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Article de revue

Usages sociaux de la caméra numérique chez les jeunes

Autonomisation, interactions et identité

Pages 37 à 49

Notes

Introduction

1Des deux côtés de l’Atlantique, les chiffres confirment la place grandissante occupée par la caméra numérique dans le quotidien des jeunes générations. Dès 2009, l’étude publiée en France par TNS SOFRES [2] indique que 90 % des jeunes âgés de 12 à 17 ans possèdent un téléphone portable muni d’une caméra numérique ; 86 % envoient des photos avec leur téléphone et 74 % des vidéos ; 7 % d’entre eux affirment également avoir déjà filmé leur professeur en classe [3]. Cette étude corrobore donc les tendances décrites dans l’enquête Les pratiques culturelles des Français, menée en 2008 et publiée en 2010 par le ministère de la Culture et de la Communication, qui révèle que 83 % des jeunes de 15 ans prennent des photos avec leur téléphone et 64 % partagent ces photos avec leurs amis. La proportion des jeunes de 15 à 19 ans qui retouchent leurs photos et qui les envoient par téléphone est plus élevée que dans les autres tranches d’âge. Les 15-19 ans et les 20-24 ans sont aussi plus nombreux à envoyer leurs vidéos et photos par Internet, et ils produisent moins souvent des albums papier que leurs aînés [4]. Plus récemment, la présence grandissante des smartphones parmi les jeunes confirme la continuité de cette tendance : deux jeunes sur trois envoient des photos par téléphone, soit un écart de 12 % par rapport à l’ensemble de la population [5]. Au Québec, une étude exploratoire révèle que le téléphone portable est plus utilisé par les jeunes pour envoyer des textos et prendre des photos que pour communiquer de vive voix [6]. Malgré une prolifération moins rapide et une présence moins importante des téléphones portables au Québec qu’en France, une étude montre dès 2007 que 81 % des jeunes Québécois de 14 à 18 ans ont une caméra intégrée dans leur téléphone portable. Partout en Occident, l’acte photographique et filmique, ainsi que les pratiques culturelles entourant la photo et la vidéo semblent se généraliser [7].

2L’article qui suit rend compte des principaux résultats d’une recherche qualitative menée auprès de jeunes Français et Québécois (de 18 à 24 ans) sur les usages sociaux de la caméra numérique. Il montre comment celle-ci s’est immiscée dans leur quotidien et comment ses usages répondent aujourd’hui à des nécessités anthropologiques fortement liées au passage à l’âge adulte dans le contexte contemporain. Les questions de l’autonomisation, des interactions juvéniles et de la découverte de soi apparaissent comme fondamentales selon les principaux intéressés. Ainsi, nous verrons que cette étude s’inscrit dans la continuité d’un travail de réflexion sur ces adolescents que nous qualifions d’« hypermodernes [8] » et de recherches qualitatives concernant la relation des adolescents aux technologies récentes de l’image et de la communication.

Problématique

3Les études sur les usages sociaux de la caméra numérique se sont multipliées au cours des dernières années, mais il reste beaucoup à explorer en ce qui concerne les spécificités de ces usages dans le contexte de l’adolescence et de la jeunesse (Tinkler, 2008). En effet, nombre de ces études mettent en avant les nouveaux modes de sociabilité des adultes, sans les distinguer des pratiques juvéniles (Koskinen, Kurvinen, 2002 ; Bationo, Zouinar, 2009 ; Rivière, 2006 ; Gai, 2009), alors que d’autres privilégient la pratique de la photo ou de la vidéo en contexte familial, abordant au passage les pratiques des jeunes (Jonas, 2007). Ces études révèlent les transformations des usages traditionnels de la caméra numérique qui, pendant longtemps, étaient principalement destinés à la documentation de rituels traditionnels, comme les mariages et les fêtes d’anniversaire (Bourdieu, 1965). Ces transformations concernent à la fois la nouvelle diversité des contenus de la photo et de la vidéo chez les amateurs, la démocratisation de l’accès aux caméras (notamment parmi les femmes, les jeunes, voire les enfants) et l’augmentation de la fréquence d’usage de la caméra dans différents lieux et différents temps. On y relève la présence de plus en plus marquée de la caméra dans le quotidien de l’ensemble de la population et, par conséquent, une diversification des usages et des significations attribuées à ces usages, notamment dans le contexte de la sociabilité.

Méthodologie et données

Cet article s’appuie sur une recherche postdoctorale menée au sein de l’Observatoire jeunes et société de Québec (Institut national de la recherche scientifique, laboratoire Urbanisation, culture et société) concernant les usages sociaux de la caméra numérique chez les jeunes en France et au Québec. Les résultats sont basés sur des entretiens semi-directifs (d’une durée variant de 75 à 125 minutes) menés auprès de vingt-deux jeunes de 18 à 24 ans qui utilisent une caméra numérique quotidiennement. Pour moitié des filles et pour moitié d’origine française, les interviewés, d’une moyenne d’âge de 21 ans, étaient issus de tous les milieux sociaux. L’objectif de la recherche était d’accéder aux représentations partagées par des jeunes de différents milieux, de différents sexes et de différentes nationalités. Au cours des entretiens, plusieurs aspects des usages sociaux associés à la caméra numérique ont été abordés avec les jeunes, notamment celui concernant le risque d’être photographié ou filmé et le fait de photographier ou de filmer des prises de risque délibérées  [*].

4Certaines études s’intéressent au public jeune, mais elles mettent l’accent sur la dimension sexuée sans insister sur le contexte du passage à l’âge adulte pour comprendre les pratiques observées (Sveningsson Elm, 2009 ; Hirdman, 2010 ; Colley et al., 2010). D’autres recherches analysent les risques liés à ces usages chez les jeunes sans contextualiser leurs résultats dans la globalité des usages sociaux de la caméra numérique, isolant, en quelque sorte, les risques étudiés du contexte plus général d’expérimentation de ces usages (Jeffrey, 2010 ; Jeolàs, Kordes, 2010). Parmi ces études plus spécifiques, celle de Dannah Boyd (2009) sur l’usage des réseaux sociaux par les adolescents américains prend pour point de départ Internet et non la pratique photographique et filmique. Ces exemples révèlent la principale limite observable dans l’ensemble de ces recherches. En effet, la pratique de la photo et de la vidéo chez les jeunes est la plupart du temps analysée à partir de ce qui est visible, c’est-à-dire en se basant sur des photos et des vidéos mises en ligne, et qui touchent souvent des « problématiques » comme les mises en scène de la nudité et de prises de risque, ou encore en s’intéressant à ce qui est montré sur les réseaux sociaux. Ces approches ont pour conséquence de minimiser l’histoire de la production de ces photos et de ces vidéos telle qu’elle est racontée par les jeunes ou encore de ne pas aborder la question des photos et des vidéos qui ne sont jamais vues par tous ou par qui que ce soit parce qu’elles ne sont accessibles qu’à un groupe restreint, ou encore parce qu’elles ont été réservées à un usage individuel avant d’être détruites.

5Or, deux auteurs ont ouvert une autre voie d’analyse, à la fois en mettant en avant le sens donné par les jeunes à leurs usages sociaux de la caméra numérique et en contextualisant leurs discours dans le cadre du passage à l’âge adulte. Ainsi, Ori Schwartz (2010a, 2010b) en Israël et Barbara Scifo (2005) en Italie analysent les pratiques qui entourent la photo et la vidéo, non pas à partir du contenu des images produites, mais plutôt à partir de leur production, de leur diffusion et des interactions qui caractérisent cette production et cette diffusion. Du point de vue socio-anthropologique, ces usages méritent en effet d’être interrogés dans le contexte singulier du passage à l’âge adulte. Dans le cadre de notre étude, nous en avons retenu trois : la symbolisation de ce passage, la production de rituels d’interaction, la découverte de soi.

Posséder pour changer et documenter le changement

Posséder sa propre caméra

6Pour plusieurs jeunes, l’accès à certains objets de consommation symbolise leur passage du statut d’enfant à celui d’adulte. Comme d’autres objets, tels que les vêtements ou les outils de communication, la caméra numérique joue un rôle semblable pour plusieurs jeunes d’aujourd’hui. « Que ce soit par la négociation de l’achat ou par la défense d’un droit d’usage, la question de l’accès aux outils de communication est un moyen de revendiquer un statut d’adolescent » (Metton-Gayon, 2009, p. 49).

7D’abord, l’achat se caractérise effectivement par une certaine importance accordée à l’aspect de la caméra, comme si elle devait répondre à des critères esthétiques, parfois même au détriment de sa qualité technique.

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« Quand tu es plus jeune et que tu achètes une caméra, tu ne demandes pas laquelle est le meilleur, mais plutôt laquelle est le mieux dans les roses ! Lui, il est beau, montre-le-moi ! C’est une approche différente. »
(Elsa, 19 ans.)

9Ensuite, c’est précisément le droit à un usage exclusif et personnalisé qui est revendiqué, usage qui symbolise un gain d’autonomie face aux parents. Par exemple, Marie, 20 ans, m’explique l’impact de l’acquisition d’un appareil photo personnel dans sa vie quelques années plus tôt.

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« Dans ma famille, comme pour mon anniversaire, c’était ma mère qui prenait les photos. Je n’avais pas beaucoup accès à l’appareil. C’est comme ça que j’ai développé ma passion. Quand j’ai eu un numérique, je prenais des photos avec mes amis, juste pour avoir de belles photos ensemble. »
(Marie, 20 ans.)

11Pour Marie, avoir une caméra personnelle lui a permis de passer d’une situation où elle était l’objet des photographies prises par sa mère à celle où elle prend elle-même ses propres photographies. Il s’agit d’une sorte de passage d’un état passif à un état actif. Mais plus encore, ce changement l’autorise à utiliser autrement la caméra, c’est-à-dire dans un autre contexte (celui de son groupe de pairs) et dans une autre perspective (affirmer son point de vue).

Construire une mémoire personnelle

12La caméra numérique n’est pas seulement un instrument pour prendre des photos avec des amis. Elle donne aussi au jeune la possibilité de se construire une mémoire personnelle, de lui et de sa famille.

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« Maintenant j’ai mon téléphone et je peux prendre des photos avec. Mais c’est plus des photos pour moi. Comme l’autre fois, j’ai photographié mon grand-père ; il a comme un parc dans sa cour. J’ai pris des photos de ma tante, c’est juste pour mes souvenirs à moi, pour me rappeler l’évènement. »
(Martine, 21 ans.)

14L’acte photographique symbolise parfois la nouvelle place du jeune dans le contexte familial. La possibilité de photographier et de filmer, selon son point de vue, sa famille, ses amis et le monde, constitue aussi le symbole d’une certaine autonomie.

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« Ma passion a commencé tôt. On n’avait pas encore de numérique. On avait un appareil photo jetable et vingt-quatre photos. Il fallait économiser ! On partait en sortie avec l’école, au camp Trois-Saumons, on faisait de la corde à Tarzan, du kayak, des activités super le fun. Chaque fois, je prenais des photos avec mes amis pour immortaliser le moment. Je voulais garder un bon souvenir de mon camp. Quand on faisait du théâtre, je prenais des photos autour de moi. C’était la première fois que j’avais mon appareil photo à moi. »
(Will, 19 ans.)

16Chaque fois qu’un adolescent utilise sa caméra, c’est un geste d’affirmation de son point de vue personnel et subjectif sur l’existence, dans un contexte où tous se bousculent pour faire valoir le leur. Par contre, la symbolisation de son accès à l’autonomie n’est efficiente que dans la répétition du geste de l’acte photographique. Le processus se renforce aussi à travers l’affirmation de la possession d’une caméra à soi, pour soi, et qui révèle son point de vue personnel sur le monde.

Documenter des transformations corporelles délibérées

17La caméra numérique sert aussi à documenter des transformations, des changements, des métamorphoses aux yeux des jeunes de notre enquête.

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« À un moment donné, j’avais les cheveux très longs et je m’étais rasé les cheveux. J’ai pris des photos de moi et je les avais montrées à tout le monde. Je suis seule, je viens de me faire raser les cheveux. Ça va créer de la réaction, et il faut que mes amis le voient tout de suite là. Il fallait que je le montre. »
(Sophie, 23 ans.)

19Dans le cas de Sophie, les photos confirment et soulignent le passage entre un « avant » et un « après » aux yeux des autres. Tous les jeunes ayant parlé de cette pratique ont confirmé leur désir et leur intention de partager leurs photos ou leurs vidéos. La reconnaissance de cette transformation semble nécessaire pour eux. Elle explique même en partie la création de tels documents. L’une des motivations plus ou moins consciente de ces jeunes est de symboliser de nouvelles versions d’eux-mêmes dans un contexte de transformation identitaire. C’est pourquoi le partage des documents est si important. Ces transformations ne sont pas significatives et n’ont qu’un effet limité pour le sujet si elles ne sont pas reconnues par les autres. L’une de ces jeunes, Martine, confirme d’ailleurs le caractère éphémère de l’efficacité symbolique d’une telle pratique.

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« La plupart du temps, c’est quand je change quelque chose sur moi, comme les cheveux, un tatouage, un piercing, pour montrer une nouvelle image récente de moi […]. C’est pour mettre sur Facebook, pour toujours avoir l’air actuel, pour que le monde voie de quoi j’ai l’air maintenant, pour ma famille […]. Je me lasse vite, je change tout le temps mes cheveux. »
(Martine, 21 ans.)

21Les thèmes de l’actualisation et de l’actualité, du partage, du choix, de la reconnaissance, du changement font partie du discours de Martine. Mais cette jeune fille insiste sur un aspect important défendu en filigrane par la plupart des jeunes rencontrés : la caméra numérique ne sert pas à témoigner des changements subis (comme les transformations corporelles inhérentes à la puberté), mais bien des changements orchestrés par le jeune lui-même (coupe de cheveux, tatouage, piercing). La caméra montre les résultats visibles d’actions choisies et produites par le sujet.

22La caméra participe donc au marquage symbolique du changement à une période de la vie où cela paraît fondamental, et ce, de différentes façons : en possédant une caméra, en prenant ses propres photos ou vidéos, en photographiant ou filmant des changements corporels créés par le jeune lui-même. Chaque fois, il s’agit d’exprimer que l’on avance sur le chemin de l’autonomisation et, chaque fois, la caméra devient un intermédiaire pour répondre à cette nécessité anthropologique.

Réinventer la rencontre et la séduction

Un sujet de discussion et d’échanges

23Comme tous les objets, la caméra numérique participe à la vie sociale. Chez les plus jeunes, son appropriation peut être perçue comme le symbole de l’appartenance à un groupe, voire de son autonomisation, comme nous l’avons vu précédemment. Or, cet objet médiatise aussi les interactions entre les jeunes par sa simple présence dans les temps de socialisation. Par exemple, la caméra numérique est un sujet de conversation à part entière. On en parle. On fait découvrir ses fonctions aux autres. On compare son rapport qualité/prix avec les caméras de ses amis. Bref, elle est un sujet de discussion chez les jeunes, au même titre que le sont les vêtements, la musique, le cinéma ou d’autres objets technologiques comme les ordinateurs ou les téléphones.

« Je pense que j’ai parlé de ma caméra au moins cent fois à mes amis ! Chaque fois que je découvre quelque chose, je leur en parle. Ça peut leur donner des idées aussi. »
(Lucie, 23 ans.)
Ces objets favorisent le rapprochement par le partage, l’observation et les discussions qui s’organisent autour d’eux.

Séduire avec une caméra

24La présence de la caméra et de l’appareil photo numériques favorise aussi la mise en scène de l’acte photographique ou filmique. Autrement dit, avant le document produit, il s’agit de produire ce document. Sortir sa caméra au milieu du groupe de pairs, la brandir devant le visage d’un ami ou pointer son œil sur un professeur, c’est s’engager dans une interaction avec l’autre, une interaction médiatisée par un instrument singulier qui transforme la relation en elle-même. Les possibilités sont multiples, et quelques études témoignent de l’originalité des jeunes générations qui inventent de nouveaux usages sociaux à travers elle. Certains auteurs parlent alors de nouveaux rituels de séduction lorsqu’ils étudient le rapport des jeunes à la caméra dans le contexte actuel. En effet, « en étant un mode spécifique de communication, la séduction a besoin de passer par un rituel, qui construit à la fois l’acte de parole et l’attitude gestuelle prise dans le sens d’un positionnement particulier du corps » (Boëtsch, Guilhem, 2009). Ainsi, Barbara Scifo (2005) remarque qu’une pratique de plus en plus répandue chez les garçons italiens consiste à demander à une inconnue la permission de la photographier sous le prétexte qu’ils la trouvent séduisante. L’acceptation ou le refus donne à cette prise de contact sa suite ou marque sa fin. Rituel inédit d’interaction sur le mode de la séduction, cet usage singulier de la caméra numérique illustre la capacité d’une génération à bricoler de nouveaux modes d’entrée en contact avec l’autre.

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« C’est arrivé plusieurs fois qu’un garçon m’ait demandé de me prendre en photo. On sait ce que ça veut dire ! Alors, je réponds en conséquence. »
(Léa, 22 ans.)

26De tels rituels d’interaction ne sont pas sans symboliser de nouveaux rapports entre les jeunes, soulignant la valeur du don qu’implique l’acceptation de se laisser prendre en photo. De son côté, Ori Schwartz (2010a [9]) observe que l’usage de la caméra au sein des jeunes couples peut représenter le renforcement de la proximité ou même l’engagement de l’un envers l’autre.

27La présence de la caméra facilite donc la réinvention de modèles relationnels. Sujet de discussion ou médiatrice de la relation, elle joue un rôle dans l’apparition de nouvelles manières d’échanger à un âge où l’autre est au cœur de nombreux questionnements. L’usage de la caméra vient encore répondre à une nécessité anthropologique, cette fois en autorisant des expériences qui produisent de nouvelles formes d’interactions parmi les jeunes.

Photographier et filmer pour apprendre à se connaître

Se regarder pour s’évaluer et s’améliorer

28Plusieurs jeunes se photographient et surtout se filment dans le contexte d’une activité ludique, sportive ou artistique. Ils parlent alors de leur intérêt à enregistrer leurs mouvements lorsqu’ils chantent ou dansent, font de la planche à roulettes, jouent de la batterie, se préparent avant une entrevue professionnelle, etc. Malgré la diversité des exemples cités, un point commun revient sans cesse dans leurs discours. Il s’agit de la possibilité de mieux se connaître en se regardant bouger et agir à l’écran.

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« On se filme souvent quand on fait du sport. C’est se voir pour se corriger. Je vois mes erreurs, et les erreurs des autres. »
(Luc, 21 ans.)

30C’est même le désir de se perfectionner qui motive parfois la production de documents visuels. L’exemple du sport donné par Luc rejoint le cas de Will en ce qui concerne la musique. Dans les deux cas, le « paraître » a de l’importance.

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« Quand tu joues de la batterie et que tu fais des grimaces pendant un spectacle, ce n’est pas bon […]. Le fait que ce soit filmé, on entend aussi, tu ne peux pas dire : “Hey là, tu t’es planté !” Non, je ne me suis pas planté, non, on l’entend et on le voit là ! »
(Will, 19 ans)

32Dans l’exemple donné par Will, les membres du groupe ont l’occasion de se regarder tous ensemble au cours du visionnage. Nul ne peut échapper au « tribunal » de l’image, ce qui force chacun à donner le meilleur de lui-même, à repousser ses limites.

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« Le fait d’avoir une caméra, c’est comme une stimulation. Ça pousse les limites Vas-y ! »
(Will, 19 ans.)

34En plus d’être un témoin, l’œil de la caméra ajoute une pression supplémentaire pour celui ou celle qui s’exécute. Ainsi, la caméra ne sert pas seulement à enregistrer des images pour qu’elles soient par la suite regardées par les principaux intéressés. Sa présence a un impact effectif au moment même de l’enregistrement. Elle transforme la relation du sujet à sa propre performance.

Se filmer ou se photographier avec et pour l’autre

35L’usage de la caméra numérique à des fins de découverte de soi s’exprime aussi dans l’intimité et dans la vie sexuelle de certains jeunes. Ceux-ci allument leur Webcam et se regardent pendant qu’ils font l’amour ou filment, de leur point de vue, leur relation sexuelle avec leur téléphone portable. Ori Schwarz (2010a, 2010b) observe que plusieurs jeunes cherchent ainsi à connaître « le point de vue de l’autre ». En demandant à leur petit ami ou à leur petite amie de les filmer, ils espèrent s’observer à travers le regard que porte leur partenaire sur eux. L’angle de ce point de vue est alors associé au regard de l’autre. Dans bien des cas, c’est donc la découverte de soi et de l’autre qui motive l’usage de la caméra dans l’intimité de la relation sexuelle. Cette pratique cherche des réponses à la question : de quoi ai-je l’air pour l’autre ? En ce sens, la rencontre intime, sous l’œil de la caméra, se déroule sous le signe d’un désir de rapprochement et de partage, de rencontre de l’autre et de découverte de soi. Mais la présence de la caméra affecte aussi les gestes posés dans l’intimité.

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« Le plus important, c’était de bien paraître. La caméra change la situation. Tu le sais que tu es filmée, alors c’est un peu différent. Ça apporte quelque chose. Tu ne peux pas ignorer ça. Tu sais que la caméra est là, elle va filmer le moment présent, alors tu essaies de faire quelque chose qui va bien paraître. »
(Lucie, 23 ans.)

Se filmer ou se photographier par et pour soi

37Certaines photos ou vidéos érotiques ne concernent pourtant qu’une seule personne. Des jeunes filles (et parfois des jeunes garçons) se mettent en scène délibérément dans leur intimité et sont par la suite les seules à visionner les documents produits.

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« Ça m’est arrivé quelquefois de prendre des photos, mais c’était juste pour moi. Je les ai regardées et je les ai effacées le même soir. C’était pour me voir, voir ce que d’autres pourraient voir. »
(Chloé, 20 ans.)

39Dans ce contexte, le producteur, le réalisateur, l’acteur et le spectateur de la photo ou de la scène filmée ne sont qu’une seule et même personne. Les photos et les vidéos produites s’inscrivent dans un projet de découverte de soi, et l’autre n’est pas interpellé comme dans les exemples concernant l’intimité. Il s’agit plutôt de se voir « autrement », « de loin », en unique spectateur de soi-même. Des adolescentes se photographient ou se filment en « petite tenue », pointent l’objectif dans des miroirs ou sur des parties de leur corps qu’elles ne peuvent observer directement, parfois dans des positions érotiques, lors de strip-tease ou de la pratique de la masturbation. Des garçons également photographient ou filment des parties de leur corps, leurs muscles et leur sexe. Un nouveau point de vue se superpose alors à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ici, il n’est pas question de diffuser ces photos et ces vidéos qui sont destinées à un usage personnel.

40La caméra joue un rôle dans la construction identitaire car « qui se voit à l’écran se connaît mieux » comme le résume l’un des jeunes de notre enquête. Cette pratique répond ainsi à la nécessité anthropologique de trouver sa place dans le regard des autres et, par conséquent, de mieux se connaître.

Conclusion

41Nous sommes bien loin de l’époque où la photo et la vidéo servaient principalement à documenter les rituels traditionnels. Pour la jeunesse hypermoderne, les usages sociaux de la caméra numérique répondent en grande partie à des nécessités anthropologiques, que ce soit en marquant leur avancée sur le chemin de l’autonomisation, en s’inventant des rituels d’interaction ou en cherchant à mieux « se découvrir ». En ce sens, les usages sociaux de la caméra numérique sont davantage des révélateurs d’une adolescence aux prises avec des questionnements relativement traditionnels que des transformateurs profonds de la nature même de l’adolescence. C’est pourquoi, il importe de se méfier des comportements que nous qualifions de « nouveaux », d’« originaux » et d’« émergents » lorsqu’il s’agit d’étudier l’appropriation des technologies de la communication et de l’image par les jeunes. En effet, si la forme prise par ces comportements est généralement inédite, il se cache souvent derrière elle la volonté de répondre à des nécessités anthropologiques qui ont précédé, depuis longtemps, l’apparition de ces technologies. Notre étude devrait donc sensibiliser les chercheurs au fait que, si ces technologies sont des révélateurs de la jeunesse contemporaine, elles masquent aussi bien souvent la continuité existante entre les générations de jeunes.

Bibliographie

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Notes

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