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Article de revue

Les adolescentes face aux contraintes du système de genre

Pages 91 à 103

Notes

1Aujourd’hui, les travaux sur la jeunesse (ainsi que les politiques éventuelles qui leur sont dédiées) se focalisent sur des entrées telles que l’emploi, l’éducation et la formation, la délinquance et la sécurité, la santé, le logement... Malgré les mises en garde anciennes d’un Bourdieu soulignant que « la jeunesse n’est qu’un mot », celle-ci est bien souvent auscultée et « traitée » comme un tout. Pourtant, c’est de fait la plupart du temps une jeunesse masculine et populaire qui préoccupe les médias, les chercheurs ou les politiques. Par contraste, à l’exception peut-être des questions d’orientation scolaire, les inégalités entre garçons et filles sont encore aujourd’hui l’objet de très peu d’attention.

2À bon droit dira-t-on : les jeunes filles n’ont-elles pas à présent un accès égal à la contraception et à la sexualité, à une profession, à des responsabilités associatives, voire politiques ? D’autres souligneront que les comportements des jeunes garçons et filles se rapprochent de plus en plus, qu’il s’agisse de l’âge au premier rapport sexuel ou de la consommation de produits illicites (Cicchelli, Galland, 2008). Qui plus est, on se demande même parfois si les inégalités d’antan ne se sont pas inversées, à tel point que les garçons sont aujourd’hui dominés par des filles meilleures qu’eux à l’école, à l’aise dans le monde du travail et apparemment mieux intégrées à la vie sociale si l’on en juge par leur moindre délinquance, leur moindre tendance à se tuer sur les routes et, à plus longue échéance, leur durée de vie bien supérieure… De nombreux chercheurs décrivent le malaise des garçons et leurs « crispations virilistes » face aux succès des filles (voir notamment Lagrange, 1999). Au total, les garçons seraient même le second second sex pour reprendre le titre d’un journal britannique (BusinessWeek en ligne, 26 mai 2003).

3Ce texte vise à questionner ce présupposé et à défendre l’idée que la question des inégalités entre filles et garçons n’est pas devenue sans objet. Certes, comme on a pu parler des « habits neufs de la domination masculine » (de Singly, 1993) ou de « dynamique inachevée de l’égalité entre les sexes » (Marry, Le Mancq, 2011), ces inégalités sont mouvantes : les unes peuvent s’estomper, les autres se creuser. Alors que certains « succès » des filles s’avèrent en réalité plus ambivalents qu’il n’y paraît, des différences de prime abord secondaires ou relevant de « choix » purement personnels peuvent être considérées comme des inégalités qui s’inscrivent dans un système de genre encore fortement hiérarchisé.

L’ambivalence des succès scolaires féminins

4Alors que nul ne conteste que des inégalités importantes marquent aujourd’hui les situations des femmes et des hommes dans la vie professionnelle ou politique, l’école est souvent considérée comme un havre d’égalité, voire un lieu où le « sexe dominant » se retrouve de fait dominé. Tandis que les chercheurs et les politiques se sont longtemps polarisés sur la sous-représentation des filles dans les filières scientifiques et techniques, avec la montée du thème de l’« échec des garçons », la manière d’aborder ces questions a sensiblement changé depuis une dizaine d’années face aux succès irrépressibles des filles.

5Il est vrai que celles-ci semblent à certains égards gagnantes dans le jeu scolaire. Les sources statistiques [1] montrent que les filles font des études plus longues que les garçons (en moyenne, une demi-année de plus) et surtout qu’elles acquièrent des diplômes plus élevés ; ainsi, les filles sont plus souvent que les garçons dotées d’un baccalauréat : respectivement 70,7 % et 61 % en 2010 (l’écart est plus important à l’aune du seul baccalauréat général : 40,7 % contre 29,7 %). De façon réciproque, les garçons sont plus nombreux à être dépourvus de toute formation qualifiante : en début de vie active, 19 % d’entre eux n’ont aucun diplôme contre 12 % des filles. Mais au-delà du baccalauréat, l’avantage des filles se délite, et elles se distinguent par des études moins souvent sélectives : en particulier, on compte une majorité de garçons en classes préparatoires aux grandes écoles (57 %) et en écoles d’ingénieurs (74 %). La sélectivité des études étant un gage de prestige et de débouchés professionnels, il faut donc se garder de conclure trop rapidement que le fait d’être une fille serait un avantage, même si globalement la durée de leurs études est plus longue.

6Le solde de ces différences est ambivalent : d’un côté, les filles parcourent le système scolaire de manière apparemment plus aisée, au moins pendant les premières années de leur scolarité où elles sont moins affectées par d’importantes difficultés en lecture, ce qui constitue un avantage indiscutable. Certes, elles sont moins nombreuses à atteindre les niveaux éducatifs les plus élevés et les plus prestigieux, mais cela suffit-il pour parler, aujourd’hui encore, d’un handicap des filles à l’école ? Si l’on considère que l’accès à un niveau de formation générale élevé représente un bien en soi, alors on conclura que les filles sont avantagées, même si les garçons de milieu favorisé sont encore plus privilégiés, eux qui savent très bien monopoliser les filières d’excellence de l’enseignement supérieur.

7Pourtant, n’a-t-on pas affaire à un apparent privilège, dans la mesure où cette orientation vers des études générales est l’envers d’un accès relativement limité aux formations professionnelles, notamment à celles qui offrent les débouchés les plus prestigieux et les plus rentables ? En outre, à tous les niveaux de formation, les filles sont, par rapport aux garçons, concentrées dans un nombre beaucoup plus restreint de filières et de spécialités. Ce qui paraît le plus problématique, c’est que ce n’est pas leur niveau académique, mais bien leur moindre confiance dans leurs capacités dans ces matières qui écarte les filles des filières scientifiques. Cela renvoie à toute la socialisation antérieure, familiale mais aussi scolaire.

8Car à l’école, on n’acquiert pas seulement un diplôme, mais aussi des attitudes, par rapport aux disciplines, aux métiers et à ce qu’il est légitime de viser ; c’est sans aucun doute là une source de difficultés ultérieures pour les filles. Au quotidien, et bien qu’officiellement les élèves n’aient pas de sexe, ils reçoivent une grande quantité d’informations sur les comportements masculins ou féminins adéquats ; celles-ci passent par le biais des attentes de leurs enseignants et par la confrontation aux contenus des programmes et des manuels, bref par l’intermédiaire de tout un « curriculum caché » qui n’a pas besoin d’être explicitement sexué pour exercer des effets différenciés selon le sexe de l’élève (pour une synthèse, voir Duru-Bellat, 2010). En particulier, ce curriculum est marqué par de nombreux stéréotypes sur les prétendues aptitudes scolaires qui seraient spécifiques à chaque sexe. Pour les enseignants comme pour les élèves, il existe des disciplines masculines et féminines et va alors s’opérer ce que les psychologues désignent sous l’expression de « menace du stéréotype » : c’est-à-dire le fait de savoir pertinemment qu’en raison de votre groupe d’appartenance, vous êtes censé moins bien réussir telle ou telle tâche ou dans telle ou telle matière, ce qui induit une pression évaluative tellement forte que cela obère vos chances d’y réussir effectivement.

9Intervient aussi tout le jeu des contacts avec les autres, face auxquels il faut se positionner comme garçon ou comme fille : si le fait d’être dans des classes mixtes n’affecte pas nettement les performances scolaires, cela module sensiblement les attitudes des élèves. Ainsi, les filles sont-elles moins persuadées de leurs compétences ou font montre d’une moindre estime de soi dans un groupe mixte, alors que la mixité n’affecte pas ces attitudes chez les garçons. Au total, la mixité tend à brider le développement intellectuel et personnel des élèves en ce qu’elle rend particulièrement prégnants les stéréotypes du masculin et du féminin. Ceux-ci rappellent aux filles que si elles veulent être perçues comme « féminines », il leur faut prendre soin des garçons, ne pas blesser leur susceptibilité, masquer toute velléité de compétition individuelle…

10Tout « bilan » du bagage scolaire doit donc inclure cet apprentissage du féminin et du masculin, qui va informer les choix ultérieurs. Mais il est parfois difficile de trancher : qui peut dire que c’est en soi un handicap de poursuivre des études littéraires (plutôt que scientifiques) ? Sans porter de jugements a priori sur la valeur intrinsèque des formations, il paraît difficile de ne pas prendre en compte, comme critère d’évaluation, la valeur de ce bagage scolaire sur le marché du travail. Avec là aussi des constats ambivalents…

11Une récente note de l’INSEE (Mainguené, Martinelli, 2010) le souligne : « Les femmes commencent à tirer profit de leur réussite scolaire. » Les taux de chômage des femmes et des hommes se sont rapprochés depuis vingt-cinq ans et, aujourd’hui, les jeunes filles ont désormais un léger avantage en matière de chômage, qui s’explique par leur niveau de formation en moyenne plus élevé. Pour cette même raison, elles sont 48 % à occuper une profession intermédiaire ou un emploi de cadre contre 43 % des garçons.

12Alors que les politiques ont longtemps incriminé, pour expliquer les difficultés d’insertion des jeunes filles, leur concentration dans les filières et les emplois tertiaires, les chiffres montrent qu’il ne suffit pas, pour les filles, de diversifier leurs orientations pour combler leur handicap spécifique en termes d’insertion, de carrière ou de salaire. À court terme, la concentration des filles et des femmes dans le tertiaire a plutôt limité les effets dramatiques des restructurations industrielles, même si le maintien de l’emploi tertiaire s’est fait au prix d’une certaine dévaluation des diplômes et surtout d’une précarisation croissante et d’un développement du temps partiel, touchant en première ligne les femmes.

13De plus, à niveau de formation et de spécialité identique, les jeunes hommes s’insèrent en général mieux. Il se passe donc « quelque chose » au moment de l’entrée dans la vie active, qui vient contrebalancer l’atout que constituait un bagage scolaire plus conséquent. Et ce quelque chose renvoie à la constitution de la famille, anticipée par les employeurs et par les jeunes filles elles-mêmes. Les enquêtes sur les projets des jeunes lycéens (Duru-Bellat, 1995) montrent que les visions de l’avenir sont nettement sexuées : les jeunes filles, bien plus que les jeunes garçons, pensent de manière indissociable leur avenir professionnel et leur avenir familial, et elles seules anticipent comme inévitables des arbitrages entre travail et famille, tant elles se sentent responsables de ces problèmes et n’imaginent pas redéfinir le partage des tâches avec leurs futurs compagnons. De même, du côté des employeurs, tout se passe comme si les jeunes filles étaient perçues systématiquement comme des mères en puissance. Les suivis de carrières de jeunes réalisés par le CEREQ (Couppié, Epiphane, 2007) montrent comment, partant de situations professionnelles relativement proches, les jeunes hommes et les jeunes femmes issus des formations supérieures voient leurs itinéraires diverger progressivement, avec, huit ans après leur sortie de l’école, l’apparition d’inégalités significatives, alors même que cette période de la vie est celle précisément des constructions familiales [2].

14Car quel que soit le niveau de qualification, le fait d’être mère affecte sensiblement la vie professionnelle. Bien plus que le bagage scolaire possédé, le fonctionnement actuel de la famille et les insuffisances du partage du travail dans la famille constituent une pierre d’achoppement majeure de l’égalité des trajectoires professionnelles et scolaires entre garçons et filles. Cela ne revient pas à décharger l’école de toute responsabilité : elle constitue une microsociété où se fabriquent au quotidien le masculin et le féminin, qui font le lit des inégalités hommes/femmes, et qui les rend acceptables. Mais l’école n’opère pas dans un vide social…

Les ambivalences du girl power

15Il reste que, malgré cette épée de Damoclès de la famille et des enfants, ces jeunes femmes bardées de diplômes, qui bravent les obstacles pour se faire une place dans le monde du travail, qui choisissent leur mode de vie et affirment leur sexualité et leurs désirs, ont-elles encore quelque chose à gagner ? Elles incarnent la modernité, l’individualisme, voire la méritocratie et son « quand on veut, on peut »… Les anciennes entraves semblent avoir disparu, la féminité ne serait plus un problème mais un atout ; c’est l’explosion de la notion de girl power, inscrite dans le Oxford English Dictionary en 2001, après avoir été popularisée à la fin du siècle dernier par les chansons des Spice Girls qui le définissent ainsi : « C’est quand tu crois en toi et contrôles ta vie » (cité in Currie et al., 2009, p. 7).

16Faire ce que l’on désire, se réaliser, c’est le message des chansons qu’écoutent les adolescentes, mais non sans ambivalence (Monnot, 2009) : si la rhétorique du girl power est bien là, avec le thème (et la représentation) de l’émancipation du corps des femmes, de l’affirmation de ses désirs et de la réussite individuelle, le culte de l’image et le corps instrumentalisé n’en sont pas moins omniprésents, comme si la réussite elle-même passait par un corps parfait. Les chansons comme l’industrie médiatique envoient des messages forts et très vite, dès 11-12 ans, les filles savent « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas » ; et le poids des normes du groupe – ce que Dominique Pasquier (2005) appelle la « tyrannie de la majorité » –, avec la place très importante qu’occupe la question de l’apparence dans ce conformisme juvénile, renforce celui des médias.

17L’analyse de la presse pour adolescentes (Moulin, 2005 ; Monnot 2009 ; Jamain-Samson, Liotard, 2011), qui touche des filles toujours plus jeunes (à partir de 10-12 ans), confirme le poids des normes esthétiques et des codes en matière de sexualité, sachant qu’il n’existe pas à ce jour d’équivalent médiatique pour les adolescents. Cette presse propose aux jeunes lectrices un modèle d’identité sexuée hégémonique, dominé par l’impératif de la séduction : il faut plaire aux garçons, et anticiper leurs désirs, suprêmes arbitres… Tout comme la rhétorique du girl power, le message est ambivalent : les filles sont invitées à jouer de leur corps, à le dévoiler si elles le désirent, mais dans le même temps, le leitmotiv des magazines est la soumission aux désirs masculins. « Ce qui est raconté aux jeunes filles, c’est non seulement comment elles peuvent mais aussi comment elles doivent devenir des femmes » (Jamain-Samson, Liotard, 2011, p. 56). La féminité est définie fondamentalement par rapport à l’autre, le garçon et l’homme. Et cela s’apprend : dans le magazine Isa (cité in ibid., p. 58), on l’affirme : « Être une sex bomb, ça s’apprend ! »

18D’où une instrumentalisation et une érotisation du corps féminin, critiquées par des chercheurs (de fait souvent des chercheuses) anglo-saxons, dénonçant une « sexualisation » de plus en plus marquée et de plus en plus précoce des jeunes filles, et même des petites filles, avec des ravages psychologiques indiscutables. Le rapport de l’American Psychological Association (disponible sur le site de l’APA), publié en 2007 et synthétisant plus de 500 références, a lancé un débat très vif aux États-Unis mais aussi au Canada (voir notamment Bouchard et al., 2005a) et en Australie, avec quelques échos jusqu’en France.

19Cette « sexualisation » est définie par le fait que la valeur personnelle d’une personne – de fait, d’une femme – est réduite à son sexual appeal à l’exclusion de toute autre caractéristique, selon des normes esthétiques très étroites et imposées. La personne devient ainsi un objet pour les autres, défini par leur regard – la valeur d’une femme est alors tout entière dans son aptitude à séduire et dans sa conformité au rôle féminin le plus traditionnel –, et non un sujet autonome libre de ses choix personnels. Cette évolution est portée par les médias, entendus au sens large, incluant la musique, les clips, les sites internet, la publicité, et aussi les jouets, les vêtements, les cosmétiques, etc., destinés aux petites filles et aux adolescentes. Après avoir décortiqué ces messages (depuis les brassières rembourrées dès 7 ans, jusqu’à la presse pour très jeunes filles leur expliquant par le menu comme être hot et sexy), le rapport s’arrête longuement sur les conséquences de cette sexualisation de plus en plus insistante et de plus en plus précoce, dont le leitmotiv est que pour plaire, il faut être sexy. Ces effets négatifs portent sur le développement cognitif et le travail scolaire, ainsi que sur l’estime de soi. Les travaux de Pierrette Bouchard et al. (2005b) montrent ainsi que les filles les plus conformes au modèle féminin, de même d’ailleurs que les garçons les plus « masculins », rencontrent davantage de difficultés scolaires. Les effets négatifs sont aussi avérés en ce qui concerne le bien-être et la santé physique et mentale, avec en particulier une polarisation sur l’apparence et le poids, assortie d’une insatisfaction chronique face à des normes esthétiques impossibles à atteindre (Moulin, 2005). En atteste le pourcentage très élevé des filles déclarant suivre un régime pour maigrir, sans parler de cette maladie très majoritairement féminine qu’est l’anorexie (Darmon, 2003). Ils le sont aussi en ce qui concerne la sexualité future, avec un sentiment de honte envers son propre corps. Les conséquences psychologiques négatives de cette sexualisation de plus en plus marquée et précoce sont donc avérées.

20Certes, on peut considérer, comme le font certains chercheurs (Jamain-Samson, Liotard, 2011), qu’à travers cette soumission aux normes de la sex bomb, les jeunes filles apprennent la maîtrise de soi et de la relation à autrui, et donc des codes sociaux, voire des « références pour construire leur propre identité » (ibid., p. 66), particulièrement précieux à cet âge de la vie. Pour autant, cette réduction de l’être au paraître interroge et, pour reprendre les conclusions de Catherine Monnot (2009, p. 158), « s’il est indéniable que la petite fille d’aujourd’hui est davantage qu’hier autorisée à rêver de succès et de reconnaissance, à s’extérioriser et à s’affirmer, les rêves de gloire au féminin restent le plus souvent ceux où la femme n’invente ni ne dirige, où elle sait s’afficher et rester un objet de représentation ».

Le cadre global d’une société sexiste

21Cette fabrication de l’identité (sexuée) est imbriquée dans le contexte global de la formation des identités dans le monde contemporain. Comme le notait Anthony Giddens (1993, p. 75) : « Lorsque de larges pans de la vie d’une personne ne sont plus structurés par des habitudes et des schémas préexistants, l’individu est continuellement obligé de négocier des options de style de vie. Plus encore, ces choix ne sont pas des aspects extérieurs ou marginaux de ses attitudes mais définissent cette personne. » Cette redéfinition des identités postmodernes affecte d’autant plus la jeunesse qu’elle se caractérise par la quête d’une certaine authenticité : il faut identifier ses propres désirs, travailler à les réaliser, expérimenter, s’autonomiser… Mais, comme le montre l’ambivalence de notions telles que le girl power, cette construction ne se fait pas en apesanteur sociale. Non seulement, nous l’avons évoqué, le conformisme des adolescents l’enserre étroitement, mais elle s’inscrit dans le double cadre d’une logique marchande d’une part, d’une logique de genre d’autre part, qui en dressent les contours de manière prégnante.

22Les évolutions de la jeunesse elle-même, avec son allongement, son autonomie croissante, son pouvoir d’achat en hausse, ont fait le lit d’une culture spécifique dont le marché s’est saisi. On peut ainsi évoquer le marché de la musique ou des technologies de l’information et de la communication, très utiles pour développer cette autonomie… Mais cette logique marchande, en quête d’expansion continue, s’est aussi efforcée de segmenter son public – la diversification/segmentation du public étant une stratégie habituelle–, avec deux marchés distincts, l’un pour les garçons et l’autre pour les filles. Par exemple, on a vu récemment la marque Lego créer des gammes destinées aux filles, fondées sur la conviction que si celles-ci boudent ce jeu de construction, elles « craqueront » si ce sont des cuisines ou des instituts de beauté qu’on les invite à construire. On peut aussi évoquer le marché de la mode et des cosmétiques, qui vit de l’insatisfaction perpétuelle qu’engendre chez les femmes l’imposition de normes impossibles à atteindre… Il y a là, aux yeux de Pierre Bourdieu (1998), un aspect capital de la domination masculine, qui place les femmes « dans un état permanent d’insécurité corporelle », puisqu’« elles existent d’abord par et pour le regard des autres ».

23Enfin, et ce n’est pas là la dimension la moins importante, il faut compter avec la diffusion insidieuse de l’industrie du sexe dans la vie quotidienne et la culture (Poulin, 2009). L’explosion de la consommation de pornographie, notamment chez les jeunes, est à présent avérée (Marzano, Rozier, 2005), et les normes qui en découlent sont sans ambiguïté : l’épanouissement ou tout simplement la sexualité normale passent par les pratiques sexuelles vues dans les images pornographiques. Et à nouveau, c’est aux jeunes filles à s’adapter, si elles veulent plaire, avec une vision très particulière de la sexualité et du corps féminin, depuis le plaisir qu’il faudrait prendre à l’exhibitionnisme (avec l’explosion des clubs de pole dance, une « danse » venue des clubs de strip-tease qui invite les femmes à se contorsionner, peu vêtues, autour d’une barre, sous l’œil d’un public masculin), jusqu’à l’obsession des gros seins à acquérir coûte que coûte grâce à la chirurgie esthétique, en passant par la soumission – voire le « goût » – pour les pratiques les plus dégradantes dont l’ouvrage de Richard Poulin (2009) donne de nombreux exemples. Cette diffusion de la pornographie induit des contraintes fortes sur les jeunes femmes qui, si elles veulent apparaître cool et non « coincées », doivent accepter de regarder des images pornographiques et considérer comme normale la séparation entre sexe et émotion.

24Pourtant, chez nombre d’hommes mais aussi chez certaines féministes, cette culture hypersexualisée est célébrée comme un signe de libéralisation et d’empowerment. Les féministes n’ont-elles pas promu l’expression de soi et en particulier de sa sexualité ? Du moment que c’est un choix – s’assumer comme une sexual bomb par exemple –, pas de problème… Pourtant, peut-on parler de choix quand les images et les rôles auxquels on enjoint les femmes de s’identifier sont de plus en plus étroits ? Peut-on parler de libération ou d’emprisonnement, la question étant de savoir qui profite de cette « libération » sexuelle…? Comme l’explicite la chercheuse féministe Diana Russell (rapportée par Poulin, 2009, p. 247) : « Si la libération sexuelle ne s’accompagne pas d’une libération des rôles sexuels traditionnels, il peut s’ensuivre une oppression des femmes encore plus grande qu’auparavant. »

25Or, le poids des rôles sexuels ne semble pas en passe de s’atténuer. Malgré des avancées objectives en matière d’égalité hommes/femmes, la recherche en psychologie sociale montre que les stéréotypes qui sont censés justifier par des traits psychologiques les différences de position objectives entre les hommes et les femmes ne s’estompent pas ; au contraire : une analyse des idéologies mobilisées pour justifier les inégalités (Guimond et al., 2008) révèle qu’on a d’autant plus recours à des stéréotypes tranchés du masculin et du féminin qu’hommes et femmes occupent des positions proches. Les mouvements dits « masculinistes » québécois en sont une illustration, qui, en se voulant une réaction de défense des hommes face aux avancées du féminisme, mobilisent une définition essentialiste du masculin (Dulong et al., 2012). Les magazines pour jeunes filles réaffirment également sans cesse une dichotomie masculin/féminin fondée sur la nature (Moulin, 2005), essentialisme qui vient contrecarrer toute lecture en termes d’inégalité.

26Il est certain que la perspective d’une disparition des inégalités entre hommes et femmes a de quoi effrayer… notamment les hommes : on peut en effet se demander – toute la psychologie sociale invite à le faire (voir notamment Lorenzi-Cioldi, 1988) – ce qu’il peut rester des identités masculines ou féminines si d’aventure l’égalité était réalisée, dès lors que les « cultures » des dominants ou des dominés sont largement le produit du rapport de domination lui-même. Que devient ainsi la virilité définie comme la supériorité de l’homme sur la femme si l’égalité objective progresse ?

27C’est ce type de questionnement que reprend la sociologue féministe Angela McRobbie (2009) : l’image de la jeune femme qui réussit professionnellement et qui n’a plus besoin d’hommes pour l’entretenir risquant de faire peur aux hommes, il faut réactiver le système de genre et la domination masculine en exacerbant ce qu’elle appelle la « mascarade féminine » ; les industries de la mode et de la beauté, les médias vont donc se liguer pour convaincre les femmes que si elles veulent rester séduisantes malgré leurs nouveaux pouvoirs il faut « en rajouter » en matière de féminité. En d’autres termes : « La mascarade postféministe, qui encourage les jeunes femmes, à leur entrée sur le marché du travail, à adopter le masque de la soumission et à investir du temps et de l’énergie au façonnage d’une identité propre à susciter le désir, atténue leur pouvoir » (ibid., p. 28).

Conclusion

28La dissolution des identités dans une jeunesse « unisexe » n’est donc pas pour demain. Et sur cette question même, il n’y a pas de consensus – entre ceux et celles qui défendent une indifférence au genre et ceux et celles qui défendent comme étant complémentaires les notions de masculin et de féminin. Du même coup, les politiques visant à l’égalité hommes/femmes vont soit être des plus discrètes soit se déployer dans des directions contradictoires. Faut-il prôner la parité, en mettant de fait en exergue la dichotomie masculin/féminin, ou lutter contre les discriminations pour que le genre ne compte plus en aucune manière ? Faut-il, au nom de la liberté entre des adultes mis sur un même plan, autoriser la pornographie ou la prostitution, même s’il est clair que cette liberté a des effets nettement différenciés sur les uns ou sur les autres ? Faut-il développer à l’école une éducation sexuelle mixte ou accepter que garçons et filles parlent chacun de leur côté de leurs expériences spécifiques ? En attendant, et sans trancher sur ces débats ouverts, il est impossible de nier que les jeunes garçons et les jeunes filles voient leurs désirs, leurs projets et leur vie canalisés dans des directions qui leur sont imposées. Avec, même si nous avons ici mis l’accent sur les « coûts » supportés par les filles, un prix à payer également chez les garçons qui, pour reprendre l’expression d’Isabelle Clair (2008), « se virilisent pour écarter le stigmate d’être femme », avec à la clé des tensions de plus en plus fortes entre les adolescents des deux sexes. Comment se construire, à ces âges de définition de soi, quand le système de genre durcit toute différence, canalise toute expression personnelle et justifie par l’invocation de la nature toute contrainte sur les choix les plus intimes ?

Bibliographie

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  • Régnier-Loilier A., « L’arrivée d’un enfant modifie-t-elle la répartition des tâches domestiques au sein du couple ? », Population et sociétés, n° 461, novembre 2009.
  • Singly F. de, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, n° 196, novembre 1993, pp. 58-62.

Notes

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