Notes
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[1]
Soit, au moment de rédiger cet article, entre 830 et 1 240 euros.
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[2]
Entre 2 480 et 9 920 euros. La moyenne des revenus mensuels de mon échantillon est d’environ 4 200 CHF (3 470 euros), c’est-à-dire en deçà du salaire mensuel médian helvétique qui se situait en 2010 à 5 979 CHF (4 960 euros). (Source : Office fédéral de la statistique.)
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[3]
Nous pouvons d’ores et déjà signaler que les écarts de revenus importants ne peuvent être envisagés comme une variable explicative dans les phénomènes ici examinés.
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[4]
Selon François de Singly, la colocation constituerait « une quasi-expérimentation pour découvrir les bienfaits et les inconvénients de la vie dans un espace commun » (de Singly, 2000, p. 33).
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[5]
Tous les prénoms sont fictifs.
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[6]
La plupart de mes informateurs ont récupéré des éléments de mobilier chez leurs parents, ce qui vient confirmer les observations d’Emmanuelle Maunaye (2000).
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[7]
Monique Eleb parle à ce propos « d’angoisse du dévoilement » (Eleb, 2004).
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[8]
Ce groupe n’est pas, d’un point de vue sociodémographique, homogène. À titre purement informatif et sans oser une interprétation abusive, nous pouvons toutefois signaler qu’il est composé d’un tiers de femmes et de deux tiers d’hommes.
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[9]
Il n’y a évidemment pas qu’un seul type d’objet ou de meuble qui puisse poser problème. Voici quelques exemples énoncés lors des entretiens : un « canapé rose », des « luminaires en papier mâché », une « tirelire rose en forme de chat », une « bibliothèque », une « affiche », un « pouf en forme de grenouille », un « petit bureau art déco », un « coucou », etc.
1Les étapes de la trajectoire résidentielle des individus sont bien souvent associées à des ruptures et à des changements dans leur parcours biographique. Ainsi en est-il tout d’abord du passage de la jeunesse à l’âge adulte. L’indépendance dont peuvent jouir les jeunes serait d’ailleurs partiellement acquise dès le moment où ils vivent dans un logement différent de celui de leurs parents (Galland, 2001). Selon Emmanuelle Maunaye, cette transition correspondrait au processus au cours duquel les jeunes pourraient « passer du statut d’enfant de la famille à celui d’adulte autonome, indépendant résidentiellement, ayant un “chez-soi” séparé » (Maunaye, 2000, p. 60). Puis, la célébration de l’entrée dans la conjugalité se trouve être ritualisée par la cohabitation (Lemieux, 2003) qui annonce le début du processus plus ou moins long de l’« intégration conjugale » (Kaufmann, 1996). Au moment de s’installer, le couple doit en effet construire une identité conjugale qui se lira dans son logement et il s’efforcera de créer un espace consensuel malgré les histoires et les cultures familiales, les habitus et les manières de faire différents des deux partenaires (Eleb, 2004 ; Faure-Rouesnel, 2004). On pourrait poursuivre ainsi en évoquant le divorce, la problématique de la recomposition familiale (Le Gall, 2005) ou encore celle de la construction d’un chez-soi en maison de retraite (Mallon, 2004).
2Ces différentes étapes, auxquelles viennent s’ajouter d’autres évènements (arrivée du premier enfant, rupture amoureuse, changement d’orientation professionnelle, etc.), si elles présentent quelques régularités, doivent toutefois être examinées au plus près du vécu des acteurs. Je propose de retenir ici deux périodes – la colocation et la cohabitation conjugale – et d’analyser la (re)construction d’un « chez-soi » en examinant l’investissement des jeunes dans leurs logements. Si dans les deux cas l’individu est amené à négocier et gérer un espace commun, il paraît évident que cette (re)constrution n’aura pas les mêmes implications symboliques et affectives selon qu’il s’agit d’une étudiante qui quitte sa cellule familiale pour s’installer en colocation, d’un jeune homme qui partage un logement à la suite d’une rupture amoureuse ayant conduit à une décohabitation, ou d’un couple qui décide de vivre sous le même toit. Chacun tentera de trouver un modus vivendi pour rendre le vivre-ensemble acceptable. Cependant, l’appropriation physique et symbolique par les locataires n’étant jamais totalement égalitaire, on observe que des rapports de domination se cristallisent dans l’habitat. Dans ce contexte, les différentes questions auxquelles cet article tente d’apporter des réponses sont les suivantes : quel est le degré d’implication dans une colocation ? Comment s’édifie l’univers esthétique d’un logement alors qu’il est partagé par plusieurs personnes ? Quels sont les enjeux de pouvoir qui en découlent ? Comment la mise en ménage du couple est-elle appréhendée par les partenaires ? Quelles stratégies sont utilisées et quels arguments sont mobilisés pour faire accepter ses propres meubles et objets de décoration ou pour exclure ceux de l’autre ?
3Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat qui porte spécifiquement sur deux aspects : comprendre comment les goûts en matière d’habiter se construisent et se sédimentent durant la trajectoire résidentielle des individus, et saisir la manière dont les couples qui vivent une première expérience de cohabitation ensemble « s’apprivoisent » et gèrent les conflits inhérents à la négociation de leurs codes esthétiques.
4La récolte des données ici présentées s’est déroulée en deux temps : dans un premier temps, un entretien individuel avec chacun des partenaires portant sur leur trajectoire résidentielle afin de saisir leurs différentes socialisations esthétiques mobilières et immobilières ; et dans un second temps, un entretien avec les deux partenaires ensemble dans le but de comprendre les enjeux et les négociations inhérents au processus de leur cohabitation. La méthode qualitative de l’entretien compréhensif et semi-directif s’est donc imposée d’emblée pour mener à bien ce projet : trente personnes et, de fait, quinze couples vivant ensemble pour la première fois ont été rencontrés. Tous ont suivi (ou suivaient encore au moment de l’entretien) une formation supérieure (haute école, université), mais ils sont issus de milieux socioculturels hétérogènes. De même, les activités professionnelles dans lesquelles ils s’inscrivent sont relativement variées (banquier, avocat, éducateur, enseignant, responsable des ventes, graphiste, géographe, sociologue, architecte d’intérieur, artiste, écrivain…). Ils ont entre 25 et 40 ans, vivent en zones urbaines en Suisse romande, sont locataires (à l’instar des deux-tiers des ménages suisses) et n’ont pas d’enfant. À part les cinq personnes que j’ai rencontrées qui font encore leurs études et qui déclarent de fait un revenu modeste (entre 1 000 et 1 500 CHF [1]), composé soit d’une bourse ou d’une aide familiale directe, soit d’une activité salariée effectuée parallèlement à leur formation, les autres gagnent mensuellement entre 3 000 et 12 000 CHF [2]. Il s’agit donc d’un échantillon spécifique, constitué d’une population ayant des capitaux culturels élevés et des capitaux économiques [3] relativement confortables.
La colocation : la construction d’un « chez-soi collectif »
5La colocation, c’est-à-dire plusieurs personnes habitant un même logement sans être membres d’une même famille, constitue une frange largement minoritaire des différents types de cohabitation : en 2000, en Suisse, les colocataires ne représentaient que 2 % de toutes les formes de ménage confondues. Il n’en demeure pas moins que cette manière de partager un espace domestique [4] est une réalité juridique (les colocataires ont des droits et des obligations et sont une entité juridiquement reconnue), économique (la colocation a bien souvent pour dessein de diminuer les coûts du logement, alternative parfois inévitable compte tenu de l’augmentation de ceux-ci) et, bien entendu, sociale. Mon propos consistera à commenter la diversité des expériences de colocation qui m’ont été racontées dans le cadre de ma recherche, ainsi que les différentes modalités d’implication et les relations de pouvoir qui se jouent au moment de (co)construire un univers domestique.
6Qu’ils vivent à six dans une maison individuelle, qu’ils partagent l’appartement des parents de l’un quand ceux-ci l’ont quitté après leur divorce, qu’ils emménagent avec un ami d’enfance ou avec quelqu’un rencontré lors d’une soirée, ou qu’ils « squattent » la chambre d’une cousine pendant quelque temps, la grande majorité des personnes interrogées ont vécu en colocation généralement durant la période de leurs études. Pour la plupart, cette étape transitoire correspond à un apprentissage de la vie domestique hors de la cellule familiale.
Une étape transitoire marquée par une implication modérée
7Cette expérience de colocation, que beaucoup décrivent comme « marrante », « cool », « conviviale », « chouette », « vivante », « fun » ou « légère », s’apparente pour certains à un « grand espace de liberté » où l’on se socialise activement avec ses pairs (dans une ambiance souvent festive), sans toutefois investir considérablement les territoires communs. Tout d’abord parce que la colocation a un caractère transitoire (ce que relève également Madeleine Pastinelli [2005]). Cette limite temporelle peut s’avérer être un obstacle à une forte appropriation de l’espace. Les projets de Rachel [5] et de sa colocataire, aussi enthousiasmants qu’ils aient été, n’ont ainsi pas pu être pleinement réalisés :
« Au début, on avait envie de s’investir dans cette déco, puis on a vite lâché le truc et on s’est vite laissées submerger par le désordre… Je pense qu’on savait que ça n’allait pas durer longtemps. »
9José évoque le même sentiment :
« Je savais que j’étais dans un mode transitoire, je savais que je n’allais pas y rester ad aeternam donc finalement j’ai pas eu envie de m’investir plus. »
11Le manque de moyens financiers constitue également une contrainte importante : bien que les « jobs étudiants » soient largement répandus et qu’ils puissent constituer une source de revenus conséquente (Erlich, 2002), l’argent ainsi gagné n’est que rarement investi dans l’habitat. Ensuite, les espaces communs pouvant être des lieux de passage (où de fêtes), certains ne veulent pas y exposer des objets auxquels ils tiennent.
« [Notre salon] était un lieu où il y avait beaucoup de gens qui venaient faire la fête, donc voilà, t’es pas en train de t’occuper de faire de la déco, parce que tu sais ce qu’il peut se passer dans les endroits où il y a beaucoup de mouvements. »
13Enfin, l’investissement de l’espace domestique partagé peut être modéré en raison des divergences des codes esthétiques des colocataires : « C’était assez sobre, parce que comme t’es avec des gens que tu ne connais pas forcément et qu’ont pas les mêmes goûts, c’est assez minimal » (Judith, 31 ans, monteuse à la télévision). Outre les goûts, ce sont des manières de faire ou des façons de concevoir et d’aménager un logement qui peuvent être différentes. Lucien a ainsi essayé de rendre l’espace qu’il partageait avec ses colocataires plus sobre et limité au strict nécessaire. Il a cependant dû se faire à l’idée que ce projet ne serait pas possible dans une telle configuration :
« J’ai essayé un tout petit peu de simplifier l’appartement. Un moment donné, y avait énormément de choses dans le salon alors on a fait un week-end de rangement où on a essayé de vider un peu. Mais on n’influence pas comme ça une vie à quatre : les choses se sont de nouveau très vite accumulées. »
15Il résulte concrètement de ce faible investissement un décor hétéroclite et « bricolé » où s’agglomèrent sans forcément de cohérence les objets apportés par les uns et les autres. L’appartement, parfois dénué de confort, est comparé par certains à un « dépôt » ou à un « squat ». Dans les espaces communs, ce sont surtout les murs qui font l’objet d’une appropriation collective et qui sont décorés avec des photographies (notamment des personnes qui vivent dans l’appartement et de leurs amis), des cartes postales, des cartes géographiques, des affiches de concert, de spectacle ou d’exposition, des dessins réalisés par des amis, des manchettes de journaux prises dans la rue, des peintures exécutées par des membres de la famille, des tentures ou des tissus ramenés d’un voyage. Outre ces éléments impliquant un investissement financier faible, les colocataires récupèrent du mobilier chez leurs parents [6], leurs amis, voire dans la rue, ou en achètent dans des brocantes, des marchés aux puces ou à peu de frais dans des magasins de mobilier et de décoration.
La déresponsabilisation dans la colocation
16Les consensus que les colocataires sont amenés à trouver, s’ils leur permettent d’éviter d’entrer dans des jeux de pouvoir qui pourraient mettre à mal la dynamique de la cohabitation, leur donnent également la possibilité de se dédouaner de certaines décisions. Le fait que l’univers esthétique – aussi minimal soit-il – soit le fruit d’un compromis offre en effet l’opportunité de se déresponsabiliser, vis-à-vis des visiteurs extérieurs, tant des goûts affichés que de l’état de propreté. Se remémorant la première fois où sa partenaire amoureuse est venue chez lui, Stéphane s’affranchit de toute implication dans le logement qu’il partage alors avec son frère :
« Je pense, du fait que j’étais en colocation avec mon frère, j’avais probablement moins honte parce que je me disais que j’étais pas seul. Après, c’est différent parce que ça correspondait pas à mes goûts. »
18Cette déresponsabilisation conduit donc à rendre davantage passifs les acteurs impliqués et permet, semble-t-il, de rendre la vie collective plus confortable. D’ailleurs, ceux qui s’investiront assidûment dans le logement partagé avec leur partenaire amoureux – au prix parfois, comme nous le verrons plus loin, d’une prise de pouvoir symbolique – se montrent généralement indulgents avec leurs colocataires. Ils évitent de juger négativement leurs codes esthétiques et n’essaient guère de faire valoir ou d’imposer les leurs.
19Sans nier que la colocation puisse être conflictuelle (certaines personnes interrogées emploient les termes de « catastrophe », « enfer », « situation qui dégénère »), l’aménagement des espaces communs n’est pas l’objet de jeux de pouvoir entre les colocataires. Ceux-ci s’accommodent du caractère hétéroclite et non cohérent du lieu dans lequel ils vivent et privilégient le consensus, quitte à restreindre leur investissement personnel dans les espaces communs. À l’instar de Jean-Marc, ils sont même plusieurs à apprécier ce mélange de styles :
« J’aimais bien ce côté alternatif, si on veut bien, ce patchwork, j’aimais bien le côté un peu foutoir du truc, c’est-à-dire le côté très hétéroclite de l’appart, je trouvais ça marrant. »
21L’appartement ainsi partagé étant moins investi physiquement et émotionnellement, il est par ailleurs relativement facile de mettre un terme à l’expérience du moment que celle-ci n’est plus concluante.
La cohabitation conjugale : la composition d’un « chez-nous »
22Quand bien même certains couples privilégient la double résidence, habiter sous le même toit apparaît comme une condition largement répandue et primordiale de la vie conjugale (de Singly, 2000). Comme le rappelle d’ailleurs Jean-Claude Kaufmann (1996, p. 109) : « La cohabitation ne représente pas vraiment un mode de vie alternatif mais beaucoup plus une nouvelle séquence dans le cycle conjugal. » Décidant de cohabiter, le couple va marquer son nouveau statut et constituer un « nous » conjugal intégrant les deux identités individuelles (Kaufmann, 1996). Nous allons voir que ce passage peut bien entendu susciter des incertitudes chez les individus, ces derniers pouvant craindre de confronter ou de remettre en question leurs manières de faire et d’habiter [7], et que les partenaires peuvent être conduits à développer tout un ensemble de stratégies pour construire, meubler et décorer un « chez-nous », sans pour autant négliger leurs empreintes individuelles.
Les craintes liées à la mise en ménage : défense d’un territoire et d’une liberté individuelle
23La moitié des enquêtés affirme n’avoir eu aucune crainte à l’idée de se mettre en ménage, tandis que l’autre moitié déclare avoir envisagé ce rite de passage avec une certaine inquiétude. Suivant les propos émis par ces « dubitatifs [8] », trois séries de raisons peuvent être retenues.
24La première renvoie directement à l’espace domestique, à la manière de se l’approprier, de l’investir et le décorer, de le ranger et de le nettoyer. Jean-Marc (29 ans, assistant de vente dans une école privée) et Simon (25 ans, doctorant en géographie) craignaient chacun de voir leur intérieur « se féminiser » avec l’arrivée de leur partenaire. Le premier affirme qu’il avait « une crainte décorative par rapport aux goûts », parce qu’il ne voulait pas voir apparaître « des éléments que… peut-être que t’aimes moins que d’autres… je sais pas… plus gentils… entre guillemets plus féminins… des choses trop convenues, trop communes, trop clichées : cartes postales ou photos attachées à un fil, des machins comme ça ». Le second a dû négocier et prévenir sa copine qu’il ne voulait pas être « submergé de guirlandes lumineuses » : « On peut mettre des petites lampes mais peut-être pas partout. » Déborah quant à elle avait peur de ne pas parvenir à résoudre durablement les conflits inhérents au rangement :
« Je savais qu’il était très maniaque et que moi j’étais très bordélique, donc j’avais assez peur de ce qui pouvait se produire. J’avais l’intuition qu’il fallait que l’un ou l’autre s’adapte plus à la situation, change. »
26La deuxième série de facteurs d’inquiétude liée à la mise en ménage fait directement écho au concept d’« individu individualisé » dont parle François de Singly (2003). Certains envisagent en effet la mise en ménage comme une perte d’autonomie, une atteinte à leur liberté individuelle. L’engagement représente à leurs yeux un sacrifice qu’ils ne sont prêts à faire que s’ils ont la garantie de préserver des territoires personnels. C’est d’ailleurs dans cette perspective de se protéger que Cédric avait tout mis en place et qu’il avait prévu une échappatoire :
« Mes craintes, c’était ma peur de m’engager. C’est pour ça, aussi, que j’ai pris un atelier [il s’agit d’un petit logement que le couple partage et qui leur sert de bureau-atelier], qui était conçu à ce moment-là comme […] un pied-à-terre si on se séparait. Parce que j’ai eu beaucoup de peine à m’engager et vouloir vivre avec l’autre, parce que ça signifiait une perte de liberté. »
28Souhaitant pallier la crainte de se sentir envahi, Paolo a imposé à son partenaire d’avoir un espace qui lui soit propre :
« J’avais jamais habité en ménage avec quelqu’un, en plus avec un homme, et j’avais peur d’être très vite envahi par quelqu’un d’autre. Mon besoin, c’était d’avoir mon propre espace à moi, c’était la condition. D’avoir un espace qui ne soit que mien. »
30La troisième série de facteurs – et la moins mentionnée – fait référence à l’échec d’une précédente cohabitation conjugale. Ceux qui en gardent un mauvais souvenir se montrent méfiants à l’idée de réitérer l’expérience.
La composition d’un « chez-nous » : entre consensus conjugal et stratégies individuelles
31Une fois bravées les craintes de la cohabitation, il s’agit de meubler, de décorer et de s’approprier ensemble un logement, si possible de façon consensuelle et en tenant compte des goûts respectifs de chacun. Une des manières de procéder consiste à « tout recommencer à zéro ». Ce principe de « table rase » pourrait apparaître a priori comme une solution viable. Elle semble cependant largement théorique et peu mise en œuvre, en raison des contraintes économiques qu’elle sous-entend et de l’attachement aux meubles et objets que l’on peut avoir. Barbara (25 ans, étudiante en sciences sociales) va ainsi jusqu’à en relever le caractère aliénant : « Je ne pourrai jamais faire table rase ; ça serait aliénant pour moi. » Dès lors et bien que certains couples se débarrassent petit à petit des choses qui appartiennent à leur passé dans le dessein d’élaborer conjointement un espace cohérent, des objets demeurent problématiques [9], dont il s’agit d’accepter la présence ou de gérer l’évincement. À ce titre, plusieurs tactiques peuvent être adoptées. Qu’elles soient conflictuelles ou pacifiques, discutées ou pas, chacune laisse entrevoir les enjeux de pouvoir qui découlent de ce processus.
32La première stratégie consiste à laisser (les choses) en attente. Ainsi en est-il de tableaux dépréciés par l’un des deux et dont l’accrochage se fait désirer, ou d’affaires qui demeurent dans une cave ou un grenier, attendant l’autorisation de franchir la porte de l’univers commun du couple. Cette manière de faire offre en effet un moratoire à des objets qui ne sont pas radicalement exclus, mais dont l’intégration n’est pas acquise pour autant. Quentin (32 ans, artiste) et Déborah (30 ans, écrivaine et enseignante) se rappellent comment la gestion du bureau de leur salon a été conduite :
« Déborah : Eh bien ce bureau par exemple, tu ne voulais pas qu’on le mette à la maison. Il était à la cave jusqu’à il y a un mois. Parce qu’il était trop grand.
Quentin : Oui, mais je pense que si je n’avais pas voulu qu’il soit à la maison, j’aurais exigé qu’il soit jeté. Donc je pense que si j’ai accepté qu’il soit à la cave c’est que j’envisageais la possibilité qu’il soit à la maison. »
34Le deuxième procédé reflète un processus d’autocensure. Souhaitant éviter une négociation autour d’un objet que l’autre est susceptible de ne pas trouver à son goût, certains décident de leur propre chef de ne pas l’exposer ou du moins pas dans un espace trop valorisé. C’est notamment le cas de Christine (28 ans, graphiste et étudiante en architecture) qui a mis une affiche dans les toilettes car son partenaire ne voulait pas qu’elle soit dans le salon, ou de Cédric (31 ans, doctorant en sociologie) qui s’est privé de décorer le logement conjugal selon ses goûts, mais qui a investi une pièce de l’atelier qu’il partage avec sa partenaire. C’est durant l’entretien de couple que cette dernière relate cette manière de procéder et s’en étonne :
« Alors à l’atelier, y avait une pièce qui était à Cédric et qu’il a tapissée d’images qu’il avait dans son appart précédent. Et en faisant ça, il disait : “Alors ici je peux faire comme je veux, c’est ma pièce.” Et je lui ai dit : “Ouais, mais pourquoi tu les mets pas à la maison ?” Et il m’a répondu : “Ah non, tu ne voudrais pas !” Alors que moi, ça m’était égal. J’ai l’impression qu’il se met des barrières et qu’il croit faire des concessions par rapport à moi et mes goûts, alors même qu’il en parle pas. »
36La troisième tactique repose sur l’idée du lâcher-prise (ou du laisser-faire). Désirant éviter la confrontation avec leur partenaire, certains s’accommodent de la situation et acceptent un objet ou un élément de mobilier, quand bien même celui-ci ne correspond pas à leurs goûts. Au moment d’emménager avec Paola (28 ans, enseignante), Jérôme (27 ans, doctorant en géographie) savait que celle-ci accordait beaucoup d’importance à ce passage – d’autant plus qu’il coïncidait avec son départ du foyer parental – et qu’elle se montrerait déterminée dans ses choix esthétiques. C’est pourquoi il prit le parti de se désengager quelque peu du processus, comportement qui l’invita à formuler fréquemment la même phrase :
« Paola : Il disait tout le temps : “Pourquoi pas !”, “Comme tu veux !”
Jérôme : Oui, à partir du déménagement, j’ai eu une nouvelle expression avec Paola, c’était : “Comme tu veux !” Du coup, quand elle me demandait quelque chose je lui répondais : “Comme tu veux ! ” Donc ça veut dire que je m’aplatissais un petit peu. »
38La quatrième manière de faire relève d’une non-concertation. Quelques personnes, voulant éviter d’entrer en conflit avec leur partenaire, imposent ou excluent des objets sans avoir aucune discussion. Rebecca (37 ans, avocate) avoue ainsi, lors de l’entretien de couple, avoir été déçue que son partenaire ait fait disparaître son lampadaire halogène sans même lui en faire part : « C’est pour ça que ça m’a un peu vexée, c’est qu’on n’a pas eu vraiment le temps d’en parler : c’est flup, au placard. » S’ils sont par la suite revenus sur cette disparition, forçant de fait le partenaire de Rebecca à justifier son acte, il n’en demeure pas moins que celui-ci spontanément escomptait dissimuler le lampadaire qu’il n’appréciait que moyennement. De la même manière, Barbara (25 ans, étudiante en sciences sociales) a accroché un tableau au mur en l’absence de son ami, alors même que celui-ci lui avait clairement formulé son désaccord.
39La cinquième tactique se fonde sur l’argumentation. Si les précédentes stratégies sont pacifistes, cette dernière invite les acteurs à mobiliser un appareil argumentatif pour faire valoir leurs biens, parfois de manière conflictuelle. Défendant les objets qu’ils apportent avec eux ou mettant un veto sur ceux de l’autre, ils entament ainsi un processus de négociation au cours duquel plusieurs sortes de justifications pourront être énoncées. Outre les arguments objectifs qu’il est difficile de contredire, telles l’inadéquation du logement ou des caractéristiques intrinsèques à l’objet (table trop grande, canapé trop dégradé), d’autres éléments sont avancés pour exclure ces intrus. Certains invoqueront ainsi des critères d’ordre esthétique : « Sa tirelire horrible en forme de chat, rose, je ne l’aimais pas du tout, donc je lui ai dit : “ça, tu mettras dans ta chambre. ça me ferait chier qu’elle soit là” », affirme Alexandre (31 ans, employé en comptabilité). D’autres soulèveront le caractère inutile ou non fonctionnel d’un meuble, à l’instar de Lucien (32 ans, architecte d’intérieur) qui s’exprime ainsi au sujet d’un bureau que le père de sa partenaire lui a offert : « Il nous servait à rien… Pour bosser, c’est chiant… C’est pas un lieu de travail. C’était le genre d’objet qui ne servait à rien ici. » D’autres mettront un point d’honneur à limiter le cumul d’objets ou refuseront les biens acquis lors d’une précédente relation amoureuse. S’agissant des objets qu’ils souhaitent défendre, les acteurs argumentent en mentionnant leur caractère fonctionnel, utile, confortable et pratique ou en puisant dans un registre davantage affectif. L’aspect financier peut également être invoqué pour conserver un meuble. Bien qu’elle juge la bibliothèque d’Hélène « moche », Justine (40 ans, enseignante) se voit obligée de la tolérer, aucune des deux n’étant d’accord pour en acheter une nouvelle.
40Qu’ils en parlent ou que les compromis soient tacites, qu’ils se disputent ou qu’ils parviennent à gérer la situation sereinement, les partenaires évaluent les gains et les pertes et mesurent les sacrifices qu’ils sont prêts à faire pour réussir leur intégration conjugale sans pour autant nier leurs besoins et leurs envies personnels. Il en résulte une relativisation de la prétendue harmonie conjugale, que des auteurs comme Jean-Claude Kaufmann (1992, 2007) ont d’ailleurs très bien su démontrer. Les analyses opérées dans le cadre de cette recherche nous conduisent par ailleurs à indiquer que les conflits et les jeux de pouvoir auxquels se livrent les couples ne sont aucunement déterminés par leurs ressources financières : les différentes stratégies dont il a été question se retrouvent en effet autant chez les couples aisés que chez ceux qui ne le sont pas et cette variable n’intervient pas non plus entre les partenaires. En revanche, il apparaît que l’autorité à laquelle peut prétendre l’un des deux pour faire valoir ses biens soit corrélée avec son patrimoine culturel familial et son inscription dans le champ artistique. Ainsi, les personnes issues de milieux où les capitaux culturels et économiques sont importants et celles qui évoluent dans un champ professionnel les incitant à développer un intérêt et une sensibilité pour l’esthétique (im)mobilière – notamment les architectes, les architectes d’intérieur, les graphistes, les artistes – jouiront de davantage de légitimité. Il en résulte une inégalité dans la représentation matérielle de l’un ou de l’autre dans la sphère domestique.
Pour conclure
41La colocation peut être une forme de cohabitation dynamique et cette étape de la trajectoire résidentielle peut s’avérer une expérience tout à fait profitable dans la mesure où elle permet d’apprendre le compromis, le partage et la négociation, voire la gestion des tâches domestiques. À ce titre, elle peut être considérée comme une forme de socialisation par frottement (de Singly, 2000). Cependant, partager un espace de vie aussi intime que le logement n’est pas toujours chose aisée. Que l’on connaisse les personnes au préalable ou non, il est évident que l’on peut se confronter à des conjonctures changeantes et que la situation peut se détériorer à mesure que le temps passe. De même, changer de colocataire peut bousculer un équilibre et transformer un ordre établi au point qu’il devienne particulièrement désagréable. Ainsi, le « chez-soi » ou le « chez-nous » peut devenir un « chez-lui » ou un « chez-elle ». À partir du moment où les inconvénients pèsent plus que les avantages, l’aventure devient parfois difficile à vivre. Ce n’est cependant pas nécessairement problématique en raison du faible degré d’investissement dans les espaces communs et d’une charge émotionnelle finalement limitée.
42La situation est évidemment plus délicate s’agissant de la vie conjugale. Les partenaires ont des attentes particulières sur ce que doit être un logement, attentes tellement ancrées et performatives qu’elles semblent « naturelles », au point que les désaccords peuvent être compris comme des affronts moraux. Il n’est dès lors pas étonnant, comme nous l’avons souligné, que la mise en ménage suscite des appréhensions et que la construction d’un espace domestique conjugal, consensuel et si possible cohérent, fasse l’objet de conflits. Souhaitant s’entourer d’objets de décoration ou de meubles qui leur sont familiers, les partenaires usent de stratégies diverses qui se situent dans un continuum allant de la concertation à l’imposition, du lâcher-prise à l’argumentation. Le milieu dont ils sont issus ainsi que la familiarité avec le champ artistique leur confèrent à ce propos une légitimité qui rend d’autant plus acceptables les objets qu’ils souhaitent introduire dans le logement conjugal.
L’auteur
patrick.ischer@unine.ch
Doctorant à l’université de Neuchâtel (Suisse) et visiting scholar à la New School for Social Research (New York, États-Unis).
Thèmes de recherche : socialisations esthétiques mobilières et immobilières ; cohabitation conjugale ; jeunesse ; travail au noir.
A notamment publié
Heim J., Ischer P., Curty G., Hainard F., « Informal Work and the Penalization of Individual Responsibility : The Swiss Case », in Suter C. (dir.), Inequality Beyond Globalization. Economic Changes, Social Transformations, and the Dynamics of Inequality, Lit Verlag, coll. « World Society Studies », Zurich (Suisse), 2010, pp. 291-310.
Ischer P., « Le rôle des promoteurs immobiliers dans la reconversion d’usines en logements à La Chaux-de-Fonds », Géo-regards. Revue neuchâteloise de géographie, no 1, 2008, pp. 81-93.
Ischer P., La reconversion d’usines en logements à La Chaux-de-Fonds. Durabilité d’un processus et motivation des acteurs, Éditions universitaires européennes, Sarrebruck (Allemagne), 2010.
Bibliographie
Bibliographie
- Eleb M., « Le roman du couple et sa scène spatiale », in Collignon B., Staszak J.-F. (dir.), Espaces domestique. Construire, habiter, représenter, Bréal, Paris, 2004, pp. 310-324.
- Erlich V., « Travail d’appoint, travail régulier ou études à temps complet », Informations sociales, no 99, 2002, pp. 44-55.
- Faure-Rouesnel L., « Nos débuts ensemble. Installation résidentielle et entrée dans la conjugalité », in Collignon B., Staszak J.-F. (dir.), Espaces domestiques. Construire, habiter, représenter, Bréal, Paris, 2004, pp. 325-340.
- Galland O., « Adolescence, post-adolescence, jeunesse : retour sur quelques interprétations », Revue française de sociologie, no 4, vol. XLII, 2001 pp. 611-640.
- Kaufmann J.-C., La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Nathan, coll. « Essais et recherches. Sciences sociales », Paris, 1992.
- Kaufmann J.-C., « L’intégration conjugale », in Le Gall D., Martin C. (dir.), Familles et politiques sociales. Dix questions sur le lien familial contemporain, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 1996, pp. 103-123.
- Kaufmann J.-C., Agacements. Les petites guerres du couple, Armand Colin, coll. « Individu et société », Paris, 2007.
- Le Gall D., « La conception de l’habiter à l’épreuve de la recomposition familiale », Espaces et sociétés, « La famille dans tous ses espaces », nos 120-121, 2005, pp. 45-60.
- Lemieux D., « La formation du couple racontée en duo », Sociologie et sociétés, no 2, vol. XXXV, 2003, pp. 59-77.
- Mallon I., Vivre en maison de retraite. Le dernier chez-soi, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », Rennes, 2004.
- Maunaye E., « Passer de chez ses parents à chez soi : entre attachement et détachement », Lien social et politiques, no 43, 2000, pp. 59-66.
- Pastinelli M., « Seul et avec l’autre : colocataires au quotidien (Québec) », Ethnologie française, « Mesures, évaluation. Normes et règles », no 3, vol. XXXV, 2005, pp. 479-491.
- Singly F. de, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Pocket, coll. « Pocket. Best », Paris, 2000.
- Singly F. de, « Intimité conjugale et intimité personnelle. À la recherche d’un équilibre entre deux exigences dans les sociétés modernes avancées », Sociologie et sociétés, no 2, vol. XXXV, 2003, pp. 79-96.
Notes
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[1]
Soit, au moment de rédiger cet article, entre 830 et 1 240 euros.
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[2]
Entre 2 480 et 9 920 euros. La moyenne des revenus mensuels de mon échantillon est d’environ 4 200 CHF (3 470 euros), c’est-à-dire en deçà du salaire mensuel médian helvétique qui se situait en 2010 à 5 979 CHF (4 960 euros). (Source : Office fédéral de la statistique.)
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[3]
Nous pouvons d’ores et déjà signaler que les écarts de revenus importants ne peuvent être envisagés comme une variable explicative dans les phénomènes ici examinés.
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[4]
Selon François de Singly, la colocation constituerait « une quasi-expérimentation pour découvrir les bienfaits et les inconvénients de la vie dans un espace commun » (de Singly, 2000, p. 33).
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[5]
Tous les prénoms sont fictifs.
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[6]
La plupart de mes informateurs ont récupéré des éléments de mobilier chez leurs parents, ce qui vient confirmer les observations d’Emmanuelle Maunaye (2000).
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[7]
Monique Eleb parle à ce propos « d’angoisse du dévoilement » (Eleb, 2004).
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[8]
Ce groupe n’est pas, d’un point de vue sociodémographique, homogène. À titre purement informatif et sans oser une interprétation abusive, nous pouvons toutefois signaler qu’il est composé d’un tiers de femmes et de deux tiers d’hommes.
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[9]
Il n’y a évidemment pas qu’un seul type d’objet ou de meuble qui puisse poser problème. Voici quelques exemples énoncés lors des entretiens : un « canapé rose », des « luminaires en papier mâché », une « tirelire rose en forme de chat », une « bibliothèque », une « affiche », un « pouf en forme de grenouille », un « petit bureau art déco », un « coucou », etc.