Notes
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[1]
Patrick Rayou (1998) montre que la culture lycéenne ne se construit pas en opposition aux visées scolaires, mais davantage en parallèle.
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[2]
Ces chiffres figurent sur le site internet de l’internat d’excellence étudié et concernent la seconde rentrée scolaire depuis sa création. (Afin de garantir l’anonymat de l’internat, on ne précisera pas l’adresse du site.)
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[3]
Pour définir l’origine sociale, on a utilisé les indicateurs suivants : la profession du chef de famille, l’obtention d’une bourse, le montant des revenus des parents et des frais de l’internat.
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[4]
Pour définir l’origine ethnique, on a croisé les indicateurs suivants : le prénom, le nom de famille, la couleur de peau et le pays de naissance des parents.
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[5]
La première année, un tiers des internes, selon le directeur de l’internat, ne résident pas dans le département dans lequel se trouve l’internat d’excellence. La seconde année, ce chiffre passe à 43 % (chiffre recueilli sur le site internet de l’internat).
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[6]
Mark Granovetter, à partir d’une combinaison de quatre critères – la durée de la relation, l’intensité émotionnelle, l’intimité et les services réciproques –, mesure l’intensité d’un lien, en distinguant les liens forts des liens faibles. Cette distinction entre liens forts et liens faibles est reprise par Dominique Pasquier (2005) qui montre que les adolescents ne ressentent pas la même pression en fonction des relations tissées : contrairement aux liens faibles, le groupe des amis – les liens forts – est plus tolérant aux divergences d’opinions : il existe une marge de négociation au nom de l’amitié.
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[7]
On exclut ici les internes qui sont seuls dans leur classe et qui ne peuvent donc pas choisir un interne.
Introduction
1Du fait de l’allongement de l’enseignement obligatoire à 16 ans (décret Berthoin de 1959) et de la mise en place du collège unique (réforme Haby de 1975), tous les adolescents d’une même classe d’âge ont désormais accès à l’enseignement secondaire. Cette massification instaure à l’intérieur du système scolaire une compétition accrue : la distribution sociale ne s’effectue plus en amont de l’école mais au sein même du système scolaire. Les enjeux scolaires deviennent alors centraux pour tous les adolescents. Mais l’expérience scolaire des adolescents n’est pas qu’une quête de réussite, se réduisant à une logique stratégique. Cette dernière entre en tension avec une logique d’intégration, et plus spécifiquement avec l’appartenance à la communauté des pairs (Dubet, Martuccelli, 1996). Néanmoins, la tension entre réussite scolaire et intégration au groupe de pairs diffère selon le profil de l’élève et le type d’établissement scolaire. Même si, globalement, on n’est plus, actuellement, dans une opposition simple de deux réseaux d’évaluation, l’un scolaire, l’autre juvénile, comme le décrivait Talcott Parsons (1959) [1], ce conflit entre normes adolescentes et socialisation scolaire continue de se retrouver dans les collèges de banlieue (Lepoutre, 1997). En effet, dans ces derniers, les hiérarchies adolescentes s’opposent aux hiérarchies scolaires : « Le “grand” dans le domaine scolaire est jugé “petit” dans l’univers de l’adolescence. » (Dubet, Martuccelli, 1996, p. 161.)
2Notre projet est de réfléchir aux conséquences de l’inscription en internat d’excellence sur la sociabilité adolescente, et surtout de montrer la confrontation entre les préoccupations des personnels des établissements scolaires et des parents d’une part, et d’autre part celles des adolescents tiraillés entre leur envie de réussir et celle d’être acceptés par leurs pairs. Dans un contexte de relance de l’internat, le Plan Espoir banlieues (2008) a proposé l’accès en internat à un public spécifique, « les élèves d’origine modeste », ceux venant d’établissements d’éducation prioritaire et de quartiers de la politique de la ville étant particulièrement visés. La réussite des élèves « à potentiel » serait rendue possible en les sortant de leur « environnement » – et en les éloignant de leurs pairs – pour les placer dans des contextes plus favorisés. En septembre 2009, le premier internat d’excellence ouvrait ses portes en Île-de-France. À la rentrée 2011, 25 nouvelles structures voyaient le jour. En 2014, les internats d’excellence étaient officiellement remplacés par les internats de la réussite.
3Dans l’internat créé en 2010, où nous avons mené notre enquête, les internes sont au nombre de 150 environ, âgés de 12 à 18 ans. 41 % des élèves résident en zone urbaine sensible (ZUS) et environ 50 % sont boursiers [2]. Les internes proviennent, pour les trois quarts [3], des catégories populaires et sont à 80 % [4] issus de l’immigration, principalement africaine. Ils sont scolarisés dans un collège et cinq lycées de « centre-ville » qui accueillent par ailleurs majoritairement des élèves issus de milieux sociaux favorisés et « autochtones » (Felouzis et al., 2005). Les élèves de l’internat d’excellence proviennent des différents départements de l’Île-de-France [5]. Leur inscription à l’internat d’excellence correspond à un réel éloignement physique, mais également à une prise de distance symbolique : ces élèves quittent leur établissement scolaire de secteur et leurs pairs pour se consacrer à leur « métier d’élève » (Sirota, 1993). Comment le projet d’éloignement, émanant des personnels des établissements scolaires et des parents, est-il intégré par les adolescents et mis en place concrètement ? Ces questions seront traitées grâce aux matériaux recueillis sur notre terrain, suite à 128 jours d’observation dans un internat d’excellence et dans quatre établissements d’affectation, 88 entretiens réalisés avec les acteurs du dispositif (adolescents, directeur, conseiller principal d’éducation [CPE], assistants d’éducation et familles), ainsi qu’environ 1 000 questionnaires portant sur la sociabilité distribués à tous les internes. De plus, on s’appuiera sur une dizaine d’entretiens avec les familles de l’internat d’excellence étudié, réalisés dans le cadre d’une enquête collective, sous la direction de Patrick Rayou et de Dominique Glasman (2012), en partenariat avec l’Institut français d’éducation (IFE).
4Nous commencerons par présenter le projet d’éloignement des pairs, mis en avant par le personnel des établissements scolaires et les parents. Puis, nous verrons comment les adolescents intègrent ce projet de façon normative, mais le nuancent dans la pratique. Enfin, nous nous intéresserons à la constitution de nouveaux liens, au sein de l’internat et des établissements d’affectation, au prisme du dilemme « pairs/école ».
Éloigner l’adolescent de ses mauvaises fréquentations
5Le projet d’éloignement d’avec les pairs émane, avant tout, des adultes entourant l’adolescent. Qu’ils soient membres du personnel des établissements scolaires ou parents, les adultes s’emparent de la zone de flou laissée par le dispositif pour éloigner l’adolescent de ses pairs.
L’inscription : une distance physique imposée
6Dès le lancement du projet, on peut lire que les internats d’excellence ont été destinés à « certains élèves appliqués, souffrant dans leur environnement de situations difficiles compromettant leurs chances de réussite » (extrait de la note interministérielle du 23 mai 2008). Le choix du terme « environnement » volontairement large – parfois remplacé par celui de « contexte » tout aussi flou – permet de désigner aussi bien la famille que le quartier de résidence ou l’établissement scolaire.
7Les propos du personnel des établissements d’origine (principaux, conseillers principaux d’éducation, enseignants) vont dans ce sens. Lorsqu’ils proposent aux adolescents de candidater à l’internat d’excellence, la distance avec les pairs, nécessaire pour la réussite scolaire, est souvent mentionnée. Elle est évoquée soit directement en désignant les fréquentations de l’élève concerné, soit indirectement en dénonçant le climat pesant de l’établissement.
« Ma mère a demandé à mon proviseur […] si c’était quelque chose de bien ce qu’elle faisait. Et il lui a dit “oui”. Il voulait bien que j’aille à l’internat parce qu’il trouvait ça bien : il fallait que je change d’environnement pour mieux travailler, car j’avais la capacité de réussir et il faut pas que ça soit des copines qui me freinent. »
9Un tiers des parents interviewés partagent cette représentation. Ils expliquent que le temps passé avec les copains entrait en concurrence avec le temps des devoirs. Ils considèrent les relations amicales comme des « mauvaises fréquentations » qui éloignent leurs enfants des attentes de l’école, et peuvent aussi les amener à adopter un comportement violent.
« Elle avait vraiment des difficultés de comportement c’était vraiment comportemental parce qu’elle se bagarrait avec des copines, des choses comme ça. »
Les règles de l’internat
11Cependant, les internes rentrent chez eux chaque week-end et pendant les vacances scolaires et peuvent entretenir des relations avec les pairs du lieu de résidence. Dans l’internat d’excellence étudié, les élèves sont scolarisés dans des établissements à l’extérieur de la structure : ils sont donc présents à l’internat uniquement le soir et le mercredi après-midi. Mais, comme les sorties restent limitées et contrôlées, il leur est difficile de retrouver leurs amis du lieu de résidence pendant la semaine. La première année, les lycéens et les collégiens – ces derniers sont toujours accompagnés par un assistant d’éducation – ne sortent de la structure que pour se rendre dans leur établissement scolaire ou aux activités sportives et culturelles proposées par l’internat d’excellence : aucune sortie « libre » n’est autorisée. La seconde année, les règles s’assouplissent pour les lycéens qui ont la possibilité de sortir de l’internat d’excellence, le mercredi après-midi jusqu’à 17h, si leurs parents en ont donné l’autorisation.
12L’utilisation du téléphone portable et d’Internet est également très contrôlée. Par exemple, les collégiens ont l’autorisation d’utiliser leur téléphone portable entre le dîner et le coucher, c’est-à-dire au maximum une heure et demie par jour : de 20 h 30 à 22 h. Mais, il faut savoir que de 20 h 30 à 21 h 30, de nombreux collégiens participent à des activités. Ils ne peuvent donc utiliser leur téléphone que de 21 h 30 à 22 h, période durant laquelle ils doivent se doucher et préparer leurs affaires pour le lendemain. Concernant l’usage d’Internet, les collégiens ont le droit d’utiliser les ordinateurs trente minutes la première année et une heure la seconde année.
13Alors que le projet officiel utilise le terme flou de changement d’« environnement », le personnel des établissements scolaires et les parents ciblent directement la mise à distance des pairs, ce qui peut avoir des conséquences brutales pour les adolescents. Comment les adolescents réagissent-ils face à ce règlement et plus largement face au projet des adultes de les éloigner de leurs pairs du lieu de résidence ?
Les préoccupations adolescentes : abandonner ses copains d’avant ?
L’adhésion d’une majorité d’adolescents
14Même si dans les textes officiels, le projet de s’inscrire en internat d’excellence doit être accepté par le candidat, ce n’est pas toujours le cas dans les faits. Un cinquième des internes interrogés nous racontent avoir dans un premier temps refusé d’intégrer la structure car ils ne voulaient pas quitter leurs amis.
« Nan, j’avais pas trop envie [de venir à l’internat]. Parce que je voulais pas partir de mon ancien collège. Parce que là-dedans j’avais tous mes amis. »
16L’année avant d’entrer à l’internat, ces adolescents avaient une « sociabilité intense », c’est-à-dire qu’ils avaient de nombreux copains, avec qui ils passaient la plupart de leur temps libre.
17Néanmoins, dans quasiment la moitié des discours d’adolescents, on retrouve le projet d’éloignement du quartier et de l’établissement scolaire ainsi que la représentation négative des pairs. La sociabilité – qu’elle soit amicale ou amoureuse – n’est pas exempte de tensions. Ainsi, des internes racontent avoir voulu s’inscrire en internat d’excellence pour prendre de la distance, voire fuir des camarades, des copains ou d’anciens partenaires amoureux.
« C’est aussi parce que, l’année dernière c’était pas trop ça, j’ai eu pas mal d’embrouilles, entre amis, c’était pas, c’était pas super comme année on va dire. Et j’en ai profité pour me changer des idées, changer d’endroit, changer un peu tout […]. Y a eu des histoires, euh d’amour, qui ont fini mal. »
19Mais c’est surtout une réflexion en termes de « mauvaises fréquentations » que l’on retrouve dans les discours des adolescents. En effet, l’influence néfaste des pairs se ressent dans l’établissement scolaire et dans le quartier :
« Quatrième, ça a tout changé parce que j’ai eu de mauvaises fréquentations. Donc j’ai commencé à faire n’importe quoi. Et… je commençais à me, je me battais, battais en bande et tout. Ça, ça a commencé à devenir dangereux. On m’a dit que si j’étais restée là-bas j’allais devenir une délinquante. […] L’école, euh, je m’engueulais toujours avec mes profs […] on allait un peu partout [dehors, avec les copines]. On se baladait, on aimait bien frapper des gens [rires]. »
21Cette volonté de prendre de la distance face aux pairs peut être rétroactive : elle n’était pas forcément présente au moment du dépôt de candidature mais apparaît progressivement, faisant écho aux arguments des parents et des professionnels.
« Au début j’étais contre [venir à l’internat] car je ne voulais pas quitter mes amis et tout. Mais, après, comme j’avais trop de mauvaises fréquentations au lycée et que je voyais que pour mon avenir et tout, c’était pas une bonne chose que je reste en STG parce que j’allais retrouver des autres personnes et tout avec qui je m’entendais et forcément on allait parler donc je ne pouvais que opter pour cette solution. »
23En s’inscrivant à l’internat d’excellence, la majorité des adolescents adhèrent à ce projet d’éloignement des pairs, parfois après-coup, dans le but de réussir scolairement. Quelles sont alors les conséquences de l’inscription en internat d’excellence en termes de sociabilité : les internes gardent-ils contact avec leurs « copains d’avant » ?
Une sociabilité plus sélective
24Le projet de devenir élève d’un internat d’excellence s’est accompagné d’un tri dans la sociabilité : le contact est maintenu uniquement avec les amis – les liens forts selon Mark Granovetter (1973) [6] – et non plus avec les copains, souvent assimilés à de « mauvaises fréquentations ». Par exemple, quatre filles, vivant dans un quartier défavorisé, racontent qu’elles n’accordent que peu – voire pas – de temps à leurs pairs durant le week-end ou les vacances scolaires.
« Je vois plus trop mes copines de l’extérieur. Parce que quand tu rentres à l’internat, tu prends du recul. Tu remarques que t’as plus trop envie de fréquenter tes copines d’avant et tout, que ça sert trop à rien. Je vois que deux, trois personnes. »
26Ces adolescentes voulaient intégrer l’internat d’excellence pour s’éloigner de leurs pairs, qui les empêchaient de se mettre au travail en classe, ou hors de la classe, et qui les entraînaient même, au moins pour l’une d’entre elles, dans des activités délinquantes. Après l’entrée dans la structure, cette prise de distance fut maintenue pendant le week-end. Le projet d’éloignement d’avec les pairs s’est concrétisé.
27Mais la majorité des enquêtés déclarent garder contact avec leurs amis d’avant qu’ils continuent à voir durant le week-end. Il est important de montrer – et de (se) prouver – que l’internat ne bouleverse rien. Des expressions telles que « ça n’a pas du tout changé », ou « comme d’habitude » sont employées dans les entretiens. Ceux qui viennent de quartiers défavorisés attachent une importance particulière à passer du temps avec leurs « potes » de la cité pendant le week-end, montrant ainsi leur fidélité à la bande. Durant la semaine à l’internat, les contacts sont maintenus, sous une forme virtuelle, avec le téléphone portable et Facebook. Pour les adolescents, l’utilisation du téléphone portable et d’Internet présente l’intérêt de s’affilier au groupe de pairs (Metton-Gayon, 2009). Plus que la création de nouvelles relations, cela permet le maintien de la correspondance avec les amis, en d’autres termes, la réaffirmation des liens déjà existants. Mais une distinction entre les amis et les pairs – les liens forts et les liens faibles – est mise en lumière : les internes privilégient les liens avec leurs meilleurs amis, souvent par voie téléphonique, alors que Facebook est plus utilisé pour se rendre visible par le groupe de pairs, et asseoir sa réputation (Balleys, 2012).
« Et Facebook ici, ça te sert à parler avec qui ?
– Bah, mes potes de chez moi. Et puis voir, voir ce qui se passe dans ma ville, des trucs comme ça. »
29L’usage du téléphone et d’Internet reste très contrôlé dans la structure. Alors qu’une minorité d’adolescents se contentent de dénoncer les règles qu’ils jugent trop restrictives, les autres mettent en place des stratégies pour les contourner. Quasiment la moitié des collégiens nous confient ne pas respecter les règles concernant le téléphone portable ou Internet. Des astuces sont mises en œuvre : par exemple, pour pouvoir surfer sur le Net – et se rendre la plupart du temps sur Facebook – pendant le temps d’étude, des élèves prennent le prétexte d’un devoir à faire :
« Pendant l’étude, si j’ai rien à faire, je raconte des disquettes [histoires], genre je dis “j’ai un truc à faire sur l’ordi” et puis je vais faire autre chose […]. Il y a une semaine, je l’ai fait tous les jours, parce que j’avais rien du tout à faire. »
31Les adolescents peuvent ainsi garder contact avec leurs « amis d’avant ». Des sorties hors de la structure, interdites, nous sont également racontées par des adolescents désireux de retrouver leurs amis de leur lieu de résidence et de gagner en autonomie (de Singly, 2006) :
« Bon, après qu’ils ont fait l’appel, j’allais me tirer chez moi et j’allais en cours directement le lendemain matin. Ça, je l’ai fait trois fois, mais c’est vraiment […]. Ils pointent ici, bah, ça dépend des surveillants, des fois à 22 h 30 ils ont pointé et puis voilà. Ça dépend des horaires. Quand je vois qu’il est encore tôt et qu’ils ont déjà pointé, je prends le risque de… m’évader [sourire] […]. Et y a aussi un vendredi où je suis resté dehors jusqu’à 1 h, par-là, où ils m’avaient grillé aussi. Des petits trucs comme ça. Mais les fois où je suis rentré chez moi ou je suis allé dormir chez un ami, personne n’est au courant, à part Tiago qui me couvre [rire]. »
33Le maintien de contacts avec les copains d’avant évolue dans le temps. Les adolescents, qui déclaraient en fin de première année voir beaucoup leurs pairs de leur lieu de résidence, racontent, en fin de seconde année, qu’ils ont perdu contact avec certains. Seules les amitiés les plus « proches » ont résisté à l’épreuve du temps.
34Durant la première année à l’internat, Camélia, interne de cinquième, consacrait une partie de ses week-ends à ses amis, mais uniquement ceux de son lieu de résidence, « ses amis de dehors ». Un an après, l’occupation des week-ends de Camélia a été modifiée, montrant ainsi une évolution de sa sociabilité. Désormais, l’adolescente déclare passer du temps avec des amis de son collège actuel et avec son petit copain, rencontré au collège également, durant les week-ends. Elle ne mentionne pas ses anciens amis de son lieu de résidence. Quand nous lui demandons si elle a gardé contact avec eux, elle répond :
« Si, quand même. Y en a, enfin si, les bons bons amis que j’avais, y en a quatre, cinq. Sinon les autres c’étaient on va dire pas, c’étaient des copains, ceux que je connaissais depuis longtemps en général j’ai gardé contact avec eux. »
36Au cours du temps, les contacts physiques avec les copains d’avant s’essoufflent donc, mais les liens les plus solides avec les « bons bons amis » semblent se maintenir et leur amitié continue d’être entretenue par des contacts. Dans le questionnaire distribué dans l’enceinte de l’internat d’excellence, en fin de deuxième année, les deux premières questions portaient sur le meilleur ami. La première question était : « Qui est ton meilleur ami (ou meilleure amie) ? » Il était ensuite demandé dans la seconde question de préciser l’origine de cette amitié : « Est-il/elle de l’internat ? du collège ? de ta ville ? ou autres ? ». 71 % (96 sur 136 répondants) des internes citaient comme meilleur ami un jeune connu avant l’entrée à l’internat. L’ancienneté dans la structure – en d’autres termes l’année d’arrivée dans l’internat d’excellence – est un facteur explicatif pertinent. En effet, parmi les internes arrivés la seconde année, 80 % (35 sur 44) ont comme meilleur ami un ami du lieu de résidence, alors que ce n’est le cas que de 66 % (61 sur 92) des internes arrivés la première année. Bref, les internes apprennent à trier.
Les nouveaux pairs : adversaires ou partenaires scolaires ?
37On va voir que ce à quoi les internats d’excellence socialisent, c’est à un « double individualisme » (de Singly, 1990), prenant en compte, en même temps que des considérations d’épanouissement de soi, des considérations plus stratégiques (avec les bons camarades scolaires).
Les autres internes : amis et adversaires scolaires
38L’intensité de la vie collective en internat favorise la création de nouvelles amitiés. Pour certains internes, la hiérarchie de leurs relations se voit modifiée : dans le questionnaire distribué à l’internat, en fin de seconde année, 20 % (27 sur 135 répondants) des internes citent comme « meilleur ami » un autre interne. La majorité des internes retrouvent des pairs qui ont les mêmes caractéristiques sociales et ethniques – issus des catégories populaires et de l’immigration – que leurs copains d’avant, ce qui facilite l’amitié, basée sur l’homophilie (Bidart, 1997).
39Face à leurs nouveaux pairs, les adolescents s’autorisent à jouer leur rôle d’élève. Contrairement aux anciens, ces nouveaux pairs ne s’opposent pas au système d’évaluation scolaire. En effet, à l’internat d’excellence, les hiérarchies adolescentes se superposent à celles du personnel scolaire, aussi bien pour les lycéens que pour les collégiens. L’élève qui réussit est valorisé par ses camarades et désigné positivement. Ce sont ceux qui ne s’investissent pas dans la tâche scolaire qui vont être perçus négativement par les autres internes.
« Mais y a des gens qui ont rien à faire ici en fait, parce que, ils ont pris la place de quelqu’un d’autre qui ça se trouve aurait travaillé mieux qu’eux. Par exemple, y a Adrian, qui est dans ma classe, lui, en cours, il dort, il dort ou il fait que dessiner, il répond aux profs. »
41Les internes, en décidant de s’inscrire en internat d’excellence ont en quelque sorte préféré leur scolarité à leurs pairs. Mais, pour certains, ce dilemme « sociabilité/travail » n’est pas pour autant résolu, et persiste au quotidien dans la structure, du fait des relations amicales tissées. Un quart des internes interrogés (10 sur 39) racontent éprouver des difficultés à se mettre au travail en étude, du fait de la présence de leurs copains, qui représente une tentation, les bavardages avec eux les éloignant de leur tâche scolaire. On retrouve, dans une certaine mesure, le problème des « mauvaises fréquentations » d’avant, qui ont poussé certains parents et adolescents à opter pour le choix de l’internat d’excellence.
43De plus, des chahuts se produisent dans certaines salles d’étude qui accueillent un nombre conséquent d’élèves : la moitié de nos enquêtés (20 sur 39 interviewés) se plaignent d’un bruit trop important durant le temps des devoirs. Des internes, seuls ou avec quelques camarades, vont faire le choix de s’éloigner du groupe. La seconde année, les lycéens qui en ont l’autorisation (les premières et les terminales) choisissent, quasiment tous, de faire leurs devoirs dans leur chambre plutôt qu’en étude, pour s’éloigner des autres internes. La réalisation des devoirs est avant tout une tâche solitaire ou en duo : quelques partenariats scolaires sont créés, mais les pairs de l’internat ne permettent pas toujours une bonne ambiance de travail, contrairement à ceux des établissements d’affectation.
Les pairs des établissements d’affectation : de potentiels camarades scolaires
44Dans les établissements d’affectation, les internes se sentent stigmatisés du fait de leur statut d’internes, mais pas seulement. Être interne d’excellence recoupe d’autres catégories, porteuses de stigmates. Les internes, majoritairement issus de l’immigration, sont porteurs de « stigmates tribaux » (Goffman, 1975). À cela s’ajoute le fait d’être issu de quartiers défavorisés et/ou d’établissements d’éducation prioritaire, couplé à celui d’être adepte de la « culture de rue » (Lepoutre, 1997), ce qui amène les internes à être étiquetés comme des « racailles ». Au début de la première année, ce sentiment d’être stigmatisé crée une fracture entre internes et externes.
« Parce qu’au début y avait quelques histoires. Déjà rien que le premier jour on vient, les surveillants, ils nous ont bloqués en rang. Et les collégiens ils ont commencé à nous prendre en photo comme si on était, comme si on était des bêtes sauvages. Oh nan, ils sont pas croyables eux ! J’ai été choqué à ce moment-là. »
46Au fur et à mesure, internes et externes se rapprochent, du fait des stratégies d’intégration des internes qui « font le premier pas ». En fin de seconde année, tous les internes déclarent avoir un minimum de contact avec les externes. Néanmoins, ceux-ci sont parfois très brefs et se limitent à des salutations : la distance sociale et ethnique entrave la création d’amitiés. Un second questionnaire sur les liens d’amitié dans les établissements d’affectation a été distribué en fin de deuxième année dans 31 classes où se trouvent des internes. À la question « Dans ta classe, de quel(le) camarade te sens-tu le plus proche ? », seuls 37 % – 30 sur 80 internes [7] – répondent en citant le nom d’un externe. Mais même pour ces 37 %, cette relation est rarement définie comme de l’amitié :
« C’est entre amis et camarades. Normal. Amis j’appelle plutôt ça, j’appelle les gens avec qui je suis avec eux tout le temps, tout le temps en train de parler, en train de leur confier des choses. En train de partager des délires, j’appelle ça des amis voilà. Mais eux [les externes], c’est plutôt, c’est normal, je les aime bien […]. Mais après, eux, je leur raconte pas ma vie. »
48Pour les internes, les externes sont décrits comme ayant une attitude conforme aux attentes du personnel de l’établissement : ils sont « plus calmes » et « plus travailleurs ». Dans les classes d’externes où il y a une meilleure « ambiance de travail », l’interne peut alors davantage se concentrer sur son métier d’élève et reçoit une bonne influence de la part de ses camarades :
« Cette année je sais pas, c’est peut-être les autres qui m’influencent.
– Les autres de ta classe ?
– Oui.
– Ils t’influencent à quoi ?
– À faire le bien [rire]. Ils m’influencent pas très très parce que, enfin pas trop, parce que, la preuve, je fais pas mes devoirs. Et je pense aussi que c’est un peu grâce à eux que j’ai pas de croix. Enfin que j’ai moins de croix. J’espère l’année prochaine que je serai dans une classe encore plus sage que celle-là. »
50Marie Duru-Bellat mentionne que la mixité scolaire est bénéfique en termes de motivation à apprendre et, plus largement, d’attitude face à l’école (Duru-Bellat, 2003). Dans ces établissements de « centre-ville », on ne retrouve pas les « mauvaises influences » des établissements scolaires d’origine, qui représentaient une des raisons d’inscription en internat d’excellence pour les parents et les adolescents. Dans ce cadre, les internes profitent de leurs nouveaux camarades pour tisser des relations et les nombreux échanges entre internes et externes portent sur le domaine scolaire : sur 82 interactions verbales observées, 71 % concernent la sphère scolaire. Les internes et les externes discutent du cours, du professeur, mais surtout de notes en comparant leurs résultats. Ce climat de compétition dans les classes d’externes peut avoir un effet positif sur la motivation des internes :
« Quand on a un devoir à rendre, on est tous là en train de comparer nos notes en train de, y a, je sais pas comment dire, on essaie de tous faire le mieux, d’avoir la meilleure note. Et ça j’aime bien, j’aime bien, des fois quand j’ai la meilleure note de la classe et bah je suis bien contente “ah j’ai eu la meilleure note”, ça j’aime bien. »
52Pourtant, l’entraide apparaît assez superficielle. Il s’agit davantage d’échanger du matériel et des informations (demande du numéro de l’exercice à réaliser) que de travailler réellement ensemble. Effectivement, dans le second questionnaire distribué dans l’enceinte des établissements, lorsque les internes répondent à la question « Un de tes professeurs demande d’effectuer à deux un travail écrit. Avec qui choisis-tu de le faire ? », seuls 37 % d’entre eux (30 sur 82 internes répondants) désignent un externe. Même dans le domaine scolaire, les relations entre internes sont privilégiées car les internes choisissent de travailler avec des adolescents avec lesquels ils ont tissé des liens d’affinités. En résumé, c’est moins l’aide que le climat général qui est important.
53Le projet d’éloignement émanant du personnel scolaire et des parents s’appuie sur une représentation des pairs dans les quartiers comme un groupe indifférencié empêchant la réussite scolaire. Mais les adolescents, quand il s’agit de maintenir le contact, distinguent leurs anciens pairs en fonction de leur comportement scolaire et de l’intensité du lien tissé. Le projet institutionnel rencontre l’expérience adolescente et favorise une pratique plus diversifiée, voire éclatée, de sociabilité. Les adolescents sont amenés à réaliser des choix, des arbitrages et à réarticuler sociabilité et enjeux scolaires. Les internes se détachent de leurs anciens pairs, perçus comme nuisibles à leur scolarité et sont amenés à en rencontrer de nouveaux. Que ce soit à l’internat ou dans les établissements d’affection, les hiérarchies juvéniles ne s’opposent plus aux hiérarchies scolaires. Mais ce sont tout de même les externes qui fournissent le cadre – l’ambiance de travail – le plus favorable au travail scolaire. Désormais, la sociabilité des internes peut être vue sous le signe d’un « double individualisme » : ces adolescents combinent des relations amicales avec les pairs de l’internat – aux caractéristiques proches de leurs anciens pairs – et des relations de camaraderie scolaire avec les pairs des établissements d’affectation, en vue de réussir scolairement. Cette enquête donne donc à voir, à partir d’un dispositif particulier, les effets que l’école peut avoir sur la sociabilité et l’individuation des adolescents.
Bibliographie
- Balleys C., « Je t’aime plus que tout au monde. » D’amitiés en amours, les processus de socialisation entre pairs adolescents, thèse de doctorat, université de Fribourg (Suisse), 2012.
- Bidart C., L’amitié, un lien social, La Découverte, Paris, 1997.
- Dubet F., Martuccelli D., À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Le Seuil, coll. « L’épreuve des faits », Paris, 1996.
- Duru-Bellat M., « Les apprentissages des élèves dans leur contexte : les effets de la composition de l’environnement scolaire », Carrefours de l’éducation, no 16, 2003, p. 182-206.
- Felouzis G., Liot F., Perroton J., L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Le Seuil, Paris, 2005.
- Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Minuit, coll. « Le sens commun », Paris, 1975.
- Granovetter M. S., « The strength of weak ties », The American Journal of Sociology, no 6, vol. LXXVIII, 1973, p. 1360-1380.
- Lepoutre D., Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob, Paris, 1997.
- Metton-Gayon C., Les adolescents, leur téléphone et Internet. « Tu viens sur MSN ? », L’Harmattan/INJEP, coll. « Débats Jeunesses », Paris, 2009.
- Parsons T., « La classe en tant que système social », in Gras A. (dir.), Sociologie de l’éducation, Larousse, Paris, 1959.
- Pasquier D., Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, Paris, 2005.
- Rayou P., La cité des lycéens, L’Harmattan/INJEP, coll. « Débats Jeunesses », Paris, 1998.
- Rayou P., Glasman D. (dir.), Les internats d’excellence, un nouveau défi éducatif ?, ACSE, ENS de Lyon, IFE, Lyon, 2012.
- Singly F. de, « L’homme dual. Raison utilitaire, raison humanitaire », Le débat, no 61, 1990, p. 152-154.
- Singly F. de, Les adonaissants, Armand Colin, coll. « Individu et société », 2006.
- Sirota R., « Note de synthèse. Le métier d’élève », Revue française de pédagogie, no 104, vol. CIV, 1993, p. 85-108.
Notes
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[1]
Patrick Rayou (1998) montre que la culture lycéenne ne se construit pas en opposition aux visées scolaires, mais davantage en parallèle.
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[2]
Ces chiffres figurent sur le site internet de l’internat d’excellence étudié et concernent la seconde rentrée scolaire depuis sa création. (Afin de garantir l’anonymat de l’internat, on ne précisera pas l’adresse du site.)
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[3]
Pour définir l’origine sociale, on a utilisé les indicateurs suivants : la profession du chef de famille, l’obtention d’une bourse, le montant des revenus des parents et des frais de l’internat.
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[4]
Pour définir l’origine ethnique, on a croisé les indicateurs suivants : le prénom, le nom de famille, la couleur de peau et le pays de naissance des parents.
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[5]
La première année, un tiers des internes, selon le directeur de l’internat, ne résident pas dans le département dans lequel se trouve l’internat d’excellence. La seconde année, ce chiffre passe à 43 % (chiffre recueilli sur le site internet de l’internat).
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[6]
Mark Granovetter, à partir d’une combinaison de quatre critères – la durée de la relation, l’intensité émotionnelle, l’intimité et les services réciproques –, mesure l’intensité d’un lien, en distinguant les liens forts des liens faibles. Cette distinction entre liens forts et liens faibles est reprise par Dominique Pasquier (2005) qui montre que les adolescents ne ressentent pas la même pression en fonction des relations tissées : contrairement aux liens faibles, le groupe des amis – les liens forts – est plus tolérant aux divergences d’opinions : il existe une marge de négociation au nom de l’amitié.
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[7]
On exclut ici les internes qui sont seuls dans leur classe et qui ne peuvent donc pas choisir un interne.