispositif Informatique pour tous (cité deux fois).
Relations familiales : bricolage, curiosité et service
« Mon père, il a refait toute la maison plusieurs fois. Il est encore en train de la refaire. »
« Mon père était pauvre, mais il était hyper technophile, il adorait les gadgets. Il a toujours eu des magnétoscopes, des machins, des trucs… ça l’intéressait beaucoup ! »
« Quand il y a un truc, on regarde quoi ! Ma mère qui a 65 ans n’a pas peur de se mettre sur Twitter. Il y avait probablement une nature, non pas du côté entrepreneur, mais une nature à aimer ce qui était nouveau. »
« J’ai une sœur qui est dans l’humanitaire. C’est ma caution. »
« Je me suis dit : “Il faut que je serve à quelque chose comme eux”, parce qu’ils étaient vraiment au service du client ! Et je me suis dit : “Moi, je vais servir autrement.” »
25Les personnes interviewées dans le cadre de cette recherche ne sont pas nécessairement issues de catégories sociales très aisées. De milieu moyen, voire modeste, mais avec une ouverture culturelle et technique, la famille est toujours inspirante et la relation parentale vécue de manière positive.
26Deux figures emblématiques émergent lorsque les startupers évoquent leur famille proche. Ils citent la présence d’une figure ouverte et curieuse, souvent technophile. Cette figure, la plupart du temps incarnée par le père, mais parfois aussi par un grand-père, accompagne leur enfance et les a encouragés dans leur propre curiosité au monde. Les questions demandent et obtiennent des réponses concrètes. Le sens est trouvé dans l’action, la réalisation pragmatique, le côté maker [6] pour certains. La deuxième figure, souvent maternelle, est liée au social (au médical – aider les autres – ou à l’enseignement – aider à grandir et à comprendre le monde) et pourrait expliquer leur capacité à assumer des responsabilités. Dans leurs discours transparaît cette envie soit d’« être au service », soit d’être acteur de changement social. De manière globale, les personnes interviewées montrent toutes une conscience sociale assez développée (de l’envie de changer le monde – majoritaire – à la conscience d’apporter quelque chose à la société).
27Ayant connu une enfance plutôt libre et peu contrainte, ils disent avoir eu une éducation ouverte et à l’écoute, respectueuse de l’enfant et de ses capacités.
« Mes parents m’ont donné pas mal de liberté dans ce que je faisais. Depuis très jeune, j’ai fait mes projets. J’étais maître de moi-même. »
« Je n’ai jamais expérimenté l’autorité de ma vie. J’ai des parents qui m’ont élevé de manière pas autoritaire. »
Leurs motivations, ce qui les meut
30Le champ lexical de la passion (plaisir et enthousiasme) est omniprésent dans leurs discours. Il décrit aussi bien leurs activités, que leur rapport aux autres, ainsi que les motivations qui les ont poussés à devenir entrepreneurs. Par exemple, ils ne se sont impliqués dans leurs études que si le sujet ou l’enseignant les a intéressés.
« En fait, les matières qui m’intéressaient pas, j’étais mauvais et les matières qui m’intéressaient, j’étais bon. »
« Je me suis passionné pour des sujets parce que je tombais amoureux du prof. »
« L’école était pas forcément ma grande passion. J’y allais, mais j’y trouvais pas un très grand intérêt donc je m’investissais plutôt dans mes trucs à côté. »
34L’argent n’est pas leur motivation première. Il est un moyen qui leur permet de mener leurs projets, de faire ce qui leur plaît. Certains ont hypothéqué leur maison, investi l’intégralité de leur argent dans leur entreprise (au mépris des règles de prudence disent-ils, mais cela n’a pas suffi à les en dissuader !).
« Il y a un truc qui est clair, c’est que moi je fais ça ici depuis trois ans, sans être payé. J’ai mis beaucoup d’argent dans la boîte. Le côté défi, nouveauté, est plus fort que les considérations financières… carrément ! »
« On est deux à ne pas se salarier. On a vendu notre appart et on a mis tout l’argent dans la boîte. »
« J’ai vendu mes parts pour tout réinvestir dans ma nouvelle boîte. On a tout monté sur fonds propres. On s’est endettés considérablement. »
38Comme nous l’avons vu, ils ont un sens fort du social, et la plupart (90 %) situent leurs actions dans une logique de transformation de la société :
« Ben oui, aller vers autre chose pour la société. C’est pour ça qu’on fait tout ça. »
« Il faut montrer aux gens que c’est possible et ensuite ça dynamise une économie. Peu importe avec qui ça se passe, où ça se passe, du moment qu’on fait des trucs. ça montre la voie et ensuite il y a tout le monde qui suit. »
Au cœur de leur vie, l’intuition
41Ils fonctionnent au coup de cœur ou au rejet, que ce soit dans le choix de leurs équipiers, leurs idées de business, leurs projets. Mais il serait erroné de croire qu’ils jouent tout sur un coup de tête ou qu’ils ne fonctionnent qu’à l’affectif. Ils suivent leur intuition, c’est-à-dire qu’ils font confiance à leur jugement. Nous avions défini l’intuition dans un précédent travail comme l’assimilation des expériences passées et des cultures d’appartenance ou des cultures croisées. Apportant l’intelligence globale et immédiate d’une situation, elle nous semble être en lien avec la tradition en tant que processus de réappropriation des facteurs constitutifs de l’identité (Liu, 2015). Les startupers sont reliés à leur intuition, très à l’écoute de cette voix intérieure. Ce qui leur permet également de se désengager d’un projet s’ils ne le « sentent » plus.
« Moi, j’ai vraiment senti qu’il y avait un vrai truc. »
« C’est une intuition. Je pense profondément répondre à un besoin, à un manque. »
« Donc, c’était qu’une idée, il y avait pas un truc écrit, pas un slide [diapositive], pas un sou. Et ça m’a fait comme avec mon autre projet : j’en ai pas dormi de la nuit. Et puis après je me suis emmanché dedans et puis je pouvais plus décrocher. »
« Dire : “Tiens, je sens que…” Je suis pas sûr que ça se travaille. Une idée n’est jamais que dans une seule personne, elle est dans l’air. Tu la réfléchis pas. Tu l’appliques. »
46Cette conscience de leur voie propre et de ce qui est bon pour eux leur permet d’entendre celles des autres sans perdre de vue leur cap. Leur investissement dans les projets est total car ils sont portés par leur conviction, la vision de leur avenir. Quitte à avoir raison trop tôt.
« On était très très très en avance. En fait, on était sur un domaine de recherche qu’on a voulu basculer en business. On s’est dit : “Wouah, dans deux ans ça va exploser !” Mais en fait, on avait plus de dix ans d’avance ! »
La vision du temps : urgence, défi et nouveauté constante
« Nous, on est vraiment sur cet esprit : si quelqu’un casse quelque chose, il n’y a aucun problème. On préfère que les gens aillent vite et cassent. On préfère aller dix fois plus vite que la concurrence et casser un truc de temps en temps que ne jamais casser. »
« Il faut savoir qu’à chaque fois que quelqu’un part en vacances, quand il revient, il faut prendre deux jours pour lui expliquer tout ce qui s’est passé pendant les deux semaines. Et c’est juste dingo pour tout le monde, même pour moi ! Donc, c’est tellement mouvant que si tu sais pas où t’en es toi, tu te paumes et t’as l’impression d’être largué en fait. T’as des gens qui courent et toi tu t’arrêtes sur le côté. Tu les regardes s’éloigner et puis au bout de dix minutes tu te dis : “Ils sont loin !” Et là c’est dur. Et là : soit tu tapes un sprint et tu les rattrapes, soit assez vite t’es largué. »
50La notion d’urgence est au cœur de leur activité. La thématique de la rapidité est récurrente dans leurs discours. Mais, ce qui constituerait pour tout autre une pression insoutenable, les startupers le voient comme une contrainte positive, excitante. Ils aiment la vitesse. Le temps n’existe plus quand ils sont dans le plaisir de faire. Le prix à payer pour innover et avoir l’initiative, c’est de s’y consacrer pleinement. Pour une personne extérieure, cette façon de voir pose question : où se situe la limite entre temps personnel et temps professionnel ? Une étude dans le monde du multimédia a montré que le mode de management des startup par l’affectif envahit la sphère privée et dépossède les salariés de leur distance critique (Savignac, Waser, 2003).
« Le défi, la nouveauté, voir des nouvelles choses, c’est vraiment le truc. »
52Pour eux, la nouveauté est une nécessité, un besoin. Ils doivent continuer à être dans une activité qui propose des choses nouvelles, de nouveaux problèmes à résoudre. Ils ont besoin de s’intéresser à leur travail pour y rester :
« Ce boulot, j’y suis resté onze ans. Tous les deux ans, il y avait de l’intérêt. Tous les deux ans, on relançait des trucs qui relançaient mon intérêt. »
54Peut-être est-ce pour cela qu’ils sont à l’aise dans un environnement changeant et incertain. La gestion de l’incertain leur permet de renouveler l’attrait qu’ils éprouvent pour leur activité. Les difficultés ou les obstacles en perspective ne les effraient pas et constituent plutôt des défis à relever. Au delà de gérer l’incertain, ils recherchent l’inconnu.
« Il faut avoir un petit côté tête brûlée car il y aura forcément des moments où ça ira mal, très mal. Si on n’a pas de sang-froid et qu’on panique vite, à ce moment-là, on ne tient pas longtemps, je pense. Il faut accepter de se planter et il faut être rapide à la détente derrière pour redresser la situation. »
« Très vite, le côté agence de com, ça m’a gonflé. Donc je me suis fait une spécialité de travailler sur des budgets caritatifs, non marchands. Les trucs où il y avait moins de budget mais des problématiques plus intéressantes. […] Il y a eu un effet de structuration qui a fait que je me suis désintéressé. Parce que c’est devenu une agence, alors qu’avant c’était une startup. »
Identité : des figures plurielles
57La grande majorité d’entre eux se définit comme des entrepreneurs [7], mais pas seulement. Dans leurs discours, on remarque qu’ils insistent toujours sur d’autres aspects de leur personnalité qui forment des figures identitaires de référence, au sens de schémas de typification (Berger, Luckmann, 1966). Nous avons choisi de conserver les cinq figures les plus récurrentes :
- entrepreneur, pour le risque, l’engagement et le leadership ;
- geek, pour le côté curieux, technophile et joueur ;
- hacker, pour les valeurs libertaires et communautaires ;
- maker, pour le besoin de concret et la technique ;
- artiste, pour le côté créatif et le sens du bel ouvrage.
58Entrepreneur représente leur fonction sociale, acceptée comme telle, mais ce sont les figures identitaires annexes qu’ils évoquent avec fierté et plaisir. Cela nous a amenée à faire un graphique pour chacune d’elle où nous avons noté de 0 (pas du tout) à 4 (très forte) l’occurrence de ces figures de référence dans leur discours. Nous avons vite pu constater que presque tous en avaient exprimé au minimum deux, ce qui révèle une identification forte. L’autre intérêt des graphiques est de montrer la variété des combinaisons possibles et donc la diversité des profils [8].
59Il est également intéressant de mentionner ce qui aurait pu être revendiqué en tant que référence identitaire, mais qui a été soit omis soit rejeté. En l’occurrence, un certain nombre ont dit refuser le statut de « chef » tout en s’affirmant entrepreneur, ce qui traduit, nous semble-t-il, un malaise vis-à-vis de l’autorité : la rejetant souvent eux-mêmes, ils refusent de recréer ce type de rapport dans leur propre entreprise. De même, ceux qui ont fait une école d’ingénieur ne se réclament jamais de ce titre. Certains utilisent même la figure de l’ingénieur pour mieux la rejeter.
« Nous, un des trucs contre lequel on lutte, c’est l’idée que l’informatique est un truc d’ingénieur. Non. C’est un truc d’artisan, un truc de créatif, un truc de passionné, de gens qui veulent reprendre la main sur les choses ! »
61Un autre élément nous a interpellée : dans les figures identitaires émergentes, les caractéristiques sont souvent paradoxales par rapport au sens commun. Des associations un peu étonnantes apparaissent de ce fait qui sont précisément riches en potentialités nouvelles. Par exemple, la figure du hacker est à la fois très individualiste, mais hyper communautaire. L’entrepreneur veut une liberté d’action pour lui tout en exerçant, de fait, une autorité sur celle des autres. Le geek est généralement ouvert et curieux, mais cela peut devenir obsessionnel lorsqu’il se passionne pour un objet en particulier. Le maker s’appuie sur l’informatique et le numérique dématérialisé pour créer des objets concrets. Ainsi, l’identité des startupers se construit à travers les paradoxes qu’autorise la variété de ces associations.
62Il est possible de voir là l’origine des divers rôles sociaux que font émerger les innovateurs dans les études citées plus haut : une forme de déviance associée à une volonté forte de transformation du social, la transgression de codes parfaitement assimilés, une capacité à identifier les problèmes et à combiner des éléments hétérogènes de réponse (bricolage), une position de passeur véhiculant les idées d’un monde à l’autre, etc.
Discussion
63Nous souhaitons revenir ici sur deux traits partagés par tous les startupers qui nous ont particulièrement questionnée et qui les caractérisent comme un type d’acteur social émergent.
64Le premier est cette confiance en eux-mêmes et dans la vision intuitive qu’ils manifestent, comme s’ils voyaient une évidence là où les autres ne voient qu’incertitudes. Il nous semble y avoir là une caractéristique liée à la nature même de l’innovation et à ce que Henri Bergson définit comme la « nouveauté radicale »: « Au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale […] il y a surtout l’idée que la possibilité des choses précède leur existence. Mais c’est l’inverse qui est vrai » (Bergson, 2011, p. 11). En effet, poursuit l’auteur : « Qu’un homme de génie ou de talent surgisse, qu’il crée une œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivement ou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l’aurait pas été, si cet homme n’avait pas surgi » (p. 12). Et il insiste sur ce point : « Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini ; elle se trouve ainsi avoir été de tout temps, possible ; mais c’est à ce moment précis qu’elle commence à l’avoir toujours été » (p. 13). Si l’innovateur est celui qui possède par son intuition l’évidence de cette nouveauté radicale, il est le seul à y croire, alors que les autres n’y voient qu’impossibilité ou incertitude. De là vient sa confiance en soi.
Figures de référence pour les dix interviewés (notés de 0 à 4)
Figures de référence pour les dix interviewés (notés de 0 à 4)
65La seconde source d’étonnement est cette vision du temps qui n’est que présent et urgence et l’incroyable persévérance de l’innovateur qui poursuit souvent ses efforts envers et contre tout (ou tous). On parle d’obstination, tant que l’innovateur n’a pas réussi et on vante son courage et sa ténacité lors de son succès. Là encore, ces constats sont révélateurs de la nature de l’innovation.
66L’innovateur est celui qui fait advenir une œuvre qui n’existe pas encore, mais quel processus déploie-t-il pour ce faire ? Nos résultats ont montré que les startupers ayant suivi des études d’ingénieur ne font pas état de ce titre qui privilégie la conduite de projet comme méthodologie d’action. Ils insistent sur l’importance des rencontres, des improvisations et des erreurs, montrant ainsi que leur activité s’apparente davantage à un trajet qu’à un projet. L’innovateur n’est pas un chef de projet qui conçoit, planifie et réalise un objectif parfaitement défini dans ses moindres détails, mais à l’instar du travail de l’artiste, celui qui fait « l’expérience si importante de l’avancement progressif de l’œuvre vers son existence concrète au cours du trajet qui y conduit » (Souriau, 2009, p. 207).
67À propos d’une œuvre quelle qu’elle soit, Étienne Souriau parle alors d’« instauration ». Il oppose le trajet au projet sur deux points : le projet vise la réalisation d’un objectif bien défini alors que le trajet est la découverte, l’exploration, les réponses à la problématique momentanée de chaque étape. En outre, dans l’élaboration d’un projet, l’effort porte sur la sécurisation par la prévision et la programmation des activités, tandis que dans l’innovation, « après avoir apporté sa liberté et son efficacité, l’agent apporte aussi son errabilité, sa faillibilité, sa soumission à l’épreuve du bien joué et du mal joué… tant que l’œuvre est au chantier, l’œuvre est en péril. À chaque moment, à chaque acte, ou plutôt de chaque acte de l’artiste, elle peut vivre ou mourir » (Souriau, 2009, p. 204). Ces deux points expliquent l’engagement total de l’innovateur dans la temporalité qu’il vit et sa conscience de l’urgence.
Conclusion
68Nos résultats ont ainsi mis en évidence la variété des caractéristiques communes et singulières des startupers. L’influence du milieu est nette, mais tient plus à un état d’esprit (ouverture, respect, curiosité, don de soi) qu’à une classe sociale donnée. Les figures identitaires mises en avant (entrepreneur, hacker, artiste, geek, maker) sont autant de traits de leur personnalité les autorisant à assumer la richesse de postures parfois paradoxales. Innovants dans leur rapport aux risques à l’inconnu, par leur aptitude à intégrer l’ensemble de leurs expériences passées pour transformer le futur, ils inscrivent délibérément leurs activités dans une dynamique de transformation sociale, parfois radicale, et constituent un profil d’acteur social inédit. Le startuper crée et entreprend car il y prend plaisir et parce que, par-delà les avis contraires, son intuition lui dicte que ce qui est bon pour lui est bon pour les autres.
Bibliographie
Bibliographie
- Akrich M., Callon M., Latour B., « À quoi tient le succès des innovations ? 1 : L’art de l’intéressement ; 2 : Le choix des porte-parole », Gérer et comprendre. Annales des Mines, 1988, p. 4-17 et 14-29 (halshs-00081741).
- Alter N., La force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques, Presses universitaires de France, Paris, 2012.
- Anderson C., Makers : The New Industrial Revolution, Crown Business, New York (États-Unis), 2012.
- Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la réalité, rééd. Armand Colin, coll. « Références », Paris, 1997.
- Bergson H., Le possible et le réel, Presses universitaires de France, Paris, 2011.
- Gaglio G., Sociologie de l’innovation, Presses universitaires de France, Paris, 2011.
- Gartner W. B., « Who is an entrepreneur ? Is the wrong question », American Journal of Small Business, no 4, vol. 12, 1988, p. 11-32.
- Gaujard C., « Vers un nouvel idéaltype organisationnel : une application de la méthode wébérienne aux start-up actuelles », Innovations, no 27, 2008/1, p. 163-182.
- Guichard R., Servel L., « Qui sont les innovateurs ? Une lecture socio-économique des acteurs de l’innovation », Sociétal, no 52, juin 2006, p. 6-31.
- Liu T., « Quelles pédagogies pour former des innovateurs ? », in Innover, pourquoi, comment ? Actes du VIIIe colloque « Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur », ENSTA Bretagne /Télecom Bretagne/Université de Bretagne occidentale, Brest, 2015.
- Martinaud B., Start-up. Anti-bible à l’usage des fous et des futurs entrepreneurs, Pearson France, Montreuil, 2012.
- Marty O., « La vie de start-up. (S’)Investir dans les entreprises innovantes », Gérer et comprendre. Annales des Mines, no 67, mars 2002, p. 4-15.
- Ménissier T., « Philosophie et innovation ou philosophie de l’innovation ? », Klesis. Revue philosophique, no 18, 2011, p. 10-27.
- Savignac E., Waser A.-M., Start-up. Les rois éphémères, Descartes et cie, Paris, 2003.
- Say J.-B., Traité d’économie politique, Calmann-Lévy, Paris, 1972 (1re éd. 1803).
- Schumpeter J. A., Histoire de l’analyse économique, Gallimard, Paris, 2004 (1re éd. 1954).
- Souriau É., Les différents modes d’existence, Presses universitaires de France, Paris, 2009.
- Stogdill R. M., « Personal factors associated with leadership : a survey of the literature », Journal of Psychology, no 25, 1948, p. 35-71.
- Vérin H., Entrepreneurs, entreprise. Histoire d’une idée, Classiques Garnier, Paris, 2011.
Notes
-
[1]
« Les nouveaux visages du startuper » : étude de L’atelier BNP Paribas réalisée par TNS-Sofres sur un échantillon de 1 016 personnes.
-
[2]
Voir notamment le courant de la sociologie de la traduction (Akrich et al., 1988).
-
[3]
N’en déplaise à William B. Gartner (1988) et sans toutefois revenir à l’approche qui s’intéresse à la seule personnalité.
-
[4]
Entretiens d’une heure trente en moyenne réalisés de mars 2014 à septembre 2015. Les premiers contacts ont été pris lors d’un colloque sur l’innovation où des jeunes startupers étaient venus témoigner sur leurs parcours.
-
[5]
Notons que le slogan de la marque Lego est « On pardonne tout à leur créativité », et celui de Playmobil : « En avant les histoires ! »
-
[6]
Les makers sont des gens qui utilisent l’informatique et le Web pour créer des objets concrets ou des prototypes dans un esprit de partage collectif (Anderson, 2012).
-
[7]
Par exemple, des locutions telles que « en tant que… » ou « je suis… » ou encore « c’est mon côté… » se retrouvent lors des entretiens.
-
[8]
Ce travail a été réalisé dans le cadre de notre recherche de doctorat avec un protocole précis lié à l’analyse thématique.